MIME-Version: 1.0 Content-Type: multipart/related; boundary="----=_NextPart_01D08C2D.E33E1CE0" This document is a Single File Web Page, also known as a Web Archive file. If you are seeing this message, your browser or editor doesn't support Web Archive files. Please download a browser that supports Web Archive, such as Windows® Internet Explorer®. ------=_NextPart_01D08C2D.E33E1CE0 Content-Location: file:///C:/EA63DB04/NordContreSud.htm Content-Transfer-Encoding: quoted-printable Content-Type: text/html; charset="windows-1252"
Nord Contre Sud
Par
Jules Verne
Table
des matières
I À
bord du steam-boat «Shannon»
III
Où en est la guerre de Sécession.
VII
Derniers mots et dernier soupir
VIII
De Camdless-Bay au lac Washington.
La Floride, qui avait été annexée à la grande
fédération américaine en 1819, fut érigée en État quelques années plus tard=
. Par
cette annexion, le territoire de la République s'accrut de soixante-sept mi=
lle
milles carrés. Mais l'astre floridien ne brille que d'un éclat secondaire au
firmament des trente-sept étoiles qui constellent le pavillon des États-Unis
d'Amérique.
Ce n'est qu'une étroite et basse langue de ter=
re,
cette Floride. Son peu de largeur ne permet pas aux rivières qui l'arrosent=
--
le Saint-John excepté -- d'y acquérir quelque importance. Avec un relief si=
peu
accusé, les cours d'eau n'ont pas la pente nécessaire pour y devenir rapide=
s.
Point de montagnes à sa surface. À peine quelques lignes de ces «bluffs» ou
collines, si nombreux dans la région centrale et septentrionale de l'Union.=
Quant
à sa forme, on peut la comparer à une queue de castor qui trempe dans l'Océ=
an,
entre l'Atlantique à l'est et le golfe du Mexique à l'ouest.
La Floride n'a donc aucun voisin, si ce n'est =
la
Géorgie dont la frontière, vers le nord, confine à la sienne. Cette frontiè=
re forme
l'isthme qui rattache la péninsule au continent.
En somme, la Floride se présente comme une con=
trée
à part, étrange même, avec ses habitants moitié Espagnols, moitié Américain=
s,
et ses Indiens Séminoles, bien différents de leurs congénères du Far- West.=
Si
elle est aride, sablonneuse, presque toute bordée de dunes formées par les
atterrissements successifs de l'Atlantique sur le littoral du sud, sa ferti=
lité
est merveilleuse à la surface des plaines septentrionales. Son nom, elle le
justifie à souhait. La flore y est superbe, puissante, d'une exubérante
variété. Cela tient, sans doute, à ce que cette portion du territoire est a=
rrosée
par le Saint-John. Ce fleuve s'y déroule largement, du sud au nord, sur un
parcours de deux cent cinquante milles, dont cent sept sont aisément naviga=
bles
jusqu'au lac Georges. La longueur, qui manque aux rivières transversales, ne
lui fait point défaut, grâce à son orientation. De nombreux rios l'enrichis=
sent
en s'y mêlant au fond des criques multiples de ses deux rives. Le Saint- Jo=
hn
est donc la principale artère du pays. Elle le vivifie de ses eaux -- ce sa=
ng
qui coule dans les veines terrestres.
Le 7 février 1862, le steam-boat Shannon descendait le Saint- John. À quatre heur=
es du
soir, il devait faire escale au petit bourg de Picolata, après avoir desser=
vi
les stations supérieures du fleuve et les divers forts des comtés de Saint-=
Jean
et de Putnam. Quelques milles au delà, il allait entrer dans le comté de Du=
val,
qui se développe jusqu'au comté de Nassau, délimité par la rivière dont il a
pris le nom.
Picolata, par elle-même, n'a pas grande
importance; mais ses alentours sont riches en plantations d'indigo, en
rizières, en champs de cotonniers et de cannes à sucre, en immenses cyprièr=
es. Aussi,
les habitants n'y manquent-ils point dans un assez large rayon. D'ailleurs,=
sa
situation lui vaut un mouvement relatif de marchandises et de voyageurs. C'=
est
le point d'embarquement de Saint-Augustine, une des principales villes de la
Floride orientale, située à quelque douze milles, sur cette partie du litto=
ral
océanien que défend la longue île d'Anastasia. Un chemin presque droit met =
en
communication le bourg et la ville.
Ce jour-là, aux abords de l'escale de Picolata=
, on
eût compté un plus grand nombre de voyageurs qu'à l'ordinaire. Quelques rap=
ides
voitures, des «stages», sortes de véhicules à huit places, attelés de quatr=
e ou
six mules qui galopent comme des enragées sur cette route, à travers le
marécage, les avaient amenés de Saint- Augustine. Il importait de ne point
manquer le passage du steam- boat, si l'on ne voulait éprouver un retard d'=
au
moins quarante- huit heures, avant d'avoir pu regagner les villes, bourgs,
forts ou villages bâtis en aval. En effet, le Shannon ne dessert pas quotidiennement les deux =
rives
du Saint-John, et, à cette époque, il était seul à faire le service de
transport. Il faut donc être à Picolata, au moment où il y fait escale. Aus=
si,
les voitures avaient-elles déposé, une heure avant, leur contingent de pass=
agers.
En ce moment, il s'en trouvait une cinquantaine
sur l'appontement de Picolata. Ils attendaient, non sans causer avec une
certaine animation. On eut pu remarquer qu'ils se divisaient en deux groupe=
s,
peu enclins à se rapprocher l'un de l'autre. Était-ce donc quelque grave
affaire d'intérêt, quelque compétition politique, qui les avait attirés à
Saint-Augustine? En tout cas, on peut affirmer que l'entente ne s'était poi=
nt
faite entre eux. Venus en ennemis, ils s'en retournaient de même. Cela ne se
voyait que trop aux regards irrités qui s'échangeaient, à la démarcation ét=
ablie
entre les deux groupes, à quelques paroles malsonnantes dont le sens
provocateur semblait n'échapper à personne.
Cependant de longs sifflets venaient de percer
l'air en amont du fleuve. Bientôt le Shannon
apparut au détour d'un coude de la=
rive
droite, un demi-mille au-dessus de Picolata. D'épaisses volutes, s'échappan=
t de
ses deux cheminées, couronnaient les grands arbres que le vent de mer agita=
it
sur la rive opposée. Sa masse mouvante grossissait rapidement. La marée ven=
ait
de renverser. Le courant de flot, qui avait retardé sa descente depuis troi=
s ou
quatre heures, la favorisait maintenant en ramenant les eaux du Saint-John =
vers
son embouchure.
Enfin la cloche se fit entendre. Les roues,
contrebattant la surface du fleuve, arrêtèrent le Shannon, qui vint se ranger près de l'appontement=
au
rappel de ses amarres.
L'embarquement se fit aussitôt avec une certai=
ne
hâte. Un des groupes passa le premier à bord, sans que l'autre groupe cherc=
hât à
le devancer. Cela tenait, sans doute, à ce que celui-ci attendait un ou
plusieurs passagers en retard, qui risquaient de manquer le bateau, car deu=
x ou
trois hommes s'en détachèrent pour aller jusqu'au quai de Picolata, en un p=
oint
où débouche la route de Saint-Augustine. De là, ils regardaient dans la
direction de l'est, en gens visiblement impatientés.
Et ce n'était pas sans raison, car le capitain=
e du
Shannon, posté sur la passerelle, criait:
«Embarquez! Embarquez!
-- Encore quelques minutes, répondit l'un des
individus du second groupe, qui était resté sur l'appontement.
-- Je ne puis attendre, messieurs.
-- Quelques minutes!
-- Non! Pas une seule!
-- Rien qu'un instant!
-- Impossible! La marée descend, et je risquer=
ais
de ne plus trouver assez d'eau sur la barre de Jacksonville!
-- Et, d'ailleurs, dit un des voyageurs, il n'=
y a
aucune raison pour que nous nous soumettions au caprice des retardataires!»=
Celui qui avait fait cette observation était au
nombre des personnes du premier groupe, installées déjà sur le rouffle de l=
'arrière
du Shannon.
«C'est mon avis, monsieur Burbank, répondit le
capitaine. Le service avant tout... Allons, messieurs, embarquez, ou je vai=
s donner
l'ordre de larguer les amarres!»
Déjà les mariniers se préparaient à repousser =
le
steam-boat au large de l'appontement, pendant que des jets sonores
s'échappaient du sifflet à vapeur. Un cri arrêta la manoeuvre.
«Voilà Texar!... Voilà Texar!»
Une voiture, lancée à fond de train, venait
d'apparaître au tournant du quai de Picolata. Les quatre mules, qui composa=
ient
l'attelage, s'arrêtèrent à la coupée de l'appontement. Un homme en descendi=
t.
Ceux de ses compagnons, qui étaient allés jusqu'à la route, le rejoignirent=
en
courant. Puis, tous s'embarquèrent.
«Un instant de plus, Texar, et tu ne partais p=
as,
ce qui eût été très contrariant! dit l'un d'eux.
-- Oui! Tu n'aurais pu, avant deux jours, être=
de
retour à... où?... Nous le saurons quand tu voudras le dire! ajouta un autr=
e.
-- Et si le capitaine eût écouté cet insolent
James Burbank, reprit un troisième, le =
span>Shannon
serait déjà à un bon quart de mille
au-dessous de Picolata!»
Texar venait de monter sur le rouffle de l'ava=
nt,
accompagné de ses amis. Il se contenta de regarder James Burbank, dont il n=
'était
séparé que par la passerelle. S'il ne prononça pas une parole, le regard qu=
'il
jeta eût suffi à faire comprendre qu'il existait quelque haine implacable e=
ntre
ces deux hommes.
Quant à James Burbank, après avoir regardé Tex=
ar
en face, il lui tourna le dos, et il alla s'asseoir à l'arrière du rouffle,=
où
les siens avaient déjà pris place.
«Pas content, le Burbank! dit un des compagnon=
s de
Texar. Cela se comprend. Il en a été pour ses frais de mensonges, et le
recorder a fait justice de ses faux témoignages...
-- Mais non de sa personne, répondit Texar, et=
de
cette justice- là, je m'en charge!»
Cependant le Shannon avait largué ses amarres. L'avant, écart=
é par
de longues gaffes, prit alors le fil du courant. Puis, poussé par ses
puissantes roues auxquelles la marée descendante venait en aide, il fila
rapidement entre les rives du Saint-John.
On sait ce que sont ces bateaux à vapeur, dest=
inés
à faire le service des fleuves américains. Véritables maisons à plusieurs é=
tages,
couronnés de larges terrasses, ils sont dominés par les deux cheminées de la
chaufferie, placées en abord, et par les mâts de pavillon qui supportent la
filière des tentes. Sur l'Hudson comme sur le Mississipi, ces steam-boats,
sortes de palais maritimes, pourraient contenir la population de toute une =
bourgade.
Il n'en fallait pas tant pour les besoins du Saint-John et des cités
floridiennes. Le Shannon n'était qu'un hôtel flottant, bien que, =
dans
sa disposition intérieure et extérieure, il fût le similaire des Kentucky et des =
Dean
Richmond.
Le temps était magnifique. Le ciel très bleu se
tachetait de quelques légères ouates de vapeur, éparpillées à l'horizon. So=
us cette
latitude du trentième parallèle, le mois de février est presque aussi chaud
dans le Nouveau-Monde qu'il l'est dans l'Ancien, sur la limite des déserts =
du
Sahara. Toutefois, une légère brise de mer tempérait ce que ce climat aurai=
t pu
avoir d'excessif. Aussi la plupart des passagers du Shannon étaient- ils restés sur les rouffles, af=
in d'y
respirer les vives senteurs que le vent apportait des forêts riveraines. Les
obliques rayons du soleil ne pouvaient les atteindre derrière les baldaquins
des tentes, agités comme des punkas indoues par la rapidité du steam- boat.=
Texar et les cinq ou six compagnons qui s'étai=
ent
embarqués avec lui avaient jugé bon de descendre dans un des box du
dining-room. Là, en buveurs, le gosier fait aux fortes liqueurs des bars am=
éricains,
ils vidaient des verres entiers de gin, de bitter et de bourbon-whiskey.
