MIME-Version: 1.0 Content-Type: multipart/related; boundary="----=_NextPart_01D08C2D.F59B5880" This document is a Single File Web Page, also known as a Web Archive file. If you are seeing this message, your browser or editor doesn't support Web Archive files. Please download a browser that supports Web Archive, such as Windows® Internet Explorer®. ------=_NextPart_01D08C2D.F59B5880 Content-Location: file:///C:/D16B4B13/SansDessusDessous.htm Content-Transfer-Encoding: quoted-printable Content-Type: text/html; charset="windows-1252"
Sans Dessus Dessous
Par
Jules Verne
Table Des Matières
I =
II =
III =
VI =
VII =
VIII =
XI =
XII =
XIII =
XVI =
XVII =
XVIII =
XXI =
Où la « North
Polar Practical Association » lanc=
e un
document à travers les deux mondes.
« Ainsi, monsieur Maston, vous prétendez que
jamais femme n’eût été capable de faire progresser les sciences mathématiqu=
es
ou expérimentales?
— À mon extrême regret, j’y suis obligé, mistr=
ess
Scorbitt, répondit J.-T. Maston. Qu’il y ait eu ou qu’il y ait quelques
remarquables mathématiciennes, et particulièrement en Russie, j’en conviens
très volontiers. Mais, étant donnée sa conformation cérébrale, il n’est pas=
de
femme qui puisse devenir une Archimède et encore moins une Newton.
— Oh! monsieur Maston, permettez-moi de protes=
ter
au nom de notre sexe…
— Sexe d’autant plus charmant, mistress Scorbi=
tt,
qu’il n’est point fait pour s’adonner aux études transcendantes.
— Ainsi, selon vous, monsieur Maston, en voyant
tomber une pomme, aucune femme n’eût pu découvrir les lois de la gravitation
universelle, ainsi que l’a fait l’illustre savant anglais à la fin du XVIIè=
me
siècle?
— En voyant tomber une pomme, mistress Scorbit=
t,
une femme n’aurait eu d’autre idée… que de la manger… à l’exemple de notre =
mère
Ève!
— Allons, je vois bien que vous nous déniez to=
ute
aptitude pour les hautes spéculations…
— Toute aptitude?… Non, mistress Scorbitt. Et,
cependant, je vous ferai observer que, depuis qu’il y a des habitants sur la
Terre et des femmes par conséquent, il ne s’est pas encore trouvé un cerveau
féminin auquel on doive quelque découverte analogue à celles d’Aristote,
d’Euclide, de Képler, de Laplace, dans le domaine scientifique.
— Est-ce donc une raison, et le passé engage-t=
-il
irrévocablement l’avenir?
— Hum! ce qui ne s’est point fait depuis des
milliers d’années ne se fera jamais… sans doute.
— Alors je vois qu’il faut en prendre notre pa=
rti,
monsieur Maston, et nous ne sommes vraiment bonnes…
— Qu’à être bonnes! » répondit J.-T. Maston.
Et cela, il le dit avec cette aimable galanter=
ie
dont peut disposer un savant bourré d’x. Mrs Evangélina Scorbitt était toute
portée à s’en contenter, d’ailleurs.
« Eh bien! monsieur Maston, reprit-elle, à cha=
cun
son lot en ce monde. Restez l’extraordinaire calculateur que vous êtes.
Donnez-vous tout entier aux problèmes de cette oeuvre immense à laquelle, v=
os
amis et vous, allez vouer votre existence. Moi, je serai la « bonne femme »=
que
je dois être, en lui apportant mon concours pécuniaire…
— Ce dont nous vous aurons une éternelle
reconnaissance, » répondit J.-T. Maston.
Mrs Evangélina Scorbitt rougit délicieusement,=
car
elle éprouvait sinon pour les savants en général du moins pour J.-T.
Maston, une sympathie vraiment singulière. Le coeur de la femme n’est-il pa=
s un
insondable abîme?
Oeuvre immense, en vérité, à laquelle cette ri=
che
veuve américaine avait résolu de consacrer d’importants capitaux.
Voici quelle était cette oeuvre, quel était le=
but
que ses promoteurs prétendaient atteindre.
Les terres arctiques proprement dites comprenn=
ent,
d’après Maltebrun, Reclus, Saint-Martin et les plus autorisés des géographe=
s :
1° Le Devon septentrional, c’est-à-dire les îl=
es
couvertes de glaces de la mer de Baffin et du détroit de Lancastre;
2° La Géorgie septentrionale, formée de la ter=
re
de Banks et de nombreuses îles, telles que les îles Sabine, Byam-Martin,
Griffith, Cornwallis et Bathurst;
3° L’archipel de Baffin-Parry, comprenant dive=
rses
parties du continent circumpolaire, appelées Cumberland, Southampton,
James-Sommerset, Boothia-Felix, Melville et autres à peu près inconnues.
En cet ensemble, périmétré par le
soixante-dix-huitième parallèle, les terres s’étendent sur quatorze cent mi=
lle
milles et les mers sur sept cent mille milles carrés.
Intérieurement à ce parallèle, d’intrépides
découvreurs modernes sont parvenus à s’avancer jusqu’aux abords du quatre
vingt-quatrième degré de latitude, relevant quelques côtes perdues derrière=
la
haute chaîne des banquises, donnant des noms aux caps, aux promontoires, aux
golfes, aux baies de ces vastes contrées, qui pourraient être appelées les
Highlands arctiques. Mais, au delà de ce vingt-quatrième parallèle, c’est le
mystère, c’est l’irréalisable desideratum des cartographes, et nul ne sait
encore si ce sont des terres ou des mers que cache, sur un espace de six
degrés, l’infranchissable amoncellement des glaces du Pôle boréal.
Or, en cette année 189–, le gouvernement de
États-Unis eut l’idée fort inattendue de proposer la mise en adjudication d=
es
régions circumpolaires non encore découvertes — régions dont une société
américaine, qui venait de se former en vue d’acquérir la calotte arctique,
sollicitait la concession.
Depuis quelques années, il est vrai, la confér=
ence
de Berlin avait formulé un code spécial, à l’usage des grandes Puissances, =
qui
désirent s’approprier le bien d’autrui sous prétexte de colonisation ou
d’ouverture de débouchés commerciaux. Toutefois, il ne semblait pas que ce =
code
fût applicable en cette circonstance, le domaine polaire n’étant point habi=
té.
Néanmoins, comme ce qui n’est à personne appartient également à tout le mon=
de,
la nouvelle Société ne prétendait pas « prendre » mais « acquérir », afin
d’éviter les réclamations futures.
Aux États-Unis, il n’est de projet si audacieu=
x
ou même à peu près irréalisable qui ne trouve des gens pour en dégager les
côtés pratiques et des capitaux pour les mettre en oeuvre. On l’avait bien =
vu,
quelques années auparavant, lorsque le Gun-Club de Baltimore s’était donné =
la
tâche d’envoyer un projectile jusqu’à la Lune, dans l’espoir d’obtenir une =
communication
directe avec notre satellite. Or n’étaient-ce pas ces entreprenants Yankees=
, qui
avaient fourni les plus grosses sommes nécessitées par cette intéressante t=
entative?
Et, si elle fut réalisée, n’est-ce pas grâce à deux des membres dudit club,=
qui
osèrent affronter les risques de cette surhumaine expérience?
Qu’un Lesseps propose quelque jour de creuser =
un
canal à grande section à travers l’Europe et l’Asie, depuis les rives de
l’Atlantique jusqu’aux mers de la Chine, qu’un puisatier de génie offre de
forer la terre pour atteindre les couches de silicates qui s’y trouvent à
l’état fluide, au-dessus de la fonte en fusion, afin de puiser au foyer mêm=
e du
feu central, qu’un entreprenant électricien veuille réunir les courants
disséminés à la surface du globe, pour en former une inépuisable source de
chaleur et de lumière, qu’un hardi ingénieur ait l’idée d’emmagasiner dan=
s de
vastes récepteurs l’excès des températures estivales pour le restituer pend=
ant
l’hiver aux zones éprouvées par le froid, qu’un hydraulicien hors ligne
essaie d’utiliser la force vive des marées pour produire à volonté de la
chaleur ou du travail que des sociétés anonymes ou en commandite se fonde=
nt
pour mener à bonne fin cent projets de cette sorte! ce sont les Américains
que l’on trouvera en tête des souscripteurs, et des rivières de dollars se
précipiteront dans les caisses sociales, comme les grands fleuves du
Nord-Amérique vont s’absorber au sein des océans.
Il est donc naturel d’admettre que l’opinion f=
ût
singulièrement surexcitée, lorsque se répandit cette nouvelle au moins
étrange que les contrées arctiques allaient être mises en adjudication au
profit du dernier et plus fort enchérisseur. D’ailleurs, aucune souscription
publique n’était ouverte en vue de cette acquisition, dont les capitaux éta=
ient
faits d’avance. On verrait plus tard, lorsqu’il s’agirait d’utiliser le
domaine, devenu la propriété des nouveaux acquéreurs.
Utiliser le territoire arctique!… En vérité ce=
la
n’avait pu germer que dans des cervelles de fous!
Rien de plus sérieux que ce projet, cependant.=
En effet, un document fut adressé aux journaux=
des
deux continents, aux feuilles européennes, africaines, océaniennes, asiatiq=
ues,
en même temps qu’aux feuilles américaines. Il concluait à une demande d’enq=
uête
de commodo et incommodo de la part des intéressés. Le New-York Herald avait=
eu
la primeur de ce document. Aussi, les innombrables abonnés de Gordon Bennett
purent-ils lire dans le numéro du 7 novembre la communication suivante
communication qui courut rapidement à travers le monde savant et industriel=
, où
elle fut appréciée de façons bien diverses.
« Avis aux habitants du globe terrestre,
« Les régions du Pôle nord, situées à l’intéri=
eur
du quatre-vingt-quatrième degré de latitude septentrionale, n’ont pas encor=
e pu
être mises en exploitation par l’excellente raison qu’elles n’ont pas été
découvertes.
« En effet, les points extrêmes, relevés par l=
es
navigateurs, de nationalités différentes, sont les suivants en latitude :
« 82°45’, atteint par l’Anglais Parry, en juil=
let
1847 sur le vingt-huitième méridien ouest, dans le nord du Spitzberg;
« 83°20’28”, atteint par Markham, de l’expédit=
ion
anglaise de sir John Georges Nares, en mai 1876, sur le cinquantième méridi=
en
ouest dans le nord de la terre de Grinnel;
« 83°35’, atteint par Lockwood et Brainard, de
l’expédition américaine du lieutenant Greely, en mai 1882, sur le
quarante-deuxième méridien ouest, dans le nord de la terre de Nares.
« On peut donc considérer la région qui s’éten=
d depuis
le quatre-vingt-quatrième parallèle jusqu’au Pôle, sur un espace de six deg=
rés,
comme un domaine indivis entre les divers États du globe, et essentiellemen=
t susceptible
de se transformer en propriété privée, après adjudication publique.
« Or, d’après les principes du droit, nul n’est tenu de demeurer dans l’indivision. Aussi les États-Unis d’Amérique, s’appu= yant sur ces principes, ont-ils résolu de provoquer l’aliénation de ce domaine.<= o:p>
« Une société s’est fondée à Baltimore, sous la
raison sociale North Polar Practic=
al
Association , représentant officiellement la confédération américaine. Cette
société se propose d’acquérir ladite région, suivant acte régulièrement dre=
ssé,
qui lui constituera un droit absolu de propriété sur les continents, îles, =
îlots,
rochers, mers, lacs, fleuves, rivières et cours d’eau généralement quelconq=
ues,
dont se compose actuellement l’immeuble arctique, soit que d’éternelles gla=
ces
le recouvrent, soit que ces glaces s’en dégagent pendant la saison d’été.
« Il est bien spécifié que ce droit de proprié=
té
ne pourra être frappé de caducité, même au cas où des modifications de
quelque nature qu’elles soient surviendraient dans l’état géographique et
météorologique du globe terrestre.
« Ceci étant porté à la connaissance des habit=
ants
des deux Mondes, toutes les Puissances seront admises à participer à
l’adjudication, qui sera faite au profit du plus offrant et dernier
enchérisseur.
« La date de l’adjudication est indiquée pour =
le 3
décembre de la présente année, en la salle des « Auctions », à Baltimore,
Maryland, États-Unis d’Amérique.
« S’adresser pour renseignements à William S.
Forster, agent provisoire de la No=
rth
Polar Practical Association , 93, High-street, Baltimore. »
Que cette communication pût être considérée co=
mme
insensée, soit! En tout cas, pour sa netteté et sa franchise, elle ne laiss=
ait
rien à désirer, on en conviendra. D’ailleurs, ce qui la rendait très sérieu=
se,
c’est que le gouvernement fédéral avait d’ores et déjà fait concession des
territoires arctiques, pour le cas où l’adjudication l’en rendrait
définitivement propriétaire.
En somme, les opinions furent partagées. Les u=
ns
ne voulurent voir là qu’un de ces prodigieux « humbugs » américains, qui
dépasseraient les limites du puffisme, si la badauderie humaine n’était
infinie. Les autres pensèrent que cette proposition méritait d’être accueil=
lie
sérieusement. Et ceux-ci insistaient précisément sur ce que la nouvelle Soc=
iété
ne faisait nullement appel à la bourse du public. C’était avec ses seuls ca=
pitaux
qu’elle prétendait se rendre acquéreur de ces régions boréales. Elle ne
cherchait donc point à drainer les dollars, les bank-notes, l’or et l’argent
des gogos pour emplir ses caisses. Non! Elle ne demandait qu’à payer sur ses
propres fonds l’immeuble circumpolaire.
Aux gens qui savent compter, il semblait que
ladite Société n’aurait eu qu’à exciper tout simplement du droit de premier
occupant, en allant prendre possession de cette contrée dont elle provoquai=
t la
mise en vente. Mais là était précisément la difficulté, puisque, jusqu’à ce
jour, l’accès du Pôle paraissait être interdit à l’homme. Aussi, pour le ca=
s où
les États-Unis deviendraient acquéreurs de ce domaine, les concessionnaires
voulaient-ils avoir un contrat en règle, afin que personne ne vînt plus tard
contester leur droit. Il eût été injuste de les en blâmer. Ils opéraient av=
ec
prudence, et, lorsqu’il s’agit de contracter des engagements dans une affai=
re
de ce genre, on ne peut prendre trop de précautions légales.
D’ailleurs, le document portait une clause, qui
réservait les aléas de l’avenir. Cette clause devait donner lieu à bien des
interprétations contradictoires, car son sens précis échappait, aux esprits=
les
plus subtils. C’était la dernière : elle stipulait que « le droit de propri=
été
ne pourrait être frappé de caducité, même au cas où des modifications de
quelque nature qu’elles fussent, surviendraient dans l’état géographique =
et
météorologique du globe terrestre. »
Que signifiait cette phrase? Quelle éventualité
voulait-elle prévoir? Comment la Terre pourrait-elle jamais subir une
modification dont la géographie ou la météorologie aurait à tenir compte
surtout en ce qui concernait les territoires mis en adjudication?
« Évidemment, disaient les esprits avisés, il =
doit
y avoir quelque chose là-dessous! »
Les interprétations eurent donc beau jeu, et c=
ela
était bien fait pour exercer la perspicacité des uns ou la curiosité des
autres.
Un journal, le Ledger , de Philadelphie, publia tout d’=
abord
cette note plaisante :
« Des calculs ont sans doute appris aux futurs
acquéreurs des contrées arctiques qu’une comète à noyau dur choquera
prochainement la Terre dans des conditions telles que son choc produira les
changements géographiques et météorologiques, dont se préoccupe ladite clau=
se.
»
La phrase était un peu longue, comme il convie=
nt à
une phrase qui se prétend scientifique, mais elle n’éclaircissait rien.
D’ailleurs, la probabilité d’un choc avec une comète de ce genre ne pouvait
être acceptée par des esprits sérieux. En tout cas, il était inadmissible q=
ue
les concessionnaires se fussent préoccupés d’une éventualité aussi
hypothétique.
« Est-ce que, par hasard, dit le Delta , de la Nouvelle-Orléans, la nouve=
lle Société
s’imagine que la précession des équinoxes pourra jamais produire des modifi=
cations
favorables à l’exploitation de son domaine?
— Et pourquoi pas, puisque ce mouvement modifi=
e le
parallélisme de l’axe de notre sphéroïde? fit observer le Hamburger-Correspondent .
— En effet, répondit la Revue Scientifique , de Paris. Adhémar
n’a-t-il pas avancé dans son livre sur =
span>Les
révolutions de la mer , que la précession des équinoxes, combinée avec le
mouvement séculaire du grand axe de l’orbite terrestre, serait de nature à
apporter une modification à longue période dans la température moyenne des
différents points de la Terre et dans les quantités de glaces accumulées à =
ses
deux Pôles?
— Cela n’est pas certain, répliqua la Revue d’Édimbourg . Et, lors même que ce=
la
serait, ne faut-il pas un laps de douze mille ans pour que Véga devienne no=
tre
étoile polaire par suite dudit phénomène, et que la situation des territoir=
es
arctiques soit changée au point de vue climatérique?
— Eh bien, riposta le Dagblad , de Copenhague, dans douze mill=
e ans,
il sera temps de verser les fonds. Mais, avant cette époque, risquer un « k=
rone
», jamais! »
Toutefois, s’il était possible que la Revue Scientifique eût raison avec Adhémar, il était bien
probable que la North Polar Practi=
cal
Association n’avait jamais compté =
sur
cette modification due à la précession des équinoxes.
En fait, personne n’arrivait à savoir ce que
signifiait cette clause du fameux document, ni quel changement cosmique elle
visait dans l’avenir.
Pour le savoir, peut-être eût-il suffi de
s’adresser au Conseil d’administration de la nouvelle Société, et plus
spécialement à son président. Mais le président, inconnu! Inconnus, égaleme=
nt,
le secrétaire et les membres dudit Conseil. On ignorait même de qui émanait=
le
document. Il avait été apporté aux bureaux du New-York Herald par un certain William S. Forster, de Ba=
ltimore,
honorable consignataire de morues pour le compte de la maison Ardrinell and=
Co,
de Terre-Neuve évidemment un homme de paille. Aussi muet sur ce sujet que=
les
produits consignés dans ses magasins, ni les plus curieux ni les plus adroi=
ts
reporters n’en purent jamais rien tirer. Bref, cette North Polar Practical Association était tellement anonyme qu’on ne pouvait
mettre en avant aucun nom. C’est bien là le dernier mot de l’anonymat.
Cependant, si les promoteurs de cette opération
industrielle persistaient à maintenir leur personnalité dans un absolu myst=
ère,
leur but était aussi nettement que clairement indiqué par le document porté=
à
la connaissance du public des deux Mondes.
En effet, il s’agissait bien d’acquérir en tou=
te
propriété la partie des régions arctiques, délimitée circulairement par le
quatre-vingt-quatrième degré de latitude, et dont le Pôle nord occupe le po=
int
central.
Rien de plus exact, d’ailleurs, que parmi les
découvreurs modernes, ceux qui s’étaient le plus rapprochés de ce point
inaccessible, Parry, Marckham, Lockwood et Brainard, fussent restés en deçà=
de
ce parallèle. Quant aux autres navigateurs des mers boréales, ils s’étaient
arrêtés à des latitudes sensiblement inférieures, tels : Payez, en 1874, par
82°15’, au nord de la terre François-Joseph et de la Nouvelle-Zemble; Leout=
, en
1870, par 72°47’, au-dessus de la Sibérie; De Long, dans l’expédition de la=
Jeannette , en 1879, par 78°45’, sur les
parages des îles qui portent son nom. Les autres, dépassant la Nouvelle-Sib=
érie
et le Groënland, à la hauteur du cap Bismarck, n’avaient pas franchi les
soixante-seizième, soixante-dix-septième et soixante-dix-neuvième degrés de
latitude. Donc, en laissant un écart de vingt-cinq minutes d’arc, entre le
point soit 83°35’ où Lockwood et Brainard avaient mis le pied, et le
quatre-vingt-quatrième parallèle, ainsi que l’indiquait le document, la
Voici quelle est l’étendue de cette portion du
globe, circonscrite par le quatre-vingt-quatrième parallèle :
De 84° à 90°, on compte six degrés, lesquels, à
soixante milles chaque, donnent un rayon de trois cent soixante milles et un
diamètre de sept cent vingt milles. La circonférence est donc de deux mille
deux cent soixante milles, et la surface de quatre cent sept mille milles
carrés en chiffres ronds. [Note 1: Soit 70 650 lieues carrées de 25 au degr=
é,
c’est-à-dire un peu plus de deux fois la surface de la France, qui est de 54
000 000 d’hectares.]
C’était à peu près la dixième partie de l’Euro=
pe
entière un morceau de belle dimension!
Le document, on l’a vu, posait aussi en princi=
pe
que ces régions, non encore reconnues géographiquement, n’appartenant à
personne, appartenaient à tout le monde. Que la plupart des Puissances ne
songeassent point à rien revendiquer de ce chef, c’était supposable. Mais il
était à prévoir que les États limitrophes du moins voudraient considérer
ces régions comme le prolongement de leurs possessions vers le nord et, par
conséquent, se prévaudraient d’un droit de propriété. Et, d’ailleurs, leurs
prétentions seraient d’autant mieux justifiées que les découvertes, opérées
dans l’ensemble des contrées arctiques, avaient été plus particulièrement d=
ues
à l’audace de leurs nationaux. Aussi le gouvernement fédéral, représenté pa=
r la
nouvelle Société, les mettait-il en demeure de faire valoir leurs droits, et
prétendait-il les indemniser avec le prix de l’acquisition. Quoi qu’il en f=
ût,
les partisans de la North Polar Pr=
actical
Association ne cessaient de le rép=
éter :
la propriété était indivise, et, personne n’étant forcé de demeurer dans
l’indivision, nul ne pourrait s’opposer à la licitation de ce vaste domaine=
.
Les États, dont les droits étaient absolument
indiscutables, en tant que limitrophes, étaient au nombre de six : l’Amériq=
ue,
l’Angleterre, le Danemark, la Suède-Norvège, la Hollande, la Russie. Mais
d’autres États pouvaient arguer des découvertes opérées par leurs marins et
leurs voyageurs.
Ainsi, la France aurait pu intervenir, puisque
quelques- uns de ses enfants avaient pris part aux expéditions qui eurent p=
our
objectif la conquête des territoires circumpolaires. Ne peut-on citer, entre
autres, ce courageux Bellot, mort en 1853, dans les parages de l’île de
Beechey, pendant la campagne du Phénix, envoyé à la recherche de John Frank=
lin?
Doit-on oublier le docteur Octave Pavy, mort en 1884, près du cap Sabine,
durant le séjour de la mission Greely au fort Conger? Et cette expédition q=
ui,
en 1838-39, avait entraîné jusqu’aux mers du Spitzberg, Charles Martins,
Marmier, Bravais et leurs audacieux compagnons, ne serait-il pas injuste de=
la
laisser dans l’oubli? Malgré cela, la France ne jugea point à propos de se
mêler à cette entreprise plus industrielle que scientifique, et elle abando=
nna
sa part du gâteau polaire, où les autres Puissances risquaient de se casser=
les
dents. Peut-être eût-elle raison et fit-elle bien.
De même, l’Allemagne. Elle avait à son actif, =
dès
1671, la campagne du Hambourgeois Frédéric Martens au Spitzberg, et, en
1869-70, les expéditions de la Ger=
mania et de la Hansa , commandées par Koldervey et Hege=
man,
qui s’élevèrent jusqu’au cap Bismarck, en longeant la côte du Groënland. Ma=
is, malgré
ce passé de brillantes découvertes, elle ne crut point devoir accroître d’un
morceau du Pôle l’empire germanique.
Il en fut ainsi pour l’Autriche-Hongrie, bien
qu’elle fût déjà propriétaire des terres de François-Joseph, situées dans le
nord du littoral sibérien.
Quant à l’Italie, n’ayant aucun droit à
intervenir, elle n’intervint pas quelque invraisemblable que cela puisse
paraître.
Il avait bien aussi les Samoyèdes de la Sibérie
asiatique, les Esquimaux, qui sont plus particulièrement répandus sur les
territoires de l’Amérique septentrionale, les indigènes du Groënland, du
Labrador, de l’archipel Baffin-Parry, des îles Aléoutiennes, groupées entre
l’Asie et l’Amérique, enfin ceux qui, sous l’appellation de Tchouktchis,
habitent l’ancienne Alaska russe, devenue américaine depuis l’année 1867. M=
ais
ces peuplades en somme les véritables naturels, les indiscutables autocht=
ones
des régions du nord ne devaient point avoir voix au chapitre. Et puis,
comment ces pauvres diables auraient-ils pu mettre une enchère, si minime
qu’elle fût, lors de la vente provoquée par la North Polar Practical Association ? Et c=
omment
ces pauvres gens auraient-ils payé? En coquillages, en dents de morses ou en
huile de phoque? Pourtant, il leur appartenait un peu, par droit de premier
occupant, ce domaine qui allait être mis en adjudication! Mais, des Esquima=
ux,
des Tchouktchis, des Samoyèdes!… On ne les consulta même pas.
Ainsi va le monde!
Dans lequel les délégués anglais, hollandais, =
suédois,
danois et russe se présentent au lecteur.
Le document méritait une réponse. En effet, si=
la
nouvelle association acquérait les régions boréales, ces régions deviendrai=
ent
propriété définitive de l’Amérique, ou pour mieux dire, des États-Unis, don=
t la
vivace confédération tend sans cesse à s’accroître. Déjà, depuis quelques
années, la cession des territoires du nord-ouest, faite par la Russie depui=
s la
Cordillère septentrionale jusqu’au détroit de Behring, venait de lui adjoin=
dre
un bon morceau du Nouveau-Monde. Il était donc admissible que les autres
Puissances ne verraient pas volontiers cette annexion des contrées arctique=
s à
la république fédérale.
Cependant, ainsi qu’il a été dit, les divers É=
tats
de l’Europe et de l’Asie non limitrophes de ces régions refusèrent de
prendre part à cette adjudication singulière, tant les résultats leur en
semblaient problématiques. Seules, les Puissances, dont le littoral se
rapproche du quatre-vingt- quatrième degré, résolurent de faire valoir leurs
droits par l’intervention de délégués officiels. On le verra, du reste : el=
les
ne prétendaient pas acheter au delà d’un prix relativement modique, car il
s’agissait d’un domaine dont il serait peut-être impossible de prendre poss=
ession.
Toutefois l’insatiable Angleterre crut devoir ouvrir à son agent un crédit =
de
quelque importance. Hâtons-nous de le dire : la cession des contrées
circumpolaires ne menaçait aucunement l’équilibre européen, et il ne devait=
en
résulter aucune complication internationale. M. de Bismarck le grand
chancelier vivait encore à cette époque ne fronça même pas son épais sour=
cil
de Jupiter allemand.
Restaient donc en présence l’Angleterre, le
Danemark, la Suède-Norvège, la Hollande, la Russie, qui allaient être admis=
es à
lancer leurs enchères par-devant le commissaire- priseur de Baltimore,
contradictoirement avec les États-Unis. Ce serait au plus offrant
qu’appartiendrait cette calotte glacée du Pôle, dont la valeur marchande ét=
ait
au moins très contestable.
Voici, au surplus, les raisons personnelles po=
ur
lesquelles les cinq États européens désiraient assez rationnellement que
l’adjudication fût faite à leur profit.
La Suède-Norvège, propriétaire du cap Nord, si=
tué
au delà du soixante-dixième parallèle, ne cacha point qu’elle se considérait
comme ayant des droits sur les vastes espaces qui s’étendent jusqu’au
Spitzberg, et, par delà, jusqu’au Pôle même. En effet, le norvégien Kheilha=
u,
le célèbre suédois Nordenskiöld, n’avaient-ils pas contribué aux progrès
géographiques dans ces parages? Incontestablement.
Le Danemark disait ceci : c’est qu’il était dé=
jà
maître de l’Islande et des îles Feroë, à peu près sur la ligne du Cercle
polaire, que les colonies, fondées le plus au nord des régions arctiques, l=
ui
appartenaient, tels l’île Diskö dans le détroit de Davis, les établissements
d’Holsteinborg, de Proven, de Godhavn, d’Upernavik dans la mer de Baffin et=
sur
la côte occidentale du Groënland. En outre, le fameux navigateur Behring,
d’origine danoise, bien qu’il fût alors au service de la Russie, n’avait-il
pas, dès l’année 1728, franchi le détroit auquel son nom est resté, avant
d’aller, treize ans plus tard, mourir misérablement, avec trente hommes de =
son
équipage, sur le littoral d’une île qui porte aussi son nom? Antérieurement=
, en
l’an 1619, est-ce que le navigateur Jean Munk n’avait pas exploré la côte
orientale du Groënland, et relevé plusieurs points totalement inconnus avant
lui? Le Danemark avait donc des droits sérieux à se rendre acquéreur.
Pour la Hollande, c’étaient ses marins, Barent=
z et
Heemskerk, qui avaient visité le Spitzberg et la Nouvelle- Zemble, dès la f=
in
du XVIème siècle. C’était l’un de ses enfants, Jean Mayen, dont l’audacieuse
campagne vers le nord, en 1611, avait valu à son pays la possession de l’îl=
e de
ce nom, située au delà du soixante et onzième degré de latitude. Donc, son
passé l’engageait.
Quant aux Russes, avec Alexis Tschirikof, ayant
Behring sous ses ordres, avec Paulutski, dont l’expédition, en 1751, s’avan=
ça
au delà des limites de la mer Glaciale, avec le capitaine Martin Spanberg e=
t le
lieutenant William Walton, qui s’aventurèrent sur ces parages inconnus en 1=
739,
ils avaient pris une part notable aux recherches faites à travers le détroit
qui sépare l’Asie de l’Amérique. De plus, par la disposition des territoires
sibériens, étendus sur cent vingt degrés jusqu’aux limites extrêmes du
Kamtchatka, le long de ce vaste littoral asiatique, où vivent Samoyèdes,
Yakoutes, Tchouktchis et autres peuplades soumises à leur autorité, ne
dominent-ils pas une moitié de l’océan Boréal? Puis, sur le soixante-quinzi=
ème
parallèle, à moins de neuf cents milles du pôle, ne possèdent-ils pas les î=
les
et les îlots de la Nouvelle- Sibérie, cet archipel des Liatkow, découvert au
commencement du XVIIIème siècle? Enfin, dès 1764, avant les Anglais, avant =
les
Américains, avant les Suédois, le navigateur Tschitschagoff n’avait-il pas
cherché un passage du nord, afin d’abréger les itinéraires entre les deux
continents?
Cependant, tout compte fait, il semblait que l=
es
Américains fussent plus particulièrement intéressés à devenir propriétaires=
de
ce point inaccessible du globe terrestre. Eux aussi, ils avaient souvent te=
nté
de l’atteindre, tout en se dévouant à la recherche de sir John Franklin, av=
ec
Grinnel, avec Kane, avec Hayes, avec Greely, avec De Long et autres hardis
navigateurs. Eux aussi pouvaient exciper de la situation géographique de le=
ur
pays, qui se développe au delà du Cercle polaire, depuis le détroit de Behr=
ing
jusqu’à la baie d’Hudson. Toutes ces terres, toutes ces îles, Wollaston,
Prince-Albert, Victoria, Roi-Guillaume, Melville, Cockburne, Banks, Baffin,
sans compter les mille îlots de cet archipel, n’étaient-elles pas comme la
rallonge qui les reliait au quatre- vingt-dixième degré? Et puis, si le Pôle
nord se rattache par une ligne presque ininterrompue de territoires à l’un =
des
grands continents du globe, n’est-ce pas plutôt à l’Amérique qu’aux
prolongements de l`Asie ou de l’Europe? Donc rien de plus naturel que la
proposition de l’acquérir eût été faite par le gouvernement fédéral au prof=
it
d’une Société américaine, et, si une Puissance avait les droits les moins
discutables à posséder le domaine polaire, c’étaient bien les États-Unis
d’Amérique.
Il faut le reconnaître toutefois, le Royaume-U=
ni,
qui possédait le Canada et la Colombie anglaise, dont les nombreux marins
s’étaient distingués dans les campagnes arctiques, donnait également de sol=
ides
raisons pour vouloir annexer cette partie du globe à son vaste empire colon=
ial.
Aussi, ses journaux discutèrent-ils longuement et passionnément.
« Oui! sans doute, répondit le grand géographe
anglais Kliptringan, dans un article du <=
/span>Times
, qui fit sensation, oui! les Suédois, les Danois, les Hollandais, les Russ=
es
et les Américains peuvent se prévaloir de leurs droits. Mais l’Angleterre ne
saurait, sans déchoir, laisser ce domaine lui échapper. La partie nord du
nouveau continent ne lui appartient-elle pas déjà? Ces terres, ces îles, qu=
i la
composent, n’ont-elles pas été conquises par ses propres découvreurs, depuis
Willoughi, qui visita le Spitzberg et la Nouvelle-Zemble en 1739 jusqu’à Mac
Clure, dont le navire a franchi en 1853 le passage du nord-ouest?
« Et puis, déclara le Standard par la plume de l’amiral Fizé, est-ce qu=
e Frobisher,
Davis, Hall, Weymouth, Hudson, Baffin, Cook, Ross, Parry, Bechey, Belcher,
Franklin, Mulgrave, Scoresby, Mac Clintock, Kennedy, Nares, Collinson, Arch=
er,
n’étaient pas d’origine anglo-saxonne, et quel pays pourrait exercer une pl=
us
juste revendication sur la portion des régions arctiques que ces navigateurs
n’avaient encore pu atteindre?
« Soit! riposta le Courrier de San-Diego (Californie), plaçons l’affaire sur son
véritable terrain, et, puisqu’il y a une question d’amour-propre entre les =
États-Unis
et l’Angleterre, nous dirons : Si l’Anglais Markham, de l’expédition Nares,
s’est élevé jusqu’à 83°20’ de latitude septentrionale, les Américains Lockw=
ood
et Brainard, de l’expédition Greely, le dépassant de quinze minutes de degr=
é,
ont fait scintiller les trente-huit étoiles du pavillon des États-Unis par
83°35’. À eux l’honneur de s’être le plus rapprochés du Pôle nord! ».
Voilà quelles furent les attaques et quelles
furent les ripostes.
Enfin, inaugurant la série des navigateurs qui
s’aventurèrent au milieu des régions arctiques, il convient de citer encore=
le
Vénitien Cabot 1498 et le Portugais Corteréal 1500 qui découvrirent=
le
Groënland et le Labrador. Mais ni l’Italie ni le Portugal, n’avaient eu la
pensée de prendre part à l’adjudication projetée, s’inquiétant peu de l’État
qui en aurait le bénéfice.
On pouvait le prévoir, la lutte ne serait très
vivement soutenue à coups de dollars ou de livres sterling que par l’Anglet=
erre
et l’Amérique.
Cependant, à la proposition formulée par la North Polar Practical Association , les =
pays
limitrophes des contrées boréales s’étaient consultés par l’entremise de
congrès commerciaux et scientifiques. Après débats, ils avaient résolu
d’intervenir aux enchères, dont l’ouverture était fixée à la date du 3 déce=
mbre
à Baltimore, en affectant à leurs délégués respectifs un crédit qui ne pour=
rait
être dépassé. Quant à la somme produite par la vente, elle serait partagée
entre les cinq États non adjudicataires, qui la toucheraient comme indemnit=
é,
en renonçant à tous droits dans l’avenir.
Si cela n’alla pas sans quelques discussions,
l’affaire finit par s’arranger. Les États intéressés acceptèrent, d’ailleur=
s,
que l’adjudication fût faite à Baltimore, ainsi que l’avait indiqué le
gouvernement fédéral, Les délégués, munis de leurs lettres de crédit,
quittèrent Londres, La Haye, Stockholm, Copenhague, Pétersbourg, et arrivèr=
ent
aux États- Unis, trois semaines avant le jour fixé pour la mise en vente.
À cette époque, l’Amérique n’était encore
représentée que par l’homme de la =
North
Polar Practical Association , ce William S. Forster, dont le nom figurait s=
eul
au document du 7 novembre, paru dans le <=
/span>New-York
Herald .
Quant aux délégués des États européens, voici =
ceux
qui avaient été choisis et qu’il convient d’indiquer spécialement par quelq=
ue
trait.
Pour la Hollande : Jacques Jansen, ancien
conseiller des Indes néerlandaises, cinquante-trois ans, gros, court, tout =
en
buste, petits bras, petites jambes arquées, tête à lunettes d’aluminium, fa=
ce
ronde et colorée, chevelure en nimbe, favoris grisonnants un brave homme,
quelque peu incrédule au sujet d’une entreprise dont les conséquences prati=
ques
lui échappaient.
Pour le Danemark : Eric Baldenak,
ex-sous-gouverneur des possessions groënlandaises, taille moyenne, un peu
inégal d’épaules, gaster bedonnant, tête énorme et roulante, myope à user le
bout de son nez sur ses cahiers et ses livres, n’entendant guère raison en =
ce
qui concernait les droits de son pays qu’il considérait comme le légitime
propriétaire des régions du nord.
Pour la Suède-Norvège : Jan Harald, professeur=
de
cosmographie à Christiania, qui avait été l’un des plus chauds partisans de
l’expédition Nordenskiöld, un vrai type des hommes du Nord, figure rougeaud=
e,
barbe et chevelure d’un blond qui rappelait celui des blés trop mûrs, ten=
ant
pour certain que la calotte polaire, n’étant occupée que par la mer
Paléocrystique, n’avait aucune valeur. Donc, assez désintéressé dans la
question, et ne venant là qu’au nom des principes.
Pour la Russie : le colonel Boris Karkof, moit=
ié
militaire, moitié diplomate, grand, raide, chevelu, barbu, moustachu, tout
d’une pièce, semblant gêné sous son vêtement civil, et cherchant inconsciem=
ment
la poignée de l’épée qu’il portait autrefois, très intrigué surtout de sa=
voir
ce que cachait la proposition de la North
Polar Practical Association , et si ce ne serait point dans l’avenir une ca=
use
de difficultés internationales.
Pour l’Angleterre enfin : le major Donellan et=
son
secrétaire Dean Toodrink. Ces derniers représentaient à eux deux tous les
appétits, toutes les aspirations du Royaume- Uni, ses instincts commerciaux=
et
industriels, ses aptitudes à considérer comme siens, d’après une loi de nat=
ure,
les territoires septentrionaux, méridionaux ou équatoriaux qui n’appartenai=
ent
à personne.
Un Anglais, s’il en fut jamais, ce major Donel=
lan,
grand, maigre, osseux, nerveux, anguleux, avec un cou de bécassine, une têt=
e à
la Palmerston sur des épaules fuyantes, des jambes d’échassier, très vert s=
ous
ses soixante ans, infatigable et il l’avait bien montré, lorsqu’il
travaillait à la délimitation des frontières de l’Inde sur la limite de la
Birmanie, Il ne riait jamais et peut-être même n’avait-il jamais ri. À quoi
bon?… Est-ce qu’on a jamais vu rire une locomotive, une machine élévatoire =
ou
un steamer?
En cela, le major différait essentiellement de=
son
secrétaire Dean Toodrink un garçon loquace, plaisant, la tête forte, des
cheveux jouant sur le front, de petits yeux plissés. Il était écossais de
naissance, très connu dans la « Vieille Enfumée » pour ses propos joyeux et=
son
goût pour les calembredaines. Mais, si enjoué qu’il fût, il ne se montrait =
pas
moins personnel, exclusif, intransigeant, que le major Donellan, lorsqu’il
s’agissait des revendications les moins justifiables de la Grande-Bretagne.=
Ces deux délégués allaient évidemment être les
plus acharnés adversaires de la Société américaine. Le Pôle nord était à eu=
x :
il leur appartenait dès les temps préhistoriques, comme si c’était aux Angl=
ais
que le Créateur avait donné mission d’assurer la rotation de la Terre sur s=
on
axe, et ils sauraient bien l’empêcher de passer entre des mains étrangères.=
Il convient de faire observer que, si la France
n’avait pas jugé à propos d’envoyer de délégué ni officiel ni officieux, un
ingénieur français était venu « pour l’amour de l’art » suivre de très près
cette curieuse affaire. On le verra apparaître à son heure.
Les représentants des puissances septentrional= es de l’Europe étaient donc arrivés à Baltimore, et par des paquebots différen= ts, comme des gens qui ne tiennent à ne point s’influencer. C’étaient des rivau= x. Chacun d’eux avait en poche le crédit nécessaire pour combattre. Mais c’est bien le cas de dire qu’ils n’allaient point combattre à armes égales. Celui= -ci pouvait disposer d’une somme qui n’atteignait pas le million, celui-là d’une somme qui le dépassait. Et, en vérité, pour acquérir un morceau de notre sphéroïde, où il semblait impossible de mettre le pied, cela devait paraître encore trop cher! En réalité, le mieux partagé sous ce rapport, c’était le délégué anglais, auquel le Royaume-Uni avait ouvert un crédit assez considérable. Grâce à ce crédit, le major Donellan n’aurait pas grand’peine= à vaincre ses adversaires suédois, danois, hollandais et russe. Quant à l’Amé= rique, c’était autre chose : il serait moins facile de la battre sur le terrain des dollars. En effet, il était au moins probable que la mystérieuse Société de= vait avoir des fonds considérables à sa disposition. La lutte à coups de million= s se localiserait vraisemblablement entre les États-Unis et la Grande-Bretagne.<= o:p>
Avec le débarquement des délégués européens,
l’opinion publique commença à se passionner davantage. Les racontars les pl=
us
singuliers coururent à travers les journaux. D’étranges hypothèses s’établi=
rent
sur cette acquisition du Pôle nord. Qu’en voulait-on faire? Et qu’en pouvai=
t-on
faire? Rien à moins que ce ne fût pour entretenir les glacières du Nouvea=
u et
de l’Ancien-Monde! Il y eut même un journal de Paris, le Figaro, qui soutint
plaisamment cette opinion. Mais encore aurait-il fallu pouvoir franchir le
quatre-vingt- quatrième parallèle.