C'étaient, en somme, des gens assez grossiers, peu comme il faut de tournur=
e,
rudes de propos, plus vêtus de cuir que de drap, habitués à vivre plutôt au
milieu des forêts que dans les villes floridiennes. Texar paraissait avoir =
sur
eux un droit de supériorité, dû, sans doute, à l'énergie de son caractère n=
on moins
qu'à l'importance de sa situation ou de sa fortune. Aussi, puisque Texar ne
parlait pas, ses séides restaient silencieux, et employaient à boire le tem=
ps
qu'ils ne passaient point à causer.
Cependant Texar, après avoir parcouru d'un oeil
distrait un des journaux qui traînaient sur les tables du dining-room, vena=
it
de le rejeter, disant:
«C'est déjà vieux, tout cela!
-- Je le crois bien! répondit un de ses
compagnons. Un numéro qui a trois jours de date!
-- Et, en trois jours, il se passe tant de cho=
ses
depuis qu'on se bat à nos portes! ajouta un autre.
-- Où en est-on de la guerre? demanda Texar.
-- En ce qui nous concerne plus particulièreme=
nt,
Texar, voici où on en est: le gouvernement fédéral, dit-on, s'occupe de
préparer une expédition contre la Floride. Par conséquent, il faut s'attend=
re,
sous peu, à une invasion des nordistes!
-- Est-ce certain?
-- Je ne sais, mais le bruit en a couru à
Savannah, et on me l'a confirmé à Saint-Augustine.
-- Eh! qu'ils viennent donc, ces fédéraux,
puisqu'ils ont la prétention de nous soumettre! s'écria Texar, en accentuan=
t sa
menace d'un coup de poing, dont la violence fit sauter verres et bouteilles=
sur
la table. Oui! Qu'ils viennent! On verra si les propriétaires d'esclaves de=
la
Floride se laisseront dépouiller par ces voleurs d'abolitionnistes!»
Cette réponse de Texar aurait appris deux chos=
es à
quiconque n'eût pas été au courant des événements dont l'Amérique était le
théâtre à cette époque: d'abord que la guerre de Sécession, déclarée, en fa=
it,
par le coup de canon tiré sur le fort Sumter, le 11 avril 1861, était alors
dans sa période la plus aiguë, car elle s'étendait presque aux dernières
limites des États du Sud; ensuite que Texar, partisan de l'esclavage, faisa=
it
cause commune avec l'immense majorité de la population des territoires à
esclaves. Et précisément, à bord du Shannon,
plusieurs représentants des deux p=
artis
se trouvaient en présence: d'une part -- suivant les diverses appellations =
qui
leur furent données pendant cette longue lutte --, des nordistes, anti-escl=
avagistes,
abolitionnistes ou fédéraux; de l'autre, des sudistes, esclavagistes,
sécessionnistes ou confédérés.
Une heure après, Texar et les siens, plus que
suffisamment abreuvés, se levèrent pour remonter sur le pont supérieur du <=
span
style=3D'mso-spacerun:yes'> Shannon. On avait déjà dépassé, du côté de la rive
droite, la crique Trent et la crique des Six-Milles, qui introduisent les e=
aux
du fleuve, l'une, jusqu'à la limite d'une épaisse cyprière, l'autre, jusqu'=
aux
vastes marais des Douze-Milles, dont le nom indique l'étendue.
Le steam-boat naviguait alors entre deux bordu=
res
d'arbres magnifiques, des tulipiers, des magnolias, des pins, des cyprès, d=
es
chênes-verts, des yuccas, et nombre d'autres d'une venue superbe, dont les
troncs disparaissaient sous l'inextricable fouillis des azalées et des
serpentaires. Parfois, à l'ouvert des criques par lesquelles s'alimentent l=
es
plaines marécageuses des comtés de Saint-Jean et de Duval, une forte odeur =
de
musc imprégnait l'atmosphère. Elle ne venait point de ces arbustes, dont le=
s émanations
sont si pénétrantes sous ce climat, mais bien des alligators qui s'enfuyaie=
nt
sous les hautes herbes au bruyant passage du Shannon. Puis, c'étaient des oiseaux de toutes so=
rtes,
des pics, des hérons, des jacamars, des butors, des pigeons à tête blanche,=
des
orphées, des moqueurs, et cent autres, variés de forme et de plumage, tandis
que l'oiseau-chat reproduisait tous les bruits du dehors avec sa voix de
ventriloque -- même ce cri du coq à fraise, sonore comme la note cuivrée d'=
une trompette,
dont le chant se fait entendre jusqu'à la distance de quatre à cinq milles.=
Au moment où Texar franchissait la dernière ma=
rche
du capot pour prendre place sur le rouffle, une femme allait descendre dans=
l'intérieur
du salon. Elle recula dès qu'elle se vit en face de cet homme. C'était une
métisse, au service de la famille Burbank. Son premier mouvement avait été
celui d'une invincible répulsion en se trouvant à l'improviste devant cet
ennemi déclaré de son maître. Sans s'arrêter au mauvais regard que lui lança
Texar, elle se rejeta de côté. Lui, haussant alors les épaules, se retourna=
vers
ses compagnons.
«Oui, c'est Zermah, s'écria-t-il, une des escl=
aves
de ce James Burbank, qui prétend n'être pas partisan de l'esclavage!»
Zermah ne répondit rien. Lorsque l'entrée du
rouffle fut libre, elle descendit au grand salon du Shannon, sans paraître attacher la moindre import=
ance à
ce propos.
Quant à Texar, il se dirigea vers l'avant du
steam-boat. Là, après avoir allumé un cigare, sans plus s'occuper de ses co=
mpagnons
qui l'avaient suivi, il parut observer avec une certaine attention la rive
gauche du Saint-John sur la lisière du comté de Putnam.
Pendant ce temps, à l'arrière du Shannon, on causait aussi des choses de la guerre.
Après le départ de Zermah, James Burbank était resté seul avec les deux amis
qui l'avaient accompagné à Saint-Augustine. L'un était son beau-frère, M.
Edward Carrol, l'autre, un Floridien qui demeurait à Jacksonville, M. Walte=
r Stannard.
Eux aussi parlaient avec une certaine animation de la lutte sanglante, dont
l'issue était une question de vie ou de mort pour les États-Unis. Mais, on =
le
verra, James Burbank, pour en juger les résultats, l'appréciait autrement q=
ue
Texar.
«J'ai hâte, dit-il, d'être de retour à
Camdless-Bay. Nous sommes partis depuis deux jours. Peut-être est-il arrivé
quelques nouvelles de la guerre? Peut-être Dupont et Sherman sont-ils déjà =
maîtres
de Port-Royal et des îles de la Caroline du Sud?
-- En tout cas, cela ne peut tarder, répondit
Edward Carrol, et je serais bien étonné si le président Lincoln ne songeait=
pas
à pousser la guerre jusqu'en Floride.
-- Il ne sera pas trop tôt! reprit James Burba=
nk.
Oui! Il n'est que temps d'imposer les volontés de l'Union à tous ces sudist=
es
de la Géorgie et de la Floride, qui se croient trop éloignés pour être jama=
is
atteints! Vous voyez à quel degré d'insolence cela peut conduire des gens s=
ans
aveu comme ce Texar! Il se sent soutenu par les esclavagistes du pays, il l=
es
excite contre nous, hommes du Nord, dont la situation, de plus en plus
difficile, subit les contre-coups de la guerre!
-- Tu as raison, James, reprit Edward Carrol. =
Il
importe que la Floride rentre au plus tôt sous l'autorité du gouvernement d=
e Washington.
Oui! il me tarde que l'armée fédérale y vienne faire la loi, ou nous serons
forcés d'abandonner nos plantations.
-- Ce ne peut plus être qu'une question de jou=
rs,
mon cher Burbank, répondit Walter Stannard. Avant-hier, lorsque j'ai quitté=
Jacksonville,
les esprits commençaient à s'inquiéter des projets que l'on prête au commod=
ore
Dupont de franchir les passes du Saint-John. Et cela a fourni un prétexte p=
our
menacer ceux qui ne pensent point comme les partisans de l'esclavage. Je cr=
ains
bien que quelque émeute ne tarde pas à renverser les autorités de la ville =
au
profit d'individus de la pire espèce!
-- Cela ne m'étonne pas, répondit James Burban=
k.
Aussi, devons- nous attendre de bien mauvais jours aux approches de l'armée=
fédérale!
Mais il est impossible de les éviter.
-- Que faire, d'ailleurs? reprit Walter Stanna=
rd.
S'il se trouve à Jacksonville et même en certains points de la Floride,
quelques braves colons qui pensent comme nous sur cette question de l'escla=
vage,
ils ne sont pas assez nombreux pour pouvoir s'opposer aux excès des
sécessionnistes. Nous ne devons compter, pour notre sécurité, que sur l'arr=
ivée
des fédéraux, et encore serait-il à souhaiter, si leur intervention est
décidée, qu'elle fût exécutée promptement.
-- Oui!... Qu'ils viennent donc, s'écria James
Burbank, et qu'ils nous délivrent de ces mauvais drôles!»
On verra bientôt si les hommes du Nord, que le=
urs
intérêts de famille ou de fortune obligeaient, pour vivre au milieu d'une p=
opulation
esclavagiste, à se conformer aux usages du pays, étaient en droit de tenir =
ce
langage et n'avaient pas lieu de tout craindre.
Ce que James Burbank et ses amis pensaient de =
la
guerre était vrai. Le gouvernement fédéral préparait une expédition dans le=
but
de soumettre la Floride. Il ne s'agissait pas tant de s'emparer de l'État o=
u de
l'occuper militairement, que d'en fermer toutes les passes aux contrebandie=
rs,
dont le métier consistait à forcer le blocus maritime, autant pour exporter=
les
productions indigènes que pour introduire des armes et munitions. Aussi le =
Shannon ne se hasardait-il plus à desservir les =
côtes
méridionales de la Géorgie, qui étaient alors au pouvoir des généraux
nordistes. Par prudence, il s'arrêtait sur la frontière, un peu au delà de =
l'embouchure
du Saint-John, vers le nord de l'île Amélia, à ce port de Fernandina, d'où =
part
le chemin de fer de Cedar-Keys qui traverse obliquement la péninsule
floridienne pour aboutir au golfe du Mexique. Plus haut que l'île Amélia et=
le
rio de Saint- Mary, le Shannon
Il s'en suit donc que les passagers du steam-b=
oat
étaient principalement ceux des Floridiens que leurs affaires n'obligeaient
point à se rendre au delà des frontières de la Floride. Tous demeuraient da=
ns
les villes, bourgs ou hameaux, bâtis sur les rives du Saint-John ou de ses
affluents, et, pour la plupart, soit à Saint-Augustine, soit à Jacksonville=
. En
ces diverses localités, ils pouvaient débarquer par les appontements placés=
aux
escales, ou en se servant de ces estacades de bois, ces «piers», établis à =
la
mode anglaise, qui les dispensaient de recourir aux embarcations du fleuve.=
L'un des passagers du steam-boat, cependant,
allait l'abandonner en pleine rivière. Son projet était, sans attendre que =
le Shannon se fût arrêté à l'une des escales
réglementaires, de débarquer sur un endroit de la rive, où il n'y avait en =
vue
ni un village quelconque ni une maison isolée, pas même une cabane de chass=
e ou
de pêche.
Ce passager était Texar.
Vers six heures du soir, le Shannon lança trois aigus coups de sifflet. Ses =
roues
furent presque aussitôt stoppées, et il se laissa descendre au courant, qui=
est
très modéré sur cette partie du fleuve. Il se trouvait alors par le travers=
de
la Crique-Noire.
Cette crique est une profonde échancrure, évid=
ée
dans la rive gauche, au fond de laquelle se jette un petit rio sans nom, qu=
i passe
au pied du fort Heilman, presque à la limite des comtés de Putnam et de Duv=
al.
Son étroite ouverture disparaît tout entière sous une voûte de ramures
épaisses, dont le feuillage s'entremêle comme la trame d'un tissu très serr=
é.
Cette sombre lagune est, pour ainsi dire, inconnue des gens du pays. Person=
ne
n'a jamais tenté de s'y introduire, et personne ne savait qu'elle servît de=
demeure
à ce Texar. Cela tient à ce que la rive du Saint-John, à l'ouverture de la
Crique-Noire, ne semble être interrompue en aucun point de ses berges. Auss=
i,
avec la nuit qui tombait rapidement, fallait-il être un marinier très prati=
que
de cette ténébreuse crique pour s'y introduire dans une embarcation.
Aux premiers coups de sifflet du Shannon, un cri avait répondu immédiatement -- par
trois fois. La lueur d'un feu, qui brillait entre les grandes herbes de la
rive, s'était mise en mouvement. Cela indiquait qu'un canot s'avançait pour
accoster le steam-boat.
Ce n'était qu'un squif -- petite embarcation
d'écorce qu'une simple pagaie suffit à diriger et à conduire. Bientôt ce sq=
uif
ne fut plus qu'à une demi-encablure du =
span>Shannon.
Texar s'avança alors vers la coupée du rouffle=
de
l'avant, et, se faisant un porte-voix de sa main:
«Aoh? héla-t-il.
-- Aoh! lui fut-il répondu.
-- C'est toi, Squambô?
-- Oui, maître!
-- Accoste!»
Le squif accosta. À la clarté du fanal attaché=
au
bout de son étrave, on put voir l'homme qui la manoeuvrait. C'était un Indi=
en, noir
de tignasse, nu jusqu'à la ceinture, -- un homme solide, à en juger par le
torse qu'il montrait aux lueurs du fanal.
À ce moment, Texar se retourna vers ses compag=
nons
et leur serra la main en disant un «au revoir» significatif. Après avoir je=
té
un regard menaçant du côté de M. Burbank, il descendit l'escalier, placé à
l'arrière du tambour de la roue de bâbord, et rejoignit l'Indien Squambô. En
quelques tours de roues, le steam-boat se fut éloigné du squif, et personne=
à
bord ne put soupçonner que la légère embarcation allait se perdre sous les
obscurs fouillis de la rive.
«Un coquin de moins à bord! dit alors Edward
Carrol, sans se préoccuper d'être entendu des compagnons de Texar.
-- Oui, répondit James Burbank, et, c'est en m=
ême
temps, un dangereux malfaiteur. Pour moi, je n'ai aucun doute à cet égard, =
bien
que le misérable ait toujours su se tirer d'affaire par ses alibis
véritablement inexplicables!
-- En tout cas, dit M. Stannard, si quelque cr=
ime
est commis, cette nuit, aux environs de Jacksonville, on ne pourra pas l'en=
accuser,
puisqu'il a quitté le Shannon!
-- Je n'en sais rien! répliqua James Burbank. =
On
me dirait qu'on l'a vu voler ou assassiner, au moment où nous parlons, à
cinquante milles dans le nord de la Floride, que je n'en serais pas autreme=
nt
surpris! Il est vrai, s'il parvenait à prouver qu'il n'est pas l'auteur de =
ce
crime, cela ne me surprendrait pas davantage, après ce qui s'est passé! --
Mais, c'est trop nous occuper de cet homme. Vous retournez à Jacksonville,
Stannard?
-- Ce soir même.
-- Votre fille vous y attend?
-- Oui, et j'ai hâte de la rejoindre.
-- Je le comprends, répondit James Burbank. Et
quand comptez-vous nous rejoindre à Camdless-Bay?
-- Dans quelques jours.
-- Venez donc le plus tôt que vous pourrez, mon
cher Stannard. Vous le savez, nous sommes à la veille d'événements très
sérieux, qui s'aggraveront encore à l'approche des troupes fédérales. Aussi=
, je
me demande si votre fille Alice et vous ne seriez pas plus en sûreté dans n=
otre
habitation de Castle-House qu'au milieu de cette ville, où les sudistes sont
capables de se porter à tous les excès!
-- Bon! est-ce que je ne suis pas du Sud, mon =
cher
Burbank?
-- Sans doute, Stannard, mais vous pensez et v=
ous
agissez comme si vous étiez du Nord!»
Une heure après, le Shannon, emporté par le jusant devenu de plus en =
plus
rapide, dépassait le petit hameau de Mandarin, juché sur une verdoyante
colline. Puis, cinq à six milles au-dessous, il s'arrêtait près de la rive
droite du fleuve. Là était établi un quai d'embarquement que les navires
peuvent accoster pour y prendre charge. Un peu au-dessus débordait un pier
élégant, légère passerelle de bois, suspendue à la courbe de deux câbles de
fer. C'était le débarcadère de Camdless-Bay.
À l'extrémité du pier attendaient deux Noirs,
munis de fanaux, car la nuit était déjà très sombre.
James Burbank prit congé de M. Stannard, et, s=
uivi
d'Edward Carrol, il s'élança sur la passerelle.
Derrière lui marchait la métisse Zermah, qui r=
épondit
de loin à une voix enfantine:
«Me voilà, Dy!... Me voilà!
-- Et père?...
-- Père aussi!»
Les fanaux s'éloignèrent, et le Shannon reprit sa marche, en obliquant vers la r=
ive
gauche. Trois milles au delà de Camdless- Bay, de l'autre côté du fleuve, il
s'arrêtait à l'appontement de Jacksonville, afin de mettre à terre le plus
grand nombre de ses passagers.
Là, Walter Stannard débarqua en même temps que
trois ou quatre de ces gens, dont Texar s'était séparé, une heure et demie
avant, lorsque l'Indien était venu le prendre avec le squif. Il ne restait =
plus
qu'une demi-douzaine de voyageurs à bord du steam- boat, les uns à destinat=
ion
de Pablo, petit bourg, bâti près du phare qui s'élève à l'entrée des bouche=
s du
Saint-John, les autres à destination de l'île Talbot, située au large de
l'ouverture des passes de ce nom, les derniers, enfin, à destination du por=
t de
Fernandina. Le Shannon continua donc à battre les eaux du fleuv=
e,
dont il put franchir la barre sans accidents. Une heure après, il avait dis=
paru
au tournant de la crique Trout, où le Saint-John mêle ses lames déjà houleu=
ses
à la houle de l'Océan.
Camdless-Bay, tel était le nom de la plantation
qui appartenait à James Burbank. C'est là que le riche colon demeurait avec
toute sa famille. Ce nom de Camdless venait d'une des criques du Saint- Joh=
n,
qui s'ouvre un peu en amont de Jacksonville et sur la rive opposée du fleuv=
e.
Par suite de cette proximité, on pouvait communiquer facilement avec la cité
floridienne. Une bonne embarcation, un vent de nord ou de sud, en profitant=
du
jusant pour aller ou du flot pour revenir, il ne fallait pas plus d'une heu=
re
pour franchir les trois milles, qui séparent Camdless-Bay de ce chef-lieu du
comté de Duval.
James Burbank possédait une des plus belles
propriétés du pays. Riche par lui-même et par sa famille, sa fortune se
complétait encore d'immeubles importants, situés dans l'État de New-Jersey,=
qui
confine à l'État de New-York.
Cet emplacement, sur la rive droite du Saint-J=
ohn,
avait été très heureusement choisi pour y fonder un établissement d'une val=
eur considérable.
Aux heureuses dispositions déjà fournies par la nature, la main de l'homme
n'avait rien eu à reprendre. Ce terrain se prêtait de lui-même à tous les
besoins d'une vaste exploitation. Aussi la plantation de Camdless-Bay, diri=
gée
par un homme intelligent, actif, dans toute la force de l'âge, bien secondé=
de
son personnel, et auquel les capitaux ne manquaient point, était-elle en
parfait état de prospérité.
Un périmètre de douze milles, une surface de
quatre mille acres[1], telle était la contenance superficielle de cette
plantation. S'il en existait de plus grandes dans les États du sud de l'Uni=
on,
il n'en était pas de mieux aménagées. Maison d'habitation, communs, écuries,
étables, logements pour les esclaves, bâtiments d'exploitation, magasins
destinés à contenir les produits du sol, chantiers disposés pour leur
manipulation, ateliers et usines, railways convergeant de la périphérie du
domaine vers le petit port d'embarquement, routes pour les charrois, tout é=
tait
merveilleusement compris au point de vue pratique. Que ce fut un Américain =
du
Nord qui eût conçu, ordonné, exécuté ces travaux, cela se voyait dès le pre=
mier
coup d'oeil. Seuls, les établissements de premier ordre de la Virginie ou d=
es
Carolines eussent pu rivaliser avec le domaine de Camdless-Bay. En outre, l=
e sol
de la plantation comprenait des «high-hummoks», hautes terres naturellement
appropriées à la culture des céréales, des «low- hummoks», basses terres qui
conviennent plus spécialement à la culture des caféiers et des cacaoyers, d=
es
«marshs», sortes de savanes salées, où prospèrent les rizières et les champ=
s de
cannes à sucre.
On le sait, les cotons de la Géorgie et de la
Floride sont des plus appréciés sur les divers marchés de l'Europe et de l'=
Amérique,
grâce à la longueur et la qualité de leurs soies. Aussi, les champs de
cotonniers, avec leurs plants dessinés en lignes régulièrement espacées, le=
urs
feuilles d'un vert tendre, leurs fleurs de ce jaune où l'on retrouve la pâl=
eur
des mauves, produisaient-ils un des plus importants revenus de la plantatio=
n. À
l'époque de la récolte, ces champs, d'une superficie d'un acre à un acre et
demi, se couvraient de cases où demeuraient alors les esclaves, femmes et
enfants, chargés de cueillir les capsules et d'en tirer les flocons, -- tra=
vail
très délicat qui ne doit point en altérer les fibres. Ce coton, séché au
soleil, nettoyé par le moulinage au moyen de roues à dents et de rouleaux,
comprimé à la presse hydraulique, mis en ballots cerclés de fer, était ains=
i emmagasiné
pour l'exportation. Les navires à voile ou à vapeur pouvaient venir prendre
chargement de ces ballots au port même de Camdless-Bay.
Concurremment avec les cotonniers, James Burba=
nk
exploitait aussi de vastes champs de caféiers et de cannes à sucre. Ici,
c'étaient des réserves de mille à douze cents arbustes, hauts de quinze à v=
ingt
pieds, semblables par leurs fleurs à des jasmins d'Espagne, et dont les fru=
its,
gros comme une petite cerise, contiennent les deux grains qu'il n'y a plus =
qu'à
extraire et à faire sécher. Là, c'étaient des prairies, on pourrait dire des
marais, hérissés de milliers de ces longs roseaux, hauts de neuf à dix-huit
pieds, dont les panaches se balancent comme les cimiers d'une troupe de cav=
alerie
en marche. Objet de soins tout spéciaux à Camdless-Bay, cette récolte de ca=
nnes
donnait le sucre sous forme d'une liqueur que la raffinerie, très en progrès
dans les États du Sud, transformait en sucre raffiné; puis, comme produits
dérivés, les sirops qui servent à la fabrication du tafia ou du rhum, et le=
vin
de canne, mélange de la liqueur saccharine avec du jus d'ananas et d'orange=
s.