Cependant, les délégués, s’ils s’étaient évités
pendant leur voyage transatlantique, commencèrent à se rapprocher, lorsqu’i=
ls
furent arrivés à Baltimore.
Voici pour quelles raisons :
Dès le début, chacun d’eux avait essayé de se
mettre en rapport avec la North Po=
lar
Practical Association , séparément, à l’insu les uns aux autres. Ce qu’ils
cherchaient à savoir pour en profiter, le cas échéant, c’étaient les motifs
cachés au fond de cette affaire, et quel profit la Société espérait en tire=
r.
Or, jusqu’à ce moment, rien n’indiquait qu’elle eût installé un office à Ba=
ltimore.
Pas de bureaux, pas d’employés. Pour renseignement, s’adresser à William S.=
Forster,
de High-street. Et il ne semblait pas que l’honnête consignataire de morues=
en
sût plus long à cet égard que le dernier portefaix de la ville.
Les délégués ne purent dès lors rien apprendre.
Ils en furent réduits aux conjectures plus ou moins absurdes que propageaie=
nt
les divagations publiques. Le secret de la Société devait-il donc rester
impénétrable, tant qu’elle ne l’aurait pas fait connaître? On se le demanda=
it.
Sans doute, elle ne se départirait de son silence qu’après acquisition fait=
e.
Il suit de là que les délégués finirent par se
rencontrer, se rendre visite, se tâter, et finalement entrer en communicati=
on
peut-être avec l’arrière-pensée de former une ligue contre l’ennemi commun,
autrement dit la Compagnie américaine.
Et, un jour, dans la soirée du 22 novembre, il=
s se
trouvèrent en train de conférer à l’hôtel Wolesley , dans l’appartement occupé par=
le
major Donellan et son secrétaire Dean Toodrink. En fait, cette tendance à u=
ne
commune entente était principalement due aux habiles agissements du colonel
Boris Karkof, le fin diplomate que l’on sait.
Tout d’abord, la conversation s’engagea sur les
conséquences commerciales ou industrielles que la Société prétendait tirer =
de
l’acquisition du domaine arctique. Le professeur Jan Harald demanda si l’un=
ou
l’antre de ses collègues avait pu se procurer quelque renseignement à cet
égard. Et, tous, peu à peu, convinrent qu’ils avaient tenté des démarches p=
rès
de William S. Forster, auquel, d’après le document, les communications deva=
ient
être adressées.
« Mais, j’ai échoué, dit Éric Baldenak.
— Et je n’ai point réussi, ajouta Jacques Jans=
en.
— Quant à moi, répondit Dean Toodrink, lorsque=
je
me suis présenté au nom du major Donellan dans les magasins de High-street,
j’ai trouvé un gros homme en habit noir, coiffé d’un chapeau de haute forme,
drapé d’un tablier blanc qui lui montait des bottes au menton. Et, lorsque =
je
lui ai demandé des renseignements sur l’affaire, il m’a répondu que le South-Star venait d’arriver de Terre-Neuve à pleine
cargaison, et qu’il était en mesure de me livrer un fort stock de morues
fraîches pour le compte de la maison Ardrinell and Co.
— Eh! eh! riposta l’ancien conseiller des Indes néerlandaises, toujours un peu sceptique, mieux vaudrait acheter une cargai= son de morues que de jeter son argent dans les profondeurs de l’océan Glacial!<= o:p>
— Là n’est point la question, dit alors le maj=
or
Donellan, d’une voix brève et hautaine. Il ne s’agit pas d’un stock de moru=
es,
mais de la calotte polaire…
— Que l’Amérique voudrait bien se mettre sur la
tête! ajouta Dean Toodrink, en riant de sa répartie.
— Ça l’enrhumerait, dit finement le colonel
Karkof.
— Là n’est pas la question, reprit le major
Donellan, et je ne sais ce que cette éventualité. de coryzas vient faire au
milieu de notre conférence. Ce qui est certain, c’est que pour une raison ou
pour une autre, l’Amérique, représentée par la North Polar Practical Association ,
remarquez le mot « practical », messieurs, veut acheter une surface de qu=
atre
cent sept mille milles carrés autour du Pôle arctique, surface circonscrite
actuellement, — remarquez le mot « actuellement », messieurs, par le
quatre-vingt-quatrième degré de latitude boréale…
— Nous le savons, major Donellan, repartit Jan
Harald, et de reste! Mais ce que nous ne savons pas, c’est comment ladite
Société entend exploiter ces territoires, si ce sont des territoires, ou ces
mers, si ce sont des mers, au point de vue industriel…
— La n’est pas la question, répondit une trois=
ième
fois le major Donellan. Un État veut, en payant, s’approprier une portion du
globe, qui, par sa situation géographique, semble plus spécialement apparte=
nir
à l’Angleterre…
— À la Russie, dit le colonel Karkof.
— À la Hollande, dit Jacques Jansen.
— À la Suède-Norvège, dit Jan Harald.
— Au Danemark », dit Éric Baldenak.
Les cinq délégués s’étaient redressés sur leurs
ergots, et l’entretien risquait de tourner aux propos malsonnants, lorsque =
Dean
Toodrink essaya d’intervenir une première fois:
« Messieurs, dit-il d’un ton conciliant, là n’=
est
point la question, suivant l’expression dont mon chef, le major Donellan, f=
ait
le plus volontiers usage. Puisqu’il est décidé en principe que les régions
circumpolaires seront mises en vente, elles appartiendront nécessairement à
celui des États représentés par vous, qui mettra à cette acquisition l’ench=
ère
la plus élevée. Donc, puisque la Suède-Norvège, la Russie, le Danemark, la
Hollande et l’Angleterre ont ouvert des crédits à leurs délégués, ne
vaudrait-il pas mieux que ceux-ci formassent un syndicat, ce qui leur
permettrait de disposer d’une somme telle que la Société américaine ne pour=
rait
lutter contre eux? »
Les délégués s’entre-regardèrent. Ce Dean Tood=
rink
avait peut-être trouvé le joint. Un syndicat… De notre temps, ce mot répond=
à
tout. On se syndique, comme on respire, comme on boit, comme on mange, comm=
e on
dort. Rien de plus moderne en politique aussi bien qu’en affaires.
Toutefois, une objection ou plutôt une explica=
tion
fut nécessaire, et Jacques Jansen interpréta les sentiments de ses collègue=
s,
lorsqu’il dit :
« Et après?… »
Oui!… Après l’acquisition faite par le syndica=
t?
« Mais il me semble que l’Angleterre!… dit le
major d’un ton raide..
— Et la Russie!… dit le colonel, dont les sour=
cils
se froncèrent terriblement.
— Et la Hollande!… dit le conseiller.
— Lorsque Dieu a donné le Danemark aux Danois…=
fit
observer Éric Baldenak.
— Pardon, s’écria Dean Toodrink, il n’y a qu’un
pays qui ait été donné par Dieu! C’est l’Écosse aux Écossais!
— Et pourquoi?… fit le délégué suédois.
— Le poète n’a-t-il pas dit :
« Deus nobis Ecotia fecit »
riposta ce farceur en traduisant à sa façon l’=
hoec
otia du sixième vers de la première églogue de Virgile.
Tous se mirent à rire excepté le major Donel=
lan
et cela enraya une seconde fois la discussion, qui menaçait de finir assez
mal.
Et alors Dean Toodrink put ajouter :
« Ne nous querellons pas, messieurs!… À quoi b=
on?…
Formons plutôt nôtre syndicat…
— Et après?… reprit Jan Harald.
— Après? répondit Dean Toodrink. Rien de plus
simple, messieurs. Lorsque vous l’aurez achetée, ou la propriété du domaine
polaire restera indivise entre vous, ou, moyennant une juste indemnité, vou=
s la
transporterez à l’un des États coacquéreurs. Mais le but principal aura été=
préalablement
atteint, qui est d’éliminer définitivement les représentants de l’Amérique!=
»
Elle avait du bon, cette proposition du moins
pour l’heure présente car, dans un avenir rapproché, les délégués ne
manqueraient pas de se prendre aux cheveux, et on sait s’ils étaient chevel=
us!
lorsqu’il s’agirait de choisir l’acquéreur définitif de cet immeuble aussi
disputé qu’inutile. De toute façon, ainsi que l’avait si intelligemment mar=
qué
Dean Toodrink, les États-Unis seraient absolument hors concours.
« Voilà qui me paraît sensé, dit Éric Baldenak=
.
— Habile, dit le colonel Karkof.
— Adroit, dit Jan Harald.
— Malin, dit Jacques Jansen.
— Bien anglais! » dit le major Donellan.
Chacun avait lancé son mot, avec l’espoir de j=
ouer
plus tard ses estimables collègues.
« Ainsi, messieurs, reprit Boris Karkof, il est
parfaitement entendu que, si nous nous syndiquons, les droits de chaque État
seront entièrement réservés pour l’avenir?… »
C’était entendu.
Il ne restait plus qu’à savoir quels crédits c=
es
divers États avaient mis à la disposition de leurs délégués. On totaliserait
ces crédits, et il n’était pas douteux que ce total présenterait une somme =
si
importante que les ressources de la North
Polar Practical Association ne lui
permettraient pas de la dépasser.
La question fut donc posée par Dean Toodrink.<= o:p>
Mais alors, autre chose. Silence complet. Pers=
onne
ne voulait répondre. Montrer son porte-monnaie? Vider ses poches dans la ca=
isse
du syndicat? Faire connaître par avance jusqu’où chacun comptait pousser les
enchères?… Nul empressement à cela! Et si quelque désaccord survenait plus =
tard
entre les nouveaux syndiqués?… Et si les circonstances les obligeaient à
prendre part à la lutte chacun pour soi?… Et si le diplomate Karkof se bles=
sait
des finasseries de Jacques Jansen, qui s’offenserait des menées sourdes d’É=
ric
Baldenak, qui s’irriterait des roublardises de Jan Harald, qui se refuserai=
t à
supporter les prétentions hautaines du major Donellan, qui, lui, ne se gêne=
rait
guère pour intriguer contre chacun de ses collègues? Enfin, déclarer ses
crédits, c’était montrer son jeu, quand il était nécessaire de poitriner.
Véritablement, il n’y avait que deux manières =
de
répondre à la juste mais indiscrète demande de Dean Toodrink. Ou exagérer l=
es
crédits ce qui eût été très embarrassant, lorsqu’il se serait agi d’en op=
érer
le versement, ou les diminuer d’une façon tellement dérisoire, que cela
dégénérât en plaisanterie et qu’il ne fût point donné suite à la propositio=
n.
Cette idée vint d’abord à l’ex-conseiller des
Indes néerlandaises, qui, il faut en convenir, n’était pas sérieux, et tous=
ses
collègues lui emboîtèrent le pas.
« Messieurs, dit la Hollande par sa voix, je le
regrette, mais, pour l’acquisition du domaine arctique, je ne puis disposer=
que
de cinquante rixdalers.
— Et moi, que de trente-cinq roubles, dit la
Russie.
— Et moi, que de vingt kronors, dit la
Suède-Norvège.
— Et moi, que de quinze krones, dit le Danemar=
k.
— Eh bien, répondit le major Donellan, d’un ton
dans lequel on sentait toute cette dédaigneuse attitude si naturelle à la
Grande-Bretagne, ce sera donc à votre profit que l’acquisition sera faite,
messieurs, car l’Angleterre ne peut y mettre plus d’un shilling six pence! »
[Note 2: Le rixdaler =3D 5 fr. 21; le rouble =3D 3 fr. 92; le kronor =3D 1 =
fr. 32; le
krone =3D 1 fr. 32; le shilling =3D 1 fr. 15.]
Et, sur cette déclaration ironique, finit la
conférence des délégués de la vieille Europe.
Dans lequel se fait l’adjudication des régions=
du
pôle arctique.
Pourquoi cette vente allait-elle s’effectuer, =
le 3
décembre, dans la salle ordinaire des Auctions, où, d’habitude, on ne venda=
it
que des objets mobiliers, meubles, ustensiles, outils, instruments, etc., ou
des objets d’art, tableaux, statues, médailles, antiquités? Pourquoi, puisq=
u’il
s’agissait d’une licitation immobilière, n’était-elle pas faite soit par-de=
vant
notaire, soit à la barre du tribunal, institué pour ce genre d’opération?
Enfin, pourquoi l’intervention d’un commissaire-priseur, lorsqu’on poursuiv=
ait
la mise en vente d’une partie du globe terrestre? Est-ce que ce morceau de
sphéroïde pouvait être assimilé à quelque meuble meublant, et n’était-ce pas
tout ce qu’il y avait de plus immeuble au monde?
En effet, cela paraissait illogique. Pourtant,=
il
en serait ainsi. L’ensemble des régions arctiques devait être vendu dans ces
conditions, et le contrat n’en serait pas moins valable. Et, au fait, cela
n’indiquait-il pas que, dans la pensée de la North Polar Practical Association , l’im=
meuble
en question tenait également du meuble, comme s’il eût été possible de le
déplacer. Aussi, cette singularité ne laissait-elle pas d’intriguer certains
esprits éminemment perspicaces très rares, même aux États-Unis.
D’ailleurs, il existait un précédent. Déjà une
portion de notre planète avait été adjugée dans une salle des Auctions, par
l’entremise d’un commissaire-priseur aux enchères publiques. En Amérique
précisément.
En effet, quelques années avant, à San Francis=
co
de Californie, une île de l’Océan Pacifique, l’île Spencer, [Note 3: Voir
L’École des Robinsons du même auteur.] fut vendue au riche William W. Kolde=
rup,
battant de cinq cent mille dollars son concurrent J. R. Taskinar, de Stockt=
on.
Cette île Spencer avait été payée quatre millions de dollars. Il est vrai,
c’était une île habitable, située à quelques degrés seulement de la côte
californienne, avec forêts, cours d’eau, sol productif et solide, champs et
prairies susceptibles d’être mis en culture, et non une région vague, peut-=
être
une mer couverte de glaces éternelles, défendue par d’infranchissables
banquises, et que très probablement personne ne pourrait jamais occuper. Il
était donc à supposer que l’incertain domaine du Pôle, mis en adjudication,
n’atteindrait jamais un prix aussi considérable.
Néanmoins, ce jour-là, l’étrangeté de l’affaire
avait attiré, sinon beaucoup d’amateurs sérieux, du moins un grand nombre de
curieux, avides d’en connaître le dénouement. La lutte, en somme, ne pouvait
être que très intéressante.
Au surplus, depuis leur arrivée à Baltimore, l=
es
délégués européens avaient été très entourés, très recherchés et, bien
entendu, très interviewés. Comme cela se passait en Amérique, rien d’étonna=
nt
que l’opinion publique fût surexcitée au plus haut point. De là, des paris
insensés forme la plus ordinaire sous laquelle se produit cette surexcita=
tion
aux États-Unis, dont l’Europe commence à suivre volontiers le contagieux
exemple. Si les citoyens de la Confédération américaine, aussi bien ceux de=
la
Nouvelle- Angleterre que ceux des États du centre, de l’ouest et du sud, se
divisaient en groupes d’opinions différentes, tous, évidemment, faisaient d=
es
voeux pour leur pays. Ils espéraient bien que le Pôle nord s’abriterait sous
les plis du pavillon aux trente-huit étoiles. Et, cependant, ils n’étaient =
pas
sans éprouver quelque inquiétude. Ce n’était ni la Russie, ni la Suède-Norv=
ège,
ni le Danemark, ni la Hollande, dont ils redoutaient les chances peu sérieu=
ses.
Mais le Royaume-Uni était là avec ses ambitions territoriales, sa tendance à
tout absorber, sa ténacité trop connue, ses bank-notes trop envahissantes.
Aussi de fortes sommes furent-elles engagées. On pariait sur America et sur =
Great-Britain
comme on l’eût fait sur des chevau=
x de
course, et à peu près à égalité. Quant à Danemark, Sweden, Holland et Russia,
La vente était annoncée pour midi. Dès le mati=
n,
l’encombrement des curieux interceptait la circulation dans Bolton-street.
L’opinion avait été extrêmement soulevée depuis la veille. Par le fil
transatlantique, les journaux venaient d’être informés que la plupart des
paris, proposés par les Américains, étaient tenus par les Anglais, et Dean
Toodrink avait fait immédiatement afficher cette cote dans la salle des
Auctions. Le gouvernement de la Grande-Bretagne, disait-on, avait mis des f=
onds
considérables à la disposition du major Donellan… À l’Admiralty-Office, fai=
sait
observer le New-York Herald , les =
lords
de l’Amirauté poussaient à l’acquisition des terres arctiques, désignées par
avance pour figurer dans la nomenclature des colonies anglaises, etc.
Qu’y avait-il de vrai dans ces nouvelles, de
probable dans ces racontars? on ne savait. Mais, ce jour-là, à Baltimore, l=
es
gens réfléchis pensaient que, si la North
Polar Practical Association était
abandonnée à ses seules ressources, la lutte pourrait bien se terminer au
profit de l’Angleterre. De là, une pression que les plus ardents Yankees
cherchaient à opérer sur le gouvernement de Washington. Au milieu de cette
effervescence, la Société nouvelle, incarnée dans la modeste personne de son
agent, William S. Forster, ne paraissait pas s’inquiéter de cet emballement
général, comme si elle eût été sans conteste assurée du succès.
À mesure que l’heure approchait, la foule se
massait le long de Bolton-street. Trois heures avant l’ouverture des portes=
, il
n’était plus possible d’arriver à la salle de vente. Déjà tout l’espace rés=
ervé
au public était rempli à faire éclater les murs. Seulement, un certain nomb=
re
de places, entourées d’une barrière, avaient été gardées pour les délégués
européens. C’était bien le moins qu’ils eussent la possibilité de suivre les
phases de l’adjudication et de pousser à propos leurs enchères.
Là étaient Éric Baldenak, Boris Karkof, Jacques
Jansen, Jan Harald, le major Donellan et son secrétaire Dean Toodrink. Ils
formaient un groupe compact qui se serrait les coudes, comme des soldats fo=
rmés
en colonne d’assaut. Et on eût dit, en vérité, qu’ils allaient s’élancer à
l’assaut du Pôle nord!
Du côté de l’Amérique, personne ne s’était
présenté, si ce n’est le consignataire de morues, dont le visage vulgaire
exprimait la plus parfaite indifférence. À coup sûr, il paraissait le moins=
ému
de toute l’assistance, et ne songeait sans doute qu’au placement des cargai=
sons
qu’il attendait par les navires en partance de Terre-Neuve. Quels étaient d=
onc
les capitalistes représentés par ce bonhomme, qui allait peut- être mettre =
en
branle des millions de dollars? Cela était de nature à piquer vivement la
curiosité publique.
Et, en effet, nul ne devait se douter que J.-T.
Maston et Mrs Evangélina Scorbitt fussent pour quelque chose dans l’affaire=
. Et
comment l’aurait-on pu deviner? Tous deux se trouvaient là, cependant, mais
perdus dans la foule, sans place spéciale, environnés de quelques-uns des
principaux membres du Gun-Club, les collègues de J.-T. Maston. Simples
spectateurs, en apparence, ils semblaient être parfaitement désintéressés.
William S. Forster lui-même n’avait pas l’air de les connaître.
Il va sans dire, que, contrairement aux usages
établis dans les salles d’Auctions, il n’y aurait pas lieu de tenir l’objet=
de
la vente à la disposition du public. On ne pouvait se passer de main en mai=
n le
Pôle nord, ni l’examiner sur toutes ses faces, ni le regarder à la loupe, n=
i le
frotter du doigt pour constater si la patine en était réelle ou artificielle
comme pour un bibelot antique. Et, antique, il l’était pourtant antérieur=
à
l’âge de fer, à l’âge de bronze, à l’âge de pierre, c’est-à-dire aux époques
préhistoriques, puisqu’il datait du commencement du monde!
Cependant, si le Pôle ne figurait pas sur le
bureau du commissaire-priseur, une large carte, bien en vue des intéressés,
indiquait par ses teintes tranchées la configuration des régions arctiques.=
À
dix-sept degrés au-dessus du Cercle polaire, un trait rouge, très apparent,
tracé sur le quatre-vingt- quatrième parallèle, circonscrivait la partie du
globe dont la North Polar Practica=
l Association
avait provoqué la mise en vente. Il
semblait bien que cette région devait âtre occupée par une mer, couverte d’=
une
carapace glacée d’épaisseur considérable. Mais, cela, c’était l’affaire des
acquéreurs. Du moins, ils n’auraient pas été trompés sur la nature de la
marchandise.
À midi sonnant, le commissaire-priseur, Andrew=
R.
Gilmour, entra par une petite porte, percée dans la boiserie du fond, et vi=
nt
prendre place devant son bureau. Déjà le crieur Flint, à la voix tonnante, =
se
promenait lourdement, avec des déhanchements d’ours en cage, le long de la
barrière qui contenait le public. Tous deux se réjouissaient à cette pensée=
que
la vacation leur procurerait un énorme tant pour cent qu’ils n’auraient auc=
un
déplaisir à encaisser. Il va de soi que cette vente était faite au comptant=
, «
cash » suivant la formule américaine. Quant à la somme, si importante qu’el=
le
fût, elle serait intégralement versée entre les mains des délégués, pour le
compte des États qui ne seraient pas adjudicataires.
En ce moment, la cloche de la salle, sonnant à
toute volée, annonça au dehors c’est le cas de dire urbi et orbi que les enchères allaient s’ouvrir.
Quel moment solennel! Tous les coeurs palpitai=
ent
dans le quartier comme dans la ville. De Bolton-street et des rues adjacent=
es,
une longue rumeur, se propageant à travers les remous du public, pénétra da=
ns
la salle.
Andrew R. Gilmour dut attendre que ce murmure =
de
houle et de foule se fût à peu près calmé pour prendre la parole.
Alors il se leva et promena un regard circulai=
re
sur l’assistance. Puis, laissant retomber son binocle sur sa poitrine, il d=
it
d’une voix légèrement émue :
« Messieurs, sur la proposition du gouvernement
fédéral, et grâce à l’acquiescement donné à cette proposition par les divers
États du Nouveau Monde et même de l’Ancien Continent, nous allons mettre en
vente un lot d’immeubles, situés autour du Pôle nord, tel qu’il se poursuit=
et
comporte dans les limites actuelles du quatre-vingt-quatrième parallèle, en
continents, mers, détroits, îles, îlots, banquises, parties solides ou liqu=
ides
généralement quelconques. »
Puis, dirigeant son doigt vers le mur :
« Veuillez jeter un coup d’oeil sur la carte, =
qui
a été tracée d’après les découvertes les plus récentes. Vous verrez que la
surface de ce lot comprend très approximativement quatre cent sept mille mi=
lles
carrés d’un seul tenant. Aussi, pour la facilité de la vente, a-t-il été dé=
cidé
que les enchères ne s’appliqueraient qu’à chaque mille carré. Un cent [Note=
4:
Centième partie d’un dollar soit un sol environ.] vaudra donc, en chiffres
ronds, quatre cent sept mille cents, et un dollar quatre cent sept mille
dollars. Un peu de silence, messieurs! »
La recommandation n’était pas superflue, car l=
es
impatiences du public se traduisaient par un tumulte que le bruit des enchè=
res
aurait quelque peine à dominer.
Lorsqu’un demi-silence se fut établi, grâce
surtout à l’intervention du crieur Flint, qui mugissait comme une sirène
d’alarme en temps de brumes, Andrew R. Gilmour reprit en ces termes.
« Avant de commencer, je dois rappeler encore =
une
des clauses de l’adjudication : c’est que l’immeuble polaire sera
définitivement acquis et sa propriété hors de toute contestation de la part=
des
vendeurs, tel qu’il est actuellement circonscrit par le quatre-vingt-quatri=
ème
degré de latitude septentrionale, et quelles que soient les modifications
géographiques ou météorologiques qui pourraient se produire dans l’avenir! =
»
Toujours cette disposition singulière, insérée=
au
document, et qui, si elle excitait les plaisanteries des uns, éveillait
l’attention des autres.
« Les enchères sont ouvertes! » dit le
commissaire-priseur d’une voix vibrante.
Et, tandis que son marteau d’ivoire tremblotait
dans sa main, entraîné par ses habitudes d’argot en matière de vente publiq=
ue,
il ajouta d’un ton nasillard :
« Nous avons marchand à dix cents le mille car=
ré!
»
Dix c=
ents ,
ou un dixième de dollar, [Note 5: 50 centimes.] cela faisait une somme de
quarante mille sept cents dollars pour la totalité [Note 6: 203 500 francs.=
] de
l’immeuble arctique.
Que le commissaire Andrew R. Gilmour eût ou non
marchand à ce prix, son enchère fut aussitôt couverte pour le compte du
gouvernement danois par Éric Baldenak.
« Vingt cents!
dit-il.
— Trente cents!
dit Jacques Jansen pour le compte =
de la
Hollande.
— Trente-cinq, dit Jan Harald, pour le compte =
de
la Suède- Norvège.
— Quarante, dit le colonel Boris Karkof, pour =
le
compte de toutes les Russies. »
Cela représentait déjà une somme de cent
soixante-deux mille huit cents dollars, [Note 7: 814 000 francs.] et, pourt=
ant,
les enchères ne faisaient que commencer!
Il convient de faire observer que le représent=
ant
de la Grande-Bretagne n’avait pas encore ouvert la bouche ni même desserré =
ses
lèvres qu’il pinçait étroitement.
De son côté, William S. Forster, le consignata=
ire
de morues, gardait un mutisme impénétrable. Et même, en ce moment, il
paraissait absorbé dans la lecture du Mercurial
of New-Found-Land , qui lui donnait les arrivages et les cours du jour sur =
les
marchés de l’Amérique.
« À quarante cents , le mille carré, répéta Flint d’u=
ne
voix qui finissait en une sorte de rossignolade, à quarante cents! »
Les quatre collègues du major Donellan se
regardèrent. Avaient-ils donc épuisé leur crédit dès le début de la lutte?
Étaient-ils déjà réduits à se taire?
« Allons, messieurs, reprit Andrew R. Gilmour,=
à
quarante cents! Qui met au-dessus?… Quarante cents! … Cela vaut mieux que ça, la calo=
tte
polaire… »
On crut qu’il allait ajouter :
« … garantie pure glace. »
Mais, le délégué danois venait de dire :
« Cinquante cents! »
Et le délégué hollandais de surenchérir de dix
cents.
« À soixante cents le mille carré! cria Flint. À soixante <=
span
style=3D'mso-spacerun:yes'> cents? … Personne ne dit mot? »
Ces soixante cents faisaient déjà la respectable somme de d=
eux
cent quarante-quatre mille deux cents dollars. [Note 8: 221 000 francs.]
Il arriva donc que l’assistance accueillit
l’enchère de la Hollande avec un murmure de satisfaction.. Chose bizarre et
bien humaine, les misérables cokneys sans le sou qui étaient là, les pauvres
diables qui n’avaient rien dans leur poche, semblaient être le plus intéres=
sés
par cette lutte à coups de dollars.
Cependant, après l’intervention de Jacques Jan=
sen,
le major Donellan, levant la tête, avait regardé son secrétaire Dean Toodri=
nk.
Mais, sur un imperceptible signe négatif de celui-ci, il était resté bouche
close.
Pour William S. Forster, toujours profondément
plongé dans la lecture de ses mercuriales, il prenait en marge quelques not=
es
au crayon.
Quant à J.-T. Maston, il répondait par un petit
hochement de tête aux sourires de Mrs Evangélina Scorbitt.
« Allons, messieurs, un peu d’entrain!… Nous
languissons!… C’est mou!… C’est mou!… reprit Andrew R. Gilmour. Voyons!… On=
ne
dit plus rien!…. Nous allons adjuger?… »
Et son marteau s’abaissait et se relevait comm=
e un
goupillon entre les doigts d’un bedeau de paroisse.
« Soixante-dix cents! » dit le professeur Jan Harald d’une voi=
x qui
tremblait un peu.
— Quatre-vingts! riposta presque immédiatement=
le
colonel Boris Karkof.
— Allons!… Quatre-vingts cents! » cria Flint, dont les gros yeux ronds s=
’allumaient
au feu des enchères.
Un geste de Dean Toodrink fit lever comme un
diable à ressort le major Donellan.
« Cent cents!
» dit d’un ton bref le représentan=
t de
la Grande-Bretagne.
Ce seul mot engageait l’Angleterre de quatre c=
ent sept
mille dollars. [Note 9: 2 035 000 francs.]
Les parieurs pour le Royaume-Uni poussèrent un
hurrah, qu’une partie du public renvoya comme un écho.
Les parieurs pour l’Amérique se regardèrent, a=
ssez
désappointés. Quatre cent sept mille dollars? C’était déjà un gros chiffre =
pour
cette fantaisiste région du Pôle nord. Quatre cent sept mille dollars
d’ice-bergs, d’ice-fields et de banquises!
Et l’homme de la North Polar Practical Association qui ne soufflait mot, qui ne relevait mê=
me pas
la tête! Est-ce qu’il ne se déciderait point à lancer enfin une surenchère?
S’il avait voulu attendre que les délégués danois, suédois, hollandais et r=
usse
eussent épuisé leur crédit, il semblait bien que le moment fût arrivé. En
effet, leur attitude indiquait que devant le « cent cents =
»
du major Donellan, ils se décidaient à abandonner le champ de bataille.
« À cent cents
le mille carré! reprit par deux fo=
is le
commissaire-priseur.
— Cent cents!
… Cent cents!… Cent cents! répéta le crieur Flint, en se faisant un
porte-voix de sa main à demi fermée.
— Personne ne met au-dessus? reprit Andrew R.
Gilmour? C’est entendu?… C’est bien convenu?… Pas de regrets?… On va adjuge=
r?…
»
Et il arrondissait le bras qui agitait son
marteau, en promenant un regard provocateur sur l’assistance, dont les murm=
ures
s’apaisèrent dans un silence émouvant.
« Une fois?… Deux fois?… reprit-il.
— Cent vingt cents , dit tranquillement William S. Fo=
rster,
sans même lever les yeux, après avoir tourné la page de son journal.
— Hip!… hip!… hip! » crièrent les parieurs, qui
avaient tenu les plus hautes cotes pour les États-Unis d’Amérique.
Le major Donellan s’était redressé à son tour.=
Son
long cou pivotait mécaniquement à l’angle formé par les deux épaules, et ses
lèvres s’allongeaient comme un bec. Il foudroyait du regard l’impassible
représentant de la Compagnie américaine, mais sans parvenir à s’attirer une
riposte même d’oeil à oeil. Ce diable de William S. Forster ne bougeait p=
as.
« Cent quarante, dit le major Donellan.
— Cent soixante, dit Forster.
— Cent quatre-vingts, clama le major.
— Cent quatre-vingt-dix, murmura Forster.
— Cent quatre-vingt-quinze cents! » hurla le délégué de la Grande-Bretagne=
.
Sur ce, croisant les bras, il sembla jeter un =
défi
aux trente- huit États de la Confédération.
On aurait entendu marcher une fourmi, nager une
ablette, voler un papillon, ramper un vermisseau, remuer un microbe. Tous l=
es
coeurs battaient. Toutes les vies étaient suspendues à la bouche du major
Donellan. Sa tête, si mobile d’ordinaire, ne remuait plus. Quant à Dean
Toodrink, il se grattait l’occiput à s’arracher le cuir chevelu.
Andrew R. Gilmour laissa passer quelques insta=
nts
qui parurent « longs comme des siècles. » Le consignataire de morues contin=
uait
à lire son journal, et à crayonner des chiffres qui n’avaient évidemment au=
cun
rapport avec l’affaire en question. Est-ce que, lui aussi, était au bout de=
son
crédit? Est-ce qu’il renonçait à mettre une dernière surenchère? Est-ce que
cette somme de cent quatre-vingt- quinze cents le mille carré, ou plus de sept cent
quatre-vingt- treize mille dollars pour la totalité de l’immeuble, lui
paraissait avoir atteint les dernières limites de l’absurde?
« Cent quatre-vingt-quinze cents! reprit le commissaire- priseur. Nous all=
ons adjuger…
»
Et son marteau était prêt à retomber sur la ta=
ble.
« Cent quatre-vingt-quinze cents! répéta le crieur.
— Adjugez!… Adjugez! »
Cette injonction fut lancée par plusieurs
spectateurs impatients, comme un blâme jeté aux hésitations d’Andrew R. Gil=
mour.
« Une fois… deux fois!… » cria-t-il.
Et tous les regards étaient dirigés sur le
représentant de la North Polar Pra=
ctical
Association .
Eh bien! cet homme surprenant était en train d=
e se
moucher, longuement, dans un large foulard à carreaux, qui comprimait
violemment l’orifice de ses fosses nasales.
Pourtant, les regards de J.-.T. Maston étaient
dardés sur lui, tandis que les yeux de Mrs Evangélina Scorbitt suivaient la
même direction. Et l’on eût pu reconnaître à la décoloration de leur figure
combien était violente l’émotion qu’ils cherchaient à maîtriser. Pourquoi
William S. Forster hésitait-il à surenchérir sur le major Donellan?
William S. Forster se moucha une seconde fois,
puis une troisième fois, avec le bruit d’une véritable pétarade d’artifice.
Mais, entre les deux derniers coups de nez, il avait murmuré d’une voix dou=
ce
et modeste :
« Deux cents cents! »
Un long frisson courut à travers la salle. Pui=
s,
les hips américains retentirent à faire grelotter les vitres.
Le major Donellan, accablé, écrasé, aplati, ét=
ait
retombé près de Dean Toodrink, non moins démonté que lui. À ce prix du mille
carré, cela faisait l’énorme somme de huit cent quatorze mille dollars, [No=
te
10: 4 070 000 francs.] et il était visible que le crédit britannique ne
permettait pas de la dépasser.
« Deux cents cents! répéta Andrew R. Gilmour.
— Deux cents cents! vociféra Flint.
— Une fois… deux fois! reprit le
commissaire-priseur. Personne ne met au-dessus?… »
Le major Donellan, mu par un mouvement involon=
taire,
se releva de nouveau, regarda les autres délégués. Ceux-ci n’avaient d’espo=
ir
qu’en lui pour empêcher que la propriété du Pôle nord échappât aux Puissanc=
es
européennes. Mais cet effort fut le dernier. Le major ouvrit la bouche, la
referma, et, en sa personne, l’Angleterre s’affaissa sur son banc.
« Adjugé! cria Andrew Gilmour, en frappant la
table du bout de son marteau d’ivoire.
— Hip!… hip!… hip! pour les États-Unis! »
hurlèrent les gagnants de la victorieuse Amérique.
En un instant, la nouvelle de l’acquisition se
répandit à travers les quartiers de Baltimore, puis, par les fils aériens, =
à la
surface de toute la Confédération; puis, par les fils sous- marins, elle fit
irruption dans l’Ancien Monde.
C’était la <=
/span>North
Polar Practical Association , qui, par l’entremise de son homme de paille,
William S. Forster, devenait propriétaire du domaine arctique, compris à
l’intérieur du quatre-vingt-quatrième parallèle.
Et, le lendemain, lorsque William S. Forster a=
lla
faire la déclaration de command, le nom qu’il donna fut celui d’Impey
Barbicane, en qui s’incarnait ladite compagnie sous la raison sociale :
Barbicane and Co.
Dans lequel reparaissent de vieilles connaissa=
nces
de nos jeunes lecteurs.
Barbicane and Co!… Le président d’un cercle d’=
artilleurs!…
En vérité, que venaient faire des artilleurs dans une opération de ce genre=
?…
On va le voir.
Est-il bien nécessaire de présenter officielle=
ment
Impey Barbicane, président du Gun-Club, de Baltimore, et le capitaine Nicho=
ll,
et J.-T. Maston, et Tom Hunter aux jambes de bois, et le fringant Bilsby, e=
t le
colonel Bloomsberry, et leurs autres collègues? Non! Si ces bizarres
personnages ont quelque vingt ans de plus depuis l’époque où l’attention du
monde entier fut attirée sur eux, ils sont restés les mêmes, toujours aussi
incomplets corporellement, mais toujours aussi bruyants, aussi audacieux, «
aussi emballés », quand il s’agit de se lancer dans quelque aventure
extraordinaire. Le temps n’a pas eu prise sur cette légion d’artilleurs à la
retraite. Il les a respectés, comme il respecte les canons hors d’usage, qui
meublent les musées des anciens arsenaux.
Si le Gun-Club comptait dix-huit cent trente t=
rois
membres lors de sa fondation il s’agit des personnes et non des membres, =
tels
que bras ou jambes, dont la plupart d’entre eux étaient déjà privés, si
trente mille cinq cent soixante- quinze correspondants s’enorgueillissaient=
du
lien qui les rattachait audit club, ces chiffres n’avaient point diminué. Au
contraire. Et même, grâce à l’invraisemblable tentative qu’il avait faite p=
our
établir une communication directe entre la Terre et la Lune, [Note 11: Du m=
ême
auteur, De la Terre à la Lune et Autour de la Lune.] sa célébrité s’était
accrue dans une proportion énorme.
On n’a point oublié quel retentissement avait =
eu
cette mémorable expérience qu’il convient de résumer en peu de lignes.
Quelques années après la guerre de sécession,
certains membres du Gun-Club, ennuyés de leur oisiveté, s’étaient proposé
d’envoyer un projectile jusqu’à la Lune au moyen d’une Columbiad monstre. Un
canon, long de neuf cents pieds, large de neuf à l’âme, avait été
solennellement coulé à City-Moon, dans le sol de la presqu’île floridienne,
puis chargé de quatre cent mille livres de fulmi-coton. Lancé par ce canon,=
un
obus cylindro-conique en aluminium s’était envolé vers l’astre des nuits so=
us
la poussée de six milliards de litres de gaz. Après en avoir fait le tour p=
ar
suite d’une déviation de sa trajectoire, il était retombé vers la Terre pour
s’engouffrer dans le Pacifique, par 27°7’ de latitude nord et 41°37’ de
longitude ouest. C’était dans ces parages que la frégate Susquehanna , de la marine fédérale, l’a=
vait
repêché à la surface de l’Océan, au grand profit de ses hôtes.
Des hôtes, en effet! Deux membres du Gun-Club,=
son
président Impey Barbicane et le capitaine Nicholl, accompagnés d’un Françai=
s,
très connu pour ses audaces de casse-cou, avaient pris place dans ce
wagon-projectile. Tous trois étaient revenus de ce voyage sains et saufs. M=
ais,
si les deux Américains étaient toujours là, prêts à se risquer en quelque
nouvelle aventure, le Français Michel Ardan n’y était plus. De retour en
Europe, il avait fait fortune, paraît-il, ce qui ne laissa pas de surpren=
dre
bien des gens, et, maintenant, il plantait ses choux, il les mangeait, il=
les
digérait même, s’il faut en croire les reporters les mieux informés.
Après ce coup de tonnerre, Impey Barbicane et
Nicholl avaient vécu sur leur célébrité dans un repos relatif. Toujours
impatients des grandes choses, ils rêvaient de quelque autre opération de ce
genre. L’argent ne leur manquait pas. Il en restait de leur dernière affair=
e
près de deux cent mille dollars sur les cinq millions et demi que leur avait
fournis la souscription publique, ouverte dans le Nouveau et l’Ancien Monde=
. En
outre, rien qu’à s’exhiber à travers les États-Unis dans leur projectile
d’aluminium comme des phénomènes dans une cage, ils avaient encore réalisé =
de
belles recettes, et recueilli toute la gloire que peut comporter la plus
exigeante des ambitions humaines.
Impey Barbicane et le capitaine Nicholl auraie=
nt
donc pu se tenir tranquilles, si l’ennui ne les eût rongés. Et, c’est pour
sortir de leur inaction, sans doute, qu’ils venaient d’acheter ce lot de
régions arctiques.
Pourtant, qu’on ne l’oublie pas, si cette
acquisition avait pu être faite au prix de huit cent mille dollars et plus,
c’est que Mrs Evangélina Scorbitt avait mis dans l’affaire l’appoint qui lui
manquait. Grâce à cette femme généreuse, l’Europe avait été vaincue par
l’Amérique.
Voici à quoi tenait cette générosité :
Depuis leur retour, si le président Barbicane =
et
le capitaine Nicholl jouissaient d’une incomparable célébrité, il était un
homme qui en avait sa bonne part. On l’a deviné, il s’agit de J.-T. Maston,=
le
bouillant secrétaire du Gun-Club. N’était-ce pas à cet habile calculateur q=
ue
l’on devait les formules mathématiques qui avaient permis de tenter la gran=
de
expérience citée plus haut? S’il n’avait pas accompagné ses deux collègues =
lors
de leur voyage extra- terrestre, ce n’était pas par peur, nom d’un boulet! =
Mais
le digne artilleur, manchot du bras droit, était pourvu d’un crâne en
gutta-percha, à la suite d’un de ces accidents trop communs à la guerre. Et,
vraiment, en le montrant aux Sélénites, c’eût été leur donner une piteuse i=
dée
des habitants de la Terre, dont la Lune, après tout, n’est que l’humble
satellite.
À son profond regret, J.-T. Maston avait donc =
dû
se résigner à ne point partir. Toutefois, il n’était pas resté oisif. Après
avoir procédé à la construction d’un immense télescope, qui fut dressé sur =
le
sommet de Long’s Peak, l’un des plus hauts sommets de la chaîne des montagn=
es
Rocheuses, il s’y était transporté de sa personne. Puis, dès que le project=
ile
eut été signalé, décrivant sur le ciel sa majestueuse trajectoire, il n’ava=
it
plus quitté son poste d’observation. Là, devant l’oculaire du gigantesque
instrument, il s’était donné pour tâche de chercher à suivre ses amis, dont=
le
véhicule aérien filait à travers l’espace.
On devait les croire à jamais perdus pour la
Terre, les audacieux voyageurs. En effet, ne pouvait-on craindre que le
projectile, maintenu dans une nouvelle orbite par l’attraction lunaire, fût
astreint à graviter éternellement auteur de l’astre des nuits comme un
sous-satellite? Mais non! Une déviation, que l’on pourrait appeler
providentielle, avait modifié la direction du projectile. Après avoir fait =
le
tour de la Lune au lieu de l’atteindre, entraîné dans une chute progressive=
ment
accélérée, il était revenu vers notre sphéroïde avec une vitesse qui égalait
cinquante sept mille six cents lieues à l’heure, au moment où il
s’engloutissait dans les abîmes de la mer.
Heureusement, les masses liquides du Pacifique
avaient amorti la chute, qui avait eu pour témoin la frégate américaine
En réalité, il n’aurait pas été nécessaire de =
se
donner tant de peine. Le projectile d’aluminium, déplaçant une quantité d’e=
au
supérieure à son propre poids, était remonté au niveau du Pacifique, après
avoir fait un superbe plongeon. Et c’est dans ces conditions que le préside=
nt
Barbicane, le capitaine Nicholl et Michel Ardan furent rencontrés à la surf=
ace
de l’Océan : ils jouaient aux dominos dans leur prison flottante.
Maintenant, pour en revenir à J.-T. Maston, il
faut dire que la part prise par lui à ces extraordinaires aventures l’avait=
mis
très en relief.
Certes, J.-T. Maston n’était pas beau avec son
crâne postiche et son avant-bras droit, emmanché d’un crochet métallique. Il
n’était pas jeune, non plus, ayant cinquante-huit ans sonnés et carillonnés=
à
l’époque où commence ce récit. Mais l’originalité de son caractère, la viva=
cité
de son intelligence, le feu qui animait son regard, l’ardeur qu’il apportai=
t en
toutes choses, en avaient fait un type idéal aux yeux de Mrs Evangélina
Scorbitt. Enfin, son cerveau, soigneusement emmagasiné sous sa calotte de
gutta-percha, était intact, et il passait encore, à juste titre, pour un des
plus remarquables calculateurs de son temps.
Or, Mrs Evangélina Scorbitt bien que le moin=
dre
calcul lui donnât la migraine avait du goût pour les mathématiciens, si e=
lle
n’en avait pas pour les mathématiques. Elle les considérait comme des êtres
d’une espèce particulière et supérieure. Songez donc! Des têtes où les x
ballottent comme des noix dans un sac, des cerveaux qui se jouent avec les
signes algébriques, des mains qui jonglent avec les intégrales triples, com=
me
un équilibriste avec ses verres et ses bouteilles, des intelligences qui
comprennent quelque chose à des formules de ce genre :
∫ ∫ ∫ φ( x y z ) dx dy dz.
Oui! Ces savants lui paraissaient dignes de to=
utes
les admirations et bienfaits pour qu’une femme se sentît attirée vers eux
proportionnellement aux masses et en raison inverse du carré des distances.=
Et
précisément, J.-T. Maston était assez corpulent pour exercer sur elle une
attraction irrésistible, et, quant à la distance, elle serait absolument nu=
lle,
s’ils pouvaient jamais être l’un à l’autre.
Cela, nous l’avouerons, ne laissait pas
d’inquiéter le secrétaire du Gun-Club, qui n’avait jamais cherché le bonheur
dans des unions si étroites. D’ailleurs, Mrs Evangélina Scorbitt n’était pl=
us
de la première jeunesse ni même de la seconde avec ses quarante-cinq an=
s,
ses cheveux plaqués sur ses tempes, comme une étoffe teinte et reteinte, sa
bouche trop meublée de dents trop longues dont elle n’avait pas perdu une
seule, sa taille sans profil, sa démarche sans grâce. Bref, l’apparence d’u=
ne
vieille fille, bien qu’elle eût été mariée quelques années à peine, il est
vrai. Mais c’était une excellente personne, à laquelle rien n’aurait manqué=
des
joies terrestres, si elle avait pu se faire annoncer dans les salons de
Baltimore sous le nom de Mrs J.- T. Maston.
La fortune de cette veuve était très considéra=
ble.
Non qu’elle fût riche comme les Gould, comme les Mackay, les Vanderbilt, les
Gordon Bennett, dont la fortune dépasse le milliard, et qui pourraient faire
l’aumône à un Rothschild! Non qu’elle possédât trois cents millions comme M=
rs
Moses Carper, deux cents millions comme Mrs Stewart, quatre- vingts millions
comme Mrs Crocker, trois veuves, qu’on se le dise! ni qu’elle fût riche
comme Mrs Hammersley, Mrs Helly Green, Mrs Maffitt, Mrs Marshall, Mrs Para =
Stevens,
Mrs Mintury et quelques autres! Toutefois, elle aurait eu le droit de prend=
re
place à ce mémorable festin de Fifth-Avenue Hôtel, à New-York, où l’on
n’admettait que des convives cinq fois millionnaires. En réalité, Mrs
Evangélina Scorbitt disposait de quatre bons millions de dollars, soit vingt
millions de francs, qui lui venaient de John P. Scorbitt, enrichi dans le
double commerce des articles de mode et des porcs salés. Eh bien! cette
fortune, la généreuse veuve eût été heureuse de l’utiliser au profit de J.-=
T.
Maston, auquel elle apporterait un trésor de tendresse plus inépuisable enc=
ore.
Et, en attendant, sur la demande de J.-T. Mast=
on,
Mrs Evangélina Scorbitt avait volontiers consenti à mettre quelques centain=
es
de mille dollars dans l’affaire de la North
Polar Practical Association , sans même savoir ce dont il s’agissait. Il est
vrai, avec J.-T. Maston, elle était assurée que l’oeuvre ne pouvait être que
grandiose, sublime, surhumaine. Le passé du secrétaire du Gun-Club lui
répondait de l’avenir.
On juge si, après l’adjudication, lorsque la
déclaration de command lui eut appris que le Conseil d’administration de la
nouvelle Société allait être présidé par le président du Gun- Club, sous la
raison sociale Barbicane and Co, elle dut avoir toute confiance. Du moment =
que
J.-T. Maston faisait partie de « l’and Co », ne devait-elle pas s’applaudir
d’en être la plus forte actionnaire?
Ainsi, Mrs Evangélina Scorbitt se trouvait
propriétaire pour la plus grosse part de cette portion des régions boré=
ales,
circonscrites par le quatre-vingt-quatrième parallèle. Rien de mieux! Mais
qu’en ferait-elle, ou plutôt, comment la Société prétendait-elle tirer un
profit quelconque de cet inaccessible domaine?
C’était toujours la question, et si, au point =
de vue
de ses intérêts pécuniaires, elle intéressait très sérieusement Mrs Evangél=
ina
Scorbitt, elle intéressait le monde entier au point de vue de la curiosité
générale.
Cette femme excellente très discrètement
d’ailleurs avait bien tenté de pressentir J.-T. Maston à ce sujet, avant =
de
mettre des fonds à la disposition des promoteurs de l’affaire. Mais J.-T.
Maston s’était invariablement tenu sur la plus grande réserve. Mrs Evangéli=
na
Scorbitt saurait bientôt de quoi il « retournait », mais pas avant que l’he=
ure
fût venue d’étonner l’univers en lui faisant connaître le but de la nouvelle
Société!…
Sans doute, dans sa pensée, il s’agissait d’une
entreprise, qui, comme a dit Jean Jacques, « n’eut jamais d’exemple et qui
n’aura point d’imitateurs, » d’une oeuvre destinée à laisser loin derrière =
elle
la tentative faite par les membres du Gun-Club pour entrer en communication
directe avec le satellite terrestre.
Insistait-elle, J.-T. Maston, mettant son croc=
het
sur ses lèvres à demi-fermées, se bornait à dire :
« Chère mistress Scorbitt, ayez confiance! »
Et, si Mrs Evangélina Scorbitt avait eu confia=
nce
« avant », quelle immense joie éprouvât-elle « après », lorsque le bouillant
secrétaire lui eut attribué le triomphe des États-Unis d’Amérique et la déf=
aite
de l’Europe septentrionale.
« Mais ne puis-je enfin savoir maintenant?…
demanda-t- elle en souriant à l’éminent calculateur.
— Vous saurez bientôt! » répondit J.-T. Maston,
qui secoua vigoureusement la main de sa coassociée à l’américaine.
Cette secousse eut pour effet immédiat de calm=
er
les impatiences de Mrs Evangélina Scorbitt.
Quelques jours plus tard, l’Ancien et le Nouve=
au
Monde ne furent pas moins secoués, sans parler de la secousse qui les
attendait dans l’avenir lorsque l’on connut le projet absolument insensé,
pour la réalisation duquel la Nort=
h Polar
Practical Association allait faire=
appel
à une souscription publique.
Effectivement, si la Société avait acquis cette
portion des régions circumpolaires, c’était dans le but d’exploiter… les
houillères du pôle boréal!
Et d’abord, peut-on admettre qu’il y ait des h=
ouillères
près du Pôle nord?
Telle fut la première question qui se présenta=
à
l’esprit des gens doués de quelques logique.
« Pourquoi y aurait-il des gisements de houill=
e aux
environs du Pôle? dirent les uns.
— Pourquoi n’y en aurait-il pas? » répondirent=
les
autres.
On le sait, les couches de charbon, qui sont
répandues sur de nombreux points de la surface du globe, abondent en divers=
es
contrées de l’Europe. Quant aux deux Amériques, elles en possèdent de
considérables, et peut-être les États- Unis en sont-ils le plus richement
pourvus. Ces couches ne manquent d’ailleurs ni à l’Afrique, ni à l’Asie, ni=
à
l’Océanie.
À mesure que la reconnaissance des territoires=
du
globe est poussée plus avant, on découvre de ces gisements à tous les étages
géologiques, l’anthracite dans les terrains les plus anciens, la houille da=
ns
les terrains carbonifères supérieurs, le stipite dans les terrains secondai=
res,
le lignite dans les terrains tertiaires. Le combustible minéral ne fera pas
défaut avant un temps qui se chiffre par des centaines d’années.
Et pourtant, l’extraction du charbon, dont
l’Angleterre produit à elle seule cent soixante millions de tonnes, est
annuellement de quatre cent millions de tonnes dans le monde entier. Or, ce=
tte
consommation ne semble pas devoir cesser de s’accroître avec les besoins de
l’industrie, qui vont toujours en s’augmentant. Que l’électricité se substi=
tue
à la vapeur comme force motrice, ce sera toujours une dépense égale de houi=
lle
pour la production de cette force. L’estomac industriel ne vit que de charb=
on,
il ne mange pas autre chose. L’industrie est un animal « carbonivore »; il =
faut
bien le nourrir.
Et puis, ce charbon, ce n’est pas seulement un= combustible, c’est aussi la substance tellurique, dont la science tire actuellement le p= lus de produits et de sous- produits pour tant d’usages divers. Avec les transformations qu’il subit dans les creusets du laboratoire, on peut teind= re, sucrer, aromatiser, vaporiser, purifier, chauffer, éclairer, orner en produisant du diamant. Il est aussi utile que le fer : il l’est même plus.<= o:p>
Très heureusement, ce dernier métal, il n’est =
pas
à craindre que l’on puisse jamais l’épuiser; c’est la composition même du g=
lobe
terrestre.
En réalité, la Terre doit être considérée comme
une masse de fer plus ou moins carburé à l’état de fluidité ignée, recouver=
te
de silicates liquides, sorte de laitier que surmontent les roches solides et
l’eau. Les autres métaux, aussi bien que l’eau et la pierre, n’entrent que =
pour
une part extrêmement réduite dans la composition de notre sphéroïde.
Mais, si la consommation du fer est assurée
jusqu’à la fin des siècles, celle de la houille ne l’est pas. Loin de là. L=
es,
gens avisés, qui se préoccupent de l’avenir, même quand il se chiffre par
plusieurs centaines d’années, doivent donc rechercher les charbonnages part=
out
où la prévoyante nature les a formés aux époques géologiques.
« Parfait! » répondaient les opposants.
Et, aux États-Unis comme ailleurs, il se renco=
ntre
des gens qui, par envie ou haine, aiment à dénigrer, sans compter ceux qui
contredisent pour le plaisir de contredire.
« Parfait! disaient ces opposants. Mais, pourq=
uoi
y aurait- il du charbon au Pôle nord?
— Pourquoi? répondaient les partisans du prési=
dent
Barbicane. Parce que, très vraisemblablement, à l’époque des formations
géologiques, le volume du Soleil était tel, d’après la théorie de M. Blande=
t,
que la différence de la température de l’Équateur et des Pôles n’était pas
appréciable. Alors d’immenses forêts couvraient les régions septentrionales=
du
globe, bien avant l’apparition de l’homme, lorsque notre planète était soum=
ise
à l’action permanente de la chaleur et de l’humidité. »
Et, c’est ce que les journaux, les revues, les
magazines, à la dévotion de la Société, établissaient dans mille articles
variés, tantôt sous la forme plaisante, tantôt sous la forme scientifique. =
Or,
ces forêts, enlisées au temps des énormes convulsions qui ébranlaient le gl=
obe
avant qu’il n’eût pris son assise définitive, avaient certainement dû se
transformer en houillères, sous l’action du temps, des eaux et de la chaleur
interne. Donc, rien de plus admissible que cette hypothèse, d’après laquell=
e le
domaine polaire serait riche en gisements de houille, prêts à s’ouvrir sous=
la
rivelaine du mineur.
De plus, il y avait des faits des faits
indéniables. Ces esprits positifs, qui ne veulent point tabler sur de simpl=
es
probabilités, ne pouvaient les mettre en doute, et ils étaient de nature à =
autoriser
la recherche des différentes variétés de charbon à la surface des régions
boréales.
Et c’est là précisément ce dont le major Donel=
lan
et son secrétaire s’entretenaient ensemble, quelques jours après, dans le p=
lus
sombre recoin de la taverne des Two
Friends .
« Eh! disait Dean Toodrink, est-ce que ce
Barbicane que Berry pende un jour aurait raison?
— C’est probable, répondit le major Donellan, =
et
j’ajouterai même que cela doit être certain.
— Mais, alors, il y aurait des fortunes à gagn=
er en
exploitant les régions polaires!
— Assurément! répondit le major. Si l’Amérique=
du
Nord possède de vastes gisements de combustible minéral, si on en signale
fréquemment de nouveaux, il n’est pas douteux qu’il en reste encore de très
importants à découvrir, monsieur Toodrink. Or, les terres arctiques paraiss=
ent
être une annexe de ce continent américain. Identité de formation et d’aspec=
t.
Plus particulièrement, le Groënland est un prolongement du Nouveau-Monde, e=
t il
est certain que le Groënland tient à l’Amérique…
— Comme une tête de cheval, dont il a la forme,
tient au corps de l’animal, fit observer le secrétaire du major Donellan.
— J’ajoute, reprit celui-ci, que, lors de ses
explorations sur le territoire groënlandais, le professeur Nordenskiöld a r=
econnu
des formations sédimentaires, constituées par des grès et des schistes avec=
des
intercalations de lignite, qui renferment une quantité considérable de plan=
tes
fossiles. Rien que dans le district de Diskô, le danois Stoënstrup a reconnu
soixante et onze gisements, où abondent les empreintes végétales, indiscuta=
bles
vestiges de cette puissante végétation, qui se groupait autrefois avec une
extraordinaire intensité autour de l’axe polaire.
— Mais plus haut?… demanda Dean Toodrink.
— Plus haut, ou plus loin, dans la direction du
nord, répliqua le major, la présence de la houille s’est affirmée
matériellement, et il semble qu’il n’y ait qu’à se baisser pour en prendre.
Donc, si le charbon est ainsi répandu à la surface de ces contrées, ne peut=
-on
en conclure presque avec certitude que les gisements s’enfoncent jusque dans
les profondeurs de la croûte terrestre? »
Il avait raison, le major Donellan. Comme il
connaissait à fond la question des formations géologiques au Pôle boréal,
c’était là ce qui faisait de lui le plus irritable de tous les Anglais en c=
ette
circonstance. Et peut-être eût-il longtemps parlé sur ce sujet, s’il ne se =
fût
aperçu que les habitués de la taverne cherchaient à l’écouter. Aussi, Dean
Toodrink et lui jugèrent-ils prudent de se tenir sur la réserve, après que
ledit Toodrink eut fait cette dernière observation :
« N’êtes-vous pas surpris d’une chose, major
Donellan?
— Et de laquelle?
— C’est que, dans cette affaire où l’on devait
s’attendre à voir figurer des ingénieurs ou tout au moins des navigateurs,
puisqu’il s’agit du Pôle et de ses houillères, ce soient des artilleurs qui=
la
dirigent!
— Juste, répondit le major, et cela est bien f=
ait
pour surprendre! »
Cependant, chaque matin, les journaux revenaie=
nt à
la rescousse à propos de ces gisements…
« Des gisements? Et lesquels? demanda la Pall Mall Gazette , dans des articles fu=
ribonds,
inspirés par le haut commerce anglais, qui déblatérait contre les arguments=
de
la North Polar Practical Associati=
on .
— Lesquels? répondirent les rédacteurs du Daily-News , de Charleston, partisans
déterminés du président Barbicane. Mais, tout d’abord, ceux qui ont été
reconnus par le capitaine Nares, en 1875-76, sur la limite du quatre-vingt-=
deuxième
degré de latitude en même temps que des strates qui indiquent l’existence d=
’une
flore miocène, riche en peupliers, hêtres, viornes, noisetiers et conifères=
.
— Et, en 1881-1884, ajoutait le chroniqueur
scientifique du New-York Witness ,=
durant
l’expédition du lieutenant Greely à la baie de lady Franklin, une couche de
charbon n’a-t-elle pas été découverte par nos nationaux, à peu de distance =
du
fort Conger, à la crique Watercourse? Et le docteur Pavy n’a-t-il pas pu so=
utenir
avec raison, que ces contrées ne sont point dépourvues de dépôts carbonifèr=
es,
vraisemblablement destinés par la prévoyante nature à combattre un jour le
froid de ces régions désolées? »
On le comprend, lorsque des faits aussi proban=
ts
étaient cités sous l’autorité des hardis découvreurs américains, les
adversaires du président Barbicane ne savaient plus que répondre. Aussi les
partisans du « pourquoi y en aurait-il, des gisements? » commençaient à bai=
sser
pavillon devant les partisans du « pourquoi n’y en aurait-il pas? » Oui! Il=
y
en avait et probablement de très considérables. Le sol circumpolaire rece=
lait
des masses du précieux combustible, précisément enfoui dans les entrailles =
de
ces régions où la végétation fût autrefois luxuriante.
Mais, si le terrain leur manquait sur la quest=
ion
des houillères dont l’existence n’était plus douteuse au sein des contrées
arctiques, les détracteurs prenaient leur revanche en examinant la question
sous un autre aspect.
« Soit! dit un jour le major Donellan, lors d’=
une
discussion orale qu’il provoqua dans la salle même du Gun- Club, et au cour=
s de
laquelle il interpella le président Barbicane d’homme à homme. Soit! Je
l’admets, je l’affirme même. Il y a des houillères dans le domaine acquis p=
ar
votre Société. Mais allez donc les exploiter!…
— C’est ce que nous ferons, répondit tranquill=
ement
Impey Barbicane.
— Dépassez donc le quatre-vingt-quatrième
parallèle, au delà duquel aucun explorateur n’a pu s’élever encore!
— Nous le dépasserons.
— Atteignez donc le Pôle même!
— Nous l’atteindrons. »
Et, à entendre le président du Gun-Club répond=
re
avec tant de sang-froid, avec tant d’assurance, à voir cette opinion si
hautement, si nettement affirmée, les plus obstinés se déclaraient hésitant=
s.
Ils se sentaient en présence d’un homme qui n’avait rien perdu de ses quali=
tés
d’autrefois, calme, froid, d’un esprit éminemment sérieux et concentré, exa=
ct
comme un chronomètre, aventureux, mais apportant des idées pratiques jusque
dans ses entreprises les plus téméraires…
Si le major Donellan avait une furieuse envie
d’étrangler son adversaire, on peut en croire ceux qui ont approché cet
estimable mais tempétueux gentleman. Bah! il était solide, le président
Barbicane, moralement et physiquement, « ayant un grand tirant d’eau » pour
employer une métaphore de Napoléon, et, par suite, capable de tenir contre =
vent
et marée. Ses ennemis, ses rivaux, ses envieux, ne le savaient, que trop!
Toutefois, comme on ne peut empêcher les mauva=
is
plaisants de se répandre en mauvaises plaisanteries, ce fut sous cette forme
que l’irritation se déchaîna contre la nouvelle Société. On prêta au présid=
ent
du Gun-Club les projets les plus saugrenus. La caricature s’en mêla, surtou=
t en
Europe, et plus particulièrement dans le Royaume-Uni, qui ne pouvait digérer
son insuccès, lors de cette bataille où les dollars avaient vaincu les poun=
ds
sterlings.
Ah! ce Yankee avait affirmé qu’il atteindrait =
le
Pôle boréal! Ah! il mettrait le pied là où aucun être humain ne l’avait pu
mettre encore! Ah! il planterait le pavillon des États-Unis sur le seul poi=
nt
du globe terrestre qui reste éternellement immobile, lorsque les autres sont
emportés dans le mouvement diurne!
Et alors, les caricaturistes de se donner libre
carrière.
Aux vitrines des principaux libraires et des
kiosques des grandes villes de l’Europe, aussi bien que dans les importantes
cités de la Confédération ce pays libre par excellence apparaissaient
croquis et dessins, montrant le président Barbicane à la recherche des moye=
ns
les plus extravagants pour atteindre le Pôle.
Ici, l’audacieux Américain, aidé de tous les m=
embres
du Gun-Club, la pioche à la main, creusait un tunnel sous-marin à travers la
masse des glaces immergées depuis les premières banquises jusqu’au
quatre-vingt-dixième degré de latitude septentrionale, afin de déboucher à =
la
pointe même de l’axe.
La, Impey Barbicane, accompagné de J.-T. Masto=
n
très ressemblant et du capitaine Nicholl, descendait en ballon sur ce lieu
tant désiré, et, après une tentative effrayante, au prix de mille dangers, =
tous
trois conquéraient, un morceau de charbon… pesant une demi-livre. C’était t=
out
ce que contenait le fameux gisement des régions circumpolaires.
On « croquait » aussi, dans un numéro du Punch , journal anglais, J.-T. Maston, n=
on
moins visé que son chef par les caricaturistes. Après avoir été saisi en ve=
rtu
de l’attraction du Pôle magnétique, le secrétaire du Gun-Club était
irrésistiblement rivé au sol par son crochet de métal.
Mentionnons, à ce propos, que le célèbre
calculateur était d’un tempérament trop vif pour prendre par son côté risib=
le
cette plaisanterie qui l’attaquait dans sa conformation personnelle. Il en =
fut
extrêmement indigné, et Mrs Evangélina Scorbitt, on l’imagine aisément, ne =
fut
pas la dernière à partager sa juste indignation.
Un autre croquis, dans la Lanterne magique , de Bruxelles, représe=
ntait,
Impey Barbicane et les membres du Conseil d’administration de la Société,
opérant au milieu des flammes, comme autant d’incombustibles salamandres. P=
our
fondre les glaces de l’océan Paléocrystique, n’avaient-ils pas eu l’idée de
répandre à sa surface toute une mer d’alcool, puis d’enflammer cette mer =
ce
qui convertissait le bassin polaire en un immense bol de punch? Et, jouant =
sur
ce mot punch, le dessinateur belge n’avait-il pas poussé l’irrévérence jusq=
u’à représenter
le président du Gun-Club sous la figure d’un ridicule polichinelle? [Note 1=
2: Punch en anglais signifie polichinelle.]
Mais, de toutes ces caricatures, celle qui obt=
int
le plus de succès fut publiée par le journal français Charivari sous la signature du dessinateur Stop. D=
ans un
estomac de baleine, confortablement meublé et capitonné, Impey Barbicane et=
J.-
T. Maston, attablés, jouaient aux échecs, en attendant leur arrivée à bon b=
ort.
Nouveaux Jonas, le président et son secrétaire n’avaient pas hésité à se fa=
ire
avaler par un énorme mammifère marin, et c’était par ce nouveau mode de loc=
omotion,
après avoir passé sous les banquises, qu’ils comptaient atteindre l’inacces=
sible
Pôle du globe.
Au fond, le flegmatique directeur de la Société
nouvelle s’inquiétait peu de cette intempérance de plume et de crayon. Il
laissait dire, chanter, parodier, caricaturer. Il n’en poursuivait pas moins
son oeuvre.
En effet, après décision prise en conseil, la
Société, définitivement maîtresse d’exploiter le domaine polaire dont la
concession lui avait été attribuée par le gouvernement fédéral, venait de f=
aire
appel à une souscription publique pour la somme de quinze millions de dolla=
rs.
Les actions émises à cent dollars devaient être libérées par un unique
versement. Eh bien! tel était le crédit de Barbicane and Co que les
souscripteurs affluèrent. Mais il faut bien le dire, ils appartenaient en
presque totalité aux trente-huit États de la Confédération.
« Tant mieux! s’écrièrent les partisans de la =
North Polar Practical Association . L’oe=
uvre n’en
sera que plus américaine! »
Bref, la « surface » que présentait Barbicane =
and
Co était si bien établie, les spéculateurs croyaient avec tant de ténacité =
à la
réalisation de ses promesses industrielles, ils admettaient si
imperturbablement l’existence des houillères du Pôle boréal et la possibili=
té
de les exploiter, que le capital de la nouvelle Société fut souscrit trois
fois.
Les souscriptions durent donc être réduites des
deux tiers, et, à la date du 16 décembre, le capital social fut définitivem=
ent
constitué par un encaisse de quinze millions de dollars.
C’était environ trois fois plus que la somme
souscrite au profit du Gun-Club, lors de la grande expérience du projectile
envoyé de la Terre à la Lune.
Dans lequel est interrompue une conversation
téléphonique entre Mrs Scorbitt et J.-T. Maston.
Non seulement le président Barbicane avait aff=
irmé
qu’il atteindrait son but, et maintenant le capital dont il disposait lui
permettait d’y arriver sans se heurter à aucun obstacle mais il n’aurait
certainement pas eu l’audace de faire appel aux capitaux, s’il n’eût été
certain du succès.
Le Pôle nord allait enfin être conquis par
l’audacieux génie de l’homme.
C’était avéré, le président Barbicane et son
Conseil administration avaient les moyens de réussir là où tant d’autres
avaient échoué. Ils feraient ce que n’avaient pu faire ni les Franklin, ni =
les
Kane, ni les De Long, ni les Nares, ni les Greely. Ils franchiraient le
quatre-vingt-quatrième parallèle, ils prendraient possession de la vaste po=
rtion
du globe acquise par leur dernière enchère, ils ajouteraient au pavillon
américain la trente-neuvième étoile du trente-neuvième État annexé à la
Confédération américaine.
« Fumistes! » ne cessaient de répéter les délé=
gués
européens et leurs partisans de l’Ancien Monde.
Rien n’était plus vrai pourtant, et ce moyen
pratique, logique, indiscutable, de conquérir le Pôle nord, moyen d’une
simplicité que l’on pourrait dire enfantine, c’était J.- T. Maston qui le
leur avait suggéré. C’était de ce cerveau, où les idées cuisaient dans une
matière cérébrale en perpétuelle ébullition, que s’était dégagé le projet de
cette grande oeuvre géographique, et la manière de la conduire à bonne fin.=
On ne saurait trop le répéter, le secrétaire du
Gun-Club était un remarquable calculateur nous dirions « émérite », si ce=
mot
n’avait pas une signification diamétralement opposée à celle que le vulgaire
lui prête. Ce n’était qu’un jeu pour lui de résoudre les problèmes les plus
compliqués des sciences mathématiques. Il se riait des difficultés, aussi b=
ien
dans la science des grandeurs, qui est l’algèbre, que dans la science des
nombres, qui est l’arithmétique. Aussi fallait-il le voir manier les symbol=
es,
les signes conventionnels qui forment la notation algébrique, soit que
lettres de l’alphabet elles représentent les quantités ou grandeurs, soit=
que
lignes accouplées ou croisées elles indiquent les rapports que l’on peut
établir entre les quantités et les opérations auxquelles on les soumet.
Ah! les coefficients, les exposants, les radic=
aux,
les indices et autres dispositions adoptées dans cette langue! Comme tous c=
es
signes voltigeaient sous sa plume, ou plutôt sous le morceau de craie qui
frétillait au bout de son crochet de fer, car il aimait à travailler au tab=
leau
noir! Et là, sur cette surface de dix mètres carrés, il n’en fallait pas
moins à J.-T. Maston il se livrait à l’ardeur de son tempérament
d’algébriste. Ce n’étaient point des chiffres minuscules qu’il employait da=
ns
ses calculs, non! c’étaient des chiffres fantaisistes, gigantesques, tracés
d’une main fougueuse. Ses 2 et ses 3 s’arrondissaient comme des cocotes de
papier; ses 7 se dessinaient comme des potences, et il n’y manquait qu’un
pendu; ses 8 se recourbaient comme de larges paires de lunettes; ses 6 et s=
es 9
se paraphaient de queues interminables.
Et les lettres avec lesquelles il établissait =
ses
formules, les premières de l'alphabet, =
span>a,
b, c , qui lui servaient à représenter les quantités connues ou données, et=
les
dernières, x, y, z , dont il se se=
rvait
pour les quantités inconnues ou à déterminer, comme elles étaient accusées =
d'un
trait plein, sans déliés, et plus particulièrement ses z , qui se contorsionnaient en zigzags f=
ulgurants!
Et quelle tournure, ses lettres grecques, les π , les λ , les =
69;
, etc., dont un Archimède ou un Euclide eussent été fiers!
Quant aux signes, tracés d'une craie pure et s=
ans
tache, c'était tout simplement merveilleux. Ses + montraient bien que ce si=
gne
marque l'addition de deux quantités. Ses –, s'ils étaient plus humbles,
faisaient encore bonne figure. Ses x se dressaient comme des croix de
Saint-André. Quant à ses =3D , leurs deux traits, rigoureusement égaux,
indiquaient, vraiment, que J.-T. Maston était d'un pays où l'égalité n'est =
pas
une vaine formule, du moins entre types de race blanche. Même grandiose de
facture pour ses < , pour ses > , pour ses >< , dessinés dans d=
es
proportions extraordinaires. Quant au signe √ , qui indique la racine
d'un nombre ou d'une quantité, c'était son triomphe, et, lorsqu'il le
complétait de la barre horizontale sous cette forme :
√¯¯¯¯¯
il semblait que ce bras indicateur, dépassant =
la
limite du tableau noir, menaçait le monde entier de le soumettre à ses
équations furibondes!
Et ne croyez pas que l’intelligence mathématiq=
ues
de J.-T. Maston se bornât à l’horizon de l’algèbre élémentaire! Non! Ni le
calcul différentiel, ni le calcul intégral, ni le calcul des variations, ne=
lui
étaient étrangers, et c’est d’une main sûre qu’il traçait ce fameux signe de
l’intégration, cette lettre, effrayante dans sa simplicité,
&=
#8747;
somme d’une infinité d’éléments infiniment pet=
its!
Il en était de même du signe Σ , qui représente la somme d'un nombre fini d'éléments finis, du signe ∞ par lequel les mathématiciens désignent l'infini, et de tous les symboles mystérieux qu'emploie cette langue incompréhensible du commun des mortels.<= o:p>
Enfin, cet homme étonnant eût été capable de
s’élever jusqu’aux derniers échelons des hautes mathématiques.
Voilà ce qu’était J.-T. Maston! Voilà pourquoi=
ses
collègues pouvaient avoir toute confiance, lorsqu’il se chargeait de résoud=
re
les plus abracadabrants calculs posés par leurs audacieuses cervelles! Voil=
à ce
qui avait amené le Gun-Club à lui confier le problème d’un projectile à lan=
cer
de la Terre à la Lune! Enfin, voilà pourquoi Mrs. Evangélina Scorbitt, eniv=
rée
de sa gloire, avait pour lui une admiration qui confinait à l’amour.
Du reste, dans le cas considéré c’est à dire=
la
résolution de ce problème de la conquête du Pôle boréal J.-T. Maston n’au=
rait
point à s’envoler dans les régions sublimes de l’analyse. Pour permettre aux
nouveaux concessionnaires du domaine arctique de l’exploiter, le secrétaire=
du
Gun-Club ne se trouverait qu’en face d’un problème de mécanique à résoudre,=
problème compliqué sans doute, qui exigerait des formules ingénieuses,
nouvelles peut-être, mais dont il se tirerait à son avantage.
Oui! on pouvait se fier à J.-T. Maston, bien q=
ue
la moindre faute eût été de nature à entraîner la perte de millions. Jamais,
depuis l’âge où sa tête d’enfant s’était exercée aux premières notions de
l’arithmétique, il n’avait commis une erreur même d’un millième de micron,
[Note 13: Le micron mesure usuelle en optique égale un millième de
millimètre.] lorsque ses calculs avaient pour objet la mesure d’une longueu=
r.
S’il se fût trompé rien que d’une vingtième décimale, il n’aurait pas hésit=
é à
faire sauter son crâne de gutta-percha.
Il importait d’insister sur cette aptitude si
remarquable de J.-T. Maston. Cela est fait. Maintenant, il s’agit de le mon=
trer
en fonction, et, à ce propos, il est indispensable de revenir à quelques
semaines en arrière.
C’était un mois environ avant la publication du
document adressé aux habitants des deux Mondes, que J.-T. Maston s’était ch=
argé
de chiffrer les éléments du projet dont il avait suggéré à ses collègues les
merveilleuses conséquences.
Depuis nombre d’années, J.-T. Maston demeurait=
au
numéro 179 de Franklin-street, une des rues les plus tranquilles de Baltimo=
re,
loin du quartier des affaires, auxquelles il n’entendait rien, loin du brui=
t de
la foule qui lui répugnait.
Là, il occupait une modeste habitation, connue
sous le nom de Balistic-Cottage, n’ayant pour toute fortune que sa retraite
d’officier d’artillerie et le traitement qu’il touchait comme secrétaire du
Gun-Club. Il vivait seul, servi par son nègre Fire-Fire Feu-Feu! sobriq=
uet
digne du valet d’un artilleur. Ce nègre n’était pas un serviteur, c’était un
servant, un premier servant, et il servait son maître comme il eût servi sa
pièce.
J.-T. Maston était un célibataire convaincu, a=
yant
cette idée que le célibat est encore la seule situation qui soit acceptable=
en
ce monde sublunaire. Il connaissait le proverbe slave : « Une femme tire pl=
us
avec un seul cheveu que quatre boeufs à la charrue! » et il se défiait.
Et pourtant, s’il occupait solitairement
Balistic-Cottage, c’était parce qu’il le voulait bien. On le sait, il n’aur=
ait
eu qu’un geste à faire pour changer sa solitude à un en solitude à deux, et=
la
médiocrité de sa fortune pour les richesses d’un millionnaire. Il n’en pouv=
ait
douter : Mrs Evangelina Scorbitt eût été heureuse de… Mais, jusqu’ici du mo=
ins,
J.-T. Maston n’eût pas été heureux de… Et il semblait certain que ces deux
êtres, si bien faits l’un pour l’autre c’était du moins l’opinion de la
tendre veuve n’arriveraient jamais à opérer cette transformation.
Le cottage était très simple. Un rez-de-chauss=
ée à
véranda et un étage au-dessus. Petit salon et petite salle à manger, en bas,
avec la cuisine et l’office, contenus dans un bâtiment annexé en retour du =
jardinet.
En haut, chambre à coucher sur la rue, cabinet de travail sur le jardin, où
rien n’arrivait des tumultes de l’extérieur. Buen retiro du savant et du sage, entre les murs duq=
uel
s’étaient résolus tant de calculs, et qu’auraient envié Newton, Laplace ou
Cauchy.
Quelle différence avec l’hôtel de Mrs Evangéli=
na
Scorbitt, élevé dans le riche quartier de New-Park, avec sa façade à balcon=
s,
revêtue des fantaisies sculpturales de l’architecture anglo-saxonne, à. la =
fois
gothique et renaissance, ses salons richement meublés, son hall grandiose, =
ses
galeries de tableaux, dans lesquelles les maîtres français tenaient la haute
place, son escalier à double révolution, son nombreux domestique, ses écuri=
es,
ses remises, son jardin avec pelouses, grands arbres, fontaines jaillissant=
es,
la tour qui dominait l’ensemble des bâtiments, au sommet de laquelle la bri=
se agitait
le pavillon bleu et or des Scorbitts!
Trois milles, oui! trois grands milles, au moi=
ns,
séparaient l’hôtel de New-Park de Balistic-Cottage. Mais un fil téléphonique
spécial reliait les deux habitations, et sur le « Allo! Allo! » qui demanda=
it
la communication entre le cottage et l’hôtel, la conversation s’établissait=
. Si
les causeurs ne pouvaient se voir, ils pouvaient s’entendre. Ce qui n’étonn=
era
personne, c’est que Mrs Evangélina Scorbitt appelait plus souvent J.-T. Mas=
ton
devant sa plaque vibrante que J.-T. Maston n’appelait Mrs Evangélina Scorbi=
tt
devant la sienne. Alors le calculateur quittait son travail non sans quelque
dépit, il recevait un bonjour amical, il y répondait par un grognement dont=
le
courant électrique, il faut le croire, adoucissait les peu galantes
intonations, et il se remettait à ses problèmes.
Ce fut dans la journée du 3 octobre, après une
dernière et longue conférence, que J.-T. Maston prit congé de ses collègues
pour se mettre à la besogne. Travail des plus important dont il s’était cha=
rgé,
puisqu’il s’agissait de calculer les procédés mécaniques qui donneraient ac=
cès
au Pôle boréal et permettraient d’exploiter les gisements enfouis sous ses
glaces.
J.-T. Maston avait estimé à une huitaine de jo=
urs
le temps exigé pour accomplir sa besogne mystérieuse, véritablement compliq=
uée
et délicate, nécessitant la résolution d’équations diverses, qui portaient =
sur
la mécanique, la géométrie analytique à trois dimensions, la géométrie pola=
ire
et la trigonométrie.
Afin d’échapper à toute cause de trouble, il a=
vait
été convenu que le secrétaire du Gun-Club, retiré dans son cottage, n’y ser=
ait
dérangé par personne. Un gros chagrin pour Mrs Evangélina Scorbitt; mais el=
le
dut se résigner. Aussi, en même temps que le président Barbicane, le capita=
ine Nicholl,
leurs collègues le fringant Bilsby, le colonel Bloomsberry, Tom Hunter aux
jambes de bois, était- elle venue, dans l’après-midi, faire une dernière vi=
site
à J.-T. Maston.
« Vous réussirez, cher Maston! dit-elle, au mo=
ment
où ils allaient se séparer.
— Et surtout, ne commettez pas d’erreur! ajout=
a en
souriant le président Barbicane.
— Une erreur!… lui!… s’écria Mrs Evangélina
Scorbitt.
— Pas plus que Dieu n’en a commis en combinant=
les
lois de la mécanique céleste! » répondit modestement le secrétaire du Gun-C=
lub.
Puis, après une poignée de main des uns, après
quelques soupirs de l’autre, souhaits de réussite et recommandations de ne
point se surmener, par un travail excessif, chacun prit congé du calculateu=
r.
La porte de Balistic-Cottage se ferma, et Fire-Fire eut ordre de ne la rouv=
rir
à personne fût-ce même au président des États-Unis d’Amérique.
Pendant les deux premiers jours de réclusion,
J.-T. Maston réfléchit de tête, sans prendre la craie, au problème qui lui
était posé. Il relut certains ouvrages relatifs aux éléments, la Terre, sa
masse, sa densité, son volume, sa forme, ses mouvements de rotation sur son=
axe
et de translation le long de son orbite éléments qui devaient former la b=
ase
de ses calculs.
Voici les principales de ces données, qu’il est
bon de remettre sous les yeux du lecteur :
Forme de la Terre : un ellipsoïde de révolutio=
n,
dont le plus long rayon est de 6 377 398 mètres ou 1594 lieues de 4 kilomèt=
res
en nombres ronds le plus court étant de 6 356 080 mètres ou de 1589 lieue=
s.