Bien que moins importante, si on la comparait à celle des cotonniers, cette
culture ne laissait pas d'être très fructueuse. Quelques enclos de cacaoyer=
s,
des champs de maïs, d'ignames, de patates, de blé indien, de tabac, deux ou
trois centaines d'acres en rizières, apportaient encore un large tribut de
bénéfices à l'établissement de James Burbank.
Mais il se faisait encore une autre exploitati=
on
qui procurait des gains au moins égaux à ceux de l'industrie cotonnière.
C'était le défrichement des inépuisables forêts dont la plantation était co=
uverte.
Sans parler du produit des cannelliers, des poivriers, des orangers, des
citronniers, des oliviers, des figuiers, des manguiers, des jaquiers, ni du
rendement de presque tous les arbres à fruits de l'Europe, dont l'acclimate=
ment
est superbe en Floride, ces forêts étaient soumises à une coupe régulière e=
t constante.
Que de richesses en campêche, en gazumas ou ormes du Mexique, maintenant
employés à tant d'usages, en baobabs, en bois corail à tiges et à fleurs d'=
un
rouge de sang, en paviers, sortes de marronniers à fleurs jaunes, en noyers
noirs, en chênes-verts, en pins australs, qui fournissent d'admirables
échantillons pour la charpente et la mâture, en pachiriers, dont le soleil =
de
midi fait éclater les graines comme autant de pétards, en pins- parasols, en
tulipiers, sapins, cèdres et surtout en cyprès, cet arbre si répandu à la
surface de la péninsule qu'il y forme des forêts dont la longueur va de
soixante à cent milles. James Burbank avait dû créer plusieurs scieries
importantes en divers points de la plantation. Des barrages, établis sur
quelques-uns des rios, tributaires du Saint-John, convertissaient en chute =
leur
cours paisible, et ces chutes donnaient largement la force mécanique que
nécessitait le débit des poutres, madriers ou planches, dont cent navires
auraient pu prendre, chaque année, des cargaisons entières.
Il faut citer, en outre, de vastes et grasses
prairies, qui nourrissaient des chevaux, des mules, et un nombreux bétail, =
dont
les produits subvenaient à tous les besoins agricoles.
Quant aux volatiles d'espèces si variées, qui
habitaient les bois ou couraient les champs et les plaines, on imaginerait =
difficilement
à quel point ils pullulaient à Camdless-Bay -- comme dans toute la Floride,
d'ailleurs. Au-dessus des forêts planaient les aigles à tête blanche, de gr=
ande
envergure, dont le cri aigu ressemble à la fanfare d'une trompette fêlée, d=
es
vautours, d'une férocité peu ordinaire, des butors géants, au bec pointu co=
mme
une baïonnette. Sur la rive du fleuve, entre les grands roseaux de la berge,
sous l'entrecroisement des bambous gigantesques, vivaient des flamants rosé=
s ou
écarlates, des ibis tout blancs qu'on eût dit envolés de quelque monolithe
égyptien, des pélicans de taille colossale, des myriades de sternes, des
hirondelles de mer de toutes sortes, des crabiers vêtus d'une huppe et d'une
pelisse verte, des courlans, au plumage de pourpre, au duvet brun et tachet=
é de
points blanchâtres, des jacamars, martins-pêcheurs à reflets dorés, tout un
monde de plongeons, de poules d'eau, de canards «widgeons» appartenant à
l'espèce des siffleurs, des sarcelles, des pluviers, sans compter les pétre=
ls,
les puffins, les becs-en-ciseaux, les corbeaux de mer, les mouettes, les pa=
ille-en-queue,
qu'un coup de vent suffisait à chasser jusqu'au Saint-John, et parfois même=
des
exocets ou poissons-volants, qui sont de bonne prise pour les gourmets. À
travers les prairies pullulaient les bécassines, les bécasseaux, les courli=
s,
les barges marbrées, les poules sultanes au plumage à la fois rouge, bleu,
vert, jaune et blanc comme une palette volante, les coqs à fraise, les perd=
rix
ou «colins-ouïs», les écureuils grisâtres, les pigeons à tête blanche et à
pattes rouges; puis, comme quadrupèdes comestibles, des lapins à queue long=
ue,
intermédiaires entre le lapin et le lièvre d'Europe, des daims par hardes;
enfin des raccoons ou ratons-laveurs, des tortues, des ichneumons, et aussi=
, par
malheur, trop de serpents d'espèce venimeuse. Tels étaient les représentant=
s du
règne animal sur ce magnifique domaine de Camdless-Bay, -- sans compter les
Nègres, mâles et femelles, asservis pour les besoins de la plantation. Et de
ces êtres humains, que fait donc cette monstrueuse coutume de l'esclavage, =
si
ce n'est des animaux, achetés ou vendus comme bêtes de somme?
Comment James Burbank, un partisan des doctrin=
es
anti- esclavagistes, un nordiste qui n'attendait que le triomphe du Nord,
n'avait-il donc pas encore affranchi les esclaves de sa plantation?
Hésiterait-il à le faire, dès que les circonstances le permettraient? Non,
certes! Et ce n'était plus qu'une question de semaines, de jours peut-être,
puisque l'armée fédérale occupait déjà quelques points rapprochés de l'État
limitrophe et se préparait à opérer en Floride.
Déjà, d'ailleurs, James Burbank avait pris à
Camdless-Bay toutes les mesures qui pouvaient améliorer le sort de ses escl=
aves.
Ils étaient environ sept cents noirs des deux sexes, proprement logés dans =
de
larges baraccons[2], entretenus avec soin, nourris à leur convenance, ne
travaillant que dans la limite de leurs forces. Le régisseur-général et les
sous-régisseurs de la plantation avaient ordre de les traiter avec justice =
et
douceur. Aussi, les divers services n'en étaient-ils que mieux remplis, bien
que depuis longtemps les châtiments corporels ne fussent plus en usage à Ca=
mdless-Bay.
Contraste frappant avec les habitudes de la plupart des autres plantations
floridiennes, et système qui n'était pas vu sans défaveur par les voisins de
James Burbank. De là, comme on va s'en rendre compte, une situation très
difficile dans le pays, surtout à cette époque où le sort des armes allait
trancher la question de l'esclavage.
Le nombreux personnel de la plantation était l=
ogé
dans des cases saines et confortables. Groupées par cinquantaines, ces case=
s formaient
une dizaine de hameaux, autrement dit baraccons, agglomérés le long des eaux
courantes. Là, ces Noirs vivaient avec leurs femmes et leurs enfants. Chaque
famille était autant que possible affectée au même service des champs, des
forêts ou des usines, de manière que ses membres ne fussent point dispersés,
aux heures de travail. À la tête de ces divers hameaux, un sous- régisseur,
faisant les fonctions de gérant, pour ne pas dire de maire, administrait sa
petite commune, qui relevait du chef-lieu de canton. Ce chef-lieu, c'était =
le
domaine privé de Camdless-Bay, enfermé dans un périmètre de hautes palissad=
es,
dont les palanques, sortes de pieux jointifs, plantés verticalement, se cac=
haient
à demi sous la verdure de l'exubérante végétation floridienne. Là s'élevait
l'habitation particulière de la famille Burbank.
Moitié maison, moitié château, cette habitation
avait reçu et méritait le nom de Castle-House.
Depuis bien des années, Camdless-Bay appartena=
it
aux ancêtres de James Burbank. À une époque où les déprédations des Indiens=
étaient
à craindre, ses possesseurs avaient dû en fortifier la principale demeure. =
Le
temps n'était pas éloigné où le général Jessup défendait encore la Floride
contre les Séminoles. Pendant longtemps, les colons avaient eu terriblement=
à
souffrir de ces nomades. Non seulement le vol les dépouillait, mais le meur=
tre ensanglantait
leurs habitations que l'incendie détruisait ensuite. Les villes elles-mêmes
furent plus d'une fois menacées de l'invasion et du pillage. En maint endro=
it
s'élèvent des ruines que ces sanguinaires Indiens ont laissées après leur p=
assage.
À moins de quinze milles de Camdless-Bay, près du hameau de Mandarin, on mo=
ntre
encore la «maison de sang», dans laquelle un colon, M. Motte, sa femme et s=
es
trois jeunes filles, avaient été scalpés, puis massacrés par ces bandits. M=
ais,
actuellement, la guerre d'extermination entre l'homme blanc et l'homme rouge
est finie. Les Séminoles, vaincus finalement, ont dû se réfugier au loin, v=
ers
l'ouest du Mississipi. On n'entend plus parler d'eux, sauf de quelques band=
es
qui errent encore dans la portion marécageuse de la Floride méridionale. Le
pays n'a donc plus rien à craindre de ces féroces indigènes.
On comprend dès lors que les habitations des
colons eussent été construites de manière à pouvoir tenir contre une attaque
soudaine des Indiens, et résister en attendant l'arrivée des bataillons de =
volontaires,
enrégimentés dans les villes ou hameaux du voisinage. Ainsi avait-il été fa=
it
du château de Castle-House.
Castle-House s'élevait sur un léger renflement=
du
sol, au milieu d'un parc réservé, d'une superficie de trois acres, qui s'ar=
rondissait
à quelques centaines de yards en arrière de la rive du Saint-John. Un cours
d'eau, assez profond, entourait ce parc, dont une haute enceinte de palanqu=
es
complétait la défense, et il ne donnait entrée que par un seul ponceau, jeté
sur le rio circulaire. En arrière du mamelon, un ensemble de beaux arbres, =
groupés
par masses, redescendaient les pentes du parc, auquel ils faisaient un large
cadre de verdure. Une fraîche avenue de bambous, dont les tiges se croisaie=
nt
en nervures ogivales, formait une longue nef, qui se développait depuis le
débarcadère du petit port de Camdless-Bay jusqu'aux premières pelouses. Au-=
dedans,
sur tout l'espace laissé libre entre les arbres, s'étendaient de verdoyants
gazons, coupés de larges allées, bordées de barrières blanches, qui se
terminaient par une esplanade sablée devant la façade principale de
Castle-House.
Ce château, assez irrégulièrement dessiné, off=
rait
beaucoup d'imprévu dans l'ensemble de sa construction et non moins de fanta=
isie
dans ses détails. Mais, pour le cas où des assaillants eussent forcé les
palanques du parc, il aurait pu -- chose importante surtout -- se défendre =
rien
que par lui-même et soutenir un siège de quelques heures. Ses fenêtres du
rez-de- chaussée étaient grillagées de barreaux de fer. La porte principale,
sur la façade antérieure, avait la solidité d'une herse. En de certains poi=
nts,
au faîte des murailles, bâties avec une sorte de pierre marmoréenne, se
dressaient plusieurs poivrières en encorbellement, qui rendaient la défense
plus facile, puisqu'elles permettaient de prendre en flanc les agresseurs. =
En
somme, avec ses ouvertures réduites au strict nécessaire, son donjon central
qui le dominait et sur lequel se déployait le pavillon étoile des États-Uni=
s,
ses lignes de créneaux dont certaines arêtes étaient pourvues, l'inclinaiso=
n de
ses murs à leur base, ses toits élevés, ses pinacles multiples, l'épaisseur=
de
ses parois à travers lesquelles se creusaient çà et là un certain nombre
d'embrasures, cette habitation ressemblait plus à un château fort qu'à un
cottage ou une maison de plaisance.
On l'a dit, il avait fallu le bâtir ainsi pour=
la
sûreté de ceux qui l'habitaient à l'époque où se faisaient ces sauvages inc=
ursions
des Indiens sur le territoire de la Floride. Il existait même un tunnel
souterrain, qui, après avoir passé sous la palissade et le rio circulaire,
mettait Castle-House en communication avec une petite crique du Saint-John,
nommée crique Marino. Ce tunnel aurait pu servir à quelque secrète évasion =
en cas
d'extrême danger.
Certainement, au temps actuel, les Séminoles,
repoussés de la péninsule, n'étaient plus à craindre, et cela depuis une
vingtaine d'années. Mais savait-on ce que réservait l'avenir? Et ce danger =
que
James Burbank n'avait plus à redouter de la part des Indiens, qui sait s'il=
ne
viendrait pas de la part de ses compatriotes? N'était-il pas lui, nordiste
isolé au fond de ces États du sud, exposé à toutes les phases d'une guerre
civile, qui avait été si sanglante jusqu'alors, si féconde en représailles?=
Toutefois, cette nécessité de pourvoir à la sû=
reté
de Castle-House n'avait point nui au confort intérieur. Les salles étaient
vastes, les appartements luxueux et superbement aménagés. La famille Burban=
k y
trouvait, au milieu d'un site admirable, toutes les aises, toutes les
satisfactions morales que peut donner la fortune, quand elle est unie à un
véritable sens artiste chez ceux qui la possèdent.
En arrière du château, dans le parc réservé, de
magnifiques jardins se développaient jusqu'à la palissade, dont les palanqu=
es disparaissaient
sous les arbustes grimpants et les sarments de la grenadille, où les
oiseaux-mouches voltigeaient par myriades. Des massifs d'orangers, des
corbeilles d'oliviers, de figuiers, de grenadiers, de pontédéries aux bouqu=
ets
d'azur, des groupes de magnolias, dont les calices à teintes de vieil ivoire
parfumaient l'air, des buissons de palmiers sabal, agitant leurs éventails =
sous
la brise, des guirlandes de coboeas aux nuances violettes, des touffes de t=
upéas
à rosettes vertes, de yuccas avec leur cliquetis de sabres acérés, de
rhododendrons rosés, des buissons de myrtes et de pamplemousses, enfin tout=
ce
que peut produire la flore d'une zone qui touche au Tropique, était réuni d=
ans
ces parterres pour la jouissance de l'odorat et le plaisir des yeux.
À la limite de l'enceinte, sous le dôme des cy=
près
et des baobabs, étaient enfouies les écuries, les remises, les chenils, les=
aménagements
de la laiterie et des basses-cours. Grâce à la ramure de ces beaux arbres,
impénétrable même au soleil de cette latitude, les animaux domestiques
n'avaient rien à craindre des chaleurs de l'été. Dérivées des rios voisins,=
les
eaux courantes y maintenaient une agréable et saine fraîcheur.
On le voit, ce domaine privé, spécial aux hôte=
s de
Camdless-Bay, c'était une enclave merveilleusement agencée au milieu du vas=
te établissement
de James Burbank. Ni le tapage des moulins à coton, ni les frémissements des
scieries, ni les chocs de la hache sur les troncs d'arbres, ni aucun de ces
bruits que comporte une exploitation si importante, ne parvenaient à franch=
ir
les palanques de l'enceinte. Seuls, les mille oiseaux de l'ornithologie
floridienne pouvaient la dépasser en voltigeant d'arbre en arbre. Mais ces
chanteurs ailés, dont le plumage rivalise avec les étincelantes fleurs de c=
ette
zone, n'étaient pas moins bien accueillis que les parfums dont la brise
s'imprégnait en caressant les prairies et les forêts du voisinage.
Telle était Camdless-Bay, la plantation de Jam=
es
Burbank, et l'une des plus riches de la Floride orientale.
Quelques mots sur la guerre de Sécession, à
laquelle cette histoire doit être intimement mêlée.
Et, tout d'abord, que ceci soit bien établi dè=
s le
début: ainsi que l'a dit le comte de Paris, ancien aide de camp du général =
Mac Clellan,
dans sa remarquable Histoire de la
guerre civile en Amérique, cette g=
uerre
n'a eu pour cause ni une question de tarifs, ni une différence réelle d'ori=
gine
entre le Nord et le Sud. La race anglo-saxonne régnait également sur tout l=
e territoire
des États-Unis. Aussi, la question commerciale n'a-t- elle jamais été en jeu
dans cette terrible lutte entre frères. «C'est l'esclavage qui, prospérant =
dans
une moitié de la république et aboli dans l'autre, y avait créé deux sociét=
és hostiles.
Il avait profondément modifié les moeurs de celle où il dominait, tout en
laissant intactes les formes apparentes du gouvernement. C'est lui qui fut =
non
pas le prétexte ou l'occasion, mais la cause unique de l'antagonisme dont la
conséquence inévitable fut la guerre civile.»
Dans les États à esclaves, il y avait trois
classes. En bas, quatre millions de Nègres asservis, soit le tiers de la po=
pulation.
En haut, la caste des propriétaires, relativement peu instruite, riche,
dédaigneuse, qui se réservait absolument la direction des affaires publique=
s.
Entre les deux, la classe remuante, paresseuse, misérable, des petits Blanc=
s.
Ceux-ci, contre toute attente, se montrèrent ardents pour le maintien de l'=
esclavage,
par crainte de voir la classe des Nègres affranchis s'élever à leur niveau.=
Le Nord devait donc trouver contre lui non
seulement les riches propriétaires, mais aussi ces petits Blancs qui, surto=
ut
dans les campagnes, vivaient au milieu de la population serve. La lutte fut=
donc
effroyable. Elle produisit même dans les familles de telles dissensions que
l'on vit des frères combattre, l'un sous le drapeau confédéré, l'autre sous=
le
drapeau fédéral. Mais un grand peuple ne devait pas hésiter à détruire
l'esclavage jusque dans ses racines. Dès le siècle dernier, l'illustre Fran=
klin
en avait demandé l'abolition. En 1807, Jefferson avait recommandé au Congrès
«de prohiber un trafic dont la moralité, l'honneur et les plus chers intérê=
ts
du pays exigeaient depuis longtemps la disparition». Le Nord eut donc raiso=
n de
marcher contre le Sud et de le réduire. D'ailleurs, il allait s'ensuivre une
union plus étroite entre tous les éléments de la république, et la destruct=
ion
de cette illusion si funeste, si menaçante, que chaque citoyen devait d'abo=
rd
obéissance à son propre État, et, seulement en second lieu, à l'ensemble de=
la
fédération américaine.
Or, ce fut précisément en Floride, que se
réveillèrent les premières questions relatives à l'esclavage. Au commenceme=
nt
de ce siècle, un chef indien métis, nommé Oscéola, avait pour femme une esc=
lave
marronne, née dans ces parties marécageuses du territoire floridien qu'on n=
omme
Everglades. Un jour, cette femme fut ressaisie comme esclave et emmenée par
force. Oscéola souleva les Indiens, commença la campagne anti-esclavagiste,=
fut
pris et mourut dans la forteresse où on l'avait enfermé. Mais la guerre con=
tinua,
et, dit l'historien Thomas Higginson, «la somme d'argent que nécessita une
pareille lutte fut trois fois plus considérable que celle qui avait été jad=
is
payée à l'Espagne pour l'acquisition de la Floride».
Voici maintenant quels avaient été les débuts =
de
cette guerre de Sécession; puis quel était l'état des choses pendant ce moi=
s de
février 1862, époque où James Burbank et sa famille allaient éprouver des
contre-coups si terribles qu'il nous a paru intéressant d'en avoir fait l'o=
bjet
de cette histoire.
Le 16 octobre 1859, l'héroïque capitaine John
Brown, à la tête d'une petite troupe d'esclaves fugitifs, s'empare de Harpe=
rs-Ferry
en Virginie. L'affranchissement des hommes de couleur, tel est son but. Il =
le
proclame hautement. Vaincu par les compagnies de la milice, il est fait
prisonnier, condamné à mort et pendu à Charlestown, le 2 décembre 1859, avec
six de ses compagnons.
Le 20 décembre 1860, une convention se réunit =
dans
la Caroline du Sud et adopte d'enthousiasme le décret de sécession. L'année=
suivante,
le 4 mars 1861, Abraham Lincoln est nommé président de la république. Les É=
tats
du Sud regardent son élection comme une menace pour l'institution de
l'esclavage. Le 11 avril 1861, le fort Sumter, un de ceux qui défendent la =
rade
de Charlestown, tombe au pouvoir des sudistes, commandés par le général Bea=
uregard.
La Caroline du Nord, la Virginie, l'Arkansas, le Tennessee, adhèrent aussit=
ôt à
l'acte séparatiste.
Soixante-quinze mille volontaires sont levés p=
ar
le gouvernement fédéral. Tout d'abord, on s'occupe de mettre Washington, la=
capitale
des États-Unis d'Amérique, à l'abri d'un coup de main des confédérés. On ra=
vitaille
les arsenaux du Nord qui étaient vides, alors que ceux du Sud avaient été
largement approvisionnés sous la présidence de Buchanan. Le matériel de gue=
rre
se complète au prix des plus extraordinaires efforts. Puis, Abraham Lincoln
déclare les ports du Sud en état de blocus.
C'est en Virginie que se passent les premiers
faits de guerre. Mac Clellan repousse les rebelles dans l'Ouest. Mais, le 21
juillet, à Bull-Run, les troupes fédérales, réunies sous les ordres de Mac =
Dowel,
sont mises en déroute et s'enfuient jusqu'à Washington. Si les sudistes ne
tremblent plus pour Richmond, leur capitale, les nordistes ont lieu de trem=
bler
pour la capitale de la République américaine. Quelques mois après, les fédé=
raux
sont encore défaits à Ball's-Bluff. Toutefois, cette affaire malheureuse est
bientôt compensée par diverses expéditions, qui mirent aux mains des unioni=
stes
le fort Hatteras et Port-Royal-Harbour, dont les séparatistes ne parvinrent
plus à s'emparer. À la fin de 1861, le commandement général des troupes de
l'Union est donné au major- général George Mac Clellan.
Cependant, cette année-là, les corsaires
esclavagistes ont couru les mers des deux mondes. Ils ont trouvé accueil da=
ns
les ports de la France, de l'Angleterre, de l'Espagne et du Portugal, -- fa=
ute grave
qui, en reconnaissant aux sécessionnistes les droits de belligérants, eut p=
our
résultat d'encourager la course et de prolonger la guerre civile.
Puis, vinrent les faits maritimes qui eurent u=
n si
grand retentissement. C'est le Sum=
ter et son fameux capitaine Semmes. C'est
l'apparition du bélier Manassas. <=
span
style=3D'mso-spacerun:yes'> C'est, le 12 octobre, le combat naval à =
la
tête des passes du Mississipi. C'est, le 8 novembre, la prise du Trent, =
navire
anglais à bord duquel le capitaine Wilkes capture les commissaires confédér=
és
-- ce qui faillit amener la guerre entre l'Angleterre et les États-Unis.
Entre-temps, les abolitionnistes et les
esclavagistes se livrent de sanglants combats avec des alternatives de succ=
ès
et de revers jusque dans l'État du Missouri. Des principaux généraux du Nor=
d, l'un,
Lyon, est tué, ce qui provoque la retraite des fédéraux à Rolla et la march=
e de
Price avec les troupes confédérées vers le Nord. On se bat à Frederictown, =
le
21 octobre, à Springfield, le 25, et, le 27, Frémont occupe cette ville avec
les fédéraux. Au 19 décembre, le combat de Belmont, entre Grant et Polk,
demeure incertain. Enfin, l'hiver, si rigoureux dans ces contrées de l'Amér=
ique
septentrionale, vient mettre un terme aux opérations.
Les premiers mois de l'année 1862 sont employé=
s en
efforts véritablement prodigieux de part et d'autre.