Cela constitue pour les deux rayons, par suite de l’aplatissement de notre
sphéroïde aux Pôles, une différence de 21 318 mètres, environ 5 lieues.
Circonférence de la Terre à l’Équateur : 40 000
kilomètres, soit 10 000 lieues de 4 kilomètres.
Surface de la Terre évaluation approximative=
:
510 millions de kilomètres carrés.
Volume de la Terre : environ 1000 milliard de
kilomètres cubes, c’est-à-dire de cubes ayant chacun mille mètres en longue=
ur,
largeur et hauteur.
Densité de la Terre : à peu près cinq fois cel= le de l’eau, c’est-à-dire un peu supérieure à la densité du spath pesant, pres= que celle de l’iode, soit 5480 kilogrammes pour poids moyen d’un mètre cube d= e la Terre, supposée pesée par morceaux successivement amenés à sa surface. C’es= t le nombre qu’a déduit Cavendish au moyen de la balance inventée et construite = par Mitchell, ou plus rigoureusement 5670 kilogrammes, d’après les rectificatio= ns de Baily. MM. Wilsing, Cornu, Baille, etc., ont depuis répété ces mesures.<= o:p>
Durée de translation de la Terre autour du sol=
eil
: 365 jours un quart, constituant l’année solaire, ou plus exactement 365 j=
ours
6 heures 9 minutes 10 secondes 37 centièmes, ce qui donne à notre sphéroï=
de
par seconde une vitesse de 30 400 mètres ou 7 lieues 6 dixièmes.
Chemin parcouru dans la rotation de la Terre s=
ur
son axe par les points de sa surface situés à l’Équateur : 463 mètres par
seconde ou 417 lieues par heure.
Voici, maintenant, quelles furent les unités de
longueur, de force, de temps et d’angle, que prit J.-T. Maston pour mesure =
dans
ses calculs : le mètre, le kilogramme, la seconde, et l’angle au centre qui
intercepte dans un cercle quelconque un arc égal au rayon.
Ce fut le 5 octobre, vers cinq heures de
l’après-midi il importe de préciser quand il s’agit d’une oeuvre aussi
mémorable que J.-T. Maston, après mûres réflexions, se mit au travail écr=
it.
Et, tout d’abord, il attaqua son problème par la base, c’est-à-dire par le
nombre qui représente la circonférence de la Terre à l’un de ses grands
cercles, soit à l’Équateur.
Le tableau noir était là, dans un angle du
cabinet, sur le chevalet de chêne ciré, bien éclairé par l’une des fenêtres=
qui
s’ouvrait du côté du jardin. De petits bâtons de craie étaient rangés sur la
planchette ajustée au bas du tableau. L’éponge pour effacer se trouvait à
portée de la main gauche du calculateur. Quant à sa main droite ou plutôt s=
on
crochet postiche, il était réservé pour le tracé des figures, des formules =
et
des chiffres.
Au début, J.-T. Maston, décrivant un trait
remarquablement circulaire, traça une circonférence qui représentait le
sphéroïde terrestre. À l’Équateur, la courbure du globe fut marquée par une
ligne pleine, représentant la partie antérieure de la courbe, puis par une
ligne ponctuée, indiquant la partie postérieure de manière à bien faire
sentir la projection d’une figure sphérique. Quant à l’axe sortant par les =
deux
Pôles, ce fut un trait perpendiculaire au plan de l’Équateur, que marquèrent
les lettres N et S.
Puis, sur le coin à droite du tableau, fut ins=
crit
ce nombre, qui représente en mètres la circonférence de la Terre :
40 000 000
Cela fait, J.-T. Maston se mit en posture pour
commencer la série de ses calculs.
Il était si préoccupé qu’il n’avait point obse=
rvé
l’état du ciel lequel s’était sensiblement modifié dans l’après-midi. Dep=
uis
une heure, montait un de ces gros orages, dont l’influence affecte l’organi=
sme
de tous les êtres vivants. Des nuages livides, sortes de flocons blanchâtre=
s,
accumulés sur un fond gris mat, passaient pesamment au-dessus de la ville. =
Des
roulements lointains se répercutaient entre les cavités sonores de la Terre=
et
de l’espace. Un ou deux éclairs avaient déjà zébré l’atmosphère, où la tens=
ion électrique
était portée au plus haut point.
J.-T. Maston, de plus en plus absorbé, ne voya=
it
rien, n’entendait rien.
Soudain, un timbre électrique troubla par ses
tintements précipités le silence du cabinet.
« Bon! s’écria J.-T. Maston. Quand ce n’est pas
par la porte que viennent les importuns, c’est par le fil téléphonique!… Une
belle invention pour les gens qui veulent rester en repos!… Je vais prendre=
la
précaution d’interrompre le courant pendant toute la durée de mon travail! =
»
Et, s’avançant vers la plaque :
« Que me veut-on? demanda-t-il.
— Entrer en communication pour quelques instan=
ts!
répondit une voix féminine.
— Et qui me parle?…
— Ne m’avez-vous pas reconnue, cher monsieur
Maston? C’est moi… mistress Scorbitt!
— Mistress Scorbitt!… Elle ne me laissera donc=
pas
une minute de tranquillité! »
Mais ces derniers mots peu agréables pour
l’aimable veuve furent prudemment murmurés à distance, de manière à ne pas
impressionner la plaque de l’appareil.
Puis J.-T. Maston, comprenant qu’il ne pouvait=
se
dispenser de répondre, au moins par une phrase polie, reprit :
« Ah! c’est vous, mistress Scorbitt?
— Moi, cher monsieur Maston!
— Et que me veut mistress Scorbitt?…
— Vous prévenir qu’un violent orage ne tardera=
pas
à éclater au-dessus de la ville!
— Eh bien, je ne puis l’empêcher…
— Non, mais je viens vous demander si vous ave=
z eu
soin de fermer vos fenêtres… »
Mrs Evangélina Scorbitt avait à peine achevé c=
ette
phrase, qu’un formidable coup de tonnerre emplissait l’espace. On eût dit
qu’une immense pièce de soie se déchirait sur une longueur infinie. La foud=
re
était tombée dans le voisinage de Balistic-Cottage, et le fluide, conduit p=
ar
le fil du téléphone, venait d’envahir le cabinet du calculateur avec une
brutalité toute électrique.
J.-T. Maston, penché sur la plaque de l’appare=
il,
reçut la plus belle gifle voltaïque qui ait jamais été appliquée sur la joue
d’un savant. Puis, l’étincelle filant par son crochet de fer, il fut renver=
sé
comme un simple capucin de carte. En même temps, le tableau noir, heurté par
lui, vola dans un coin de la chambre. Après quoi, la foudre, sortant par
l’invisible trou d’une vitre, gagna un tuyau de conduite et alla se perdre =
dans
le sol.
Abasourdi on le serait à moins J.-T. Masto=
n se
releva, se frotta les différentes parties du corps, s’assura qu’il n’était
point blessé. Cela fait, n’ayant rien perdu de son sang-froid, comme il
convenait à un ancien pointeur de Columbiad, il remit tout en ordre dans son
cabinet, redressa son chevalet, replaça son tableau, ramassa les bouts de c=
raie
éparpillés sur le tapis, et vint reprendre son travail si brusquement
interrompu.
Mais il s’aperçut alors que, par suite de la c=
hute
du tableau, l’inscription qu’il avait tracée à droite, et qui représentait =
en
mètres la circonférence terrestre à l’Équateur, était partiellement effacée=
. Il
commençait donc à la rétablir, lorsque le timbre résonna de nouveau avec un
titillement fébrile.
« Encore! » s’écria J.-T. Maston.
Et il alla se placer devant l’appareil.
« Qui est là?… demanda-t-il.
— Mistress Scorbitt.
— Et que me veut mistress Scorbitt?
— Est-ce que cet horrible tonnerre n’est pas t=
ombé
sur Balistic-Cottage?
— J’ai tout lieu de le croire!
— Ah! grand Dieu!… La foudre…
— Rassurez-vous, mistress Scorbitt!
— Vous n’avez pas eu de mal, cher monsieur Mas=
ton?
— Pas eu…
— Vous êtes bien certain de ne pas avoir été
touché?…
— Je ne suis touché que de votre amitié pour m=
oi,
crut devoir répondre galamment J.-T. Maston.
— Bonsoir, cher Maston!
— Bonsoir, chère mistress Scorbitt. »
Et il ajouta en retournant à sa place :
« Au diable soit-elle, cette excellente femme!=
Si
elle ne m’avait pas si maladroitement appelé au téléphone, je n’aurais pas
couru le risque d’être foudroyé! »
Cette fois, c’était bien fini. J.-T. Maston ne
devait plus être dérangé au cours de sa besogne. D’ailleurs, afin de mieux
assurer le calme nécessaire à ses travaux, il rendit son appareil complètem=
ent
aphone, en interrompant la communication électrique.
Reprenant pour base le nombre qu’il venait
d’écrire, il en déduisit les diverses formules, puis, finalement, une formu=
le
définitive, qu’il posa à gauche sur le tableau, après avoir effacé tous les
chiffres dont il l’avait tirée.
Et alors, il se lança dans une interminable sé=
rie
de signes algébriques…
----------------------------------------------=
----------------------------------
Huit jours plus tard, le 11 octobre, ce magnifique calcul de mécanique étai=
t résolu,
et le secrétaire du Gun-Club apportait triomphalement à ses collègues la
solution du problème qu’ils attendaient avec une impatience bien naturelle.=
Le moyen pratique d’arriver au Pôle nord pour =
en
exploiter les houillères était mathématiquement établi. Aussi, une Société
fut-elle fondée sous le titre de N=
orth
Polar Practical Association , à laquelle le gouvernement de Washington acco=
rdait
la concession du domaine arctique pour le cas où l’adjudication l’en rendra=
it
propriétaire. On sait comment, l’adjudication ayant été faite au profit des
États-Unis d’Amérique, la nouvelle Société fit appel au concours des capita=
listes
des deux Mondes.
Dans lequel le président Barbicane n’en dit pas
plus qu’il ne lui convient d’en dire.
Le 22 décembre, les souscripteurs de Barbicane=
and
Co furent convoqués en assemblée générale. Il va sans dire que les salons du
Gun-Club avaient été choisis pour lieu de réunion dans l’hôtel d’Union-squa=
re.
Et, en vérité, c’est à peine si le square lui-même eût suffi à enfermer la
foule empressée des actionnaires. Mais le moyen de faire un meeting en plein
air, à cette date, sur l’une des places de Baltimore, lorsque la colonne
mercurielle s’abaisse de dix degrés centigrades au-dessous du zéro de la gl=
ace
fondante.
Ordinairement, le vaste hall de Gun-Club on =
ne
l’a peut- être pas oublié était orné d’engins de toutes sortes empruntés =
à la
noble profession de ses membres. On eût dit un véritable musée d’artillerie.
Les meubles eux-mêmes, sièges et tables, fauteuils et divans, rappelaient, =
par
leur forme bizarre, ces engins meurtriers, qui avaient envoyé dans un monde
meilleur tant de braves gens dont le secret désir eût été de mourir de
vieillesse.
Eh bien! ce jour-là, il avait fallu remiser cet
encombrement. Ce n’était pas une assemblée guerrière, c’était une assemblée
industrielle et pacifique qu’Impey Barbicane allait présider. Large place a=
vait
donc été faite aux nombreux souscripteurs, accourus de tous les points des
États-Unis. Dans le hall, comme dans les salons y attenant, ils se pressaie=
nt,
s’écrasaient, s’étouffaient, sans compter l’interminable queue, dont les re=
mous
se prolongeaient jusqu’au milieu d’Union-square.
Bien entendu, les membres du Gun-Club, premi=
ers
souscripteurs des actions de la nouvelle Société, occupaient des places
rapprochées du bureau. On distinguait parmi eux, plus triomphants que jamai=
s,
le colonel Bloomsberry, Tom Hunter aux jambes de bois et leur collègue le
fringant Bilsby. Très galamment, un confortable fauteuil avait été réservé à
Mrs Evangélina Scorbitt, qui aurait véritablement eu le droit, en sa qualit=
é de
plus forte propriétaire de l’immeuble arctique, de siéger à côté du préside=
nt
Barbicane. Nombre de femmes, d’ailleurs, appartenant à toutes les classes d=
e la
cité, fleurissaient de leurs chapeaux aux bouquets assortis, aux plumes
extravagantes, aux rubans multicolores, la bruyante foule qui se pressait s=
ous
la coupole vitrée du hall.
En somme, pour l’immense majorité, les
actionnaires présents à cette assemblée pouvaient être considérés, non
seulement comme des partisans, mais comme des amis personnels des membres du
Conseil d’administration.
Une observation, cependant. Les délégués
européens, suédois, danois, anglais, hollandais et russe, occupaient des pl=
aces
spéciales, et, s’ils assistaient à cette réunion, c’est que chacun d’eux av=
ait
souscrit le nombre d’actions qui donnait droit à une voix délibérative. Apr=
ès
avoir été si parfaitement unis pour acquérir, ils ne l’étaient pas moins,
actuellement, pour dauber les acquéreurs. On imagine aisément quelle intense
curiosité. les poussait à connaître la communication que le président Barbi=
cane
allait faire. Cette communication on n’en doutait pas jetterait la lumi=
ère
sur les procédés imaginés pour atteindre le Pôle boréal. N’y avait-il pas là
une difficulté plus grande encore que d’en exploiter les houillères? S’il se
présentait quelques objections à produire, Éric Baldenak, Boris Karkof, Jac=
ques
Jansen, Jan Harald, ne se gêneraient pas pour demander la parole. De son cô=
té,
le major Donellan, soufflé par Dean Toodrink, était bien décidé à pousser s=
on
rival Impey Barbicane jusque dans ses derniers retranchements.
Il était huit heures du soir. Le hall, les sal=
ons,
les cours du Gun-Club resplendissaient des lueurs que leur versaient les
lustres Edison. Depuis l’ouverture des portes assiégées par le public, un
tumulte d’incessants murmures se dégageait de l’assistance. Mais tout se tu=
t,
lorsque l’huissier annonça l’entrée du Conseil d’administration.
La, sur une estrade drapée, devant une table à
tapis noirâtre, en pleine lumière, prirent place le président Barbicane, le
secrétaire J.-T. Maston, leur collègue le capitaine Nicholl. Un triple hurr=
ah,
ponctué de grognements et de hips, éclata dans le hall et se déchaîna jusqu=
’aux
rues adjacentes.
Solennellement, J.-T. Maston et le capitaine
Nicholl s’étaient assis dans la plénitude de leur célébrité.
Alors, le président Barbicane, qui était resté
debout, mit sa main gauche dans sa poche, sa main droite dans son gilet, et
prit la parole en ses termes :
« Souscripteurs et Souscriptrices,
« Le Conseil d’administration de la North Polar Practical Association vous a réunis dans les salons du Gun-Clu=
b,
afin de vous faire une importante communication.
« Vous l’avez appris par les discussions des
journaux, le but de notre nouvelle Société est l’exploitation des houillère=
s du
Pôle arctique, dont la concession nous a été faite par le gouvernement fédé=
ral.
Ce domaine, acquis après vente publique, constitue l’apport de ses
propriétaires dans l’affaire dont il s’agit. Les fonds, mis à leur disposit=
ion
par la souscription close le 11 décembre dernier, vont leur permettre
d’organiser cette entreprise, dont le rendement produira un taux d’intérêt
inconnu jusqu’à ce jour en n’importe quelles opérations commerciales ou
industrielles. »
Ici, premiers murmures approbatifs, qui
interrompirent un instant l’orateur.
« Vous n’ignorez pas, reprit-il, comment nous
avons été amenés à admettre l’existence de riches gisements de houille,
peut-être aussi d’ivoire fossile, dans les régions circumpolaires. Les
documents publiés par la presse du monde entier [Note 14: Actuellement, le
poids des journaux dépasse chaque année 300 millions de kilogrammes.] ne
peuvent laisser aucun doute sur l’existence de ces charbonnages.
« Or, la houille est devenue la source de toute
l’industrie moderne. Sans parler du charbon ou du coke, utilisés pour le
chauffage, de son emploi pour la production de la vapeur ou de l’électricit=
é,
faut-il vous citer ses dérivés, les couleurs de garance, d’orseille, d’indi=
go,
de fuchsine, de carmin, les parfums de vanille, d’amande amère, de reine des
prés, de girofle, de winter-green, d’anis, de camphre, de thymol et
d’héliotropine, les picrates, l’acide salicylique, le naphtol, le phénol,
l’antipyrine, la benzine, la naphtaline, l’acide pyrogallique, l’hydroquino=
ne,
le tannin, la saccharine, le goudron, l’asphalte, le brai, les huiles de
graissage, les vernis, le prussiate jaune de potasse, le cyanure, les amers,
etc., etc., etc. »
Et, après cette énumération, l’orateur respira
comme un coureur époumoné qui s’arrêta pour reprendre haleine. Puis,
continuant, grâce à une longue inspiration d’air :
« Il est donc certain, dit-il, que la houille,
cette substance précieuse entre toutes, s’épuisera en un temps assez limité=
par
suite d’une consommation à outrance. Avant cinq cents ans, les houillères en
exploitation jusqu’à ce jour seront vidées…
— Trois cents! s’écria un des assistants.
— Deux cents! répondit un autre.
— Disons dans un délai plus ou moins rapproché,
reprit le président Barbicane, et mettons-nous en mesure de découvrir quelq=
ues
nouveaux lieux de production, comme si la houille devait manquer avant la f=
in
du dix-neuvième siècle. »
Ici, une interruption pour permettre aux audit=
eurs
de dresser leurs oreilles, puis, une reprise on ces termes :
« C’est pourquoi, souscripteurs et souscriptri=
ces,
levez- vous, suivez-moi et partons pour le Pôle! »
Et, de fait, tout le public s’ébranla, prêt à
boucler ses malles, comme si le président Barbicane eût montré un navire en
partance pour les régions arctiques.
Une observation, jetée d’une voix aigre et cla=
ire
par le major Donellan, arrêta net ce premier mouvement aussi enthousiaste
qu’inconsidéré.
« Avant de démarrer, demanda-t-il, je pose la
question de savoir comment on peut se rendre au Pôle? Avez-vous la prétenti=
on
d’y aller par mer?
— Ni par mer, ni par terre, ni par air, » répl=
iqua
doucement le président Barbicane.
Et l’assemblée se rassit, en proie à un sentim=
ent
de curiosité bien compréhensible.
« Vous n’êtes pas sans connaître, reprit
l’orateur, quelles tentatives ont été faites pour atteindre ce point
inaccessible du sphéroïde terrestre. Cependant, il convient que je vous les
rappelle sommairement. Ce sera rendre un juste honneur aux hardis pionniers=
qui
ont survécu, et à ceux qui ont succombé dans ces expéditions surhumaines. »=
Approbation unanime, qui courut à travers les
auditeurs, quelle que fût leur nationalité.
« En 1845, reprit le président Barbicane,
l’anglais sir John Franklin, dans un troisième voyage avec l’ Erebus et le =
Terror
, dont l’objectif est de s’élever jusqu’au Pôle, s’enfonce à travers les
parages septentrionaux, et on n’entend plus parler de lui.
« En 1854, l’Américain Kane et son lieutenant
Morton s’élancent à la recherche de sir John Franklin, et, s’ils revinrent =
de
leur expédition, leur navire Advan=
ce ne revint pas.
« En 1859, l’anglais Mac Clintock découvre un
document duquel il appert qu’il ne reste pas un survivant de la campagne de=
l’ Erebus
et du Terror .
« En 1860, l’Américain Hayes quitte Boston sur=
le
schooner United-States , dépasse le
quatre-vingt-unième parallèle, et revient en 1862, sans avoir pu s’élever p=
lus
haut, malgré les héroïques efforts de ses compagnons.
« En 1869, les capitaines Koldervey et Hegeman,
Allemands tous deux, partent de Bremerhaven, sur la Hansa et la =
Germania
. La Hansa, écrasée par les glaces, sombre un peu au-dessous du soixante et
onzième degré de latitude, et l’équipage ne doit son salut qu’à ses chaloup=
es
qui lui permettent de regagner le littoral du Groënland. Quant à la Germani=
a,
plus heureuse, elle rentre au port de Bremerhaven, mais elle n’avait pu
dépasser le soixante-dix-septième parallèle.
« En 1871, le capitaine Hall s’embarque à New-=
York
sur le steamer Polaris . Quatre mo=
is
après, pendant un pénible hivernage, ce courageux marin succombe aux fatigu=
es.
Un an plus tard, le Polaris, entraîné par les icebergs, sans s’être élevé au
quatre-vingt-deuxième degré de latitude, est brisé au milieu des banquises =
en
dérive. Dix-huit hommes de son bord, débarqués sous les ordres du lieutenant
Tyson, ne parviennent à regagner le continent qu’en s’abandonnant sur un ra=
deau
de glace aux courants de la mer arctique, et jamais on n’a retrouvé les tre=
ize
hommes perdus avec le Polaris.
« En 1875, l’Anglais Nares quitte Portsmouth a=
vec
l’ Alerte et la Découverte . C’est dans cette campagne
mémorable, où les équipages établirent leur quartier d’hiver entre le quatre
vingt-deuxième et le quatre-vingt-troisième parallèle, que le capitaine
Markham, après s’être avancé dans la direction du nord, s’arrête à quatre c=
ents
milles [Note 15: 740 kilomètres.] seulement du pôle arctique, dont personne=
ne
s’était autant rapproché avant lui.
« En 1879, notre grand citoyen Gordon Bennett…=
»
Ici trois hurrahs, poussés à pleine poitrine,
acclamèrent le nom du « grand citoyen », le directeur du New-York Herald .
« … arme la Jeannette qu’il confie au commanda=
nt
De Long, appartenant à une famille d’origine française. La Jeannette part de
San Francisco avec trente-trois hommes, franchit le détroit de Behring, est
prise dans les glaces à la hauteur de l’île Herald, sombre à la hauteur de
l’île Bennett, à peu près sur le soixante dix-septième parallèle. Ses hommes
n’ont plus qu’une ressource : c’est de se diriger vers le sud avec les cano=
ts
qu’ils ont sauvés ou à la surface des ice- fields. La misère les décime. De
Long meurt en octobre. Nombre de ses compagnons sont frappés comme lui, et
douze seulement reviennent de cette expédition.
« Enfin, en 1881, l’Américain Greely quitte le
port Saint- Jean de Terre-Neuve avec le steamer Proteus , afin d’aller établir une stati=
on à
la baie de lady Franklin, sur la terre de Grant, un peu au-dessous du
quatre-vingt-deuxième degré. En cet endroit est fondé le fort Conger. De là,
les hardis hiverneurs se portent vers l’ouest et vers le nord de la baie. Le
lieutenant Lockwood et son compagnon Brainard, en mai 1882, s’élèvent jusqu=
’à
quatre-vingt-trois degrés trente-cinq minutes, dépassant le capitaine Markh=
am
de quelques milles.
« C’est le point extrême atteint jusqu’à ce jo=
ur!
C’est l’ Ultima Thule de la cartog=
raphie
circumpolaire! »
Ici, nouveaux hurrahs, panachés des hips
réglementaires, en l’honneur des découvreurs américains.
« Mais, reprit le président Barbicane, la camp=
agne
devait mal finir. Le Proteus sombre. Ils sont là vingt-quatre colons arctiq=
ues,
voués à des misères épouvantables. Le docteur Pavy, un Français, et bien
d’autres, sont atteints mortellement. Greely, secouru par la Thétis en 1883, ne ramène que six de ses compag=
nons.
Et l’un des héros de la découverte, le lieutenant Lockwood, succombe à son
tour, ajoutant un nom de plus au douloureux martyrologe de ces régions! »
Cette fois, ce fut un respectueux silence qui
accueillit ces paroles du président Barbicane, dont toute l’assistance
partageait la légitime émotion.
Puis, il reprit d’une voix vibrante :
« Ainsi donc, malgré tant de dévouement et de
courage, le quatre-vingt-quatrième parallèle n’a jamais pu être dépassé. Et
même, on peut affirmer qu’il ne le sera jamais par les moyens qui ont été
employés jusqu’à ce jour, soit des navires pour atteindre la banquise, soit=
des
radeaux pour franchir les champs de glace. Il n’est pas permis à l’homme
d’affronter de pareils dangers, de supporter de tels abaissements de
température. C’est donc par d’autres voies qu’il faut marcher à la conquête=
du
Pôle! »
On sentit, au frémissement des auditeurs, que =
là
était le vif de la communication, le secret cherché et convoité par tous.
« Et comment vous y prendrez-vous monsieur?…
demanda le délégué de l’Angleterre.
— Avant dix minutes, vous le saurez, major
Donellan, répondit le président Barbicane,[Note 16: Dans la nomenclature des
découvreurs qui ont tenté de s’élever jusqu’au Pôle, Barbicane a omis le no=
m du
capitaine Hatteras, dont le pavillon aurait flotté sur le quatre-vingt-dixi=
ème
degré. Cela se comprend, ledit capitaine n’étant, vraisemblablement, qu’un
héros imaginaire. (Anglais au pôle Nord et Désert de Glace, du même auteur)=
.]
et j’ajoute, en m’adressant à tous nos actionnaires : Ayez confiance en nou=
s,
puisque les promoteurs de l’affaire sont les mêmes hommes qui, s’embarquant
dans un projectile cylindro-conique…
— Cylindro-comique! s’écria Dean Toodrink.
— … ont osé s’aventurer jusqu’à la Lune…
— Et on voit bien qu’ils en sont revenus! » aj=
outa
le secrétaire du major Donellan, dont les observations malséantes provoquèr=
ent
de violentes protestations. »
Mais le président Barbicane, haussant les épau=
les,
reprit d’une voix ferme :
« Oui, avant dix minutes, souscripteurs et
souscriptrices, vous saurez à quoi vous en tenir. »
Un murmure, fait de Oh! de Eh! et de Ah!
prolongés, accueillit cette réponse.
En vérité, il semblait que l’orateur venait de
dire au public :
« Avant dix minutes, nous serons au Pôle! »
Il poursuivit en ces termes :
« Et d’abord, est-ce un continent qui forme la
calotte arctique de la Terre? N’est-ce point une mer, et le commandant Nares
n’a-t-il pas eu raison de la nommer « mer
Paléocrystique », c’est-à-dire mer des ancienn=
es
glaces? À cette demande, je répondrai : Nous ne le pensons pas.
— Cela ne peut suffire! s’écria Éric Baldenak.=
Il
ne s’agit pas de ne « point penser », il s’agit d’être certain…
— Eh bien! nous le sommes, répandrai-je à mon
bouillant interrupteur. Oui! C’est un terrain solide, non un bassin liquide,
dont la North Polar Practical Asso=
ciation
a fait l’acquisition, et qui,
maintenant, appartient aux États-Unis, sans qu’aucune Puissance européenne y
puisse jamais prétendre! »
Murmure au bancs des délégués du vieux Monde.<= o:p>
« Bah!… Un trou plein d’eau… une cuvette… que =
vous
n’êtes pas capables de vider! » s’écria de nouveau Dean Toodrink.
Et il eut l’approbation bruyante de ses collèg=
ues.
« Non, monsieur, répondit vivement le président
Barbicane. Il y a là un continent, un plateau qui s’élève peut-être comme=
le
désert de Gobi dans l’Asie Centrale à trois ou quatre kilomètres au-dessu=
s du
niveau de la mer. Et cela a pu être facilement et logiquement déduit des
observations faites sur les contrées limitrophes, dont le domaine polaire n=
’est
que le prolongement. Ainsi, pendant leurs explorations, Nordenskiöld, Peary,
Maaigaard, ont constaté que le Groënland va toujours en montant dans la
direction du nord. À cent soixante kilomètres vers l’intérieur, en partant =
de
l’île Diskö, son altitude est déjà de deux mille trois cents mètres. Or, en
tenant compte de ces observations, des différents produits, animaux ou
végétaux, trouvés dans leurs carapaces de glaces séculaires, tels que carca=
sses
de mastodontes, défenses et dents d’ivoire, troncs de conifères, on peut
affirmer que ce continent fut autrefois une terre fertile, habitée par des
animaux certainement, par des hommes peut-être. Là furent ensevelies les
épaisses forêts des époques préhistoriques, qui ont formé les gisements de
houille dont nous saurons poursuivre l’exploitation! Oui! c’est un continent
qui s’étend autour du Pôle, un continent vierge de toute empreinte humaine,=
et
sur lequel nous irons planter le pavillon des États-Unis d’Amérique! »
Tonnerre d’applaudissements.
Lorsque les derniers roulements se furent étei=
nts
dans les lointaines perspectives d’Union-square, on entendit glapir la voix
cassante du major Donellan. Il disait :
« Voilà déjà sept minutes d’écoulées sur les d=
ix
qui devaient nous suffire pour atteindre le Pôle?…
— Nous y serons dans trois minutes, » répondit
froidement le président Barbicane.
Il reprit :
« Mais, si c’est un continent qui constitue no=
tre
nouvel immeuble, et si ce continent est surélevé, comme nous avons lieu de =
le
croire, il n’en est pas moins obstrué par les glaces éternelles, recouvert
d’ice-bergs et d’ice-fields, et dans des conditions où l’exploitation en se=
rait
difficile…
— Impossible! dit Jan Harald, qui souligna cet=
te
affirmation d’un grand geste.
— Impossible, je le veux bien, répondit Impey
Barbicane. Aussi, est-ce à vaincre cette impossibilité qu’ont tendu nos
efforts. Non seulement, nous n’aurons plus besoin de navires ni de traîneaux
pour aller au Pôle; mais, grâce à nos procédés, la fusion des glaces, ancie=
nnes
ou nouvelles, s’opérera comme par enchantement, et sans que cela nous coûte=
ni
un dollar de notre capital, ni une minute de notre travail! »
Ici un silence absolu. On touchait au moment «
chicologique », suivant l’élégante expression que murmura Dean Toodrink à
l’oreille de Jacques Jansen.
« Messieurs, reprit le président du Gun-Club,
Archimède ne demandait qu’un point d’appui pour soulever le monde. Eh bien!=
ce
point d’appui, nous l’avons trouvé. Un levier devait suffire au grand géomè=
tre
de Syracuse, et ce levier nous le possédons. Nous sommes donc on mesure de
déplacer le Pôle…
— Déplacer le Pôle!… s’écria Éric Baldenak.
— L’amener en Amérique!… » s’écria Jan Harald.=
Sans doute, le président Barbicane ne voulait =
pas
encore préciser, car il continua, disant :
« Quant à ce point d’appui…
— Ne le dites pas!… Ne le dites pas! s’écria un
des assistants d’une voix formidable.
— Quant à ce levier…
— Gardez le secret!… Gardez-le!… s’écria la
majorité des spectateurs.
— Nous le garderons! », répondit le président
Barbicane.
Et si les délégués européens furent dépités de
cette réponse, on peut le croire. Mais, malgré leurs réclamations, l’orateu=
r ne
voulut rien faire connaître de ses procédés. Il se contenta d’ajouter :
« Pour ce qui est des résultats du travail
mécanique travail sans précédent dans les annales industrielles que nous
allons entreprendre et mener à bonne fin, grâce au concours de vos capitaux=
, je
vais vous en donner immédiatement communication.
— Écoutez!… Écoutez! »
Et, si on écouta!
« Tout d’abord, reprit le président Barbicane,
l’idée première de notre oeuvre revient à l’un de nos plus savants, dévoués=
et
illustres collègues. À lui aussi, la gloire d’avoir établi les calculs qui
permettent de faire passer cette idée de la théorie à la pratique, car, si =
l’exploitation
des houillères arctiques n’est qu’un jeu, déplacer le Pôle était un problème
que la mécanique supérieure pouvait seule résoudre. Voilà pourquoi nous nous
sommes adressés à l’honorable secrétaire du Gun-Club, J.-T. Maston!
— Hurrah!… Hip!… hip!… hip! pour J.-T. Maston!=
»
cria tout l’auditoire, électrisé par la présence de cet éminent et
extraordinaire personnage.
Ah! combien Mrs Evangélina Scorbitt fut émue d=
es
acclamations qui éclatèrent autour du célèbre calculateur, et à quel point =
son
coeur en fut délicieusement remué!
Lui, modestement, se contenta de balancer
doucement la tête à droite, puis à gauche, et de saluer du bout de son croc=
het
l’enthousiaste assistance.
« Déjà, chers souscripteurs, reprit le préside=
nt
Barbicane, lors du grand meeting qui célébra l’arrivée du Français Michel A=
rdan
en Amérique, quelques mois avant notre départ pour la Lune… »
Et ce Yankee parlait aussi simplement de ce vo=
yage
que s’il eût été de Baltimore à New-York!
« … J.-T. Maston s’était écrié : "Invento=
ns des
machines, trouvons un point d’appui et redressons l’axe de la Terre!" =
Eh
bien, vous tous qui m’écoutez, sachez-le donc!… Les machines sont inventées=
, le
point d’appui est trouvé, et c’est au redressement de l’axe terrestre que n=
ous
allons appliquer nos efforts! »
Ici, quelques minutes d’une stupéfaction qui, =
en
France, se fût traduite par cette expression populaire mais juste : « Elle =
est
raide, celle-là! »
« Quoi!… Vous avez la prétention de redresser
l’axe? s’écria le major Donellan.
— Oui, monsieur, répondit le président Barbica=
ne,
ou, plutôt, nous avons le moyen d’en créer un nouveau, sur lequel s’accompl=
ira
désormais la rotation diurne…
— Modifier la rotation diurne!… répéta le colo=
nel
Karkof, dont les yeux jetaient des éclairs.
— Absolument, et sans toucher à sa durée! répo=
ndit
le président Barbicane. Cette opération reportera le Pôle actuel à peu près=
sur
le soixante-septième parallèle, et, dans ces conditions, la Terre se compor=
tera
comme la planète Jupiter, dont l’axe est presque perpendiculaire au plan de=
son
orbite. Or, ce déplacement de vingt-trois degrés vingt-huit minutes suffira
pour que notre immeuble polaire reçoive une quantité de chaleur suffisant à
fondre les glaces accumulées depuis des milliers de siècles! »
L’auditoire était haletant. Personne ne songea=
it à
interrompre l’orateur pas même à l’applaudir. Tous étaient subjugués par
cette idée à la fois si ingénieuse et si simple : modifier l’axe sur lequel=
se
meut le sphéroïde terrestre.
Quant aux délégués européens, ils étaient simp=
lement
abasourdis, aplatis, annihilés, et ils restaient bouche close, au dernier d=
egré
de l’ahurissement.
Mais les applaudissements éclatèrent à tout
rompre, lorsque le président Barbicane acheva son discours par cette conclu=
sion
sublime dans sa simplicité :
« Donc, c’est le Soleil lui-même qui se charge=
ra
de fondre les ice-bergs et les banquises, et de rendre facile l’accès du Pô=
le
nord!
— Ainsi, demanda le major Donellan, puisque
l’homme ne peut aller au Pôle, c’est le Pôle qui viendra à lui?…
— Comme vous dites! » répliqua le président
Barbicane.
« Comme dans Jupiter? » a dit le président du
Gun-Club.
Oui! Comme dans Jupiter.
Et, lors de cette mémorable séance du meeting =
en
l’honneur de Michel Ardan fort à propos rappelée par l’orateur si J.-T.
Maston s’était fougueusement écrié : « Redressons l’axe terrestre! », c’est=
que
l’audacieux et fantaisiste Français, l’un des héros du Voyage de la Terre à la Lune , le compag=
non du
président Barbicane et du capitaine Nicholl, venait d’entonner un hymne dit=
hyrambique
en l’honneur de la plus importante des planètes de notre monde solaire. Dans
son superbe panégyrique, il ne s’était pas fait faute d’en célébrer les
avantages spéciaux, tels qu’il vont être sommairement rapportés.
Ainsi donc, d’après le problème résolu par le
calculateur du Gun-Club, un nouvel axe de rotation allait être substitué à
l’ancien axe, sur lequel la Terre tourne « depuis que le monde est monde »,
suivant l’adage vulgaire. En outre, ce nouvel axe de rotation serait perpen=
diculaire
au plan de son orbite. Dans ces conditions, la situation climatérique de
l’ancien Pôle nord serait exactement égale à la situation actuelle de Trond=
jhem
en Norvège au printemps. Sa cuirasse paléocrystique fondrait donc naturelle=
ment
sous les rayons du Soleil. En même temps, les climats se distribueraient sur
notre sphéroïde comme à la surface de Jupiter.
En effet, l’inclinaison de l’axe de cette plan=
ète,
ou, en d’autres termes, l’angle que son axe de rotation fait avec le plan de
son écliptique, est de 88°13’. Un degré et quarante- sept minutes de plus, =
cet
axe serait absolument perpendiculaire au plan de l’orbite qu’elle décrit au=
tour
du Soleil.
D’ailleurs, il importe de bien le spécifier
l’effort que la Société Barbicane and Co. allait tenter pour modifier les
conditions actuelles de la Terre, ne devait point tendre, à proprement parl=
er,
au redressement de son axe. Mécaniquement, aucune force, si considérable
qu’elle fût, ne saurait produire un tel résultat. La Terre n’est pas comme =
une
poularde à la broche, qui tourne autour d’un axe matériel que l’on puisse
prendre à la main et déplacer à volonté. Mais, en somme, la création d’un
nouvel axe était possible, on dira même facile à obtenir, du moment que=
le
point d’appui, rêvé par Archimède, et le levier, imaginé par J.-T. Maston,
étaient à la disposition de ces audacieux ingénieurs.
Toutefois, puisqu’ils paraissaient décidés à t=
enir
leur invention secrète jusqu’à nouvel ordre, il fallait se borner à en étud=
ier
les conséquences.
C’est ce que firent tout d’abord les journaux =
et
les revues, en rappelant aux savants, en apprenant aux ignorants, ce qui
résultait pour Jupiter de la perpendicularité approximative de son axe sur =
le
plan de son orbite.
Jupiter, qui fait partie du monde solaire, com=
me
Mercure, Vénus, la Terre, Mars, Saturne, Uranus et Neptune, circule à près =
de
deux cents millions de lieues du foyer commun, son volume étant environ tre=
ize
cents fois celui de la Terre.
Or, s’il existe une vie « jovienne », c’est-à-=
dire
s’il y a des habitants à la surface de Jupiter, voici quels sont les avanta=
ges
certains que leur offre ladite planète avantages si fantaisistement mis en
relief, lors du mémorable meeting qui avait précédé le voyage à la Lune.
Et, en premier lieu, pendant la révolution diu=
rne
de Jupiter qui ne dure que 9 heures 55 minutes, les jours, sont constamment
égaux aux nuits par n’importe quelle latitude soit 4 heures 77 minutes po=
ur
le jour, 4 heures 77 minutes pour la nuit.
« Voilà, firent observer les partisans de l’ex=
istence
des Joviens, voilà qui convient aux gens d’habitudes régulières. Ils seront
enchantés de se soumettre à cette régularité! »
Eh bien! c’est ce qui se produirait sur la Ter=
re,
si le président Barbicane accomplissait son oeuvre. Seulement, comme le mou=
vement
de rotation sur le nouvel axe terrestre ne serait ni accru ni amoindri, com=
me
vingt-quatre heures sépareraient toujours deux midis successifs, les nuits =
et
les jours seraient exactement de douze heures en n’importe quel point de no=
tre
sphéroïde. Les crépuscules et les aubes allongeraient les jours d’une quant=
ité
toujours égale. On vivrait au milieu d’un équinoxe perpétuel, tel qu’il se
produit le 21 mars et le 21 septembre sur toutes les latitudes du globe,
lorsque l’astre radieux décrit sa courbe apparente dans le plan de l’Équate=
ur.
« Mais le phénomène climatérique le plus curie=
ux,
et non le moins intéressant, ajoutaient avec raison les enthousiastes, ce s=
era
l’absence de saisons! »
En effet, c’est grâce à l’inclinaison de l’axe=
sur
le plan de l’orbite, que se produisent ces variations annuelles, connues so=
us
les noms de printemps, d’été, d’automne et d’hiver. Or, les Joviens ne
connaissent rien de ces saisons. Donc les Terrestriens ne les connaîtraient
plus. Du moment que le nouvel axe serait perpendiculaire à l’écliptique, il=
n’y
aurait ni zones glaciales ni zones torrides, mais toute la Terre jouirait d=
’une
zone tempérée.
Voici pourquoi.
Qu’est-ce que c’est que la zone torride? C’est=
la
partie de la surface du globe comprise entre les Tropiques du Cancer et du
Capricorne. Tous les points de cette zone jouissent de la propriété de voir=
le
Soleil deux fois par an à leur zénith, tandis que pour les points des
Tropiques, ce phénomène ne se produit annuellement qu’une fois.
Qu’est-ce que c’est que la zone tempérée? C’es=
t la
partie qui comprend les régions situées entre les Tropiques et les Cercles
polaires, entre 23°28’ et 66°72’ de latitude, et pour lesquelles le Soleil =
ne
s’élève jamais jusqu’au zénith, mais paraît tous les jours au-dessus de l’h=
orizon.
Qu’est-ce que c’est que la zone glaciale? C’est
cette partie des régions circumpolaires que le Soleil abandonne complètement
pendant un laps de temps, qui, pour le Pôle même, peut aller jusqu’à six mo=
is.