Au Nord, le Congrès vote un projet de loi qui =
lève
cinq cent mille volontaires -- ils seront un million à la fin de la lutte -=
-,
et approuve un emprunt de cinq cent millions de dollars. Les grandes armées
sont créées, principalement celle du Potomac. Leurs généraux sont Banks,
Butler, Grant, Sherman, Mac Clellan, Meade, Thomas, Kearney, Halleck, pour =
ne
citer que les plus célèbres. Tous les services vont entrer en fonction.
Infanterie, cavalerie, artillerie, génie, sont endivisionnés d'une manière à
peu près uniforme. Le matériel de guerre se fabrique à outrance, carabines =
Minié
et Colt, canons rayés des systèmes Parrott et Rodman, canons à âme lisse et
columbiads Dahlgren, canons-obusiers, canons- revolvers, obus Shrapnell, pa=
rcs
de siège. On organise la télégraphie et l'aérostation militaire, le reporta=
ge
des grands journaux, les transports qui seront faits par vingt mille chario=
ts attelés
de quatre-vingt-quatre mille mules. On réunit des approvisionnements de tou=
tes
sortes, sous la direction du chef de l'ordonnance. On construit de nouveaux
navires du type bélier, les «rams» du colonel Ellet, les «gun-boats» ou
canonnières du commodore Foote, qui vont apparaître pour la première fois d=
ans une
guerre maritime.
Au Sud, le zèle n'est pas moins grand. Il y a =
bien
les fonderies de canon de la Nouvelle-Orléans, celles de Memphis, les forge=
s de
Tredogar, près de Richmond, qui fabriquent des Parrotts et des Rodmans. Mais
cela ne peut suffire. Le gouvernement confédéré s'adresse à l'Europe. Liège=
et
Birmingham lui envoient des cargaisons d'armes, des pièces des systèmes
Armstrong et Whitworth. Les forceurs de blocus, qui viennent chercher à vil=
prix
du coton dans ses ports, n'en obtiennent qu'en échange de tout ce matériel =
de
guerre. Puis l'armée s'organise. Ses généraux sont Johnston, Lee, Beauregar=
d,
Jackson, Critenden, Floyd, Pillow. On adjoint des corps irréguliers, tels q=
ue
milices et guérillas, aux quatre cent mille volontaires, enrôlés pour trois=
ans
au plus et un an au moins, que le Congrès séparatiste, à la date du 8 août,
accorde à son président Jefferson Davis.
Cependant ces préparatifs n'empêchent pas la l=
utte
de reprendre dès la seconde moitié du premier hiver. De tout le territoire =
à esclaves,
le gouvernement fédéral n'occupe encore que le Maryland, la Virginie
occidentale, le Kentucky en quelques portions, le Missouri pour la plus gra=
nde
part, et un certain nombre de points du littoral.
Les nouvelles hostilités commencent d'abord da=
ns
l'est du Kentucky. Le 7 janvier, Garfield bat les confédérés à Middle- Cree=
k,
et le 20, ils sont de nouveau battus à Logan-Cross ou Mill- Springs. Le 2
février, Grant s'embarque avec deux divisions sur quelques grands vapeurs du
Tennessee que va soutenir la flottille cuirassée de Foote. Le 6, le fort He=
nry
tombe en son pouvoir. Ainsi est brisé un anneau de cette chaîne «sur laquel=
le,
dit l'historien de cette guerre civile, s'appuyait tout le système de défen=
se
de son adversaire Johnston». Le Cumberland et la capitale du Tennessee sont
donc menacés directement et à court délai par les troupes fédérales. Aussi
Johnston cherche-t-il à concentrer toutes ses forces au fort Donelson, afin=
de
retrouver un point d'appui plus sûr pour la défensive.
À cette époque, une autre expédition, comprena=
nt
un corps de seize mille hommes sous les ordres de Burnside, une flottille
composée de vingt-quatre vapeurs armés en guerre et de cinquante transports,
descend la Chesapeake et appareille de Hampton-Roads, le 12 janvier. Malgré=
de
violentes tempêtes, le 24 janvier, elle donne dans les eaux du Pimlico-Sound
pour s'emparer de l'île Roanoke et réduire la côte de la Caroline du Nord. =
Mais
l'île est fortifiée. À l'ouest, le canal se défend par un barrage de coques=
submergées.
Des batteries et des ouvrages de campagne en rendent l'accès difficile. Cin=
q à
six mille hommes, soutenus par une flottille de sept canonnières, sont prêt=
s à
empêcher tout débarquement. Néanmoins, malgré le courage de ses défenseurs,=
du
7 au 8 février, cette île tombe au pouvoir de Burnside avec vingt canons et
plus de deux mille prisonniers. Le lendemain, les fédéraux sont maîtres
d'Elizabeth-City et de toute la côte de l'Albemarle-Sound, c'est-à-dire du =
nord
de cette mer intérieure.
Enfin, pour achever de décrire la situation
jusqu'au 6 février, il faut parler de ce général sudiste, cet ancien profes=
seur
de chimie, Jackson, ce soldat puritain qui défend la Virginie. Après le rap=
pel
de Lee à Richmond, il commande l'armée. Il quitte Vinchester, le 1er janvie=
r,
avec ses dix mille hommes, traverse les Alléghanies pour prendre Bath sur le
railway de l'Ohio. Vaincu par le climat, écrasé par les tempêtes de neige, =
il
est forcé de rentrer à Vinchester, sans avoir atteint son objectif.
Et maintenant, en ce qui concerne plus
spécialement les côtes du Sud, depuis la Caroline jusqu'à la Floride, voici=
ce
qui s'est passé.
Durant la seconde moitié de l'année 1861, le N=
ord
possédait assez de rapides bâtiments pour faire la police de ces mers, bien
qu'il n'eût pu s'emparer du fameux Sumter,
qui, en janvier 1862, vint relâche=
r à
Gibraltar, afin d'exploiter les eaux européennes. Le Jefferson-Davis, voulant échapper aux fédéraux, se réfugi=
e à Saint-Augustine
en Floride et périt au moment où il donne dans les passes. Presque en même
temps, un des navires employés à la croisière de la Floride, l'Anderson, capture le corsaire Beauregard. Mais, en Angleterre, de nouveaux bâtimen=
ts
sont armés pour la course. C'est alors qu'une proclamation d'Abraham Lincoln
étend le blocus aux côtes de la Virginie et de la Caroline du Nord, et même=
le
blocus fictif, le blocus sur le papier, qui comprend quatre mille cinq cents
kilomètres de côtes. Pour les surveiller, on n'a que deux escadres: l'une d=
oit
bloquer l'Atlantique, l'autre le golfe du Mexique.
Le 12 octobre, pour la première fois, les
confédérés tentent de dégager les bouches du Mississipi avec le Manassas -- premier navire qui fut blindé pendant ce=
tte
guerre -- soutenu d'une flottille de brûlots. Si le coup ne réussit pas, si=
la
corvette Richmond peut s'en tirer saine et sauve le 29 déc=
embre,
un petit vapeur, le Sea-Bird, parvient à enlever une goélette fédérale=
en vue
du fort Monroe.
Cependant, il est nécessaire d'avoir un point =
qui
puisse servir de base d'opération pour les croisières de l'Atlantique. Le g=
ouvernement
fédéral décide alors de s'emparer du fort Hatteras, qui commande la passe du
même nom, passe très fréquentée par les forceurs de blocus. Ce fort est
difficile à prendre. Il est soutenu par une redoute carrée, appelée fort Cl=
ark.
Un millier d'hommes et le 7e régiment de la Caroline du Nord concourent à l=
e défendre.
N'importe. L'escadre fédérale, composée de deux frégates, trois corvettes, =
un
aviso, deux grands vapeurs, vient mouiller le 27 août devant les passes. Le
commodore Stringham et le général Butler attaquent. La redoute est prise. Le
fort Hatteras, après une assez longue résistance, hisse le drapeau blanc. La
base d'opération est acquise aux nordistes pour toute la durée de la guerre=
.
En novembre, c'est l'île de Santa-Rosa, à l'es=
t de
Pensacola, sur le golfe du Mexique, une dépendance de la côte floridienne, =
qui,
malgré les efforts des confédérés, reste au pouvoir des fédéraux.
Toutefois, la prise du fort Hatteras ne paraît=
pas
suffisante pour la bonne conduite des opérations ultérieures. Il faut occup=
er d'autres
points sur le littoral de la Caroline du Sud, de la Géorgie, de la Floride.
Deux frégates à vapeur, le Wasbah =
et le =
Susquehannah,
trois frégates à voiles, cinq corv=
ettes,
six canonnières, plusieurs avisos, vingt-cinq bâtiments charbonniers chargés
des approvisionnements, trente-deux vapeurs pouvant transporter quinze mille
six cents hommes sous les ordres du général Sherman, sont donnés au commodo=
re
Dupont. La flottille appareille le 25 octobre, devant le fort Monroe. Après
avoir essuyé un terrible coup de vent au large du cap Hatteras, elle vient
reconnaître les passes de Hilton-Head, entre Charlestown et Savannah. Là es=
t la
baie de Port-Royal, l'une des plus importantes de la confédération américai=
ne,
où le général Ripley commande les forces des esclavagistes. Les deux forts
Walker et Beauregard battent l'entrée de la baie à quatre mille mètres l'un=
de
l'autre. Huit vapeurs la défendent, et sa barre la rend presque inabordable=
à
une flotte d'assaillants.
Le 5 novembre, le chenal a été balisé, et, apr=
ès
un échange de quelques coups de canon, Dupont pénètre dans la baie, sans
pouvoir débarquer encore les troupes de Sherman. Le 7, avant midi, il attaq=
ue
le fort Walker, puis le fort Beauregard. Il les écrase sous une grêle de ses
plus gros obus. Les forts sont évacués. Les fédéraux en prennent possession
presque sans combat, et Sherman occupe ce point si important pour la suite =
des
opérations militaires. C'était un coup porté au coeur même des États esclav=
agistes.
Les îles voisines tombent l'une après l'autre au pouvoir des fédéraux, même
l'île Tybee et le fort Pulaski, lequel commande la rivière de Savannah. L'a=
nnée
finie, Dupont est maître des cinq grandes baies de North-Edisto, de
Saint-Helena, de Port- Royal, de Tybee, de Warsaw, et de tout ce chapelet
d'îlots semés sur la côte de la Caroline et de la Géorgie. Enfin, le 1er
janvier 1862, un dernier succès lui permet de réduire les ouvrages confédér=
és,
élevés sur les rives du Coosaw.
Telle était la situation des belligérants au
commencement de février de l'année 1862. Tels étaient les progrès du
gouvernement fédéral vers le Sud, au moment où les navires du commodore Dup=
ont et
les troupes de Sherman menaçaient la Floride.
Il était sept heures et quelques minutes, lors=
que
James Burbank et Edward Carrol montèrent les marches du perron sur lequel
s'ouvrait la porte principale de Castle-House, du côté du Saint-John. Zerma=
h,
tenant la fillette par la main, le gravit après eux. Tous se trouvèrent dan=
s le
hall, sorte de grand vestibule, dont le fond, arrondi en dôme, contenait la
double révolution du grand escalier qui desservait les étages supérieurs.
Mme Burbank était là, en compagnie de Perry, le
régisseur général de la plantation.
«Il n'y a rien de nouveau à Jacksonville?
-- Rien, mon ami.
-- Et pas de nouvelles de Gilbert?
-- Si... une lettre!
-- Dieu soit loué!»
Telles furent les premières demandes et répons=
es
échangées entre Mme Burbank et son mari.
James Burbank, après avoir embrassé sa femme e=
t la
petite Dy, décacheta la lettre qui venait de lui être remise.
Cette lettre n'avait point été ouverte en
l'absence de James Burbank. Étant donné la situation de celui qui l'écrivai=
t et
de celle de sa famille en Floride, Mme Burbank avait voulu que son mari fût=
le
premier à connaître ce qu'elle contenait.
«Cette lettre, sans doute, n'est pas venue par=
la
poste? demanda James Burbank.
-- Oh! non, monsieur James! répondit Perry. C'=
eût
été trop imprudent de la part de M. Gilbert!
-- Et qui s'est chargé de l'apporter?...
-- Un homme de la Géorgie sur le dévouement du=
quel
notre jeune lieutenant a cru pouvoir compter.
-- Quel jour est arrivée cette lettre?
-- Hier.
-- Et l'homme?...
-- Il est reparti le soir même.
-- Bien payé de son service?...
-- Oui, mon ami, bien payé, répondit Mme Burba=
nk,
mais par Gilbert, et il n'a rien voulu recevoir de notre part».
Le hall était éclairé par deux lampes posées s=
ur
une table de marbre, devant un large divan. James Burbank alla s'asseoir pr=
ès de
cette table. Sa femme et sa fille prirent place auprès de lui. Edward Carro=
l,
après avoir serré la main à sa soeur, s'était jeté dans un fauteuil. Zermah=
et
Perry se tenaient debout près de l'escalier. Tous deux étaient assez de la
famille pour que la lettre pût être lue en leur présence.
James Burbank l'avait ouverte.
«Elle est du 3 février, dit-il.
-- Déjà quatre jours de date! répondit Edward
Carrol. C'est long dans les circonstances où nous sommes...
-- Lis donc, père, lis donc!» s'écria la petite
fille avec une impatience bien naturelle à son âge.
Voici ce que disait cette lettre:
«À bord du <=
/span>Wabash,
au mouillage d'Edisto.
«3 février 1862.
«Cher père,
«Je commence par embrasser ma mère, ma petite
soeur et toi. Je n'oublie pas non plus mon oncle Carrol, et, pour ne rien
omettre, j'envoie à la bonne Zermah toutes les tendresses de son mari, mon =
brave
et dévoué Mars. Nous allons tous les deux aussi bien que possible, et nous
avons une fière envie d'être près de vous! Cela ne tardera pas, dût nous
maudire monsieur Perry, qui, en voyant les progrès du Nord, doit pester com=
me
un entêté esclavagiste qu'il est, le digne régisseur!»
-- Voilà pour vous, Perry, dit Edward Carrol.<= o:p>
-- Chacun a ses idées là-dessus!» répondit M.
Perry, en homme qui n'entend point sacrifier les siennes.
James Burbank continua:
«Cette lettre vous arrivera par un homme dont =
je
suis sûr, n'ayez aucune crainte à cet égard. Vous avez dû apprendre que
l'escadre du commodore Dupont s'est emparée de la baie de Port-Royal et des=
îles
voisines. Le Nord gagne donc peu à peu sur le Sud. Aussi est- il très proba=
ble
que le gouvernement fédéral va chercher à occuper les principaux ports de la
Floride. On parle d'une expédition que Dupont et Sherman feraient de concert
vers la fin de ce mois. Très vraisemblablement alors, nous irions occuper la
baie de Saint- Andrews. De là, on serait à portée de pénétrer dans l'état f=
loridien.
«Que j'ai hâte d'être là, cher père, et surtout
avec notre flottille victorieuse! La situation de ma famille, au milieu de =
cette
population esclavagiste, m'inquiète toujours. Mais le moment approche où no=
us
pourrons faire hautement triompher les idées qui ont toujours eu cours à la
plantation de Camdless-Bay. «Ah! si je pouvais m'échapper, ne fût-ce que
vingt-quatre heures, comme j'irais vous voir! Non! Ce serait trop imprudent
pour vous comme pour moi, et mieux vaut prendre patience. Encore quelques s=
emaines,
et nous serons tous réunis à Castle-House!
«Et maintenant je termine en me demandant si je
n'ai oublié personne dans mes embrassades. Si, vraiment! J'ai oublié monsie=
ur Stannard
et ma charmante Alice qu'il me tarde tant de revoir! Toutes mes amitiés à s=
on
père, et à elle, plus que mes amitiés!...
«Respectueusement et de tout coeur,
«GILBERT BURBANK.»
James Burbank avait posé sur la table la lettre
que Mme Burbank prit alors et porta à ses lèvres. Puis, la petite Dy mit fr=
anchement
un gros baiser sur la signature de son frère.
«Brave garçon! dit Edward Carrol.
-- Et brave Mars! ajouta Mme Burbank, en regar=
dant
Zermah, qui serrait la fillette dans ses bras.
-- Il faudra prévenir Alice, ajouta Mme Burban=
k,
que nous avons reçu une lettre de Gilbert.
-- Oui! je lui écrirai, répondit James Burbank.
D'ailleurs, dans quelques jours, je dois aller à Jacksonville, et je verrai=
Stannard.
Depuis que Gilbert a écrit cette lettre, d'autres nouvelles ont pu venir au
sujet de l'expédition projetée. Ah! qu'ils arrivent donc enfin, nos amis du
Nord, et que la Floride rentre sous le drapeau de l'Union! Ici, notre situa=
tion
finirait par n'être plus tenable!»
En effet, depuis que la guerre se rapprochait =
du
Sud, une modification manifeste s'opérait en Floride sur la question qui me=
ttait
les États-Unis aux prises. Jusqu'à cette époque, l'esclavage ne s'était pas
considérablement développé dans cette ancienne colonie espagnole qui n'avait
pas pris part au mouvement avec la même ardeur que la Virginie ou les
Carolines. Mais des meneurs s'étaient bientôt mis à la tête des partisans d=
e l'esclavage.
Maintenant, ces gens, prêts à l'émeute, ayant tout à gagner dans les troubl=
es,
dominaient les autorités à Saint- Augustine et principalement à Jacksonvill=
e où
ils s'appuyaient sur la plus vile populace. C'est pourquoi cette situation =
de
James Burbank, dont on connaissait l'origine et les idées, pouvait à un cer=
tain
moment devenir très inquiétante.
Il y avait près de vingt ans que James Burbank,
après avoir quitté le New-Jersey où il possédait encore quelques propriétés,
était venu s'établir à Camdless-Bay avec sa femme et son fils âgé de quatre
ans. On sait combien la plantation avait prospéré, grâce à son intelligente
activité et au concours d'Edward Carrol, son beau-frère. Aussi avait-il pou=
r ce
grand établissement qui lui venait de ses ancêtres, un attachement
inébranlable. C'était là qu'était né son second enfant, la petite Dy, quinze
ans après son installation dans ce domaine.
James Burbank avait alors quarante-six ans.
C'était un homme fortement constitué, habitué au travail, ne s'épargnant gu=
ère.
On le savait d'un caractère énergique. Très attaché à ses opinions, il ne se
gênait point de les faire hautement connaître. Grand, grisonnant à peine, il
avait une figure un peu sévère, mais franche et encourageante. Avec la barb=
iche
des Américains du Nord, sans favoris et sans moustache, c'était bien le typ=
e du
yankee de la Nouvelle-Angleterre. Dans toute la plantation, on l'aimait, ca=
r il
était bon, on lui obéissait, car il était juste. Ses Noirs lui étaient
profondément dévoués, et il attendait, non sans impatience, que les
circonstances lui permissent de les affranchir. Son beau-frère, à peu près =
du
même âge, s'occupait plus spécialement de la comptabilité de Camdless-Bay.
Edward Carrol s'entendait parfaitement avec lui en toutes choses, et partag=
eait
sa manière de voir sur la question de l'esclavage.
Il n'y avait donc que le régisseur Perry qui f=
ût
d'un avis contraire au milieu de ce petit monde de Camdless-Bay. Il ne faud=
rait
pas croire pourtant que ce digne homme maltraitât les esclaves. Bien au
contraire. Il cherchait même à les rendre aussi heureux que le comportait l=
eur
condition.
«Mais, disait-il, il y a des contrées, dans les
pays chauds, où les travaux de la terre ne peuvent être confiés qu'à des No=
irs.
Or, des Noirs, qui ne seraient pas esclaves, ne seraient plus des Noirs!»
Telle était sa théorie qu'il discutait toutes =
les
fois que l'occasion s'en présentait. On la lui passait volontiers, sans en =
jamais
tenir compte. Mais, à voir le sort des armes qui favorisait les
anti-esclavagistes, Perry ne dérageait plus. Il «s'en passerait de belles» à
Camdless-Bay, quand M. Burbank aurait affranchi ses Nègres.
On le répète, c'était un excellent homme, très
courageux aussi. Et quand James Burbank et Edward Carrol avaient fait parti=
e de
ce détachement de la milice, nommé les «minute-men» les hommes- minutes, pa=
rce
qu'ils devaient être prêts à partir à tout instant, il s'était bravement jo=
int
à eux contre les dernières bandes des Séminoles.
Mme Burbank, à cette époque ne portait pas les
trente-neuf ans de son âge. Elle était encore fort belle. Sa fille devait l=
ui ressembler
un jour. James Burbank avait trouvé en elle une compagne aimante, affectueu=
se,
à laquelle il devait pour une grande part le bonheur de sa vie. La généreuse
femme n'existait que pour son mari, pour ses enfants qu'elle adorait et au
sujet desquels elle éprouvait les plus vives craintes, étant donné les circ=
onstances
qui allaient amener la guerre civile jusqu'en Floride. Et si Diana, ou mieux
Dy, comme on l'appelait familièrement, fillette de six ans, gaie, caressant=
e,
tout heureuse de vivre, demeurait à Castle-House près de sa mère, Gilbert n=
'y
était plus. De là, d'incessantes angoisses que Mme Burbank ne pouvait pas
toujours dissimuler.
Gilbert était un jeune homme, ayant alors
vingt-quatre ans, dans lequel on retrouvait les qualités morales de son père
avec un peu plus d'épanchement, et les qualités physiques avec un peu plus =
de grâce
et de charme. Un hardi compagnon, d'ailleurs, très rompu à tous les exercic=
es
du corps, très habile aussi en équitation comme en navigation ou en chasse.=
À
la grande terreur de sa mère, les immenses forêts et les marais du comté de
Duval avaient été trop souvent le théâtre de ses exploits non moins que les
criques et les passes du Saint-John, jusqu'à l'extrême bouche de Pablo. Aus=
si,
Gilbert se trouvait-il naturellement entraîné et fait à toutes les fatigues=
du
soldat, quand furent tirés les premiers coups de feu de la guerre de Sécess=
ion.
Il comprit que son devoir l'appelait parmi les troupes fédérales et n'hésita
pas. Il demanda à partir. Quelque chagrin que cela dût causer à sa femme,
quelque danger même que pût comporter cette situation, James Burbank ne son=
gea
pas un instant à contrarier le désir de son fils. Il pensa, comme lui, que
c'était là un devoir et le devoir est au-dessus de tout.
Gilbert partit donc pour le Nord, mais son dép=
art
fut tenu aussi secret que possible. Si l'on eût su à Jacksonville que le fi=
ls
de James Burbank avait pris du service dans l'armée nordiste, cela eût pu
attirer des représailles sur Camdless-Bay. Le jeune homme avait été recomma=
ndé
à des amis que son père avait encore dans l'État de New-Jersey. Ayant toujo=
urs
montré du goût pour la mer, on lui procura facilement un engagement dans la
marine fédérale. On avançait rapidement en ce temps-là, et comme Gilbert n'=
était
pas de ceux qui restent en arrière, il marcha d'un bon pas. Le gouvernement=
de
Washington avait les yeux sur ce jeune homme qui, dans la position où se
trouvait sa famille, n'avait pas craint de venir lui offrir ses services.