On le comprend, une conséquence des diverses
hauteurs que peut atteindre le Soleil au-dessus de l’horizon, c’est qu’il en
résulte une chaleur excessive pour la zone torride une chaleur modérée ma=
is
variable à mesure qu’on s’éloigne des Tropiques pour la zone tempérée, un
froid excessif pour la zone glaciale depuis les Cercles polaires jusqu’aux
Pôles.
Eh bien, les choses ne se passeraient plus ain=
si à
la surface de la Terre, par suite de la perpendicularité du nouvel axe. Le
Soleil se maintiendrait immuablement dans le plan de l’Équateur. Durant tou=
te
l’année, il tracerait pendant douze heures sa course imperturbable, en mont=
ant
jusqu’à une distance du zénith égale à la latitude du lieu, par conséquent
d’autant plus haut que le point est plus voisin de l’Équateur. Ainsi, pour =
les
pays situés par vingt degrés de latitude, il s’élèverait chaque jour jusqu’à
soixante-dix degrés au-dessus de l’horizon, pour les pays situés par
quarante-neuf degrés, jusqu’à quarante et un, pour les points situés sur =
le
soixante-septième parallèle, jusqu’à vingt-trois degrés. Donc les jours
conserveraient une régularité parfaite, mesurés par le Soleil, qui se lèver=
ait
et se coucherait toutes les douze heures au même point de l’horizon.
« Et voyez les avantages! répétaient les amis =
du
président Barbicane. Chacun, suivant son tempérament, pourra choisir le cli=
mat
invariable qui conviendra à ses rhumes ou à ses rhumatismes, sur un globe où
l’on ne connaîtra plus les variations de chaleur actuellement si regrettabl=
es!
»
En résumé, Barbicane and Co, Titans modernes, =
allaient
modifier l’état de choses qui existait depuis l’époque où le sphéroïde
terrestre, penché sur son orbite, s’était concentré pour devenir la Terre t=
elle
qu’elle est.
À la vérité, l’observateur y perdrait
quelques-unes des constellations ou étoiles qu’il est habitué à voir sur le
champ du ciel. Le poste n’aurait plus les longues nuits d’hiver ni les longs
jours d’été à encadrer dans ses rimes modernes « avec la consonne d’appui. »
Mais, en somme, quel profit pour la généralité des humains!
« De plus, répétaient les journaux dévoués au
président Barbicane, puisque les productions du sol terrestre seront
régularisées, l’agronome pourra distribuer à chaque espèce végétale la
température qui lui paraîtra favorable.
— Bon! ripostaient les feuilles ennemies, est-=
ce
qu’il n’y aura pas toujours des pluies, des grêles, des tempêtes, des tromb=
es,
des orages, tous ces météores qui parfois compromettent si gravement l’aven=
ir
des récoltes et la fortune des cultivateurs?
— Sans doute, reprenait le choeur des amis, ma=
is
ces désastres seront probablement plus rares par suite de la régularité
climatérique qui empêchera les troubles de l’atmosphère. Oui! l’humanité
profitera grandement de ce nouvel état de choses. Oui! ce sera la véritable
transformation du globe terrestre. Oui! Barbicane and Co auront rendu servi=
ce
aux générations présentes et futures, en détruisant, avec l’inégalité des j=
ours
et des nuits, la diversité fâcheuse des saisons. Oui! comme le disait Michel
Ardan, notre sphéroïde, à la surface duquel il fait toujours trop chaud ou =
trop
froid, ne sera plus la planète aux rhumes, aux coryzas, aux fluxions de
poitrine. Il n’y aura d’enrhumés que ceux qui le voudront bien, puisqu’il l=
eur
sera toujours loisible d’aller habiter un pays convenable à leurs bronches.=
»
Et, dans son numéro du 27 décembre, le Sun , de New- York, termina le plus éloq=
uent
des articles en s’écriant :
« Honneur au président Barbicane et à ses
collègues! Non seulement ces audacieux auront, pour ainsi dire, annexé une
nouvelle province au continent américain, et par là même agrandi le champ d=
éjà
si vaste de la Confédération, mais ils auront rendu la Terre plus
hygiéniquement habitable, et aussi plus productive, puisqu’on pourra semer =
dès
qu’on aura récolté, et que, le grain germant sans retard, il n’y aura plus =
de
temps perdu en hiver. Non seulement les richesses houillères se seront accr=
ues
par l’exploitation de nouveaux gisements, qui assureront la consommation de
cette indispensable matière pendant de longues années peut-être, mais les c=
onditions
climatériques de notre globe se seront transformées à son avantage. Barbica=
ne
et ses collègues auront modifié, pour le plus grand bien de leurs semblable=
s,
l’oeuvre du Créateur. Honneur à ces hommes, qui prendront le premier rang p=
armi
les bienfaiteurs de l’humanité! »
Dans lequel on sent apparaître un Deus ex Mach=
ina
d’origine française.
Tels devaient donc être les profits dus à la
modification apportée par le président Barbicane à l’axe de rotation. On le
sait, d’ailleurs, cette modification ne devait affecter que dans une mesure
insensible le mouvement de translation de notre sphéroïde autour du Soleil.=
La
Terre continuerait à décrire son orbite immuable à travers l’espace, et les
conditions de l’année solaire ne seraient point altérées.
Lorsque les conséquences du changement de l’axe
furent portées à la connaissance du monde entier, elles eurent un
retentissement extraordinaire. Et, à la première heure, on fit un accueil
enthousiaste à ce problème de haute mécanique. La perspective d’avoir des
saisons d’une égalité constante, et, suivant la latitude, « au gré des
consommateurs », était extrêmement séduisante. On « s’emballait » sur cette
pensée que tous les mortels pourraient jouir de ce printemps perpétuel que =
le
chantre de Télémaque accordait à l’île de Calypso, et qu’ils auraient même =
le
choix entre un printemps frais et un printemps tiède. Quant à la position du
nouvel axe sur lequel s’accomplirait la rotation diurne, c’était un secret =
que
ni le président Barbicane, ni le capitaine Nicholl, ni J.-T. Maston ne
semblaient vouloir livrer au public. Le dévoileraient-ils avant, ou ne le
connaîtrait-on qu’après l’expérience? Il n’en fallait pas davantage pour que
l’opinion commençât à s’inquiéter quelque peu.
Une observation vint naturellement à l’esprit,=
et
fut vivement commentée dans les journaux. Par quel effort mécanique se
produirait ce changement, qui exigerait évidemment l’emploi d’une force éno=
rme?
Le Forum, importante revue de New-York, fit
justement remarquer ceci :
« Si la Terre n’eût pas tourné sur un axe,
peut-être aurait- il suffi d’un choc relativement faible pour lui donner un
mouvement de rotation autour d’un axe arbitrairement choisi, mais elle peut
être assimilée à un énorme gyroscope, se mouvant avec une assez grande rapi=
dité,
et une loi de la nature veut qu’un semblable appareil ait une propension à
tourner constamment autour du même axe. Léon Foucault l’a démontré
matériellement par des expériences célèbres. Il sera donc très difficile, p=
our
ne pas dire impossible, de l’en faire dévier! »
Rien de plus juste. Aussi, après s’être demandé
quel serait l’effort imaginé par les ingénieurs de la North Polar Practical Association , il é=
tait
non moins intéressant de savoir si cet effort serait insensiblement ou
brusquement produit. Et, dans ce dernier cas, ne surviendrait-il pas des
catastrophes effrayantes à la surface du globe, au moment où le changement
d’axe s’effectuerait, grâce aux procédés de Barbicane and Co?
Il y avait là de quoi préoccuper aussi bien les
savants que les ignorants des deux Mondes. En somme, un choc est un choc, e=
t il
n’est jamais agréable d’en ressentir le coup ou même le contrecoup. Il
semblait, vraiment, que les promoteurs de l’affaire ne s’étaient point
préoccupés des bouleversements que leur oeuvre pouvait provoquer sur notre
infortuné globe pour n’en voir que les avantages. Aussi, très adroitement, =
les
délégués européens, plus que jamais irrités de leur défaite et résolus à ti=
rer
parti de cette circonstance, commencèrent-ils à soulever l’opinion publique
contre le président du Gun-Club.
On ne l’a pas oublié, la France, n’ayant fait
valoir aucune prétention sur les contrées circumpolaires, ne figurait point
parmi les Puissances qui avaient pris part à l’adjudication. Cependant, si =
elle
s’était officiellement détachée de la question, un Français, on l’a dit, av=
ait
eu la pensée de se rendre à Baltimore, afin de suivre, pour son compte
personnel et son agrément particulier, les diverses phases de cette gigante=
sque
entreprise.
C’était un ingénieur au corps des Mines, âgé de
trente- cinq ans. Entré le premier à l’École Polytechnique et sorti le prem=
ier,
il est permis de le présenter comme un mathématicien hors ligne, très
probablement supérieur à J.-T. Maston, qui, lui, s’il était un calculateur
remarquable, n’était que calculateur ce qu’eût été un Le Verrier auprès d=
’un
Laplace ou d’un Newton.
Cet ingénieur ce qui ne gâtait rien était =
un
homme d’esprit, un fantaisiste, un original comme il s’en rencontre quelque=
fois
dans les Ponts et rarement dans les Mines. Il avait une manière à lui de di=
re
les choses et particulièrement amusante. Lorsqu’il causait avec ses intimes,
même lorsqu’il parlait science, il le faisait avec le laisser-aller d’un ga=
min
de Paris. Il aimait les mots de cette langue populaire, les expressions
auxquelles la mode a si rapidement donné droit de cité. Dans ses moments
d’abandon, on eût dit que son langage se serait très mal accommodé des form=
ules
académiques, et il ne s’y résignait que lorsqu’il avait la plume à la main.
C’était, en même temps, un travailleur acharné, pouvant rester dix heures
devant sa table, écrivant couramment des pages d’algèbre comme on écrit une
lettre. Son meilleur délassement, après les travaux de hautes mathématiques=
de
toute une journée, c’était le whist, qu’il jouait médiocrement, bien qu’il =
en
eût calculé toutes les chances. Et, quand « la main était au mort », il fal=
lait
l’entendre s’écrier dans ce latin de cuisine, cher aux pipots : « Cadaveri poussandum est! »
Ce singulier personnage s’appelait Pierdeux
(Alcide) et, dans sa manie d’abréger commune d’ailleurs à tous ses camara=
des
il signait généralement APierd et même AP1, sans jamais mettre de point s=
ur
l’i. Il était si ardent dans ses discussions, qu’on l’avait surnommé Alcide
sulfurique. Non seulement il était grand, mais il paraissait « haut ». Ses
camarades affirmaient que sa taille mesurait la cinq millionième partie du
quart du méridien, soit environ deux mètres, et ils ne se trompaient pas de
beaucoup. S’il avait la tête un peu petite pour son buste puissant et ses
larges épaules, comme il la remuait avec entrain, et quel vif regard
s’échappait de ses yeux bleus à travers son pince-nez! Ce qui le caractéris=
ait,
c’était une de ces physionomies qui sont gaies, tout en étant graves, en dé=
pit
d’un crâne dépouillé prématurément par l’abus des signes algébriques sous la
lumière des « verres de rosto », autrement dit les becs de gaz des salles
d’études. Avec cela le meilleur garçon dont on ait jamais conservé le souve=
nir
à l’École, et sans l’ombre de pose. Bien que son caractère fût assez
indépendant, il s’était toujours soumis aux prescriptions du code X, qui fa=
it
loi parmi les Polytechniciens pour tout ce qui concerne la camaraderie et le
respect de l’uniforme. On l’appréciait aussi bien sous les arbres de la cour
des « Acas », ainsi nommée parce qu’elle n’a pas d’acacias, que dans les «
casers » dortoirs où les rangements de son bahut, l’ordre qui régnait dans
son « coffin, » dénotaient un esprit absolument méthodique.
Mais que la tête d’Alcide Pierdeux parût un peu
petite au sommet de son grand corps, soit! En tous cas, elle était remplie
jusqu’aux méninges, on peut le croire. Avant tout, il était mathématicien c=
omme
tous ses camarades le sont ou l’ont été; mais il ne faisait des mathématiqu=
es
que pour les appliquer aux sciences expérimentales, qui elles-mêmes n’avaie=
nt
de charme à ses yeux que parce qu’elles trouvaient leur emploi dans
l’industrie. C’était là, il le reconnaissait bien, un côté inférieur de sa
nature. On n’est pas parfait. En somme, sa spécialité, c’était l’étude de c=
es
sciences qui, malgré leurs progrès immenses, ont et auront toujours des sec=
rets
pour leurs adeptes.
Mentionnons, au passage, qu’Alcide Pierdeux ét=
ait
célibataire. Comme il le disait volontiers, il était encore « égal à un, » =
bien
que son plus vif désir eût été de se doubler. Aussi, ses amis avaient-ils d=
éjà
pensé à le marier avec une jeune fille charmante, gaie, spirituelle, une
provençale de Martigues. Malheureusement, il y avait un père qui répondit a=
ux
premières ouvertures par la « martigalade » suivante :
« Non, votre Alcide est trop savant! Il tiendr=
ait
à ma pauvrette des conversations inintelligibles pour elle!… »
Comme si tout vrai savant n’était pas modeste =
et
simple!
C’est pourquoi, très dépité, notre ingénieur
résolut de mettre une certaine étendue de mer entre la Provence et lui. Il
demanda un congé d’un an, il l’obtint, et ne crut pas pouvoir le mieux empl=
oyer
qu’en allant suivre l’affaire de la North
Polar Practical Association . Et voilà pourquoi, à cette époque, il se trou=
vait
aux États-Unis.
Donc, depuis qu’Alcide Pierdeux était à Baltim=
ore,
cette grosse opération de Barbicane and Co. ne laissait pas de le préoccupe=
r.
Que la Terre devint jovienne par un changement d’axe, peu lui importait! Ma=
is
par quel moyen elle le pourrait devenir, c’était là ce qui excitait sa
curiosité de savant non sans raison.
Et, dans son langage pittoresque, il se disait=
: «
Évidemment le président Barbicane s’apprête à flanquer à notre boule un gno=
n de
première catégorie!… Comment et dans quel sens?… Tout est là!.. Pardieu!
j’imagine bien qu’il va la prendre « fin » comme une bille de billard, quan=
d on
veut faire un effet de coté!… S’il la prenait « plein », elle irait se bala=
der
hors de son orbite, et au diable les années actuelles, qui seraient changée=
s de
la belle façon! Non! ces braves gens ne songent évidemment qu’à substituer =
un
nouvel axe à l’ancien!… Pas de doute là-dessus!… Mais je ne vois pas trop où
ils iront prendre leur point d’appui ni quelle secousse ils feront arriver =
de l’extérieur!…
Ah! si le mouvement diurne n’existait pas, une chiquenaude suffirait!… Or, =
il
existe, le mouvement diurne!… On ne peut pas le supprimer, le mouvement diu=
rne!
Et c’est bien là le canisdentum! <=
span
style=3D'mso-spacerun:yes'> »
Il voulait dire le « chiendent », cet étonnant
Pierdeux!
« En tout cas, ajouta-t-il, de quelque manière
qu’ils s’y prennent, ce sera un chambardement général! »
En fin de compte, notre savant avait beau « se
décarcasser la boîte au sel », il n’entrevoyait même pas quel serait le pro=
cédé
imaginé par Barbicane et Maston. Chose d’autant plus regrettable que, si ce
procédé lui eût été connu, il en aurait vite déduit les formules mécaniques=
.
Et c’est ce qui fait qu’à la date du 29 décemb=
re,
Alcide Pierdeux, ingénieur au corps national des Mines de France, arpentait=
, du
compas largement ouvert de ses longues jambes, les rues mouvementées de
Baltimore.
Dans lequel diverses inquiétudes commencent à =
se
faire jour.
Cependant un mois venait de s’écouler depuis q=
ue
l’assemblée générale s’était tenue dans les salons du Gun- Club. Durant ce =
laps
de temps, l’opinion publique s’était très sensiblement modifiée. Les avanta=
ges
du changement de l’axe de rotation, oubliés! Les désavantages, on commençai=
t à
les voir fort distinctement. Il n’était pas possible qu’une catastrophe ne
s’ensuivît point, car le changement serait vraisemblablement produit par une
violente secousse. Que serait au juste cette catastrophe, voilà ce qu’on ne
pouvait dire. Quant à l’amélioration des climats, était-elle si désirable? =
En
vérité, il n’y aurait que les Esquimaux, les Lapons, les Samoyèdes, les
Tschoultchis, qui pourraient y gagner, puisqu’ils n’avaient rien à y perdre=
.
Il fallait, maintenant, entendre les délégués
européens déblatérer contre l’oeuvre du président Barbicane! Et, pour
commencer, ils avaient fait des rapports à leurs gouvernements, ils avaient=
usé
les fils sous-marins par l’incessante circulation de leurs dépêches, ils
avaient demandé, ils avaient reçu des instructions… Or, ces instructions, on
les connaît. Toujours clichées selon les formules de l’art diplomatique avec
ses amusantes réserves : « Montrez beaucoup d’énergie, mais ne compromettez=
pas
votre gouvernement! Agissez résolument, mais ne touchez pas au statu quo! »
Entre temps, le major Donellan et ses collègue=
s ne
cessaient de protester au nom de leurs pays menacés au nom de l’ancien
Continent surtout.
« En effet, il est bien évident, disait le col=
onel
Boris Karkof, que les ingénieurs américains ont dû prendre leurs mesures po=
ur
épargner autant que possible aux territoires des États-Unis les conséquence=
s du
choc!
— Mais le pouvaient-ils? répondait Jan Harald.
Quand on secoue un olivier pendant la récolte des olives, est-ce que toutes=
les
branches n’en pâtissent pas?
— Et lorsque vous recevez un coup de poing dan=
s la
poitrine, répétait Jacques Jansen, est-ce que tout votre corps n’en est pas
ébranlé?
— Voilà donc ce que signifiait la fameuse clau=
se
du document! s’écriait Dean Toodrink. Voilà donc pourquoi elle visait certa=
ines
modifications géographiques ou météorologiques à la surface du globe!
— Oui! disait Éric Baldenak, et ce que l’on pe=
ut
d’abord craindre, c’est que le changement de l’axe ne rejette les mers hors=
de
leurs bassins naturels.
— Et si le niveau océanique s’abaisse en diffé=
rents
points, faisait observer Jacques Jansen, n’arrivera-t-il pas que certains
habitants se trouveront à de telles hauteurs que toute communication sera
impossible avec leurs semblables?…
— Si même ils ne sont reportés dans des couches
d’une densité si faible, ajoutait Jan Harald, que l’air n’y suffira plus à =
la
respiration!
— Voyez-vous Londres à la hauteur du Mont-Blan=
c! »
s’écriait le major Donellan.
Et, les jambes écartées, la tête rejetée en
arrière, ce gentleman regardait vers le zénith, comme si la capitale du
Royaume-Uni eût été perdue dans les nuages.
En somme, cela constituait un danger public,
d’autant plus inquiétant qu’on pressentait déjà quelles seraient les
conséquences de la modification de l’axe terrestre.
En effet, il ne s’agissait rien moins que d’un
changement de vingt-trois degrés vingt huit minutes, changement qui devait
produire un déplacement considérable des mers par suite de l’aplatissement =
de
la Terre aux anciens Pôles. La Terre était-elle donc menacée de bouleversem=
ents
pareils à ceux que l’on croit avoir récemment constatés à la surface de la
planète Mars? Là, des continents entiers, entre autres la Libye de
Schiaparelli, ont été submergés, ce qu’indique la teinte bleu foncé,
substituée à la teinte rougeâtre. Là, le lac Moeris a disparu. Là, six cent
mille kilomètres carrés ont été modifiés au nord, tandis qu’au sud, les océ=
ans
ont abandonné les larges régions qu’ils occupaient autrefois. Et, si quelqu=
es
âmes charitables s’étaient inquiétées des « inondés de Mars » et avaient
proposé d’ouvrir des souscriptions en leur faveur, que serait-ce lorsqu’il
faudrait s’inquiéter des inondés de la Terre?
Les protestations commencèrent donc à se faire
entendre de toutes parts, et le gouvernement des États-Unis fut mis en deme=
ure
d’aviser. À tout prendre, mieux valait ne point tenter l’expérience que de
s’exposer aux catastrophes qu’elle réservait à coup sûr. Le Créateur avait =
bien
fait les choses. Nulle nécessité de porter une main téméraire sur son oeuvr=
e.
Eh bien, le croirait-on? Il se trouvait des
esprits assez légers pour plaisanter de choses si graves!
« Voyez-vous ces Yankees! répétaient-ils.
Embrocher la Terre sur un autre axe! Si encore, à force de tourner sur celu=
i-
ci depuis des millions de siècles, elle l’avait usé au frottement de ses
tourillons, peut-être eût-il été opportun de le changer comme on change
l’essieu d’une poulie ou d’une roue! Mais n’est-il donc pas en aussi bon ét=
at
qu’aux premiers jours de la création? »
À cela que répondre?
Et, au milieu de toutes ces récriminations, Al=
cide
Pierdeux cherchait à deviner quels seraient la nature et la direction du ch=
oc
imaginé par J.-T. Maston, ainsi que le point précis du globe où il se
produirait. Une fois maître de ce secret, il saurait bien reconnaître quell=
es
seraient les parties menacées du sphéroïde terrestre.
Il a été mentionné ci-dessus que les terreurs =
de
l’ancien Continent ne pouvaient être partagées par le nouveau du moins, d=
ans
cette portion comprise sous le nom d’Amérique septentrionale, qui appartient
plus spécialement à la Confédération américaine. En effet, était-il admissi=
ble
que le président Barbicane, le capitaine Nicholl et J.-T. Maston, en leur
qualité d’Américains, n’eussent point songé à préserver les États-Unis des
émersions ou immersions que devait produire le changement de l’axe en divers
points de l’Europe, de l’Asie, de l’Afrique et de l’Océanie? On est Yankee =
ou
on ne l’est pas, et ils l’étaient tous trois, et à un rare degré des Yank=
ees
« coulés d’un bloc » comme on avait dit de Barbicane, quand il avait dévelo=
ppé
son projet de voyage à la Lune.
Évidemment, la partie du nouveau Continent, en=
tre
les terres arctiques et le golfe du Mexique, ne devait rien avoir à redoute=
r du
choc en perspective. Il est probable même que l’Amérique profiterait d’un
considérable accroissement de territoire. En effet, sur les bassins abandon=
nés
par les deux océans qui la baignent actuellement, qui sait si elle ne
trouverait pas à s’annexer autant de nouvelles provinces que son pavillon
déployait déjà d’étoiles sous les plis de son étamine?
« Oui, sans doute! Mais, répétaient les esprits
timorés ceux qui ne voient jamais que le côté périlleux des choses est-=
on
jamais sûr de rien ici-bas? Et si J.-T. Maston s’était trompé dans ses calc=
uls?
Et si le président Barbicane commettait une erreur, quand il les mettrait en
pratique? Cela peut arriver aux plus habiles artilleurs! Ils n’envoient pas
toujours le boulet dans la cible ni la bombe dans le tonneau! »
On le conçoit, ces inquiétudes étaient
soigneusement entretenues par les délégués des Puissances européennes. Le
secrétaire Dean Toodrink publia nombre d’articles en ce sens et des plus
violents dans le Standard , Jan Ha=
rald
dans le journal suédois Aftenblade=
t , et
le colonel Boris Karkof dans le journal russe très répandu le Novoié-Vrémia . En Amérique même, les op=
inions
se divisèrent. Si les républicains, qui sont libéraux, restèrent partisans =
du président
Barbicane, les démocrates, qui sont conservateurs, se déclarèrent contre lu=
i.
Une partie de la presse américaine, principalement le Journal de Boston , la Tribune de New-York, etc., firent chorus avec la
presse européenne. Or, aux États-Unis, depuis l’organisation de l’ Associat=
ed
Press et l’ United Press , le jour=
nal
est devenu un agent formidable d’informations, puisque le prix des nouvelles
locales ou étrangères dépasse annuellement et de beaucoup le chiffre de vin=
gt
millions de dollars.
En vain d’autres feuilles non des moins
répandues voulurent-elles riposter en faveur de la North Polar Practical Association ! En v=
ain
Mrs Evangélina Scorbitt paya-t-elle à dix dollars la ligne des articles de
fond, des articles de fantaisie, de spirituelles boutades, où il était fait
justice de ces périls que l’on traitait de chimériques! En vain cette arden=
te
veuve chercha-t-elle à démonter que, si jamais hypothèse était injustifiabl=
e,
c’était bien que J.-T. Maston eût pu commettre une erreur de calcul!
Finalement, l’Amérique, prise de peur, inclina peu à peu à se mettre presque
tout entière à l’unisson de l’Europe.
Du reste, ni le président Barbicane, ni le
secrétaire du Gun-Club, ni même les membres du Conseil d’administration, ne
prenaient la peine de répondre. Ils laissaient dire et n’avaient rien chang=
é à
leurs habitudes. Il ne semblait même pas qu’ils fussent absorbés par les
immenses préparatifs que devait nécessiter une telle opération. Se
préoccupaient-ils seulement du revirement de l’opinion publique, de la
désapprobation générale qui s’accentuait maintenant contre un projet accuei=
lli
tout d’abord avec tant d’enthousiasme? Il n’y paraissait guère.
Bientôt, malgré le dévouement de Mrs Evangélina
Scorbitt, quelles que fussent les sommes qu’elle consacra à leur défense, le
président Barbicane, le capitaine Nicholl et J.-T. Maston passèrent à l’état
d’êtres dangereux pour la sécurité des deux Mondes. Officiellement, le
gouvernement fédéral fut sommé par les Puissances européennes d’intervenir =
dans
l’affaire et d’interroger ses promoteurs. Ceux-ci devaient faire connaître
ouvertement leurs moyens d’action, déclarer par quel procédé ils comptaient
substituer un nouvel axe à l’ancien ce qui permettrait de déduire quelles=
en
devaient être les conséquences au point de vue de la sécurité générale de
désigner enfin quelles seraient les parties du globe qui seraient directeme=
nt
menacées, en un mot, apprendre tout ce que l’inquiétude publique ne savait =
pas,
et tout ce que la prudence voulait savoir.
Le gouvernement de Washington n’eut point à se
faire prier. L’émotion, qui avait gagné les États du nord, du centre et du =
sud
de la République, ne lui permettait pas une hésitation. Une Commission
d’enquête, composée de mécaniciens, d’ingénieurs, de mathématiciens,
d’hydrographes et de géographes, au nombre de cinquante, présidée par le
célèbre John H. Prestice, fut instituée par décret en date du 19 février, a=
vec
plein pouvoir pour se faire rendre compte de l’opération et au besoin pour
l’interdire.
Tout d’abord, le président Barbicane reçut avi=
s de
comparaître devant cette Commission.
Le président Barbicane ne vint pas.
Des agents allèrent le chercher dans son
habitation particulière, 95, Cleveland-street, à Baltimore.
Le président Barbicane n’y était plus.
Où était-il?…
On l’ignorait.
Quand était-il parti?…
Depuis cinq semaines, depuis le 11 janvier, il
avait quitté la grande cité du Maryland et le Maryland lui-même en compagni=
e du
capitaine Nicholl.
Où étaient-ils allés tous les deux?…
Personne ne put le dire.
Évidemment, les deux membres du Gun-Club faisa=
ient
route pour cette région mystérieuse, où les préparatifs commenceraient sous
leur direction.
Mais quel pouvait être ce lieu?…
On le comprend, il y avait un puissant intérêt=
à
le savoir, si l’en voulait briser dans l’oeuf le plan de ces dangereux
ingénieurs, alors qu’il en était temps encore.
La déception, produite par le départ du présid=
ent
Barbicane et du capitaine Nicholl, fut énorme. Il se produisit bientôt un f=
lux
de colère qui monta comme une marée d’équinoxe contre les administrateurs d=
e la
North Polar Practical Association =
.
Mais un homme devait savoir où étaient allés le
président Barbicane et son collègue. Un homme pouvait péremptoirement répon=
dre
au gigantesque point d’interrogation, qui se dressait à la surface du globe=
.
Cet homme, c’était J.-T. Maston.
J.-T. Maston fut mandé devant la Commission
d’enquête par les soins de John H. Prestice.
J.-T. Maston ne parut point.
Est-ce que, lui aussi, avait quitté Baltimore?
Est-ce qu’il était allé rejoindre ses collègues pour les aider dans cette
oeuvre, dont le monde entier attendait les résultats avec une si compréhens=
ible
épouvante?
Non! J.-T. Maston habitait toujours
Balistic-Cottage, au numéro 109 de Franklin-street, travaillant sans cesse,=
se
délassant déjà dans d’autres calculs, ne s’interrompant que pour quelques
soirées passées dans les salons de Mrs Evangélina Scorbitt, au somptueux hô=
tel
de New-Park.
Un agent lui fut donc dépêché par le président=
de
la Commission d’enquête avec ordre de l’amener.
L’agent arriva au cottage, frappa à la porte,
s’introduisit dans le vestibule, fut assez mal reçu par le nègre Fire-Fire,
plus mal encore par le maître de la maison.
Cependant J.-T. Maston crut devoir se rendre à
l’invitation, et, quand il fut en présence des commissaires- enquêteurs, il=
ne
dissimula pas qu’on l’ennuyait fort en interrompant ses occupations
habituelles.
Une première question lui fut adressée :
Le secrétaire du Gun-Club savait-il où se
trouvaient actuellement le président Barbicane et le capitaine Nicholl?
« Je le sais, répondit J.-T. Maston d’une voix
ferme, mais je ne me crois point autorisé à le dire. »
Seconde question :
Ses deux collègues s’occupaient-ils des
préparatifs nécessaires à cette opération du changement de l’axe terrestre?=
« Cela, répondit J.-T. Maston, fait partie du
secret que je suis tenu d’observer, et je refuse de répondre. »
Voudrait-il donc communiquer son travail à la
Commission d’enquête, qui jugerait s’il était possible de laisser s’accompl=
ir
les projets de la Société?
« Non, certes, je ne le communiquerai pas!… Je
l’anéantirais plutôt!… C’est mon droit de citoyen libre de la libre Amériqu=
e de
ne communiquer à personne le résultat de mes travaux!
— Mais, si c’est votre droit, monsieur Maston,=
dit
le président John H. Prestice d’une voix grave, comme s’il eût répondu au n=
om
du monde entier, peut-être est-ce votre devoir de parler en présence de
l’émotion générale, afin de mettre un terme à l’affolement des populations
terrestres? »
J.-T. Maston ne croyait pas que ce fût son dev=
oir.
Il n’en avait qu’un, celui de se taire : il se tairait.
Malgré leur insistance, leurs supplications,
malgré leurs menaces, les membres de la Commission d’enquête ne purent rien
obtenir de l’homme au crochet de fer. Jamais, non! jamais on n’aurait pu cr=
oire
qu’un entêtement aussi tenace se fût logé sous un crâne en gutta-percha!
J-T. Maston s’en alla donc comme il était venu,
et, s’il fut félicité de sa vaillante attitude par Mrs Evangélina Scorbitt,=
il
est inutile d’y insister.
Lorsque l’on connut le résultat de la comparut=
ion
de J.-T. Maston devant les commissaires-enquêteurs, l’indignation publique =
prit
des formes véritablement alarmantes pour la sécurité de cet artilleur à la
retraite. La pression ne tarda pas à devenir telle sur les hauts représenta=
nts
du gouvernement fédéral, si violente fut l’intervention des délégués europé=
ens
et de l’opinion publique, que le ministre d’État, John S. Wright, dut deman=
der
à ses collègues l’autorisation d’agir manu
militari .
Un soir, le 13 mars, J.-T. Maston était dans le
cabinet de Balistic-Cottage, absorbé dans ses chiffres, quand le timbre du
téléphone résonna fébrilement.
« Allô!… Allô!… murmura la plaque, agitée d’un
tremblotement qui dénonçait une extrême inquiétude.
— Qui me parle? demanda J.-T. Maston.
— Mistress Scorbitt.
— Que veut mistress Scorbitt?
— Vous mettre sur vos gardes!… Je viens d’être
informée que, ce soir même… »
La phrase n’était pas encore entrée dans les
oreilles de J.- T. Maston, que la porte de Balistic-Cottage était rudement
enfoncée à coups d’épaules.
Dans l’escalier qui conduisait au cabinet, ext=
raordinaire
tumulte. Une voix objurguait. D’autres voix prétendaient la réduire au sile=
nce.
Puis, bruit de la chute d’un corps.
C’était le nègre Fire-Fire, qui roulait de mar=
che
en marche, après avoir en vain tenté de défendre contre les assaillants le =
« home
» de son maître.
Un instant après, la porte du cabinet volait en
éclats, et un constable apparaissait, suivi d’une escouade d’agents.
Ce constable avait ordre de pratiquer une visi=
te
domiciliaire dans le cottage, de s’emparer des papiers de J.-T. Maston, et =
de
s’assurer de sa personne.
Le bouillant secrétaire du Gun-Club saisit un
revolver, et menaça l’escouade d’une sextuple décharge.
En un instant, grâce au nombre, il était désar=
mé,
et main basse fut faite sur les papiers, couverts de formules et de chiffre=
s,
qui encombraient sa table.
Soudain, s’échappant par un écart brusque, J.-=
T.
Maston parvint à s’emparer d’un carnet, qui, vraisemblablement, renfermait
l’ensemble de ses calculs.
Les agents s’élancèrent pour le lui arracher
avec la vie, s’il le fallait…
Mais, prestement, J..T. Maston put l’ouvrir, en
déchirer la dernière page, et, plus prestement encore, avaler cette page co=
mme
une simple pilule.
« Maintenant, venez la prendre! » s’écria-t-il=
du
ton de Léonidas aux Thermopyles.
Une heure après, J.-T. Maston était incarcéré =
dans
la prison de Baltimore.
Et c’était sans doute ce qui pouvait lui arriv=
er
de plus heureux, car la population se fût portée sur sa personne à des excè=
s
regrettables pour lui que la police eût été impuissante à prévenir.
Ce qui se trouve dans le carnet de J.-T. Masto=
n,
et ce qui ne s’y trouve plus.
Le carnet, saisi par les soins de la police de
Baltimore, se composait d’une trentaine de pages, zébrées de formules,
d’équations, finalement de nombres constituant l’ensemble des calculs de J.=
-T.
Maston. C’était là un travail de haute mécanique, qui ne pouvait être appré=
cié
que par des mathématiciens. Là figurait même l’équation des forces vives
V^2 – V0^2 =3D 2gr0^2 (1/r – 1/r0)
qui se trouvait précisément dans le problème d=
e la
Terre à la Lune, où elle contenait, en outre les expressions relatives à
l’attraction lunaire.
En somme, le vulgaire n’eût absolument rien
compris à ce travail. Aussi parut-il convenable de lui en faire connaître l=
es
données et les résultats, dont le monde entier s’inquiétait si vivement dep=
uis
quelques semaines.
Et c’est ce qui fut livré à la publicité des
journaux, dès que les savants de la Commission d’enquête eurent pris
connaissance des formules du célèbre calculateur… C’est ce que toutes les
feuilles publiques, sans distinction de parti, portèrent à la connaissance =
des
populations.
Et d’abord, pas de discussion possible sur le
travail de J.- T. Maston. Problème correctement énoncé, problème à demi rés=
olu,
dit-on, et, celui-ci l’était remarquablement. D’ailleurs, les calculs avaie=
nt
été faits avec trop de précision pour que la Commission d’enquête eût songé=
à
mettre en doute leur exactitude et leurs conséquences. Si l’opération était
menée jusqu’au bout, l’axe terrestre serait immanquablement modifié, et les
catastrophes prévues s’accompliraient dans toute leur plénitude.
Note
rédigée par les soins de la Commission d’enquête de Baltimore, pour être co=
mmuniquée
aux journaux, revues et magazines des deux mondes.
« L’effet, poursuivi par le Conseil
d’administration de la North Polar=
Practical
Association , et qui a pour but de substituer un nouvel axe de rotation à
l’ancien axe, est obtenu au moyen du recul d’un engin fixé en un point
déterminé de la Terre. Si l’âme de cet engin est irrésistiblement soudée au
sol, il n’est pas douteux qu’il communiquera son recul à la masse de toute =
notre
planète.
« L’engin, adopté par les ingénieurs de la
Société, n’est autre qu’un canon monstre, dont l’effet serait nul si l’on
tirait verticalement. Pour produire l’effet maximum, il faut le braquer
horizontalement vers le nord ou vers le sud, et c’est cette dernière direct=
ion
qui a été choisie par Barbicane and Co. En ces conditions, le recul produit=
un
choc à la Terre vers le nord choc assimilable à celui d’une bille prise t=
rès
fin. »
En vérité, c’est bien ce qu’avait pressenti ce
perspicace Alcide Pierdeux.
« Dès que le coup est tiré, le centre de la Te=
rre
se déplace suivant une direction parallèle à celle du choc, ce qui pourra
changer le plan de l’orbite et par conséquent la durée de l’année, mais dans
une mesure si faible qu’elle doit être considérée comme absolument négligea=
ble.
En même temps, la Terre prend un mouvement de rotation autour d’un axe situé
dans le plan des l’Équateur, et sa rotation s’accomplirait indéfiniment sur=
ce
nouvel axe, si le mouvement diurne n’eût pas existé antérieurement au choc.=
« Or, ce mouvement, il existe autour de la lig=
ne
des Pôles, et, en se combinant avec la rotation accessoire produite par le
recul, il donne naissance à un nouvel axe, dont le Pôle s’écarte de l’ancien
d’une quantité x. En outre, si le coup est tiré au moment où le point verna=
l
l’une des deux intersections de l’Équateur et de l’écliptique est au nadi=
r du
point de tir, et si le recul est assez fort pour déplacer l’ancien Pôle de
23°28’, le nouvel axe terrestre devient perpendiculaire au plan de son orbi=
te
ainsi que cela a lieu à peu près pour la planète Jupiter.
« On sait quelles seraient les conséquences de
cette perpendicularité, que le président Barbicane a cru devoir indiquer da=
ns
la séance du 22 décembre.
« Mais, étant donnée la masse de la Terre et la
quantité de mouvement qu’elle possède, peut-on concevoir une bouche à feu t=
elle
que son recul soit capable de produire une modification dans l’emplacement =
du
Pôle actuel, et surtout d’une valeur de 23°28’?
« Oui, si un canon ou une série de canons sont
construits avec les dimensions exigées par les lois de la mécanique, ou, à
défaut de ces dimensions, si les inventeurs sont en possession d’un explosif
d’une puissance assez considérable pour qu’il imprime au projectile la vite=
sse
nécessitée pour un tel déplacement.
« Or, en prenant pour type le canon de vingt-s=
ept
centimètres de la marine française (modèle 1875), qui lance un projectile de
cent quatre-vingts kilogrammes avec une vitesse de cinq cents mètres par
seconde, en donnant à cette bouche à feu des dimensions cent fois plus gran=
des,
c’est-à- dire un million de fois en volume, elle lancerait un projectile de
cent quatre-vingt mille tonnes. Si, en outre, la poudre avait une vitesse
suffisante pour imprimer au projectile une vitesse cinq mille six cents fois
plus forte qu’avec la vieille poudre à canon, le résultat cherché serait
obtenu. En effet, avec une vitesse de deux mille huit cents kilomètres par
seconde, [Note 17: Vitesse qui suffirait pour aller en une seconde de Paris=
à
Pétersbourg.] il n’y a pas à craindre que le choc du projectile, rencontran=
t de
nouveau la Terre, remette les choses dans l’état initial.
« Eh bien, par malheur pour la sécurité terres=
tre,
si extraordinaire que cela paraisse, J.-T. Maston et ses collègues ont
précisément en leur possession cet explosif d’une puissance presque infinie=
, et
dont la poudre, employée pour lancer le boulet de la Columbiad vers la Lune=
, ne
saurait donner une idée. C’est le capitaine Nicholl qui l’a découvert. Quel=
les
sont les substances qui entrent dans sa composition, on n’en trouve
qu’imparfaitement trace dans le carnet de J.-T. Maston, et il se borne à
signaler cet explosif sous le nom de « méli-mélonite. »
« Tout ce qu’on sait, c’est qu’elle est formée=
par
la réaction d’un méli-mélo de substances organiques et d’acide azotique. Un
certain nombre de radicaux monoatomiques se substituent au même nombre d’at=
omes
d’hydrogène, et on obtient une poudre qui, comme le fulmi-coton, est formée=
par
la combinaison et non par le simple mélange des principes comburants et
combustibles.
« En somme, quel que soit cet explosif, avec la
puissance qu’il possède, plus que suffisante pour rejeter un projectile pes=
ant
cent quatre-vingt mille tonnes hors de l’attraction terrestre, il est évide=
nt
que le recul qu’il imprimera au canon produira les effets suivants : change=
ment
de l’axe, déplacement du Pôle de 23°28’, perpendicularité du nouvel axe sur=
le
plan de l’écliptique. De là, toutes les catastrophes si justement redoutées=
par
les habitants de la Terre.
« Cependant, une chance reste à l’humanité
d’échapper aux conséquences d’une opération qui doit provoquer de telles
modifications dans les conditions géographiques et climatologiques du globe
terrestre.
« Est-il possible de fabriquer un canon de
dimensions telles qu’il soit un million de fois en volume ce qu’est le cano=
n de
vingt-sept centimètres? Quels que soient les progrès de l’industrie métallu=
rgique,
qui construit des ponts de la Tay et du Forth, des viaducs de Garabit et des
tours Eiffel, est-il admissible que des ingénieurs puissent produire cet en=
gin
gigantesque, sans parler du projectile de cent quatre-vingt mille tonnes qui
devra être lancé dans l’espace?
« Il est permis d’en douter. C’est là, évidemm=
ent,
une des raisons pour lesquelles la tentative de Barbicane and Co. a bien des
raisons de ne point réussir. Mais elle laisse encore le champ ouvert à nomb=
re
d’éventualités particulièrement inquiétantes, puisqu’il semble que la nouve=
lle
Société s’est déjà mise à l’oeuvre.
« Qu’on le sache bien, lesdits Barbicane et
Nicholl ont quitté Baltimore et l’Amérique. Ils sont partis depuis plus de =
deux
mois. Où sont-ils allés?… Très certainement, en cet endroit inconnu du glob=
e,
où tout doit être disposé pour tenter leur opération.
« Or, quel est cet endroit? On l’ignore, et, p=
ar
conséquent, il est impossible de se mettre à la poursuite des audacieux «
malfaiteurs » (sic), qui prétendent bouleverser le monde sous prétexte
d’exploiter à leur profit des houillères nouvelles.
« Évidemment, que ce lieu fût indiqué sur le
carnet de J.- T. Maston, à la dernière page qui résumait ses travaux, ce n’=
est
que trop certain. Mais cette dernière page a été déchiré sous la dent du
complice d’Impey Barbicane, et ce complice, incarcéré maintenant dans la pr=
ison
de Baltimore, se refuse absolument à parler.
« Telle est donc la situation. Si le président
Barbicane parvient à fabriquer son canon monstre et son projectile, en un m=
ot,
si son opération est faite dans les conditions sus- énoncées, il modifiera
l’ancien axe, et c’est dans six mois que la Terre sera soumise aux conséque=
nces
de cette « impardonnable tentative » (sic).
« En effet, une date a été choisie pour que le=
tir
donne son plein et entier effort, date à laquelle le choc, imprimé à
l’ellipsoïde terrestre, produira son maximum d’intensité.
« C’est le 22 septembre, douze heures après le
passage du Soleil au méridien du lieu x.
« Ces circonstances étant connues : 1° que le =
tir
s’opérera avec un canon un million de fois gros comme le canon de vingt-sep=
t;
2° que ce canon sera chargé d’un projectile de cent quatre-vingt mille tonn=
es;
3° que ce projectile sera animé d’une vitesse initiale de deux mille huit c=
ents
kilomètres; 4° que le coup sera tiré le 22 septembre, douze heures après le
passage du Soleil au méridien du lieu; peut- on déduire de ces circonstan=
ces
quel est le lieu x où se fera l’opération?
« Évidemment non! ont répondu les commissaires-
enquêteurs.
« Effectivement, rien ne peut permettre de
calculer quel sera le point x, puisque, dans le travail de J. T. Maston, ri=
en
n’indique en quel endroit du globe passera le nouvel axe, en d’autres terme=
s,
en quel endroit seront situés les nouveaux Pôles de la Terre. À 23°28’ de
l’ancien, soit! Mais sur quel méridien, c’est ce qu’il est absolument
impossible d’établir.
« Donc, impossible de reconnaître quels seront=
les
territoires abaissés ou surélevés, par suite de la dénivellation des océans,
quels seront les continents transformés en mers et les mers transformés en
continents.
« Et cependant, cette dénivellation sera très
considérable, à s’en rapporter aux calculs de J.-T. Maston. Après le choc, =
la
surface de la mer prendra la forme d’un ellipsoïde de révolution autour du
nouvel axe polaire, et le niveau de la couche liquide changera sur presque =
tous
les points du globe.
« En effet, l’intersection du niveau de la mer
ancien et du niveau de la mer nouveau deux surfaces de révolution égales =
dont
les axes se rencontrent se composera de deux courbes planes, dont les deux
plans passeront par une perpendiculaire au plan des deux axes polaires, et
respectivement par les deux bissectrices de l’angle des deux axes polaires.=
( Texte
même relevé sur le carnet du calculateur .)
« Il suit de là que les maxima de dénivellation
peuvent atteindre une surélévation ou un abaissement de 8415 mètres par rap=
port
au niveau ancien, et qu’en certains points du globe, divers territoires ser=
ont
abaissés ou surélevés de cette quantité par rapport au nouveau. Cette quant=
ité
diminuera graduellement jusqu’aux lignes de démarcation partageant le globe=
en
quatre segments, sur la limite desquels la dénivellation deviendra nulle.
« Il est même à remarquer que l’ancien Pôle se=
ra
lui- même immergé sous plus de 3000 mètres d’eau, puisqu’il se trouve à une
moindre distance du centre de la Terre par suite de l’aplatissement du
sphéroïde. Donc, le domaine acquis par la North Polar Practical Association devrait être noyé et par conséquent inex=
ploitable.
Mais le cas a été prévu par Barbicane and Co. et des considérations
géographiques, déduites des dernières découvertes, permettent de conclure à
l’existence, au Pôle arctique, d’un plateau dont l’altitude est supérieure à
3000 mètres.
« Quant aux points du globe où la dénivellation
atteindra 8415 mètres, et par conséquent, aux territoires qui en subiront l=
es
désastreuses conséquences, il ne faut pas prétendre à les déterminer. Les
calculateurs les plus ingénieux n’y parviendraient pas. Il y a, dans cette
équation, une inconnue que nulle formule ne peut dégager. C’est la situation
précise du point x où se produira le tir, et, par suite, le choc… Or, cet x,
est le secret des promoteurs de cette déplorable affaire.
« Donc, pour résumer, les habitants de la Terr=
e,
sous n’importe quelle latitude qu’ils vivent, sont directement intéressés à
connaître ce secret, puisqu’ils sont directement menacés par les agissement=
s de
Barbicane and Co.
« Aussi avis est-il donné aux habitants de
l’Europe, de l’Afrique, de l’Asie, de l’Amérique, de l’Australasie et de
l’Océanie, de veiller à tous travaux de balistique, tels que fonte de canon=
s,
fabrication de poudres ou de projectiles, qui pourraient être entrepris sur
leur territoire, d’observer également la présence de tout étranger dont
l’arrivée paraîtrait suspecte et d’en avertir aussitôt les membres de la
Commission d’enquête, à Baltimore, Maryland, USA.
« Fasse le ciel que cette révélation arrive av=
ant
le 22 septembre de la présente année, qui menace de troubler l’ordre établi
dans le système terrestre. »
Dans lequel J.-T. Maston continue héroïquement=
à
se taire.
Ainsi, après le canon employé pour lancer un
projectile de la Terre à la Lune, le canon employé pour modifier l’axe
terrestre! Le canon! Toujours le canon! Mais ils n’ont donc pas autre chose=
en
tête, ces artilleurs du Gun Club! Ils sont donc pris de la folie du « canon=
isme
intensif! » Ils font donc du canon l’ultima ratio en ce monde! Ce brutal en=
gin
est-il donc le souverain de l’univers? De même que le droit canon règle la
théologie, le roi canon est-il le suprême régulateur des lois industrielles=
et
cosmologiques?
Oui! Il faut bien l’avouer, le canon, c’était
l’engin qui devait s’imposer à l’esprit du président Barbicane et de ses
collègues. Ce n’est pas impunément qu’on a consacré toute sa vie à la
balistique. Après la Columbiad de la Floride, ils devaient en arriver au ca=
non
monstre de… du lieu x. Et ne les entend-on pas déjà crier d’une voix
retentissante :
« Pointez sur la Lune!… Première pièce… Feu!
— Changez l’axe de la Terre… Deuxième pièce… F=
eu!
»
En attendant ce commandement que l’univers ava=
it
si bonne envie de leur lancer :
« À Charenton!… Troisième pièce… Feu!… »
En vérité, leur opération justifiait bien le t=
itre
de cet ouvrage. N’est-il pas plus exactement intitulé Sans dessus dessous que =
span>Sens
dessus dessous , puisque il n’y aurait plus ni « dessous » ni « dessus » et
que, suivant l’expression d’Alcide Pierdeux, il s’ensuivrait « un chambarde=
ment
général! »
Quoi qu’il en fût, la publication de la note
rédigée par la Commission d’enquête produisit un effet dont rien ne saurait
donner l’idée. Il faut en convenir, ce qu’elle disait n’était pas fait pour
rassurer. Des calculs de J.-T. Maston, il résultait que le problème de
mécanique avait été résolu dans toutes ses données. L’opération, tentée par=
le
président Barbicane et par le capitaine Nicholl cela n’était que trop cla=
ir
allait introduire une modification des plus regrettables dans le mouvement =
de
rotation diurne. Un nouvel axe serait substitué à l’ancien… Et l’on sait
quelles devaient être les conséquences de cette substitution.
L’oeuvre de Barbicane and Co. fut donc
définitivement jugée, maudite, dénoncée à la réprobation générale. Dans
l’ancien comme dans le nouveau continent, les membres du conseil
d’administration de la North Polar
Practical Association n’eurent plu=
s que
des adversaires. S’il leur restait quelques partisans parmi les cerveaux br=
ûlés
des États-Unis, ils étaient rares.
Vraiment, au point de vue de leur sécurité
personnelle, le président Barbicane et le capitaine Nicholl avaient sagement
fait de quitter Baltimore et l’Amérique. On est fondé à croire qu’il leur
serait arrivé malheur. Ce n’est pas impunément que l’on peut menacer en mas=
se
quatorze cents millions d’habitants, bouleverser leurs habitudes par un
changement apporté aux conditions d’habitabilité de la Terre, et les inquié=
ter
dans leur existence même, en provoquant une catastrophe universelle.
Maintenant, comment les deux collègues du Gun-=
club
avaient-ils disparu sans laisser aucune trace? Comment le matériel et le
personnel, nécessités par une telle opération, avaient-ils pu partir sans q=
ue
l’on s’en fût aperçu? Des centaines de wagons, si c’était par railway, des
centaines de navires, si c’était par mer, n’auraient pas suffi à transporter
les chargements de métal, de charbon et de méli-mélonite. Il était tout à f=
ait
incompréhensible que ce départ eût pu avoir lieu incognito. Cela était
néanmoins. En outre, après sérieuse enquête, on reconnut qu’aucune commande
n’avait été envoyée ni aux usines métallurgiques, ni aux fabriques de produ=
its
chimiques des deux Mondes. Que ce fût inexplicable, soit! Cela s’expliquera=
it
dans l’avenir… s’il y avait un avenir!
Toutefois, si le président Barbicane et le cap=
itaine
Nicholl, mystérieusement disparus, étaient à l’abri d’un danger immédiat, l=
eur
collègue J.-T. Maston, congrûment mis sous clef, pouvait tout craindre des
représailles publiques. Bah! il ne s’en préoccupait guère! Quoi admirable t=
êtu
que ce calculateur! Il était de fer, comme son avant-bras. Rien ne le ferait
céder.
Du fond de la cellule qu’il occupait à la pris=
on
de Baltimore, le secrétaire du Gun-Club s’absorbait de plus en plus dans la
contemplation lointaine des collègues qu’il n’avait pu suivre. Il évoquait =
la
vision du président Barbicane et du capitaine Nicholl, préparant leur opéra=
tion
gigantesque en ce point inconnu du globe, où nul n’irait les troubler. Il l=
es
voyait fabriquant leur énorme engin, combinant leur méli- mélonite, fondant=
le
projectile que le Soleil compterait bientôt au nombre de ses petites planèt=
es.
Ce nouvel astre porterait le nom charmant de Scorbetta, témoignage de
galanterie et d’estime envers la riche capitaliste de New-Park. Et J.-T. Ma=
ston
supputait les jours, trop courts à son gré, qui le rapprochaient de la date
fixée pour le tir.
On était déjà au commencement d’avril. Dans de=
ux
mois et demi, l’astre du jour, après s’être arrêté au solstice sur le Tropi=
que
du Cancer, rétrograderait vers le Tropique du Capricorne. Trois mois plus t=
ard,
il traverserait la ligne équatoriale à l’équinoxe d’automne. Et alors, ce
serait fini de ces saisons qui, depuis des millions de siècles, alternaient=
si
régulièrement et si « bêtement » au cours de chaque année terrestre. Pour la
dernière fois, en l’an 189–, le sphéroïde aurait été soumis à cette inégali=
té
des jours et des nuits. Il n’y aurait plus qu’un même nombre d’heures entre=
le
lever et le coucher du Soleil sur n’importe quel horizon du globe.
En vérité, c’était là une oeuvre magnifique,
surhumaine, divine. J.-T. Maston en oubliait le domaine arctique et
l’exploitation des houillères de l’ancien Pôle, pour ne voir que les
conséquences cosmographiques de l’opération. Le but principal de la nouvelle
Société s’effaçait au milieu des transformations qui allaient changer la fa=
ce
du monde.
Mais voilà! le monde ne voulait pas changer de
face. N’était-elle pas toujours jeune, celle que Dieu lui avait donnée aux
premières heures de la création!
Quant à J.-T. Maston, seul et sans défense au =
fond
de sa cellule, il ne cessait de résister à toutes les pressions qu’on tenta=
it
d’exercer sur lui. Les membres de la Commission d’enquête venaient
journellement le visiter; ils n’en pouvaient rien obtenir. C’est alors que =
John
H. Prestice eut l’idée d’utiliser une influence qui réussirait peut-être mi=
eux
que la leur celle de Mrs Evangélina Scorbitt. Personne n’ignorait de quel
dévouement cette respectable veuve était capable, quand il s’agissait des
responsabilités de J.-T. Maston, et quel intérêt sans bornes elle portait au
célèbre calculateur.
Donc, après délibération des commissaires, Mrs
Evangélina Scorbitt fut autorisée à venir voir le prisonnier autant qu’elle=
le
voudrait. N’était-elle pas, elle-même, aussi menacée que les autres habitan=
ts
du globe par le recul du canon monstre? Est-ce que son hôtel de New-Park se=
rait
plus épargné dans la catastrophe finale que la hutte du plus humble coureur=
des
bois ou le wigwam de l’Indien des Prairies? Est-ce qu’il n’y allait pas de =
son
existence comme de celle du dernier des Samoyèdes ou du plus obscur insulai=
re
du Pacifique? Voilà ce que le président de la Commission lui fit comprendre,
voilà pourquoi elle fut priée d’user de son influence sur l’esprit de J.-T.
Maston.
Si celui-ci se décidait enfin à parler, s’il
voulait dire en quel endroit le président Barbicane et le capitaine Nicholl=
et très certainement aussi le nombreux personnel qu’ils avaient dû s’adjoin=
dre
étaient occupés à leurs préparatifs, il serait encore temps d’aller à leur
recherche, de retrouver leurs traces, de mettre fin aux affres, transes et
épouvantes de l’humanité.
Mrs Evangélina Scorbitt eut donc accès dans la
prison. Ce qu’elle désirait par-dessus tout, c’était revoir J.-T. Maston,
arraché par des mains policières au bien-être de son cottage.
Mais c’était bien mal la connaître, l’énergique
Evangélina, que de la croire esclave des faiblesses humaines! Et, le 9 avri=
l,
si quelque oreille indiscrète se fût collée à la porte de la cellule, la
première fois que Mrs Scorbitt y pénétra, voici ce que cette oreille aurait
entendu non sans quelque surprise :
« Enfin, cher Maston, je vous revois!
— Vous, mistress Scorbitt?
— Oui, mon ami, après quatre semaines, quatre
longues semaines de séparation…
— Exactement vingt-huit jours, cinq heures et
quarante-cinq minutes, répondit J.-T. Maston, après avoir consulté sa montr=
e.
— Enfin nous sommes réunis!…
— Mais comment vous ont-ils laissé pénétrer
jusqu’à moi, chère mistress Scorbitt?
— À la condition d’user de l’influence due à u=
ne
affection sans bornes sur celui qui en est l’objet!
— Quoi!… Evangélina! s’écria J.-T. Maston. Vous
auriez consenti à me donner de tels conseils!… Vous avez eu la pensée que je
pourrais trahir nos collègues!…
— Moi? cher Maston!… M’appréciez-vous donc si
mal!… Moi!… vous prier de sacrifier votre sécurité à votre honneur!… Moi?… =
vous
pousser à un acte, qui serait la honte d’une vie consacrée tout entière aux
plus hautes spéculations de la mécanique transcendante!
— À la bonne heure, mistress Scorbitt! Je retr=
ouve
bien en vous la généreuse actionnaire de notre Société! Non!… je n’ai jamais
douté de votre grand coeur!
— Merci, cher Maston!
— Quant à moi, divulguer notre oeuvre, révéler=
en
quel point du globe va s’accomplir notre tir prodigieux, vendre pour ainsi =
dire
ce secret que j’ai pu heureusement cacher au plus profond de moi-même,
permettre à ces barbares de se lancer à la poursuite de nos amis, d’interro=
mpre
des travaux qui feront notre profit et notre gloire!… Plutôt mourir!
— Sublime Maston! » répondit Mrs Evangélina
Scorbitt.
En vérité, ces deux êtres, si étroitement unis=
par
le même enthousiasme et aussi insensés l’un que l’autre, d’ailleurs éta=
ient
bien faits pour se comprendre.
« Non! jamais ils ne sauront le nom du pays que
mes calculs ont désigné et dont la célébrité va devenir immortelle! ajouta
J.-T. Maston. Qu’ils me tuent, s’ils le veulent, mais ils ne m’arracheront =
pas
mon secret!
— Et qu’ils me tuent avec vous! s’écria Mrs
Evangélina Scorbitt. Moi aussi, je serai muette…
— Heureusement, chère Evangélina, ils ignorent=
que
vous le possédez, ce secret!
— Croyez-vous donc, cher Maston, que je serais
capable de le livrer, parce que je ne suis qu’une femme! Trahir nos collègu=
es
et vous!… Non, mon ami, non! Que ces Philistins soulèvent contre vous la
population des villes et des campagnes, que le monde entier pénètre par la
porte de cette cellule pour vous en arracher, eh bien! je serai là, et nous
aurons au moins cette consolation de mourir ensemble… »
Et, si ce peut jamais être une consolation, J.=
-T.
Maston pouvait-il en rêver une plus douce que de mourir dans les bras de Mrs
Evangélina Scorbitt!
Ainsi finissait la conversation toutes les fois
que l’excellente dame venait visiter le prisonnier.
Et, lorsque les commissaires-enquêteurs l’inte=
rrogeaient
sur le résultat de ses entrevues :
« Rien encore! disait-elle. Peut-être avec du
temps obtiendrai-je enfin… »
Ô astuce de femme!
Avec du temps! disait-elle. Mais, ce temps, il
marchait à grands pas. Les semaines s’écoulaient comme des jours, les jours
comme des heures, les heures comme des minutes.
On était en mai déjà. Mrs Evangélina Scorbitt
n’avait rien obtenu de J.-T. Maston, et là où cette femme si influente avait
échoué, nul autre ne pouvait avoir l’espoir de réussir. Faudrait-il donc se=
résigner
à attendre le coup terrible, sans qu’il se présentât une chance de l’empêch=
er?
Eh bien, non! En pareille occurrence, la
résignation est inacceptable! Aussi les délégués des Puissances européennes
devinrent-ils plus obsédants que jamais. Il y eut lutte de tous les instants
entre eux et les membres de la Commission d’enquête, lesquels furent
directement pris à partie. Jusqu’au flegmatique Jacques Jansen, qui, en dép=
it
de sa placidité hollandaise, accablait les commissaires de ses récriminatio=
ns
quotidiennes. Le colonel Boris Karkof eut même un duel avec le secrétaire de
ladite commission duel dans lequel il ne blessa que légèrement son
adversaire. Quant au major Donellan, s’il ne se battit ni à l’arme à feu ni=
à
l’arme blanche, ce qui est contraire aux usages britanniques du moins,
assisté de son secrétaire Dean Toodrink, échangea-t-il quelques douzaines de
coups de poing dans une boxe en règle avec William S. Forster, le flegmatiq=
ue
consignataire de morues, l’homme de paille de la North Polar Practical Association , lequ=
el,
d’ailleurs, ne savait rien de l’affaire.
En réalité, le monde entier se conjurait pour
rendre les Américains des États-Unis responsables des actes de l’un de leurs
plus glorieux enfants, Impey Barbicane. On ne parlait rien moins que de ret=
irer
les ambassadeurs et les ministres plénipotentiaires accrédités près cet
imprudent gouvernement de Washington et de lui déclarer la guerre.
Pauvres États-Unis! Ils n’eussent pas mieux
demandé que de mettre la main sur Barbicane and Co. En vain répondaient- ils
que les Puissances de l’Europe, de l’Asie, de l’Afrique et de l’Océanie ava=
ient
carte blanche pour l’arrêter partout où il se trouverait, on ne les écoutait
même pas. Et jusqu’alors, impossible de découvrir en quel lieu le président=
et
son collègue s’occupaient à préparer leur abominable opération.
À quoi, les Puissances étrangères répondaient =
:
« Vous avez J.-T. Maston, leur complice! Or, J=
.-T.
Maston sait à quoi s’en tenir sur le compte de Barbicane. Donc, faites parl=
er
J.-T. Maston. »
Faire parler J.-T. Maston! Autant eût valu
arracher une parole de la bouche d’Harpocrate, dieu du silence, ou au
sourd-muet en chef de l’Institut de New-York.
Et alors, l’exaspération croissant avec
l’inquiétude universelle, quelques esprits pratiques rappelèrent que la tor=
ture
du moyen âge avait du bon, les brodequins du maître- tourmenteur juré, le
tenaillement aux mamelles, le plomb fondu, si souverain pour délier les lan=
gues
les plus rebelles, l’huile bouillante, le chevalet, la question par l’eau,
l’estrapade, etc. Pourquoi ne pas se servir de ces moyens que la justice
d’autrefois n’hésitait pas à employer dans des circonstances infiniment moi=
ns
graves, et pour des cas particuliers qui n’intéressaient que fort indirecte=
ment
les masses?
Mais, il faut bien le reconnaître, ces moyens =
que
justifiaient les moeurs d’autrefois, ne pouvaient plus être employés à la f=
in
d’un siècle de douceur et de tolérance, d’un siècle aussi empreint d’huma=
nité
que ce XIXème, caractérisé par l’invention du fusil à répétition, des balle=
s de
sept millimètres et des trajectoires d’une tension invraisemblable, d’un
siècle qui admet dans les relations internationales l’emploi des obus à la
mélinite, à la roburite, à la bellite, à la panclastite, à la méganite et a=
utres
substances en ite, qui ne sont rien, il est vrai, auprès de la méli-mélonit=
e.
J.-T. Maston n’avait donc point à redouter d’ê=
tre
soumis à la question ordinaire ou extraordinaire. Tout ce qu’on pouvait
espérer, c’est que, comprenant enfin quelle était sa responsabilité, il se
déciderait peut-être à parler, ou s’il s’y refusait, que le hasard parlerait
pour lui.
La fin duquel J.-T. Maston fait une réponse vé=
ritablement
épique.
Le temps marchait, cependant, et très probable=
ment
aussi, marchaient les travaux que le président Barbicane et le capitaine
Nicholl accomplissaient dans des conditions si surprenantes on ne savait =
où.
Pourtant, comment se faisait-il qu’une opérati=
on,
qui exigeait l’établissement d’une usine considérable, la création de hauts
fourneaux capables de fondre un engin un million de fois gros comme le cano=
n de
vingt-sept de la marine, et un projectile pesant 180 000 tonnes, qui
nécessitait l’embauchage de plusieurs milliers d’ouvriers, leur transport, =
leur
aménagement, oui! comment se faisait-il qu’une telle opération eût pu être
soustraite à l’attention des intéressés? En quelle partie de l’Ancien ou du
Nouveau Continent, Barbicane and Co. s’était-il si secrètement installé que
l’éveil n’eût jamais été donné aux peuplades voisines? Était-ce dans une île
abandonnée du Pacifique ou de l’océan Indien? Mais il n’y a plus d’îles
désertes de nos jours : les Anglais ont tout pris. À moins que la nouvelle
Société n’en eût découvert une tout exprès? Quant à penser que ce fût en un
point des régions arctiques ou antarctiques qu’elle eût établi des usines, =
non!
cela eût été anormal. N’était-ce pas précisément parce qu’on ne peut attein=
dre
ces hautes latitudes que la North =
Polar Practical
Association tentait de les déplace=
r?
D’ailleurs, chercher le président Barbicane et=
le
capitaine Nicholl à travers ces continents ou ces îles, ne fût-ce que dans
leurs parties relativement abordables, c’eût été perdre son temps. Le carne=
t,
saisi chez le secrétaire du Gun-Club ne mentionnait-il pas que le tir devait
effectuer à peu près sur l’Équateur? Or, là se trouvent des régions habitab=
les,
sinon habitées par des hommes civilisés. Si donc c’était aux environs de la
ligne équinoxiale que les expérimentateurs avaient dû s’établir, ce ne pouv=
ait
être ni en Amérique, dans toute l’étendue du Pérou et du Brésil, ni dans les
îles de la Sonde, Sumatra, Bornéo, ni dans les îles de la mer des Célèbes, =
ni
dans la Nouvelle-Guinée, où pareille opération n’eût pu être conduite sans =
que
les populations en eussent été informées. Très vraisemblablement aussi, elle
n’aurait pu être tenue secrète dans tout le centre de l’Afrique, à travers =
la
région des grands lacs, traversée par l’Équateur. Restaient, il est vrai, l=
es
Maldives dans la mer des Indes, les îles de l’Amirauté, Gilbert, Christmas,
Galapagos dans le Pacifique, San Pedro dans l’Atlantique. Mais les
informations, prises en ces divers lieux, n’avaient donné aucun résultat. A=
ussi
en était-on réduit à de vagues conjectures, peu faites pour calmer les tran=
ses
universelles.
Et que pensait de tout cela Alcide Pierdeux? P=
lus
« sulfurique » que jamais, il ne cessait de rêver aux diverses conséquences=
de
ce problème. Que le capitaine Nicholl eût inventé un explosif d’une telle
puissance, qu’il eût trouvé cette méli-mélonite, d’une expansion trois ou
quatre mille fois plus grande que celle des plus violents explosifs de guer=
re,
et cinq mille six cents fois plus forte que cette bonne vieille poudre à ca=
non
de nos ancêtres, c’était déjà fort étonnant, « et même fort détonnant! » di=
sait-il,
mais enfin ce n’était pas impossible. On ne sait guère ce que réserve l’ave=
nir
en ce genre de progrès, qui permettra de démolir les armées à n’importe que=
lles
distances. En tout cas, le redressement de l’axe terrestre produit par le r=
ecul
d’une bouche à feu, ce n’était pas non plus pour surprendre l’ingénieur
français. Aussi, s’adressant in petto au promoteur de l’affaire :
« Il est bien évident, président Barbicane,
disait-il, que, journellement, la Terre attrape le contrecoup de tous les c=
hocs
qui se produisent à sa surface. Il est certain que, lorsque des centaines de
mille hommes s’amusent à s’envoyer des milliers de projectiles pesant quelq=
ues
kilogrammes, ou des millions de projectiles pesant quelques grammes, et mêm=
e,
simplement, quand je marche ou quand je saute, ou quand j’allonge le bras, =
ou
lorsque un globule sanguin se balade dans mes veines, cela agit sur la mass=
e de
notre sphéroïde. Donc, la grande machine est de nature à produire la secous=
se
demandée. Mais, nom d’une intégrale! cette secousse sera-t-elle suffisante =
pour
faire basculer la Terre? Eh! c’est ce que les équations de cet animal de J.=
-T.
Maston « démonstrandent » péremptoirement, il faut bien le reconnaître! »
En effet, Alcide Pierdeux ne pouvait qu’admirer
les ingénieux calculs du secrétaire du Gun-Club, communiqués par les membre=
s de
la Commission d’enquête à ceux des savants qui étaient en état de les
comprendre. Et Alcide Pierdeux, qui lisait l’algèbre comme on lit un journa=
l,
trouvait à cette lecture un charme inexprimable.
Mais, si le chambardement avait lieu, que de
catastrophes accumulées à la surface du sphéroïde! Que de cataclysmes, cités
renversées, montagnes ébranlées, habitants détruits par millions, masses
liquides projetées hors de leur lit et provoquant d’épouvantables sinistres=
!
Ce serait comme un tremblement de terre d’une
incomparable violence.
« Si encore, grommelait Alcide Pierdeux, si en=
core
la sacrée poudre du capitaine Nicholl était moins forte, on pourrait espérer
que le projectile viendrait de nouveau choquer la Terre, soit en avant du p=
oint
de tir, soit même en arrière, après avoir fait le tour du globe. Et alors, =
tout
serait remis en place au bout d’un temps relativement court non sans avoir
provoqué quelques grands désastres cependant. Mais va te faire lanlaire! Gr=
âce
à leur méli-mélonite, le boulet décrira une demi branche d’hyperbole, et il=
ne
viendra plus demander pardon à la Terre de l’avoir dérangée, en la remettan=
t en
place! »
Et Alcide Pierdeux gesticulait comme un appare=
il
sémaphorique, au risque de tout briser dans un rayon de deux mètres.
Puis, il se répétait :
« Si, au moins, le lieu de tir était connu,
j’aurais vite fait d’établir sur quels grands cercles terrestres la
dénivellation serait nulle, et aussi, les points où elle atteindrait son
maximum. On pourrait prévenir les gens de déménager à temps, avant que leurs
maisons ou leurs villes ne leur fussent tombées sur la caboche. Mais commen=
t le
savoir? »
Après quoi, arrondissant sa main au-dessus des
rares cheveux qui lui garnissaient le crâne :
« Eh! j’y pense, ajoutait-il, les conséquences=
de
la secousse peuvent être plus compliquées qu’on ne l’imagine. Pourquoi les
volcans ne profiteraient-ils pas de l’occasion pour se livrer à des éruptio=
ns
échevelées, pour vomir, comme un passager qui a le mal de mer, les matières
déplacées dans leurs entrailles? Pourquoi une partie des océans surélevés n=
e se
précipiterait-elle pas dans leurs cratères? Le diable m’emporte! il peut
survenir des explosions qui feront sauter la machine tellurienne! Ah! ce sa=
tané
Maston, qui s’obstine dans son mutisme! Le voyez-vous, jonglant avec notre
boule et faisant des effets de finesse sur le billard de l’Univers! »
Ainsi raisonnait Alcide Pierdeux. Bientôt, ces
effrayantes hypothèses furent reprises et discutées par les journaux des de=
ux
Mondes. Auprès du bouleversement qui résulterait de l’opération de Barbicane
and Co., qu’étaient ces trombes, ces raz de marée, ces déluges, qui, de loi=
n en
loin, dévastent quelque étroite portion de la Terre? De telles catastrophes=
ne
sont que partielles! Quelques milliers d’habitants disparaissent, et c’est à
peine si les innombrables survivants se sentent troublés dans leur quiétude!
Aussi, à mesure que s’approchait la date fatale, l’épouvante gagnait-elle l=
es
plus braves. Les prédicateurs avaient beau jeu pour prédire la fin du monde=
. On
se serait cru à cette effrayante période de l’an 1000, alors que les vivant=
s s’imaginèrent
qu’ils allaient être précipités dans l’empire des morts.
Que l’on se souvienne de ce qui s’était passé à
cette époque. D’après un passage de l’Apocalypse, les populations furent
fondées à croire que le jour du jugement dernier était proche. Elles
attendaient les signes de colère, prédits par l’Écriture. Le fils de perdit=
ion,
l’Antéchrist, allait se révéler.
« Dans la dernière année du Xème siècle, racon=
te
H. Martin, tout était interrompu, plaisirs, affaires, intérêts, tout, quasi
jusqu’aux travaux de la campagne. Pourquoi, se disait on, songer à un avenir
qui ne sera pas? Songeons à l’éternité qui commence demain! On se contentai=
t de
pourvoir aux besoins les plus immédiats; on léguait ses terres, ses châteaux
aux monastères pour s’acquérir des protecteurs dans ce royaume des cieux où=
on
allait entrer. Beaucoup de chartes de donations aux églises débutent par ces
mots : « La fin du monde approchant, et sa ruine étant imminente… » Quand v=
int
le terme fatal, les populations s’entassèrent incessamment dans les basiliq=
ues,
dans les chapelles, dans les édifices consacrés à Dieu, et attendirent,
transies d’angoisses, que les sept trompettes des sept anges du jugement
retentissent du haut du ciel. »
On le sait, le premier jour de l’an 1000 s’ach=
eva,
sans que les lois de la nature eussent été aucunement troublées. Mais, cette
fois, il ne s’agissait pas d’un bouleversement basé sur des textes d’une
obscurité toute biblique. Il s’agissait d’une modification apportée à
l’équilibre de la Terre, reposant sur des calculs indiscutés, indiscutables=
, et
d’une tentative que les progrès des sciences balistiques et mécaniques
rendaient absolument réalisables. Cette fois, ce ne serait pas la mer qui
rendrait ses morts, ce seraient les vivants qu’elle engloutirait par millio=
ns
au fond de ses nouveaux abîmes.
Il résulta de là, que, tout en tenant compte d=
es
changements produits dans les esprits par l’influence des idées modernes,
l’épouvante n’en fut pas moins poussée à ce point, que nombre des pratiques=
de
l’an 1000 se reproduisirent avec le même affolement. Jamais on ne fit avec =
un
tel empressement ses préparatifs de départ pour un monde meilleur! Jamais
kyrielles de péchés ne se dévidèrent dans les confessionnaux avec une telle
abondance! Jamais tant d’absolutions ne furent octroyées aux moribonds qui =
se
repentaient in extremis! Il fut même question de demander une absolution gé=
nérale
qu’un bref du pape aurait accordée à tous les hommes de bonne volonté sur la
Terre et aussi de belle et bonne peur.
En ces conditions, la situation de J.-T. Maston
devenait chaque jour de plus en plus critique. Mrs Evangélina Scorbitt
tremblait qu’il fût victime de la vindicte universelle. Peut-être même eut-=
elle
la pensée de lui donner le conseil de prononcer ce mot qu’il s’obstinait à
taire avec un entêtement sans exemple. Mais elle n’osa pas et fit bien. C’e=
ût
été s’exposer à un refus catégorique.
Comme on le pense bien, même dans la cité de
Baltimore, maintenant en proie à la terreur, il devenait difficile de conte=
nir
la population, surexcitée par la plupart des journaux de la Confédération, =
par
les dépêches qui arrivaient « des quatre angles de la Terre », pour employe=
r le
langage apocalyptique que tenait saint Jean l’Évangéliste, au temps de
Domitien. À coup sûr, si J.-T. Maston eût vécu sous le règne de ce persécut=
eur,
son affaire aurait été vite réglée. On l’eût livré aux bêtes. Mais il se fût
contenté de répondre :
« Je le suis déjà! »
Quoi qu’il en soit, l’inébranlable J.-T. Maston
refusait de faire connaître la situation du lieu x, comprenant bien que, s’=
il
la dévoilait, le président Barbicane et le capitaine Nicholl seraient mis d=
ans l’impossibilité
de continuer leur oeuvre.
Après tout, c’était beau, cette lutte d’un hom=
me
seul contre le monde entier. Cela grandissait encore J.-T. Maston dans l’es=
prit
de Mrs Evangélina Scorbitt, et aussi dans l’opinion de ses collègues du
Gun-Club. Ces braves gens, il faut bien le dire, entêtés comme des artilleu=
rs à
la retraite, tenaient quand même pour les projets de Barbicane and Co. Le
secrétaire du Gun-Club était arrivé à un tel degré de célébrité, que nombre=
de
personnes lui écrivaient déjà, comme aux criminels de grande marque, pour a=
voir
quelques lignes de cette main qui allait bouleverser le monde.
Mais, si cela était beau, cela devenait de plu=
s en
plus dangereux. Le populaire se portait jour et nuit autour de la prison de
Baltimore. Là, grands cris et grand tumulte. Les enragés voulaient lyncher
J.-T. Maston hic et nunc . La poli=
ce
voyait venir le moment où elle serait impuissante à le défendre.
Désireux de donner satisfaction aux masses
américaines, aussi bien qu’aux masses étrangères, le gouvernement de Washin=
gton
décida enfin de mettre J.-T. Maston en accusation et de le traduire devant =
les
Assises.
Avec des jurés, étreints déjà par les affres de
l’épouvante, « son affaire ne traînerait pas! » comme disait Alcide Pierdeu=
x,
qui, pour sa part, se sentait pris d’une sorte de sympathie envers cette te=
nace
nature de calculateur.
Il suit de là que, dans la matinée du 5 septem=
bre,
le président de la Commission d’enquête se transporta de sa personne à la
cellule du prisonnier.
Mrs Evangélina Scorbut, sur son instante deman=
de,
avait été autorisée à l’accompagner. Peut-être, dans une dernière tentative,
l’influence de cette aimable dame finirait-elle par l’emporter?… Il ne fall=
ait
rien négliger. Tous les moyens seraient bons, qui donneraient le dernier mo=
t de
l’énigme. Si l’on n’y parvenait pas, on verrait.
« On verrait! répétaient les esprits perspicac=
es.
Eh! la belle avance, quand on aura pendu J.-T. Maston, si la catastrophe
s’accomplit dans toute son horreur! »
Donc, vers onze heures, J.-T. Maston se trouva=
it
en présence de Mrs Evangélina Scorbitt et de John H. Prestice, président de=
la
Commission d’enquête.
L’entrée en matière fut des plus simples. En c=
ette
conversation furent échangées les demandes et les réponses suivantes, très
raides d’une part, très calmes de l’autre.
Et qui aurait jamais pu croire que des
circonstances se présenteraient où le calme serait du côté de J.-T. Maston!=
« Une dernière fois, voulez-vous répondre?…
demanda John H. Prestice.
— À quel propos?… fit observer ironiquement le
secrétaire du Gun-Club.
— À propos de l’endroit où s’est transporté vo=
tre
collègue Barbicane.
— Je vous l’ai déjà dit cent fois.
— Répétez-le une cent-unième.
— Il est là où s’effectuera le tir.
— Et où le tir s’effectuera-t-il?
— Là où est mon collègue Barbicane.
— Prenez garde, J.-T. Maston!
— À quoi?
— Aux conséquences de votre refus de répondre,
lesquelles ont pour résultat…
— De vous empêcher précisément d’apprendre ce =
que
vous ne devez pas savoir.
— Ce que nous avons le droit de connaître!
— Ce n’est pas mon avis.
— Nous allons vous traduire aux Assises!
— Traduisez.
— Et le jury vous condamnera!
— Ça le regarde.
— Et le jugement, sitôt rendu, sitôt exécuté!<= o:p>
— Soit!
— Cher Maston!… osa dire Mrs Evangélina Scorbi=
tt,
dont le coeur se troublait sous ces menaces.
— Oh!… mistress! » fit J.-T. Maston.
Elle baissa la tête et se tut.
« Et voulez-vous savoir quel sera ce jugement?
reprit le président John H. Prestice.
— Si vous voulez bien, reprit J.-T. Maston.
— C’est que vous serez condamné à la peine
capitale… comme vous le méritez!
— Vraiment?
— Et vous serez pendu, aussi sûr, monsieur, que
deux et deux font quatre.
— Alors, monsieur, j’ai encore des chances,
répondit flegmatiquement J.-T. Maston. Si vous étiez quelque peu mathématic=
ien,
vous ne diriez pas « aussi sûr que deux et deux font quatre! » Qu’est-ce qui
prouve que tous les mathématiciens n’ont pas été fous jusqu’à ce jour, en
affirmant que la somme de deux nombres est égale à celle de leurs parties,
c’est-à-dire que deux et deux font exactement quatre?
— Monsieur!… s’écria le président, absolument
interloqué.
— Ah! reprit J.-T. Maston, si vous disiez « au=
ssi
sûr qu’un et un font deux », à la bonne heure! Cela est absolument évident,=
car
ce n’est plus un théorème, c’est une définition! »
Sur cette leçon d’arithmétique, le président d=
e la
Commission se retira, tandis que Mrs Evangélina Scorbitt n’avait pas assez =
de
flammes dans le regard pour admirer l’extraordinaire calculateur de ses rêv=
es!
Très court, mais dans lequel l’ x prend une valeur géographique.
Très heureusement pour J.-T. Maston, le
gouvernement fédéral reçut le télégramme suivant, envoyé par le consul
américain, alors établi à Zanzibar :
«=
À John S. Wright, ministre d’État ,
Washington, U. S. A. »
Zanzibar, 13 sept=
embre,
=
5 heures matin, heure du lieu.
«
Grands travaux exécutés dans le Wamasai, au sud de la chaîne du Kilimandjaro. Depuis huit mois, prés=
ident
Barbicane et capitaine Nicholl,
établi avec nombreux personnel noir, sous l’autorité du sultan Bâli-Bâli. Ceci porté à la
connaissance du gouvernement par son
dévoué
RICHARD W. TRUST,
consul. »
Et voilà comment fut connu le secret de J.-T.
Maston. Et voilà pourquoi, si le secrétaire du Gun-Club fut maintenu en état
d’incarcération, il ne fut pas pendu.
Mais, plus tard, qui sait s’il n’aurait pas ce
tardif regret de n’être point mort dans toute la plénitude de sa gloire!
Qui contient quelques détails vraiment
intéressants pour les habitants du sphéroïde terrestre.
Ainsi, le gouvernement de Washington savait
maintenant en quel endroit allait opérer Barbicane and Co. Douter de
l’authenticité de cette dépêche, on ne le pouvait. Le consul de Zanzibar ét=
ait
un agent trop sûr pour que son information ne dût être acceptée que sous
réserve. Elle fut confirmée d’ailleurs par des télégrammes subséquents. C’é=
tait
bien au centre de la région du Kilimandjaro, dans le Wamasai africain, à une
centaine de lieues à l’ouest du littoral, un peu au-dessous de la ligne
équatoriale, que les ingénieurs de la North
Polar Practical Association étaien=
t sur
le point d’achever leurs gigantesques travaux.
Comment avaient-ils pu s’installer secrètement=
en
cette contrée, au pied de la célèbre montagne, reconnue en 1849 par les
docteurs Rebviani et Krapf, puis ascensionnée par les voyageurs Otto Ehlers=
et
Abbot? Comment avaient-ils pu y établir leurs ateliers, y créer une fonderi=
e, y
réunir un personnel suffisant? Par quels moyens étaient-ils parvenus à se
mettre en rapport avec les dangereuses tribus du pays et leurs souverains n=
on
moins astucieux que cruels? Cela, on ne le savait pas. Et peut-être ne le
saurait-on jamais, puisqu’il ne restait que quelques jours à courir avant c=
ette
date du 22 septembre.
Aussi, lorsque J.-T. Maston eut appris de Mrs
Evangélina Scorbitt que le mystère du Kilimandjaro venait d’être dévoilé par
une dépêche expédiée de Zanzibar :
« Pchutt!… fit-il, en traçant dans l’espace un
mirifique zigzag avec son crochet de fer. On ne voyage encore ni par le
télégraphe ni par le téléphone, et dans six jours… patarapatanboumboum!…
l’affaire sera dans le sac! »
Et quiconque eût entendu le secrétaire du Gun-=
Club
lancer cette onomatopée retentissante, qui éclata comme un coup de Columbia=
d,
se serait vraiment émerveillé de ce qui reste parfois d’énergie vitale dans=
ces
vieux artilleurs.
Évidemment J.-T. Maston avait raison. Le temps
nécessaire manquait pour que l’on pût envoyer des agents jusqu’au Wamasai, =
avec
mission d’arrêter le président Barbicane. En admettant que ces agents, part=
is
de l’Algérie ou de l’Égypte, même d’Aden, de Massouah, de Madagascar ou de
Zanzibar, eussent pu rapidement se transporter sur la côte, il aurait fallu=
compter
avec les difficultés inhérentes au pays, les retards occasionnés par les
obstacles d’un cheminement à travers cette région montagneuse, et aussi
peut-être la résistance d’un personnel soutenu, sans doute, par les volontés
intéressées d’un sultan aussi autoritaire que nègre.
Il fallait donc renoncer à tout espoir d’empêc=
her
l’opération en arrêtant l’opérateur.
Mais, si cela était impossible, rien n’était p=
lus
aisé, maintenant, que d’en déduire les rigoureuses conséquences, puisque l’=
on
connaissait la situation exacte du point de tir.
Pure affaire de calcul, calcul assez compliq=
ué
évidemment, mais qui n’était point au-dessus des capacités des algébristes =
en
particulier et des mathématiciens en général.
Comme la dépêche du consul de Zanzibar était a=
rrivée
directement à l’adresse du ministre d’État à Washington, le gouvernement
fédéral la tint d’abord secrète. Il voulait en même temps qu’il la répand=
rait
pouvoir indiquer quels seraient les résultats du déplacement de l’axe au
point de vue de la dénivellation des mers. Les habitants du globe apprendra=
ient
en même temps quel sort leur était réservé, suivant qu’ils occupaient tel ou
tel segment du sphéroïde terrestre.
Et que l’on juge s’ils attendaient avec impati=
ence
de savoir à quoi s’en tenir sur cette éventualité!
Dès le 14 septembre, la dépêche fut expédiée au
bureau des Longitudes de Washington, avec mission d’en déduire les conséque=
nces
finales, au point de vue balistique et géographique. Dès le surlendemain, la
situation était nettement établie. Ce travail fut aussitôt porté, par les f=
ils
sous-marins, à la connaissance des Puissances du Nouveau et de l’Ancien
Continent. Après avoir été reproduit par des milliers de journaux, il fut h=
urlé
dans les grandes cités sous les titres les plus à effet par tous les camelo=
ts
des deux Mondes.
« Que va-t-il arriver? »
C’était la question qui se posait en toutes
langues en n’importe quel point du globe.
Et voici ce qui fut répondu sous la garantie du
bureau des Longitudes.
AVIS PRESSANT
« L’expérience tentée par le président Barbica=
ne
et le capitaine Nicholl est celle-ci : produire un recul, le 22 septembre à
minuit du lieu, au moyen d’un canon un million de fois gros en volume comme=
le
canon de vingt-sept centimètres, lançant un projectile de cent quatre-vingt
mille tonnes, avec une poudre donnant une vitesse initiale de deux mille hu=
it
cents kilomètres.
« Or; si ce tir est effectué un peu au-dessous=
de
la ligne équinoxiale, à peu près sur le trente-quatrième degré de longitude=
à
l’est du méridien de Paris, à la base de la chaîne du Kilimandjaro, et s’il=
est
dirigé vers le sud, voici quels seront ses effets mécaniques à la surface du
sphéroïde terrestre :
« Instantanément, par suite du choc combiné av=
ec
le mouvement diurne, un nouvel axe se formera, et, comme l’ancien axe se
déplacera de 23°23’, d’après les résultats obtenus par J.-T. Maston, le nou=
vel
axe sera perpendiculaire au plan de l’écliptique.
« Maintenant, par quels points sortira le nouv=
el
axe? Le lieu du tir étant connu, c’est ce qu’il était facile de calculer, et
c’est ce qui a été fait.
« Au nord, l’extrémité du nouvel axe sera situ=
ée
entre le Groënland et la terre de Grinnel, sur cette partie même de la mer =
de
Baffin que coupe actuellement le Cercle polaire arctique. Au sud, ce sera s=
ur
la limite du Cercle antarctique, quelques degrés dans l’est de la terre Adé=
lie.
« En ces conditions, un nouveau méridien zéro,
partant du nouveau Pôle nord, passera sensiblement par Dublin en Irlande, P=
aris
en France, Palerme en Sicile, le golfe de la Grande-Syrte sur la côte de la
Tripolitaine, Obéïd dans le Darfour, la chaîne du Kilimandjaro, Madagascar,
l’île Kerguelen dans le Pacifique méridional, le nouveau Pôle antarctique, =
les
antipodes de Paris, les îles de Cook et de la Société en Océanie, les îles =
Quadra
et Vancouver sur le littoral de la Colombie anglaise, les territoires de la
Nouvelle- Bretagne à travers le Nord-Amérique, et la presqu’île de Melville
dans les régions circumpolaires du nord.
« Par suite de la création de ce nouvel axe de
rotation, émergeant de la mer de Baffin au nord et de la terre Adélie au su=
d,
il se formera un nouvel Équateur, au-dessus duquel le Soleil tracera, sans
jamais s’en écarter, sa courbe diurne. Cette ligne équinoxiale traversera le
Kilimandjaro au Wamasai, l’océan Indien, Goa et Chicacola un peu au- dessou=
s de
Calcutta dans l’Inde, Mangala dans le royaume de Siam, Kesho dans le Tonkin,
Hong-Kong en Chine, l’île Rasa, les îles Marshall, Gaspar-Rico, Walker dans=
le
Pacifique, les Cordillères dans la République Argentine, Rio- de-Janeiro au
Brésil, les îles de la Trinité et de Sainte-Hélène, dans l’Atlantique,
Saint-Paul-de-Loanda au Congo, et enfin il rejoindra les territoires du Wam=
asai
au revers du Kilimandjaro.
« Ce nouvel Équateur étant ainsi déterminé par=
la
création du nouvel axe, il a été possible de traiter la question de
dénivellation des mers, si grave pour la sécurité des habitants de la Terre=
.
« Avant tout, il convient d’observer que les
directeurs de la North Polar Pract=
ical
Association se sont préoccupés d’en
atténuer les effets dans la mesure du possible. En effet, si le tir se fût
effectué vers le nord, les conséquences en auraient été désastreuses pour l=
es
portions les plus civilisées du globe. Au contraire, en tirant vers le sud,=
ces
conséquences ne se feront sentir que dans des parties moins peuplées et plus
sauvages au moins en ce qui concerne les territoires submergés.
« Voici maintenant comment se distribueront les
eaux projetées hors de leur lit par suite de l’aplatissement du sphéroïde a=
ux
anciens Pôles.
« Le globe sera divisé par deux grands cercles,
s’intersectant à angle droit au Kilimandjaro et à ses antipodes dans l’Océan
équinoxial. De là, formation de quatre segments : deux dans l’hémisphère no=
rd,
deux dans l’hémisphère sud, séparés par des lignes sur lesquelles la
dénivellation sera nulle.
« 1° Hémisphère septentrional :
« Le premier segment, à l’ouest du Kilimandjar=
o,
comprendra l’Afrique depuis le Congo jusqu’à l’Égypte, l’Europe depuis la
Turquie jusqu’au Groënland, l’Amérique depuis la Colombie anglaise jusqu’au
Pérou et jusqu’au Brésil à la hauteur de San Salvador, enfin tout l’océan
Atlantique septentrional et la plus grande partie de l’Atlantique équinoxia=
l.
« Le deuxième segment, à l’est du Kilimandjaro,
comprendra la majeure partie de l’Europe depuis la mer Noire jusqu’à la Suè=
de,
la Russie d’Europe et la Russie asiatique, l’Arabie, la presque totalité de
l’Inde, la Perse, le
Béloutchistan, l’Afghanistan, le Turkestan, le
Céleste- Empire, la Mongolie, le Japon, la Corée, la mer Noire, la mer
Caspienne, la partie supérieure du Pacifique, et les territoires de l’Alaska
dans le Nord-Amérique et aussi le domaine polaire si regrettablement conc=
édé
à la Société américaine North Pola=
r Practical
Association .
« 2° Hémisphère méridional :
« Le troisième segment, à l’est du Kilimandjar=
o,
contiendra Madagascar, les îles Marion, les îles Kerguelen, Maurice, la
Réunion, et toutes les îles de la mer des Indes, l’Océan antarctique jusqu’=
au
nouveau Pôle, la presqu’île de Malacca, Java, Sumatra, Bornéo, les îles de =
la
Sonde, les Philippines, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, la Nouvelle- Guin=
ée,
la Nouvelle-Calédonie, toute la partie méridionale du Pacifique et ses nomb=
reux
archipels, à peu près jusqu’au cent soixantième méridien actuel.
« Le quatrième segment, à l’ouest du Kilimandj=
aro,
englobera la partie sud de l’Afrique, depuis le Congo et le canal de Mozamb=
ique
jusqu’au cap de Bonne-Espérance, l’océan Atlantique méridional jusqu’au
quatre-vingtième parallèle, tout le Sud-Amérique depuis Pernambouc et Lima,=
la
Bolivie, le Brésil, l’Uruguay, la République-Argentine, la Patagonie, la
Terre-de-Feu, les îles Malouines, Sandwich, Shetland, et la partie sud du
Pacifique à l’est du cent soixantième degré de longitude.
« Tels seront les quatre segments du globe,
séparés par des lignes de nulle dénivellation.
« Il s’agit maintenant, d’indiquer les effets
produits à la surface de ces quatre segments par suite du déplacement des m=
ers.
« Sur chacun de ces quatre segments, il y a un
point central où cet effet sera maximum, soit que les mers s’y précipitent,
soit qu’elles s’en retirent.
« Or, il est établi avec une exactitude absolue
par les calculs de J.-T. Maston que ce maximum atteindra 8415 mètres à chac=
un
des points, à partir desquels la dénivellation ira en diminuant jusqu’aux
lignes neutres formant la limite des segments. C’est donc en ces points que=
les
conséquences seront les plus graves au point de vue de la sécurité générale=
, en
raison de l’opération tentée par le président Barbicane.
« Les deux effets sont à considérer dans chacu=
ne
de leurs conséquences.
« Dans deux des segments, situés à l’opposé l’=
un
de l’autre sur l’hémisphère nord et sur l’hémisphère sud, les mers se
retireront pour envahir les deux autres segments, également opposés l’un à
l’autre dans chaque hémisphère.
« Dans le premier segment : l’océan Atlantique=
se
videra presque tout entier, et le point maximum d’abaissement étant à peu p=
rès
à la hauteur des Bermudes, le fond apparaîtra, si la profondeur de la mer e=
st
inférieure en cet endroit à 8415 mètres. Conséquemment, entre l’Amérique et
l’Europe, se découvriront de vastes territoires que les États-Unis,
l’Angleterre, la France, l’Espagne et le Portugal pourront s’annexer au pro=
rata
de leur étendue géographique, si ces Puissances le jugent à propos. Mais il
faut observer que par suite de l’abaissement des eaux, la couche d’air
s’abaissera d’autant. Donc, le littoral de l’Europe et celui de l’Amérique
seront surélevés d’une hauteur telle que les villes situées même à vingt et
trente degrés des points maximum, n’auront plus à leur disposition que la
quantité d’air qui se trouve actuellement à une hauteur d’une lieue dans
l’atmosphère. Telles, pour ne prendre que les principales, New-York,
Philadelphie, Charleston, Panama, Lisbonne, Madrid, Paris, Londres, Édimbou=
rg,
Dublin, etc. Seules, le Caire, Constantinople, Dantzig, Stockholm, d’un côt=
é,
et les villes du littoral ouest américain de l’autre, garderont leur positi=
on
normale par rapport au niveau général. Quant aux Bermudes, l’air y manquera
comme il manque aux aéronautes qui ont pu s’élever à 8,000 mètres d’altitud=
e,
comme il manque aux sommets extrêmes de la chaîne du Tibet. Donc, impossibi=
lité
absolue d’y vivre.
« Même effet dans le segment opposé, qui compr=
end
l’océan Indien, l’Australie et un quart de l’océan Pacifique, lequel se
déversera en partie sur les parages méridionaux de l’Australie. Là, le maxi=
mum
de dénivellation se fera sentir aux accores de la terre de Nuyts, et les vi=
lles
d’Adélaïde et de Melbourne verront le niveau océanien s’abaisser à près de =
huit
kilomètres au-dessous d’elles. Que la couche d’air dans laquelle elles sero=
nt
alors plongées soit très pure, nul doute à cet égard, mais elle ne sera plus
assez dense pour fournir aux besoins de la respiration.
« Telle est, en général, la modification que
subiront les portions du globe dans les deux segments où s’effectuera le
surélèvement par rapport aux bassins des mers plus ou moins vidés. Là
apparaîtront, sans doute, de nouvelles îles, formées par les cimes de monta=
gnes
sous-marines, dans les parties que la masse liquide n’abandonnera pas
totalement.
« Mais si la diminution de l’épaisseur des cou=
ches
d’air ne laisse pas d’avoir des inconvénients pour les parties des Continen=
ts
surélevés dans les hautes zones de l’atmosphère, que sera-ce donc pour cell=
es
que l’irruption des mers doit recouvrir? On peut encore respirer sous une
pression d’air inférieure à la pression atmosphérique. Au contraire, sous
quelques mètres d’eau, on ne peut plus respirer du tout, et c’est bien le c=
as
qui se présentera pour les deux autres segments.
« Dans le segment au nord-est du Kilimandjaro,=
le
point maximum sera transporté à Yakoust, en pleine Sibérie. Depuis cette vi=
lle,
immergée sous 8415 mètres d’eau moins son altitude actuelle la couche
liquide, tout en diminuant, s’étendra jusqu’aux lignes neutres, noyant la p=
lus
grande partie de la Russie asiatique et de l’Inde, la Chine, le Japon, l’Al=
aska
américaine au delà du détroit de Behring. Peut-être les monts Oural
surgiront-ils sous la forme d’îlots au-dessus de la portion orientale de
l’Europe. Quant à Pétersbourg, Moscou, d’un côté, Calcutta, Bangkok, Saïgon,
Pékin, Hong- Kong, Yeddo de l’autre, ces villes disparaîtront sous une couc=
he
d’eau d’épaisseur variable, mais très suffisante pour noyer des Russes, des
Indous, des Siamois, des Cochinchinois, des Chinois et des Japonais, s’ils
n’ont pas eu le temps d’émigrer avant la catastrophe.
« Dans le segment, au sud-ouest du Kilimandjar=
o,
les désastres seront moins considérables, parce que ce segment est en grande
partie recouvert par l’Atlantique et le Pacifique, dont le niveau s’élèvera=
de
8415 mètres à l’archipel des Malouines. Toutefois, de vastes territoires n’=
en
disparaîtront pas moins sous ce déluge artificiel, entre autres l’angle de
l’Afrique méridionale depuis la Guinée inférieure et le Kilimandjaro jusqu’=
au
cap de Bonne-Espérance, et ce triangle du Sud-Amérique, formé par le Pérou,=
le
Brésil central, le Chili et la République Argentine jusqu’à la Terre- de-Fe=
u et
au cap Horn. Les Patagons, de si haute stature qu’ils soient, n’échapperont=
pas
l’immersion et n’auront pas même la ressource de se réfugier sur cette part=
ie des
Cordillères, dont les derniers sommets n’émergeront point en cette partie du
globe.
« Tel doit être le résultat abaissement
au-dessous ou exhaussement au-dessus de la nouvelle surface des mers prod=
uit
par la dénivellation, à la surface du sphéroïde terrestre. Telles sont les
éventualités contre lesquelles les intéressés auront à se pourvoir, si le p=
résident
Barbicane n’est pas arrêté à temps dans sa criminelle tentative! »
Dans lequel le choeur des mécontents va crescendo et rinforzando
.
D’après l’avis pressant, il y avait à pourvoir=
aux
périls de la situation, à les déjouer, ou du moins à les fuir, en se
transportant sur les lignes neutres où le danger serait nul.
Les gens menacés se divisaient en deux catégor=
ies
: les asphyxiés et les inondés.
L’effet de cette communication donna lieu à des
appréciations très diverses, mais qui tournèrent en protestations des plus
violentes.
Du côté des asphyxiés, c’étaient des Américains
des États-Unis, des Européens de la France, de l’Angleterre, de l’Espagne, =
etc.
Or, la perspective de s’annexer les territoires du fond océanique n’était p=
as
suffisante pour leur faire accepter ces modifications. Ainsi, Paris, report=
é à
une distance du nouveau Pôle à peu près égale à celle qui le sépare
actuellement de l’ancien, ne gagnerait pas au change. Il jouirait d’un
printemps perpétuel, c’est vrai, mais il perdrait sensiblement de sa couche
d’air. Or, cela n’était pas pour donner satisfaction aux Parisiens, qui ont
l’habitude de consommer l’oxygène sans compter, à défaut d’ozone… et encore=
!
Du côté des inondés, c’étaient des habitants de
l’Amérique du Sud, puis des Australiens, des Canadiens, des Indous, des
Zélandais. Eh bien! la Grande-Bretagne ne souffrirait pas que Barbicane and=
Co.
la privât de ses colonies les plus riches, où l’élément saxon tend à se
substituer visiblement à l’élément indigène. Évidemment, le golfe du Mexiqu=
e se
viderait pour former un vaste royaume des Antilles, dont les Mexicains et l=
es
Yankees pourraient revendiquer la possession en vertu de la doctrine de Mun=
ro.
Évidemment, aussi le bassin des îles de la Sonde, des Philippines, des Célè=
bes,
mis à sec, laisserait d’immenses territoires auxquels les Anglais et les
Espagnols pourraient prétendre. Compensation vaine! Cela ne balancerait pas=
la
perte due à la terrible inondation.
Ah! s’il n’y avait eu à disparaître sous les
nouvelles mers que des Samoyèdes ou des Lapons de Sibérie, des Fuéggiens, d=
es
Patagons, des Tartares même, des Chinois, des Japonais ou quelques Argentin=
s,
peut-être les États civilisés auraient- ils accepté ce sacrifice? Mais trop=
de
Puissances avaient leur part de la catastrophe pour ne pas protester.
En ce qui concerne plus spécialement l’Europe,
bien que sa partie centrale dût rester presque intacte, elle serait surélev=
ée
dans l’ouest, surbaissée dans l’est, c’est-à-dire à demi asphyxiée d’un côt=
é, à
demi noyée de l’autre. Voilà qui était inacceptable. En outre, la Méditerra=
née
se viderait presque totalement, et c’est ce que ne toléreraient ni les
Français, ni les Italiens, ni les Espagnols, ni les Grecs, ni les Turcs, ni=
les
Égyptiens, auxquels leur situation de riverains crée d’indiscutables droits=
sur
cette mer. Et puis, à quoi servirait le canal de Suez, qui était épargné pa=
r sa
position sur la ligne neutre? Comment utiliser les admirables travaux de M.=
de
Lesseps, lorsqu’il n’y aurait plus de Méditerranée d’un côté de l’isthme et
très peu de mer Rouge de l’autre à moins de le prolonger sur des centaine=
s de
lieues?…
Enfin, jamais, non jamais! l’Angleterre ne
consentirait à voir Gibraltar, Malte et Chypre se transformer en cimes de
montagnes, perdues dans les nuages, auxquelles ses navires de guerre ne
pourraient plus accoster. Non! elle ne se déclarerait pas satisfaite par les
accroissements de territoire qui lui seraient attribués dans l’ancien bassi=
n de
l’Atlantique. Et cependant, le major Donellan, avait déjà songé à retourner=
en
Europe pour faire valoir les droits de son pays sur ces nouveaux territoire=
s,
au cas où l’entreprise Barbicane and Co. réussirait.
Il s’ensuit donc que les protestations arrivèr=
ent
de toutes parts, même des États situés sur les lignes où la dénivellation
serait nulle, car eux-mêmes étaient plus ou moins touchés en d’autres point=
s.
Ces protestations furent peut-être plus violentes encore, lorsque la dépêch=
e de
Zanzibar, qui faisait connaître le point de tir, eut permis de rédiger l’av=
is
peu rassurant ci-dessus rapporté.
Bref, le président Barbicane, le capitaine Nic=
holl
et J.-T. Maston furent mis au ban de l’humanité.
Pourtant, quelle prospérité pour les journaux =
de
toutes nuances! Quelles demandes de numéros! Quels tirages supplémentaires!=
Ce
fut la première fois, peut-être, que l’on vit s’unir dans la même protestat=
ion
des feuilles généralement en désaccord sur toute autre question : les Novisti , le Novoïé-Vrémia , le Messager de Kronstadt, la Gazette de Moscou, le Rouskoïé-Diélo , le Gradjanine , le Journal de Carlscrona, le Handelsblad,
le Vaderland, la Fremdenblatt,
la Neue Badische Landeszeitung, la Gazette
de Magdebourg , la Neue
Freie-Presse, le Berliner Tagblatt, l’ Extrablatt, le Post,
le Volksbladtt, le Boersencourier,
la Gazette de Sibérie, la Gazette
de la Croix, la Gazette de Voss, le Reichsanzeiger,
la Germania, l’ Epoca, le Correo,
l’ Imparcial, la Correspondencia,
l’ Iberia, le Temps,
le Figaro, l’ Intransigeant, le Gaulois,
l’ Univers, la Justice,
la République Française, l’ Autorité, la Presse,
le Matin, le XIXème
Siècle, la Liberté, l’ Illustration, le Monde
Illustré, la Revue des Deux-Mondes, le Cosmos,
la Revue Bleue, la Nature,
la Tribuna, l’ Osservatore romano, l’ Esercito romano, le Fanfulla,
le Capitan Fracassa, la Riforma,
le Pester Lloyd, l’ Ephymeris, l’ Acropolis, le Palingenesia,
le Courrier de Cuba, le Pionnier d’Allahabad, le Srpska Nezavinost, l’ Indépendance roumaine, le Nord,
l’ Indépendance belge, le Sydney-Morning-Herald,
l’ Edinburgh-Review, le Manchester-Guardian,
le Scotsman, le Standard,
le Times, le Truth,
le Sun, <=
/span>le
Central-News, la Pressa
Argentina, le Romanul de Bucharest, le Courier de San Francisco, le Commercial Gazette, le San
Diego de Californie, le Manitoba, l’ Echo du Pacifique, le Scientifique
Américain, le Courrier des États-Unis, le New-York Herald, le World
de New-York, le Daily-Chronicle, le Buenos-Ayres
Herald, le Réveil du Maroc, le Hu-Pao,
le Tching-Pao, le Courrier
de Haïphong, le Moniteur de la République de Counani. Jusqu’au Mac Lane Express , journal anglais, cons=
acré
aux questions d’économie politique, et qui fit entrevoir la famine régnant =
sur
les territoires dévastés. Ce n’était pas l’équilibre européen qui risquait
d’être rompu il s’agissait bien de cela, vraiment! c’était l’équilibre
universel. Que l’on juge donc de l’effet, sur un monde devenu enragé, que
l’excès du nervosisme, qui fut sa caractéristique pendant la fin du XIXème
siècle, prédisposait à toutes les insanités, à toutes les épilepsies! Ce fut
une bombe tombant dans une poudrière!
Quant à J.-T. Maston, on put croire que sa
dernière heure était venue.
En effet, une foule délirante pénétra dans sa
prison, le soir du 17 septembre, avec l’intention de le lyncher, et, il faut
bien le dire, les agents de la police ne lui firent point obstacle.
La cellule de J.-T. Maston était vide. Avec le
poids d’or de ce digne artilleur, Mrs Evangélina Scorbitt était parvenue à =
le
faire échapper. Le geôlier s’était d’autant plus laissé séduire par l’appât
d’une fortune, qu’il comptait bien en jouir jusqu’aux dernières limites de =
la
vieillesse. En effet, Baltimore, comme Washington, New-York et autres
principales cités du littoral américain, était dans la catégorie des villes
surélevées, mais auxquelles il resterait assez d’air pour la consommation
quotidienne de leurs habitants.
J.-T. Maston avait donc pu gagner une retraite=
mystérieuse
et se dérober ainsi aux fureurs de l’indignation publique. C’est ainsi que
l’existence de ce grand troubleur de mondes fut sauvée par le dévouement d’=
une
femme aimante. Du reste, plus que quatre jours à attendre quatre jours!
avant que les projets de Barbicane and Co. fussent à l’état de faits accomp=
lis!
On le voit, l’avis pressant avait été entendu
autant qu’il le pouvait être. Si, au début, il y avait eu quelques sceptiqu=
es
au sujet des catastrophes prédites, il n’y en avait plus. Les gouvernements
s’étaient hâtés de prévenir ceux de leurs nationaux en petit nombre
relativement qui allaient être surélevés dans des zones d’air raréfié; pu=
is,
ceux, en nombre plus considérable, dont le territoire serait envahi par les
mers.
En conséquence de ces avis, transmis par
télégrammes à travers les cinq parties du monde, commença une émigration te=
lle
que jamais on n’en vit de semblable même à l’époque des migrations aryenn=
es
dans la direction de l’est à l’ouest. Ce fut un exode comprenant en partie =
les
rameaux des races hottentotes, mélanésiennes, nègres, rouges, jaunes, brune=
s et
blanches…
Malheureusement, le temps manquait. Les heures
étaient comptées. Avec quelques mois de répit, les Chinois auraient pu
abandonner la Chine, les Australiens l’Australie, les Patagons la Patagonie,
les Sibériens les provinces sibériennes, etc., etc.
Mais, comme le danger était localisé, maintena=
nt
que l’on connaissait les points du globe à peu près indemnes, l’épouvante f=
ut
moins générale. Quelques provinces, certains États même, commencèrent à se
rassurer. En un mot, sauf dans les régions menacées directement, il ne resta
plus que cette appréhension bien naturelle que ressent tout être humain à
l’attente d’un effroyable choc.
Et, pendant ce temps, Alcide Pierdeux de se
répéter en gesticulant comme un télégraphe des anciens temps :
« Mais comment diable le président Barbicane
parviendrait-il à fabriquer un canon un million de fois gros comme le canon=
de
vingt-sept? Satané Maston! Je voudrais bien le rencontrer pour lui pousser =
une
colle à ce sujet! Ça ne biche avec rien de sensé, rien de raisonnable, et c=
’est
par trop catapultueux! »
Quoi qu’il en fût, l’insuccès de l’opération,
c’était là l’unique chance que certaines parties du globe terrestre eussent
encore d’échapper à l’universelle catastrophe!
Ce qui s’est fait au Kilimandjaro pendant huit=
mois
de cette année mémorable.
Le pays de Wamasai est situé dans la partie
orientale de l’Afrique centrale, entre la côte de Zanguebar et la région des
grands lacs, où le Victoria-Nyanza et le Tanganiyka forment autant de mers
intérieures. Si on le connaît en partie, c’est qu’il a été visité par l’ang=
lais
Johnston, le comte Tékéli et le docteur allemand Meyer. Cette contrée
montagneuse se trouve sous la souveraineté du sultan Bâli-Bâli, dont le peu=
ple
est composé de trente à quarante mille nègres.
À trois degrés au-dessous de l’Équateur, se dr=
esse
la chaîne du Kilimandjaro, qui projette ses plus hautes cimes entre autres
celle du Kibo à une altitude de 5704 mètres [Note 18: Près de 1000 mètres=
de
plus que le Mont-Blanc.] Cet important massif domine, vers le sud, le nord =
et
l’ouest, les vastes et fertiles plaines du Wamasai, en se reliant avec le l=
ac Victoria-Nyanza,
à travers les régions du Mozambique.
À quelques lieues au-dessous des premières ram=
pes
du Kilimandjaro, s’élève la bourgade de Kisongo, résidence habituelle du
sultan. Cette capitale n’est, à vrai dire, qu’un grand village. Elle est
occupée par une population très douée, très intelligente, travaillant autant
par elle-même que par ses esclaves, sous le joug de fer que lui impose
Bâli-Bâli.
Ce sultan passe à juste titre pour l’un des pl=
us
remarquables souverains de ces peuplades de l’Afrique centrale, qui s’effor=
cent
d’échapper à l’influence, ou, pour être plus juste, à la domination anglais=
e.
C’est à Kisongo que le président Barbicane et =
le
capitaine Nicholl, uniquement accompagnés de dix contremaîtres dévoués à le=
ur
entreprise, arrivèrent dès la première semaine du mois de janvier de la
présente année.
En quittant les États-Unis départ qui ne fut
connu que de Mrs Evangélina Scorbitt et de J.-T. Maston ils s’étaient
embarqués à New-York pour le cap de Bonne-Espérance, d’où un navire les
transporta à Zanzibar, dans l’île de ce nom. Là, une barque, secrètement
frétée, les conduisit au port de Mombas, sur le littoral africain, de l’aut=
re
côté du canal. Une escorte, envoyée par le sultan, les attendait dans ce po=
rt,
et, après un voyage difficile pendant une centaine de lieues à travers cette
région tourmentée, obstruée de forêts, coupée de rios, trouée de marécages,=
ils
atteignirent la résidence royale.
Déjà, après avoir eu connaissance des calculs =
de
J.-T. Maston, le président Barbicane s’était mis en rapport avec Bâli-Bâli =
par
l’entremise d’un explorateur suédois, qui venait de passer quelques années =
dans
cette partie de l’Afrique. Devenu l’un de ses plus chauds partisans depuis =
le
célèbre voyage du président Barbicane autour de la Lune voyage dont le
retentissement s’était propagé jusqu’en ces pays lointains le sultan s’ét=
ait
pris d’amitié pour l’audacieux Yankee. Sans dire dans quel but, Impey Barbi=
cane
avait aisément obtenu du souverain du Wamasai l’autorisation d’entreprendre=
des
travaux importants à la base méridionale du Kilimandjaro. Moyennant une som=
me considérable,
évaluée à trois cent mille dollars, Bâli-Bâli s’était engagé à lui fournir =
tout
le personnel nécessaire. En outre, il l’autorisait à faire ce qu’il voudrai=
t du
Kilimandjaro. Il pouvait disposer à sa fantaisie de l’énorme chaîne, la ras=
er,
s’il en avait l’envie, l’emporter, s’il en avait le pouvoir. Par suite
d’engagements très sérieux, auxquels le sultan trouvait son compte, la North Polar Practical Association était propriétaire de la montagne africa=
ine au
même titre qu’elle l’était du domaine arctique.
L’accueil que le président Barbicane et son
collègue reçurent à Kisongo fut des plus sympathiques. Bâli-Bâli éprouvait =
une
admiration voisine de l’adoration pour ces deux illustres voyageurs, qui
s’étaient lancés à travers l’espace, afin d’atteindre les régions
circumlunaires. En outre, il ressentait une extraordinaire sympathie envers=
les
auteurs des mystérieux travaux qui allaient s’accomplir dans son royaume. A=
ussi
promit-il aux Américains un secret absolu tant de sa part que de celle de=
ses
sujets, dont le concours leur était assuré. Pas un seul des nègres qui
travailleraient aux chantiers n’aurait droit de les quitter même un jour, s=
ous
peine des plus raffinés supplices.
Voilà pourquoi l’opération fut enveloppée d’un mystère que les plus subtils agents de l’Amérique et de l’Europe ne purent pénétrer. Si ce secret avait été enfin découvert, c’est que le sultan s’éta= it relâché de sa sévérité, après l’achèvement des travaux, et qu’il y a partout des traîtres ou des bavards même chez les nègres. C’est de la sorte que Richard W. Trust, le consul de Zanzibar, eut vent de ce qui se faisait au Kilimandjaro. Mais, alors, à cette date du 13 septembre, il était trop tard pour arrêter le président Barbicane dans l’accomplissement de ses projets.<= o:p>
Et, maintenant, pourquoi Barbicane and Co.
avait-il choisi le Wamasai comme théâtre de son opération? C’est d’abord pa=
rce
que le pays lui convenait en raison de sa situation en cette partie peu con=
nue
de l’Afrique et de son éloignement des territoires habituellement visités p=
ar
les voyageurs. Puis, le massif du Kilimandjaro lui offrait toutes les quali=
tés
de solidité et d’orientation nécessaires à son oeuvre. De plus, à la surfac=
e du
pays, se trouvaient les matières premières dont il avait précisément besoin=
, et
dans des conditions particulièrement pratiques d’exploitation.
Justement, quelques mois avant de quitter les
États-Unis, le président Barbicane avait appris de l’explorateur suédois qu=
’au
pied de la chaîne du Kilimandjaro, le fer et la houille étaient abondamment
répandus à l’affleurement du sol. Pas de mines à creuser, pas de gisements à
rechercher à quelques milliers de pieds dans l’écorce terrestre. Du fer et =
du
charbon, il n’y avait qu’à se baisser pour en prendre, et en quantités cert=
ainement
supérieures à la consommation prévue par les devis. En outre, il existait, =
dans
le voisinage de la montagne, d’énormes gisements de nitrate de soude et de =
pyrite
de fer, nécessaires à la fabrication de la méli-mélonite.
Le président Barbicane et le capitaine Nicholl
n’avaient donc amené aucun personnel avec eux, si ce n’est dix contremaître=
s,
dont ils étaient absolument sûrs. Ceux-ci devaient diriger les dix mille
nègres, mis à leur disposition par Bâli-Bâli, auxquels incombait la tâche de
fabriquer le canon monstre et son non moins monstrueux projectile.
Deux semaines après l’arrivée du président
Barbicane et de son collègue au Wamasai, trois vastes chantiers étaient éta=
blis
à la base méridionale du Kilimandjaro, l’un pour la fonderie du canon, le
second pour la fonderie du projectile, le troisième pour la fabrication de =
la
méli-mélonite.
Et d’abord, comment le président Barbicane
avait-il résolu ce problème de fondre un canon de dimensions aussi colossal=
es?
On va le voir, et l’on comprendra, en même temps, que la dernière chance de
salut, tirée de la difficulté d’établir un pareil engin, échappait aux
habitants des deux Mondes.
En effet, fondre un canon égalant un million de
fois en volume le canon de vingt-sept, c’eût été un travail au-dessus des
forces humaines. On a déjà de sérieuses difficultés pour fabriquer les pièc=
es
de quarante-deux centimètres qui lancent des projectiles de sept cent
quatre-vingts kilos avec deux cent soixante-quatorze kilogrammes de poudre.
Aussi Barbicane et Nicholl n’y avaient-ils point songé. Ce n’était pas un
canon, pas même un mortier, qu’ils prétendaient faire, mais tout simplement=
une
galerie percée dans le massif résistant du Kilimandjaro, un trou de mine, si
l’on veut.
Évidemment, ce trou de mine, cette énorme
fougasse, pouvait remplacer un canon de métal, une Columbiad gigantesque, d=
ont
la fabrication eût été aussi coûteuse que difficile, et à laquelle il aurait
fallu donner une épaisseur invraisemblable pour prévenir toute chance
d’explosion. Barbicane and Co. avait toujours eu la pensée d’opérer de cette
façon, et, si le carnet de J.-T. Maston mentionnait un canon, c’est que c’é=
tait
le canon de vingt-sept qui avait été pris pour base de ses calculs.
En conséquence un emplacement fut de prime abo=
rd
choisi à une hauteur de cent pieds sur le revers méridional de la chaîne, au
bas de laquelle se développent des plaines à perte de vue. Rien ne pourrait
faire obstacle au projectile, quand il s’élancerait hors de cette « âme » f=
orée
dans le massif du Kilimandjaro.
Ce fut avec une précision extrême, et non sans=
un
rude travail, que l’on creusa cette galerie. Mais Barbicane put aisément
construire des perforatrices, qui sont des machines relativement simples, et
les actionner au moyen de l’air comprimé par les puissantes chutes d’eau de=
la
montagne. Ensuite, les trous percés par les forets des perforatrices furent
chargés de méli-mélonite. Et il ne fallait pas moins que ce violent explosif
pour faire éclater la roche, car c’était une sorte de syénite extrêmement d=
ure,
formée de feldspath orthose et d’amphibole hornblende. Circonstance favorab=
le,
au surplus, puisque cette roche aurait à résister à l’effroyable pression
développée par l’expansion des gaz. Mais la hauteur et l’épaisseur de la ch=
aîne
du Kilimandjaro suffisaient à rassurer contre tout lézardement ou craquement
extérieur.
Bref, les milliers de travailleurs, conduits p=
ar
les dix contremaîtres, sous la haute direction du président Barbicane,
s’appliquèrent avec tant de zèle, avec tant d’intelligence, que l’oeuvre fut
menée à bonne fin en moins de six mois.
La galerie mesurait vingt-sept mètres de diamè=
tre
sur six cents mètres de profondeur. Comme il importait que le projectile pût
glisser sur une paroi parfaitement lisse, sans rien laisser perdre des gaz =
de
la déflagration, l’intérieur en fut blindé avec un étui de fonte parfaiteme=
nt
alésé.
En réalité, ce travail était autrement
considérable que celui de la célèbre Columbiad de Moon-City, qui avait envo=
yé
le projectile d’aluminium autour de la Lune. Mais qu’y a-t-il donc d’imposs=
ible
aux ingénieurs du monde moderne?
Tandis que le forage s’accomplissait au flanc =
du
Kilimandjaro, les ouvriers ne chômaient pas au second chantier. En même tem=
ps
que l’on construisait la carapace métallique, on s’occupait de fabriquer
l’énorme projectile.
Rien que pour cette fabrication, il s’agissait
d’obtenir une masse de fonte cylindro-conique, pesant cent quatre-vingt
millions de kilogrammes, soit cent quatre-vingt mille tonnes.
On le comprend, jamais il n’avait été question=
de
fondre ce projectile d’un seul morceau. Il devait être fabriqué par masses =
de
mille tonnes chacune, qui seraient hissées successivement à l’orifice de la
galerie, et disposées contre la chambre où serait préalablement entassée la
méli-mélonite. Après avoir été boulonnés entre eux, ces fragments ne
formeraient qu’un tout compact, qui glisserait sur les parois du tube
intérieur.
Nécessité fut donc d’apporter au second chanti=
er
environ quatre cent mille tonnes de minerai, soixante-dix mille tonnes de
castine et quatre cent mille tonnes de houille grasse, que l’on transforma
d’abord en deux cent quatre-vingt mille tonnes de coke dans des fours. Comme
les gisements étaient voisins du Kilimandjaro, ce ne fut presque qu’une aff=
aire
de charrois.
Quant à la construction des hauts fourneaux po=
ur
obtenir la transformation du minerai en fonte, là surgit peut-être la plus
grande difficulté. Toutefois, au bout d’un mois, dix hauts fourneaux de tre=
nte
mètres étaient en état de fonctionner et de produire chacun cent quatre-vin=
gts
tonnes par jour. C’était dix-huit cents tonnes pour vingt-quatre heures, ce=
nt
quatre-vingt mille après cent journées de travail.
Quant au troisième chantier, créé pour la
fabrication de la méli-mélonite, le travail s’y fit aisément, et dans des c=
onditions
de secret telles que la composition de cet explosif n’a pu être encore
définitivement déterminée.
Tout avait marché à souhait. On n’eût pas proc=
édé
avec plus de succès dans les usines du Creusot, de Cail, d’Indret, de la Se=
yne,
de Birkenhead, de Woolwich ou de Cockerill. À peine comptait-on un accident=
par
trois cent mille francs de travaux.
On peut le croire, le sultan était ravi. Il
suivait les opérations avec une infatigable assiduité. Et on imagine aiséme=
nt
si la présence de sa redoutable Majesté était de nature à stimuler le zèle =
de
ses fidèles sujets!
Parfois, lorsque Bâli-Bâli demandait à quoi
servirait toute cette besogne :
« Il s’agit d’une oeuvre qui doit changer la f=
ace
du monde! lui répondait le président Barbicane.
— Une oeuvre qui assurera au sultan Bâli-Bâli,
ajoutait le capitaine Nicholl, une gloire ineffaçable entre tous les rois de
l’Afrique orientale! »
Si le sultan en tressaillait dans son orgueil =
de
souverain du Wamasai, inutile d’insister.
À la date du 29 août, les travaux étaient
entièrement terminés. La galerie, forée au calibre voulu, était revêtue de =
son
âme lisse sur une longueur de six cents mètres. Au fond étaient entassées d=
eux
mille tonnes de méli-mélonite, en communication avec la boîte au fulminate.
Puis venait le projectile, long de cent cinquante mètres. En défalquant la
place occupée par la poudre et le projectile, il resterait à celui-ci encore
quatre cent quatre-vingt douze mètres à parcourir jusqu’à la bouche, ce qui
assurerait tout son effet utile à la poussée produite par l’expansion des g=
az.
Cela étant, une première question se posait
question de pure balistique : le projectile dévierait-il de la trajectoire,=
qui
lui était assignée par les calculs de J.-T. Maston? En aucune façon. Les
calculs étaient corrects. Ils indiquaient dans quelle mesure le projectile
devait dévier vers l’est du méridien du Kilimandjaro, en vertu de la rotati=
on
de la Terre sur son axe, et quelle était la forme de la courbe hyperbolique
qu’il décrirait en vertu de son énorme vitesse initiale.
Seconde question : Serait-il visible pendant s=
on
parcours? Non, car, au sortir de la galerie, plongé dans l’ombre de la Terr=
e,
on ne pourrait l’apercevoir, et, d’ailleurs, par suite de sa faible hauteur=
, il
aurait une vitesse angulaire très considérable. Une fois rentré dans la zon=
e de
lumière, la faiblesse de son volume le déroberait aux plus puissantes lunet=
tes,
et, à plus forte raison, quand, échappé aux chaînes de l’attraction terrest=
re,
il graviterait éternellement autour du soleil.
Certes, le président Barbicane et le capitaine
Nicholl pouvaient être fiers de l’opération qu’ils venaient de conduire ain=
si
jusqu’à son dernier terme.
Pourquoi J.-T. Maston n’était-il pas là pour
admirer la bonne exécution des travaux, digne de la précision des calculs q=
ui
les avaient inspirés?… Et, surtout, pourquoi serait- il loin, bien loin, tr=
op
loin! quand cette formidable détonation irait réveiller les échos jusqu’aux
extrêmes horizons de l’Afrique?
En songeant à lui, ses deux collègues ne se
doutaient guère que le secrétaire du Gun-Club avait dû fuir Balistic- Cotta=
ge,
après s’être évadé de la prison de Baltimore, et qu’il en était réduit à se
cacher pour sauvegarder sa précieuse existence. Ils ignoraient à quel degré
l’opinion publique était montée contre les ingénieurs de la North Polar Practical Association . Ils =
ne
savaient point qu’ils auraient été massacrés, écartelés, brûlés à petit feu,
s’il avait été possible de se saisir de leur personne, Vraiment, à l’instan=
t où
le coup partirait, il était heureux qu’ils ne pussent être salués que par l=
es
cris d’une peuplade de l’Afrique orientale!
« Enfin! dit le capitaine Nicholl au président
Barbicane, lorsque, dans la soirée du 22 septembre, tous deux se prélassaie=
nt
devant leur oeuvre parachevée.
— Oui!… enfin!… Et aussi : ouf! fit Impey
Barbicane en poussant un soupir de soulagement.
— Si c’était à recommencer…
— Bah!… Nous recommencerions!
— Quelle chance, dit le capitaine Nicholl, d’a=
voir
eu à notre disposition cette adorable méli-mélonite!…
— Qui suffirait à vous illustrer, Nicholl!
— Sans doute, Barbicane, répondit modestement =
le
capitaine Nicholl. Mais savez-vous combien il aurait fallu creuser de galer=
ies
dans les flancs du Kilimandjaro pour obtenir le même résultat, si nous n’av=
ions
eu que du fulmi- coton, pareil à celui qui a lancé notre projectile vers la
Lune?
— Dites, Nicholl.
— Cent quatre-vingts galeries, Barbicane!
— Eh bien! nous les aurions creusées, capitain=
e!
— Et cent quatre-vingts projectiles de cent
quatre-vingt mille tonnes!
— Nous les aurions fondus, Nicholl! »
Allez donc faire entendre raison à des hommes =
de
cette trempe! Mais, quand des artilleurs ont fait le tour de la Lune, de qu=
oi
ne seraient-ils pas capables?
----------------------------------------------=
----------------------------------
Et, le soir même, quelques heures seulement avant la minute précise indiqué=
e pour
le tir, tandis que le président Barbicane et le capitaine Nicholl se congra=
tulaient
ainsi, Alcide Pierdeux, renfermé dans son cabinet à Baltimore, poussait le =
cri
du Peau-Rouge en délire. Puis, se relevant brusquement de la table où
s’empilaient des feuilles couvertes de formules algébriques, il s’écriait :=
« Coquin de Maston!… Ah! l’animal!… M’aura-t-il
fait potasser son problème!… Et comment n’ai-je pas découvert cela plus tôt=
!…
Nom d’un cosinus!… Si je savais où il est en ce moment, j’irais l’inviter à
souper, et nous boirions un verre de champagne au moment même où tonnera sa
machine à tout casser! »
Et, après un de ces hululements de sauvage, av=
ec
lesquels il accentuait ses parties de whist :
« Le vieux maboul!… Bien sûr, il avait son cou=
p de
pulvérin, quand il a calculé le canon du Kilimandjaro!… Et pourtant, c’étai=
t la
condition sine quâ non ou sine canon, comme nous aurions dit à l’École! »=
Dans lequel les populations du Wamasai attende=
nt
que le président Barbicane crie feu! au capitaine Nicholl.
On était au soir du 22 septembre, date mémor=
able
à laquelle l’opinion publique assignait une influence aussi néfaste qu’à ce=
lle
du 1er janvier de l’an 1000.
Douze heures après le passage du soleil au
méridien du Kilimandjaro, c’est-à-dire à minuit, le feu devait être mis au
terrible engin par la main du capitaine Nicholl.
Il convient de mentionner ici que le Kilimandj=
aro
étant par trente-cinq degrés à l’est du méridien de Paris, et Baltimore à
soixante-dix-neuf degrés à l’ouest dudit méridien, cela constitue une
différence de cent quatorze degrés, soit entre les deux lieux quatre cent
cinquante-six minutes de temps, ou sept heures vingt-six. Donc, au moment
précis où s’effectuerait le tir, il serait cinq heures vingt-quatre après m=
idi
dans la grande cité du Maryland.
Le temps était magnifique. Le soleil venait de=
se
coucher sur les plaines du Wamasai, derrière un horizon de toute pureté. On=
ne
pouvait souhaiter une plus belle nuit, ni plus calme, ni plus étoilée, pour
lancer un projectile travers l’espace. Pas un nuage ne se mélangerait aux
vapeurs artificielles, développées par la déflagration de la méli- mélonite=
.
Qui sait? Peut-être le président Barbicane et =
le
capitaine Nicholl regrettaient-ils de ne pouvoir prendre place dans le
projectile. Dès la première seconde, ils auraient franchi deux mille huit c=
ents
kilomètres. Après avoir pénétré les mystères du monde sélénite, ils auraien=
t pénétré
les mystères du monde solaire, et dans des conditions autrement intéressant=
es
que ne l’avait fait le Français Hector Servadac, emporté à la surface de la
comète Gallia! [Note 19: Hector
Servadac, du même auteur.]
Le sultan Bâli-Bâli, les plus grands personnag=
es
de sa cour, c’est-à-dire son ministre des finances et son exécuteur des
hautes-oeuvres, puis le personnel noir qui avait concouru au grand travail,
étaient réunis pour suivre les diverses phases du tir. Mais, par prudence, =
tout
ce monde avait pris position à trois kilomètres de la galerie forée dans le
Kilimandjaro, de manière à n’avoir rien à redouter de l’effroyable poussée =
des
couches d’air.
Alentour, quelques milliers d’indigènes, venus=
de
Kisongo et des bourgades disséminées dans le sud de la province, s’étaient
empressés par ordre du sultan Bâli-Bâli d’assister à ce sublime spectac=
le.
Un fil, établi entre une batterie électrique e=
t le
détonateur de fulminate placé au fond de la galerie, était prêt à lancer le
courant qui ferait éclater l’amorce et provoquerait la déflagration de la
méli-mélonite.
Comme prélude, un excellent repas avait rassem=
blé
à la même table le sultan, ses hôtes américains et les notables de sa capit=
ale
le tout aux frais de Bâli-Bâli, qui fit d’autant mieux les choses que ces
frais devaient lui être remboursés par la caisse de la Société Barbicane and
Co.
Il était onze heures lorsque ce festin, commen=
cé à
sept heures et demie, se termina par un toast que le sultan porta aux
ingénieurs de la North Polar Pract=
ical
Association et au succès de
l’entreprise.
Encore une heure, et la modification des
conditions géographiques et climatologiques de la Terre serait un fait
accompli.
Le président Barbicane, son collègue et les dix
contremaîtres vinrent alors se placer autour de la cabane à l’intérieur de
laquelle était montée la batterie électrique.
Barbicane, son chronomètre à la main, comptait=
les
minutes et jamais elles ne lui parurent si longues de ces minutes qui
semblent, non des années, mais des siècles!
À minuit moins dix, le capitaine Nicholl et lui
s’approchèrent de l’appareil que le fil mettait en communication avec la
galerie du Kilimandjaro.
Le sultan, sa cour, la foule des indigènes,
formaient un immense cercle autour d’eux.
Il importait que le coup fût tiré au moment
précis, indiqué par les calculs de J.-T. Maston, c’est à dire à l’instant o=
ù le
Soleil couperait cette ligne équinoxiale qu’il ne quitterait plus désormais
dans son orbite apparente autour du sphéroïde terrestre.
Minuit moins cinq! Moins quatre! Moins tro=
is!
Moins deux! Moins une!…
Le président Barbicane suivait l’aiguille de sa
montre, éclairée par une lanterne que présentait un des contremaîtres, tand=
is
que le capitaine Nicholl, son doigt levé sur le bouton de l’appareil, se te=
nait
prêt à fermer le circuit du courant électrique.
Plus que vingt secondes! Plus que dix! Plus
que cinq! Plus qu’une!…
On n’eût pas saisi le plus léger tremblement d=
ans
la main de cet impassible Nicholl. Son collègue et lui n’étaient pas plus é=
mus
qu’au moment où ils attendaient, enfermés dans leur projectile, que la
Columbiad les envoyât dans les régions lunaires!
« Feu!… » cria le président Barbicane.
Et l’index du capitaine Nicholl pressa le bout=
on.
Détonation effroyable, dont les échos propagèr=
ent
les roulements jusqu’aux dernières limites de l’horizon du Wamasai. Sifflem=
ent
suraigu d’une masse, qui traversa la couche d’air sous la poussée de millia=
rds
de milliards de litres de gaz, développés par la déflagration instantanée de
deux mille tonnes de méli-mélonite. On eût dit qu’il passait à la surface d=
e la
Terre un de ces météores dans lesquels s’accumulent toutes les violences de=
la
nature. Et l’effet n’en eût pas été plus terrible quand tous les canons de
toutes les artilleries du globe se seraient joints à toutes les foudres du =
ciel
pour tonner ensemble!
Dans lequel J.-T. Maston regrette peut-être le=
temps
où la foule voulait le lyncher.
Les capitales des deux Mondes, et aussi les vi=
lles
de quelque importance, et jusqu’aux bourgades plus modestes, attendaient au
milieu de l’épouvantement. Grâce aux journaux répandus à profusion, à la
surface du globe, chacun connaissait l’heure précise, qui correspondait au
minuit du Kilimandjaro, situé par trente-cinq degrés est, suivant la différ=
ence
des longitudes.
Pour ne citer que les principales villes le
Soleil parcourant un degré par quatre minutes c’était :
=
+---------------------+----------------+ | À Paris….. | 9h 40m. soir. | =
+---------------------+--=
--------------+
| À
Pétersbourg….. | 11h 31m. soir. =
| +--------------------=
-+----------------+
| À Londres…..<=
span
style=3D'mso-spacerun:yes'> | 9h 30m. soir. | +---------------------+--------------=
--+ | À Rome….. | 10h 20m. soir. | +--------------------=
-+----------------+
| À Madrid….. | 9h 15m. soir. | +--------------------=
-+----------------+
| À Berlin….. | 11h 20m. soir. | +--------------------=
-+----------------+
| À Constantino=
ple…..
| 11h 26m. soir. | +--------------------=
-+----------------+
| À Calcutta…..=
| 3h 04m. matin. | +--------------------=
-+----------------+
| À Nanking…..<=
span
style=3D'mso-spacerun:yes'> | 5h 05m. matin. | +--------------------=
-+----------------+
À Baltimore, on l’a dit, douze heures après le passage du Soleil au méridie=
n du
Kilimandjaro, il était 5h 24m du soir.
Inutile d’insister sur les affres qui se
produisirent à cet instant. La plus puissante des plumes modernes ne saurait
les décrire même avec le style de l’école décadente et déliquescente.
Que les habitants de Baltimore ne courussent p=
as
le danger d’être balayés par le mascaret des mers déplacées, soit! Qu’il ne
s’agît pour eux que de voir la baie de la Cheasapeake se vider et le cap
Hatteras, qui la termine, s’allonger comme une crête de montagne au-dessus =
de
l’Atlantique mis à soc, d’accord! Mais la ville, comme tant d’autres non
menacées d’émersion ou d’immersion, ne serait- elle pas renversée par la
secousse, ses monuments anéantis, ses quartiers engloutis au fond des abîmes
qui pouvaient s’ouvrir à la surface du sol? Et ces craintes n’étaient-elles=
pas
trop justifiées pour ces diverses parties du globe, que ne devaient pas
recouvrir les eaux dénivelées?
Si, évidemment.
Aussi, tout être humain sentait-il le frisson =
de
l’épouvante se glisser jusqu’à la moelle de ses os pendant cette minute fat=
ale.
Oui! tous tremblaient un seul excepté : l’ingénieur Alcide Pierdeux. Le t=
emps
lui manquant pour faire connaître ce qu’un dernier travail venait de lui
révéler, il buvait un verre de champagne dans un des meilleurs bars de la v=
ille
à la santé du vieux Monde.
La vingt-quatrième minute après cinq heures,
correspondant au minuit du Kilimandjaro, s’écoula…
À Baltimore… rien!
À Londres, à Paris, à Rome, à Constantinople, à
Berlin, rien!… Pas le moindre choc!
M. John Milne, observant à la mine de houille =
de
Takoshima (Japon) le tromomètre [Note 20: Le tromomètre est une sorte de
pendule dont les oscillations dénotent les mouvements microsismiques de
l’écorce terrestre. À l’exemple du Japon, beaucoup d’autres pays ont instal=
lé
de semblables appareils près des mines grisouteuses. ] qu’il y avait instal=
lé
ne remarqua pas le moindre mouvement anormal dans l’écorce terrestre en cet=
te
partie du monde.
Enfin, à Baltimore, rien non plus. D’ailleurs,=
le
ciel était nuageux et, la nuit venue, il fut impossible de reconnaître si le
mouvement apparent des étoiles tendait à se modifier ce qui eût indiqué un
changement de l’axe terrestre.
Quelle nuit passa J.-T. Maston dans sa retrait=
e,
inconnue de tous, sauf de Mrs Evangélina Scorbitt! Il enrageait, le bouilla=
nt
artilleur! Il ne pouvait tenir en place! Qu’il lui tardait d’être plus âgé =
de
quelques jours, afin de voir si la courbe du Soleil était modifiée preuve
indiscutable de la réussite de l’opération! Ce changement, en effet, n’aura=
it
pu être constaté le matin du 23 septembre, puisque, cette date, l’astre du =
jour
se lève invariablement à l’est pour tous les points du globe.
Le lendemain, le Soleil parut sur l’horizon co=
mme
il avait l’habitude de le faire.
Les délégués européens étaient alors réunis su=
r la
terrasse de leur hôtel. Ils avaient à leur disposition des instruments d’une
extrême précision qui leur permettaient de constater si le Soleil décrivait
rigoureusement sa courbe dans le plan de l’Équateur.
Or, quelques minutes après son lever, le disque
radieux inclinait déjà vers l’hémisphère austral.
Rien n’était donc changé à sa marche apparente=
.
Le major Donellan et ses collègues saluèrent le
flambeau céleste par des hurrahs enthousiastes et lui firent « une entrée »,
comme on dit au théâtre. Le ciel était superbe alors, l’horizon nettement
dégagé des vapeurs de la nuit, et jamais le grand acteur ne se présenta sur=
une
plus belle scène, dans de telles conditions de splendeur, devant un public
émerveillé!
« Et à la place même marquée par les lois de
l’astronomie!… s’écria Éric Baldenak.
— De notre ancienne astronomie, fit observer B=
oris
Karkof, et que ces insensés prétendaient anéantir!
— Ils en seront pour leurs frais et leur honte!
ajouta Jacques Jansen, par la bouche duquel la Hollande semblait parler tout
entière.
— Et le domaine arctique restera éternellement
sous les glaces qui le recouvrent! riposta le professeur Jan Harald.
— Hurrah pour le Soleil! s’écria le major
Donellan. Tel il est, tel il suffit au besoin du Monde!
— Hurrah!… Hurrah! » répétèrent d’une seule vo=
ix
les représentants de la vieille Europe.
C’est alors que Dean Toodrink, qui n’avait rien
dit jusqu’alors, se signala par cette observation assez judicieuse :
« Mais ils n’ont peut-être pas tiré?…
— Pas tiré?… s’exclama le major. Fasse le ciel
qu’ils aient tiré, au contraire, et plutôt deux fois qu’une! »
Et c’est précisément ce que se disaient J.-T.
Maston et Mrs Evangélina Scorbitt. C’est aussi ce que se demandaient les
savants et les ignorants, unis cette fois par la logique de la situation.
C’est même ce que se répétait Alcide Pierdeux,=
en
ajoutant :
« Qu’ils aient tiré ou non, peu importe!… La T=
erre
n’a pas cessé de valser sur son vieil axe et de se balader comme d’habitude=
! »
En somme, on ignorait ce qui s’était passé au
Kilimandjaro. Mais, avant la fin de la journée, une réponse était faite à c=
ette
question que se posait l’humanité.
Une dépêche arriva aux États-Unis, et voici ce=
que
contenait cette dernière dépêche, envoyée par Richard W. Trust, du consulat=
de
Zanzibar :
Zanzibar, 23 septembre, Sept
heures vingt-sept minutes du matin. « =
À
John S. Wright, ministre d’État. <=
span
style=3D'mso-spacerun:yes'> « Coup tiré hier soir minuit précis =
par
engin foré dans revers méridio=
nal du
Kilimandjaro. Passage de projectile avec sifflements épouvantables. Effroyable détonation.
Province dévastée par trombe d=
’air.
Mer soulevée jusqu’au canal Mozambique. Nombreux navires désemparés et mis à la côte. Bourgad=
es et
villages anéantis. Tout va bie=
n. « RICHARD W.
TRUST. »
Oui! tout allait bien, puisque rien n’était ch=
angé
à l’état de choses, sauf les désastres produits dans le Wamasai, en partie =
rasé
par cette trombe artificielle, et les naufrages provoqués par le déplacement
des couches aériennes. Et n’en avait-il pas été ainsi, lorsque la fameuse
Columbiad avait lancé son projectile vers la Lune? La secousse, communiquée=
au
sol de la Floride, ne s’était-elle pas fait sentir dans un rayon de cent
milles? Oui, certes! et, cette fois, l’effet avait dû être centuplé.
Quoi qu’il en soit, la dépêche apprenait deux
choses aux intéressés de l’Ancien et du Nouveau Continent :
1° Que l’énorme engin avait pu être fabriqué d=
ans
les flancs mêmes du Kilimandjaro.
2° Que le coup avait été tiré à l’heure dite.<= o:p>
Et, alors, le monde entier poussa un immense
soupir de satisfaction, qui fut suivi d’un immense éclat de rire.
La tentative de Barbicane and Co avait échoué
piteusement! Les formules de J.-T. Maston étaient bonnes à mettre au panier=
! La
North Polar Practical Association =
n’avait plus qu’à se déclarer en faillit=
e!
Ah ça! est-ce que, par hasard, le secrétaire du
Gun-Club se serait trompé dans ses calculs?
« Je croirais plutôt m’être trompée dans
l’affection qu’il m’inspire! » se disait Mrs Evangélina Scorbitt.
Et, de tous, l’être humain le plus déconfit qui
existât alors à la surface du sphéroïde, c’était bien J.-T. Maston. En voya=
nt
que rien n’avait été changé aux conditions dans lesquelles se mouvait la Te=
rre
depuis sa création, il s’était bercé de l’espoir que quelque accident aurai=
t pu
retarder l’opération de ses collègues Barbicane et Nicholl…
Mais, depuis la dépêche de Zanzibar, il lui
fallait bien reconnaître que l’opération avait échoué.
Échoué!… Et les équations, les formules,
desquelles il avait conclu à la réussite de l’entreprise! Est-ce donc qu’un
engin, long de six cents mètres, large de vingt-sept mètres, lançant un pro=
jectile
de cent quatre-vingts millions de kilogrammes sous la déflagration de deux
mille de méli- mélonite avec une vitesse initiale de deux mille huit cents
kilomètres, était insuffisant pour provoquer le déplacement des Pôles? Non!=
… Ce
n’était pas admissible!
Et pourtant!…
Aussi, J.-T. Maston, en proie à une violente
exaltation, déclara-t-il qu’il voulait quitter sa retraite. Mrs Evangélina
Scorbitt essaya vainement de l’en empêcher. Non qu’elle eût à craindre pour=
sa
vie désormais, puisque le danger avait pris fin. Mais les plaisanteries qui
seraient adressées au malencontreux calculateur, les quolibets qu’on ne lui
épargnerait guère, les lazzi qui pleuvraient sur son oeuvre, elle eût voulu=
les
lui épargner!
Et, chose plus grave, quel accueil lui feraient
ses collègues du Gun-Club? Ne s’en prendraient-ils pas à leur secrétaire d’=
un
insuccès qui les couvrait de ridicule? N’était- ce pas à lui, l’auteur des
calculs, que remontait l’entière responsabilité de cet échec?
J.-T. Maston ne voulut rien entendre. Il résis=
ta
aux supplications comme aux larmes de Mrs Evangélina Scorbitt. Il sortit de=
la
maison où il se tenait caché. Il parut dans les rues de Baltimore. Il fut
reconnu, et ceux qu’il avait menacés dans leur fortune et leur existence, d=
ont
il avait perpétué les transes par l’obstination de son mutisme, se vengèren=
t en
le bafouant, en le daubant de mille manières.
Il fallait entendre ces gamins d’Amérique, qui=
en
eussent remontré aux gavroches parisiens!
« Eh! va donc, redresseur d’axe!
— Eh! va donc, rafistoleur d’horloges!
— Eh! va donc, rhabilleur de patraques! »
Bref, le déconfit, le houspillé secrétaire du
Gun-Club fut contraint de rentrer à l’hôtel de New-Park, où Mrs Evangélina
Scorbitt épuisa tout le stock de ses tendresses pour le consoler. Ce fut en
vain. J.-T. Maston à l’exemple de Niobé noluit consolari , parce que son canon n=
’avait
pas produit sur le sphéroïde terrestre plus d’effet qu’un simple pétard de =
la
Saint-Jean!
Quinze jours s’écoulèrent dans ces conditions,=
et
le Monde, remis de ses anciennes épouvantes, ne pensait déjà plus aux proje=
ts
de la North Polar Practical Associ=
ation .
Quinze jours, et pas de nouvelles du président
Barbicane ni du capitaine Nicholl! Avaient-ils donc péri dans le contrecoup=
de
l’explosion, lors des ravages produits à la surface de Wamasai? Avaient-ils
payé de leur vie la plus immense mystification des temps modernes?
Non!
Après la détonation, renversés tous deux, culb=
utés
en même temps que le sultan, sa cour et quelques milliers d’indigènes, ils =
s’étaient
relevés, sains et saufs.
« Est-ce que cela a réussi?… demanda Bâli-Bâli=
, en
se frottant les épaules.
— En doutez-vous?
— Moi… douter!… Mais quand saurez-vous?…
— Dans quelques jours! » répondit le président
Barbicane.
Avait-il compris que l’opération était manquée=
?…
Peut- être! Mais jamais il n’eût voulu en convenir devant le souverain du
Wamasai.
Quarante-huit heures après, les deux collègues
avaient pris congé de Bâli-Bâli, non sans avoir payé une forte somme pour l=
es
désastres causés à la surface de son royaume. Comme cette somme entra dans =
les
caisses particulières du sultan, et que ses sujets n’en reçurent pas un dol=
lar,
Sa Majesté n’eut point lieu de regretter cette lucrative affaire.
Puis, les deux collègues, suivis de leurs
contremaîtres, gagnèrent Zanzibar, où se trouvait un navire en partance pour
Suez. De là, sous de faux noms, le paquebot des Messageries maritimes Moeris les transporta à Marseille, le P.-L.-M. à
Paris sans déraillement ni collision le chemin de fer de l’ouest au Hav=
re,
et enfin le transatlantique la Bou=
rgogne
en Amérique.
En vingt-deux jours, ils étaient venus du Wama=
sai
à New- York, État de New-York.
Et le 15 octobre, à trois heures après midi, t=
ous
deux frappaient à la porte de l’hôtel de New-Park…
Un instant après, ils se trouvèrent en présenc=
e de
Mrs Evangélina Scorbitt et de J.-T. Maston.
Qui termine cette curieuse histoire aussi véri=
dique
qu’invraisemblable.
« Barbicane?… Nicholl?…
— Maston!
— Vous?…
— Nous! »
Et, dans ce pronom, lancé simultanément par les
deux collègues d’un ton singulier, on sentait tout ce qu’il y avait d’ironi=
e et
de reproches.
J.-T. Maston passa son crochet de fer sur son
front. Puis, d’une voix qui sifflait entre ses lèvres comme celle d’un as=
pic,
eût dit Ponson du Terrail :
« Votre galerie du Kilimandjaro avait bien six
cents mètres sur une largeur de vingt-sept? demanda-t-il.
— Oui!
— Votre projectile pesait bien cent quatre-vin=
gts
millions de kilogrammes?
— Oui!
— Et le tir s’est bien effectué avec deux mille
tonnes de méli-mélonite?
—Oui! »
Ces trois oui tombèrent comme des coups de mas=
sue
sur l’occiput de J.-T. Maston.
« Alors je conclus… reprit-il.
— Comment?… demanda le président Barbicane.
— Comme ceci, répondit J.-T. Maston : Puisque
l’opération n’a pas réussi, c’est que la poudre n’a pas donné au projectile=
une
vitesse initiale de deux mille huit cents kilomètres!
— Vraiment!… fit le capitaine Nicholl.
— C’est que votre méli-mélonite n’est bonne qu=
’à
charger des pistolets de paille! »
Le capitaine Nicholl bondit à ce mot, qui se
tournait pour lui en sanglante injure.
« Maston! s’écria-t-il.
— Nicholl!
— Quand vous voudrez vous battre à la
méli-mélonite…
— Non!… Au fulmi-coton!… C’est plus sûr! »
Mrs Evangélina Scorbitt dut intervenir pour ca=
lmer
les deux irascibles artilleurs.
« Messieurs!… messieurs! dit-elle. Entre
collègues!… »
Et, alors, le président Barbicane prit la paro=
le
d’une voix plus calme, disant :
« À quoi bon récriminer? Il est certain que les
calculs de notre ami Maston devaient être justes, comme il est certain que
l’explosif de notre ami Nicholl devait être suffisant! Oui!… Nous avons mis
exactement en pratique les données de la science!… Et, cependant, l’expérie=
nce
a manqué! Pour quelles raisons?… Peut-être ne le saura-t-on jamais?…
— Eh bien! s’écria le secrétaire du Gun-Club, =
nous
la recommencerons!
— Et l’argent, qui a été dépensé en pure perte!
fit observer le capitaine Nicholl.
— Et l’opinion publique, ajouta Mrs Evangélina
Scorbitt, qui ne vous permettrait pas de risquer une seconde fois le sort du
Monde!
— Que va devenir notre domaine circumpolaire?
répliqua le capitaine Nicholl.
— À quel taux vont tomber les actions de la North Polar Practical Association ? » s’=
écria
le président Barbicane.
L’effondrement!… Il s’était produit déjà, et l=
’on
offrait les titres par paquet au prix du vieux papier.
Tel fut le résultat final de cette opération
gigantesque. Tel fut le fiasco mémorable, auquel aboutirent les projets
surhumains de Barbicane and Co.
Si jamais la risée publique se donna libre
carrière pour accabler de braves ingénieurs mal inspirés, si jamais les
articles fantaisistes des journaux, les caricatures, les chansons, les
parodies, eurent matière à s’exercer, on peut affirmer que ce fut bien en c=
ette
occasion. Le président Barbicane, les administrateurs de la nouvelle Sociét=
é,
leurs collègues du Club, furent littéralement conspués. On les qualifia par=
fois
de façon si… gauloise, que ces qualifications ne sauraient être redites pas
même en latin pas même en zolapük. L’Europe surtout s’abandonna à un
déchaînement de plaisanteries tel que les Yankees finirent par être
scandalisés. Et, n’oubliant pas que Barbicane, Nichol et Maston étaient
d’origine américaine, qu’ils appartenaient à cette célèbre association de B=
altimore,
peu s’en fallut qu’ils n’obligeassent le gouvernement fédéral à déclarer la
guerre à l’ancien Monde.
Enfin, le dernier coup fut porté par une chans=
on
française que l’illustre Paulus il vivait encore à cette époque mit à la
mode. Cette machine courut les cafés-concerts du monde entier.
Voici quel était l’un des couplets les plus
applaudis :
P=
our
modifier notre patraque, Dont
l’ancien axe se détraque, Ils =
ont
fait un canon qu’on braque, Af=
in de
mettra tout en vrac! C’est bie=
n pour
vous flanquer le trac! Ordre e=
st
donné pour qu’on les traque, C=
es
trois imbéciles!… Mais… crac! =
Le
coup est parti… Rien ne craque! Vive
notre vieille patraque!
Enfin, saurait-on jamais à quoi était dû
l’insuccès de cette entreprise? Cet insuccès prouvait-il que l’opération ét=
ait
impossible à réaliser, que les forces dont disposent les hommes ne seront
jamais suffisantes pour amener une modification dans le mouvement diurne de=
la
Terre, que jamais les territoires du Pôle arctique ne pourront être déplacé=
s en
latitude pour être reportés au point où les banquises et les glaces seraient
naturellement fondues par les rayons solaires?
On fut fixé à ce sujet, quelques jours après le
retour du président Barbicane et de son collègue aux États-Unis.
Une simple note parut dans le Temps du 17 octo=
bre,
et le journal de M. Hébrard rendit au Monde le service de le renseigner sur=
ce
point si intéressant pour sa sécurité.
Cette note était ainsi conçue :
«=
On
sait quel a été le résultat nul de l’entreprise qui avait pour but la création d’un nouvel axe. Cep=
endant
les calculs de J.-T. Maston,
reposant sur des données justes, auraient produit les résultats cherchés, si, par suite d’=
une
distraction inexplicable, ils =
n’eussent
été entachés d’erreur dès le début. « En effet, lorsque le célèbre secré=
taire
du Gun-Club a pris pour base la
circonférence du sphéroïde terrestre, il l’a portée à =
span>quarante
mille mètres au lieu de quarante mille kilomètres ce <=
/span> qui a faussé la solution du problème.=
« D’où a pu venir une pareille erreu=
r?…
Qui a pu la causer?… Comment un
aussi remarquable calculateur a-t-il pu la commettre?… On se perd en vaines conjectures. « Ce qui est certain, c’est que le
problème de la modification de l’axe
terrestre étant correctement posé, il aurait dû être exactement résolu. Mais cet oubli de trois zéro=
s a
produit une erreur de douze zéros au résultat final. « Ce n’est pas un canon un million d=
e fois
gros comme le canon de vingt-s=
ept,
ce serait un trillion de ces canons, lançant un trillion de projectiles de cent quatre-vingt =
mille
tonnes, qu’il faudrait pour dé=
placer
le Pôle de 23°28’, en admettant que la méli-mélonite eût la puissance expansive que lui attribue=
le
capitaine Nicholl. « En somme,
l’unique coup, dans les conditions où il a été tiré au Kilimandjaro, n’a déplacé le pôle qu=
e de
trois microns (3 millièmes de
millimètre), et il n’a fait varier le niveau de la mer au maximum que de neuf millièmes de microns. « Quant au projectile, nouvelle peti=
te
planète, il appartient désorma=
is à
notre système, où le retient l’attraction solaire. « ALCIDE PI=
ERDEUX
»
Ainsi c’était une distraction de J.-T. Maston,=
une
erreur de trois zéros au début de ses calculs, qui avait produit ce résultat
humiliant pour la nouvelle Société!
Mais si ses collègues du Gun-Club se montrèrent
furieux contre lui, s’ils l’accablèrent de leurs malédictions, il se fit da=
ns
le public une réaction en faveur du pauvre homme. Après tout, c’était cette
faute qui avait été cause de tout le mal ou plutôt de tout le bien,
puisqu’elle avait épargné au monde la plus effroyable des catastrophes.
Il s’ensuit donc que les compliments arrivèren=
t de
toutes parts, avec des millions de lettres, qui félicitaient J.-T. Maston de
s’être trompé de trois zéros!
J.-T. Maston, plus déconfit, plus estomaqué que
jamais, ne voulut rien entendre du formidable hurrah que la Terre poussait =
en
son honneur. Le président Barbicane, le capitaine Nicholl, Tom Hunter aux
jambes de bois, le colonel Bloomsberry, le fringant Bilsby et leurs collègu=
es
ne lui pardonneraient jamais…
Du moins, il lui restait Mrs Evangelina Scorbi=
tt.
Cette excellente femme ne pouvait lui en vouloir.
Avant tout, J.-T. Maston avait tenu à refaire =
ses
calculs, se refusant à admettre qu’il eût été distrait à ce point.
Cela était pourtant. L’ingénieur Alcide Pierde=
ux
ne s’était pas trompé. Et voilà pourquoi, ayant reconnu l’erreur au dernier
moment, lorsqu’il n’avait plus le temps de rassurer ses semblables, cet
original gardait un calme si parfait au milieu des transes générales. Voilà
pourquoi il portait un toast au vieux Monde, à l’heure où partait le coup du
Kilimandjaro.
Oui! Trois zéros oubliés dans la mesure de la
circonférence terrestre!…
Subitement alors le souvenir revint à J.-T.
Maston. C’était au début de son travail, lorsqu’il venait de se renfermer d=
ans
son cabinet de Balistic-Cottage. Il avait parfaitement écrit le nombre 40 0=
00
000 sur le tableau noir…
À ce moment, sonnerie précipitée du timbre
téléphonique… J.-T. Maston se dirige vers la plaque… Il échange quelques mo=
ts
avec Mrs Evangélina Scorbitt… Voilà qu’un coup de foudre le renverse et cul=
bute
son tableau… Il se relève… Il commence à retracer le nombre à demi effacé d=
ans
la chute… Il avait à peine écrit les chiffres 40 000… quand le timbre réson=
ne
une seconde fois… Et, lorsqu’il se remet au travail, il oublie les trois
derniers zéros du nombre qui mesure la circonférence terrestre!
Eh bien! tout cela, c’était la faute à Mrs
Evangélina Scorbitt! Si elle ne l’eût pas dérangé, peut-être n’aurait-il pas
reçu le contrecoup de la décharge électrique! Peut-être le tonnerre ne lui
aurait-il pas joué un de ces tours pendables, qui suffisent à compromettre
toute une existence de bons et honnêtes calculs!
Quelle secousse reçut la malheureuse femme,
lorsque J.- T. Maston dut lui dire dans quelles circonstances s’était produ=
ite
l’erreur!… Oui!… elle était la cause de ce désastre!… C’était par elle que
J.-T. Maston se voyait déshonoré pour les longues années qui lui restaient à
vivre, car on mourait généralement centenaire dans la vénérable association=
du
Gun-club!
Et, après cet entretien, J.-T. Maston avait fui
l’hôtel de New-Park. Il était rentré à Balistic-Cottage. Il arpentait son
cabinet de travail, se répétant :
« Maintenant je ne suis plus bon à rien en ce
monde!…
— Pas même à vous marier?… » dit une voix que
l’émotion rendait déchirante.
C’était Mrs Evangélina Scorbitt. Éplorée, éper=
due,
elle avait suivi J.-T. Maston…
« Cher Maston!… dit-elle.
— Eh bien! oui!… Mais à une condition… c’est q=
ue
je ne ferai plus jamais de mathématiques!
— Ami, je les ai en horreur! » répondit
l’excellente veuve.
Et le secrétaire du Gun-Club fit de Mrs Evangé=
lina
Scorbitt Mrs J.-T. Maston.
Quant à la note d’Alcide Pierdeux, quel honneu=
r,
quelle célébrité elle apporta à cet ingénieur et aussi à « l’École » en sa
personne! Traduite dans toutes les langues, insérée dans tous les journaux,
cette note répandit son nom à travers le monde entier. Il arriva donc que le
père de la jolie Provençale, qui lui avait refusé la main de sa fille, « pa=
rce
qu’il était trop savant, » lut ladite note dans le Petit Marseillais . Aussi, après être pa=
rvenu
à en comprendre la signification sans aucun secours étranger, pris de remor=
ds
et en attendant mieux, envoya-t-il à son auteur une invitation à dîner.
— De notre ancienne astronomie, fit observer B=
oris
Karkof, et que ces insensés prétendaient anéantir!
— Ils en seront pour leurs frais et leur honte!
ajouta Jacques Jansen, par la bouche duquel la Hollande semblait parler tout
entière.
— Et le domaine arctique restera éternellement
sous les glaces qui le recouvrent! riposta le professeur Jan Harald.
— Hurrah pour le Soleil! s’écria le major
Donellan. Tel il est, tel il suffit au besoin du Monde!
— Hurrah!… Hurrah! » répétèrent d’une seule vo=
ix
les représentants de la vieille Europe.
Très court, mais tout à fait rassurant pour l’=
avenir
du monde.
Et, désormais, que les habitants de la Terre se
rassurent! Le président Barbicane et le capitaine Nicholl ne reprendront po=
int
leur entreprise si piteusement avortée. J.-T. Maston ne refera pas ses calc=
uls,
exempts d’erreur cette fois. Ce serait inutile. La note de l’ingénieur Alci=
de
Pierdeux a dit vrai. Ce que démontre la mécanique, c’est que, pour produire=
un
déplacement d’axe de 23°28’, même avec la méli-mélonite, il faudrait un
trillion de canons semblables à l’engin qui a été creusé dans le massif du
Kilimandjaro. Or, notre sphéroïde toute sa surface fût-elle solide est =
trop
petit pour les contenir.
Il semble donc que les habitants du globe peuv=
ent
dormir en paix. Modifier les conditions dans lesquelles se meut la Terre, c=
ela
est au-dessus des efforts permis à l’humanité. Il n’appartient pas aux homm=
es
de rien changer à l’ordre établi par le Créateur dans le système de l’Unive=
rs.
Table
+--------+------------------------------------=
---------------------------------+
| I. | Où la « North Polar Practical Association » lance un document à | | =
| travers les deux mondes. | +--------+------------------------------------------------------------=
---------+
| II. | Dans lequel les délégués
anglais, hollandais, suédois, danois et
| | | russe se présen=
tent
au lecteur. =
| +--------+--------------------------------------------------------=
-------------+
| III. | Dans lequel se fait l’ad=
judication
des régions du pôle arctique. | =
+--------+-----------------------------------------------------------------=
----+
| IV. | Dans lequel reparaissent=
de
vieilles connaissances de nos jeunes =
span>|
| | lecteurs. | +--------+-=
--------------------------------------------------------------------+
| V. | Et d’abord, peut-on adme=
ttre
qu’il y ait des houillères près du | | | Pôle nord? | +--------+--------------=
-------------------------------------------------------+
| VI. | Dans lequel est interrom=
pue
une conversation téléphonique entre =
span>|
| | Mrs Scorbitt et J.-T.
Maston.
| +--------+--------------=
-------------------------------------------------------+
| VII. | Dans lequel le président
Barbicane n’en dit pas plus qu’il ne lui
| | | convient d’en
dire.
| +--------+--------------------------------------------------------=
-------------+
| VIII. | « Comme dans Jupiter? » =
a dit
le président du Gun-Club. | +--------+------------------------------------------------------------=
---------+
| IX. | Dans lequel on sent appa=
raître
un Deux ex Machina d’origine | | | française. =
| +--------+--------------------------------------------------------=
-------------+
| X. | Dans lequel diverses inq=
uiétudes
commencent à se faire jour. =
| +--------+---------------------------------------------------------------=
------+
| XI. | Ce qui se trouve dans le
carnet de J.-T. Maston, et ce qui ne s’y
| | | trouve plus.