Gilbert se distingua à l'attaque du fort Sumter. Il était sur le Richmond, lorsque ce navire fut abordé par le Manassas à l'embouchure du Mississipi, et il cont=
ribua
largement pour sa part à le dégager et à le reprendre. Après cette affaire,=
il
fut promu enseigne, bien qu'il ne sortît pas de l'école navale d'Annapolis,=
pas
plus que tous ces officiers improvisés qui furent empruntés au commerce. Av=
ec
son nouveau grade, il entra dans l'escadre du commodore Dupont, il assista =
aux brillantes
affaires du fort Hatteras, puis à la prise des Seas- Islands. Depuis quelqu=
es
semaines, il était lieutenant à bord d'une des canonnières du commodore Dup=
ont
qui allaient bientôt forcer les passes du Saint-John.
Oui! ce jeune homme, lui aussi, avait grande h=
âte
que cette guerre sanglante prît fin! Il aimait, il était aimé. Son service
terminé, il lui tardait de revenir à Camdless-Bay, où il devait épouser la =
fille
de l'un des meilleurs amis de son père.
M. Stannard n'appartenait point à la classe des
colons de la Floride. Resté veuf avec quelque fortune, il avait voulu se co=
nsacrer
entièrement à l'éducation de sa fille. Il habitait Jacksonville, d'où il
n'avait que trois à quatre milles de fleuve à remonter pour se rendre à
Camdless-Bay. Depuis quinze ans, il ne se passait pas de semaine qu'il ne v=
înt
rendre visite à la famille Burbank. On peut donc dire que Gilbert et Alice
Stannard furent élevés ensemble. De là, un mariage projeté de longue date, =
maintenant
décidé, qui devait assurer le bonheur des deux jeunes gens. Bien que Walter
Stannard fût originaire du Sud, il était anti-esclavagiste, ainsi que
quelques-uns de ses concitoyens en Floride; mais ceux-ci n'étaient pas assez
nombreux pour tenir tête à la majorité des colons et des habitants de
Jacksonville, dont les opinions tendaient à s'accuser chaque jour davantage=
en
faveur du mouvement séparatiste. Il s'ensuivait que ces honnêtes gens comme=
nçaient
à être fort mal vus des meneurs du comté, des petits Blancs surtout et de la
populace, prête à les suivre dans tous les excès.
Walter Stannard était un Américain, de la
Nouvelle-Orléans. Mme Stannard, d'origine française, morte fort jeune, avait
légué à sa fille les qualités généreuses qui sont particulières au sang fra=
nçais.
Au moment du départ de Gilbert, Miss Alice avait montré une grande énergie,=
consolant
et rassurant Mme Burbank. Bien qu'elle aimât Gilbert comme elle en était ai=
mée,
elle ne cessait de répéter à sa mère que partir était un devoir, que se bat=
tre pour
cette cause, c'était se battre pour l'affranchissement d'une race humaine, =
et,
en somme, pour la liberté. Miss Alice avait alors dix-neuf ans. C'était une
jeune fille blonde aux yeux presque noirs, au teint chaud, d'une taille
élégante, d'une physionomie distinguée. Peut-être était-elle un peu sérieus=
e,
mais si mobile d'expression que le moindre sourire transformait son joli
visage.
Véritablement, la famille Burbank ne serait pas
connue dans tous ses membres les plus fidèles, si l'on omettait de peindre =
en quelques
traits les deux serviteurs, Mars et Zermah.
On l'a vu par sa lettre, Gilbert n'était pas p=
arti
seul. Mars, le mari de Zermah, l'avait accompagné. Le jeune homme n'eût pas=
trouvé
un compagnon plus dévoué à sa personne que cet esclave de Camdless-Bay, dev=
enu
libre en mettant le pied sur les territoires anti-esclavagistes. Mais, pour
Mars, Gilbert était toujours son jeune maître, et il n'avait pas voulu le
quitter, bien que le gouvernement fédéral eût déjà formé des bataillons noi=
rs
où il eût trouvé sa place.
Mars et Zermah n'étaient point de race nègre p=
ar
leur naissance. C'étaient deux métis. Zermah avait pour frère cet héroïque =
esclave,
Robert Small, qui, quatre mois plus tard, allait enlever aux confédérés, da=
ns
la baie même de Charlestown, un petit vapeur armé de deux canons dont il fit
hommage à la flotte fédérale. Zermah avait donc de qui tenir, Mars aussi.
C'était un heureux ménage, que, pendant les premières années, l'odieux traf=
ic
de l'esclavage avait menacé plus d'une fois de briser. C'est même au moment=
où
Mars et Zermah allaient être séparés l'un de l'autre par les hasards d'une
vente, qu'ils étaient entrés à Camdless-Bay dans le personnel de la plantat=
ion.
Voici en quelles circonstances:
Zermah avait actuellement trente et un ans, Ma=
rs
trente-cinq. Sept ans auparavant, ils s'étaient mariés alors qu'ils
appartenaient à un certain colon nommé Tickborn, dont l'établissement se
trouvait à une vingtaine de milles en amont de Camdless-Bay. Depuis quelques
années, ce colon avait eu des rapports fréquents avec Texar. Celui-ci renda=
it
souvent visite à la plantation où il trouvait bon accueil. Rien d'étonnant à
cela, puisque Tickborn, en somme, ne jouissait d'aucune estime dans le comt=
é.
Son intelligence étant fort médiocre, ses affaires n'ayant point prospéré, =
il
fut obligé de mettre en vente un lot de ses esclaves.
Précisément, à cette époque, Zermah, très
maltraitée comme tout le personnel de la plantation Tickborn, venait de met=
tre
au monde un pauvre petit être, dont elle fut presque aussitôt séparée. Pend=
ant qu'elle
expiait en prison une faute dont elle n'était même pas coupable, son enfant
mourut entre ses bras. On juge ce que fut la douleur de Zermah, ce que fut =
la
colère de Mars. Mais que pouvaient ces malheureux contre un maître auquel l=
eur
chair appartenait, morte ou vivante, puisqu'il l'avait achetée?
Or, à ce chagrin allait s'en joindre un autre =
non
moins terrible. En effet, le lendemain du jour où leur enfant était mort, M=
ars
et Zermah, ayant été mis à l'encan, étaient menacés d'être séparés l'un de
l'autre. Oui! cette consolation de se retrouver ensemble sous un nouveau
maître, ils ne devaient même pas l'avoir. Un homme s'était présenté, qui
offrait d'acheter Zermah, mais Zermah seule, bien qu'il ne possédât pas de
plantation. Un caprice, sans doute! Et cet homme, c'était Texar. Son ami
Tickborn allait donc passer contrat avec lui, quand, au dernier moment, il =
se
produisit une surenchère de la part d'un nouvel acheteur.
C'était James Burbank qui assistait à cette ve=
nte
publique des esclaves de Tickborn et s'était senti très touché du sort de l=
a malheureuse
métisse, suppliant en vain qu'on ne la séparât pas de son mari. Précisément,
James Burbank avait besoin d'une nourrice pour sa petite fille. Ayant appris
qu'une des esclaves de Tickborn, dont l'enfant venait de mourir, se trouvait
dans les conditions voulues, il ne songeait qu'à acheter la nourrice; mais,=
ému
des pleurs de Zermah, il n'hésita pas à proposer de son mari et d'elle un p=
rix
supérieur à tous ceux qu'on avait offerts jusqu'alors.
Texar connaissait James Burbank, qui l'avait
plusieurs fois déjà chassé de son domaine, comme un homme d'une réputation
suspecte. C'est même de là que datait la haine que Texar avait vouée à tout=
e la
famille de Camdless-Bay.
Texar voulut donc lutter contre son riche
concurrent: ce fut en vain. Il s'entêta. Il fit monter au double le prix que
Tickborn demandait de la métisse et de son mari. Cela ne servit qu'à les fa=
ire
payer très cher à James Burbank. Finalement, le couple lui fut adjugé.
Ainsi, non seulement Mars et Zermah ne seraient
pas séparés l'un de l'autre, mais ils allaient entrer au service du plus
généreux des colons de toute la Floride. Quel adoucissement ce fut à leur m=
alheur,
et avec quelle assurance ils pouvaient maintenant envisager l'avenir!
Zermah, six ans après, était encore dans toute=
la
maturité de sa beauté de métisse. Nature énergique, coeur dévoué à ses maît=
res,
elle avait eu plus d'une fois l'occasion -- elle devait l'avoir dans la sui=
te
-- de leur prouver son dévouement. Mars était digne de la femme à laquelle
l'acte charitable de James Burbank l'avait pour jamais rattaché. C'était un
type remarquable de ces Africains, auxquels s'est largement mêlé le sang
créole. Grand, robuste, d'un courage à toute épreuve, il devait rendre de v=
éritables
services à son nouveau maître.
D'ailleurs, ces deux nouveaux serviteurs, adjo=
ints
au personnel de la plantation, ne furent pas traités en esclaves. Ils avaie=
nt
été vite appréciés pour leur bonté et leur intelligence. Mars fut spécialem=
ent
affecté au service du jeune Gilbert. Zermah devint la nourrice de Diana. Ce=
tte
situation ne pouvait que les introduire plus profondément dans l'intimité d=
e la
famille.
Zermah ressentit d'ailleurs pour la petite fil=
le
un amour de mère, cet amour qu'elle ne pouvait plus reporter sur l'enfant
qu'elle avait perdu. Dy le lui rendit bien, et l'affection de l'une avait t=
oujours
répondu aux soins maternels de l'autre. Aussi, Mme Burbank éprouvait-elle p=
our
Zermah autant d'amitié que de reconnaissance.
Mêmes sentiments entre Gilbert et Mars. Adroit=
et
vigoureux, le métis avait heureusement contribué à rendre son jeune maître =
habile
à tous les exercices du corps. James Burbank ne pouvait que s'applaudir de
l'avoir attaché à son fils.
Ainsi, en aucun temps, la situation de Zermah =
et
de Mars n'avait été si heureuse, et cela, au sortir des mains d'un Tickborn,
après avoir risqué de tomber dans celles d'un Texar. -- Ils ne devaient jam=
ais
l'oublier.
Le lendemain, aux premières lueurs de l'aube, =
un
homme se promenait sur la berge de l'un des îlots perdus au fond de cette l=
agune
de la Crique-Noire. C'était Texar. À quelques pas de lui, un Indien, assis =
dans
le squif qui avait accosté la veille le <=
/span>Shannon,
venait d'aborder. C'était Squambô.=
Après quelques allées et venues, Texar s'arrêta
devant un magnolier, amena à lui une des basses branches de l'arbre et en d=
étacha
une feuille avec sa tige. Puis, il tira de son carnet un petit billet qui ne
contenait que trois ou quatre mots, écrits à l'encre. Ce billet, après l'av=
oir
roulé menu, il l'introduisit dans la nervure inférieure de la feuille. Cela=
fut
fait assez adroitement pour que cette feuille de magnolier n'eût rien perdu=
de
son aspect habituel.
«Squambô! dit alors Texar.
-- Maître? répondit l'Indien.
-- Va où tu sais.»
Squambô prit la feuille, il la posa à l'avant =
du
squif, s'assit à l'arrière, manoeuvra sa pagaie, contourna la pointe extrêm=
e de
l'îlot et s'enfonça à travers une passe tortueuse, confusément engagée sous
l'épaisse voûte des arbres.
Cette lagune était sillonnée par un labyrinthe=
de
canaux, un enchevêtrement d'étroits lacets, remplis d'une eau noire, compar=
ables
à ceux qui s'entrecroisent dans certains «hortillonages» de l'Europe. Perso=
nne,
à moins de bien connaître les passes de ce profond déversoir où se perdaient
les dérivations du Saint-John, n'aurait pu s'y diriger.
Cependant Squambô n'hésitait pas. Où l'on n'eût
pas cru apercevoir une issue, il poussait hardiment son squif. Les basses
branches qu'il écartait, retombaient après lui, et nul n'eût pu dire qu'une=
embarcation
venait de passer en cet endroit.
L'Indien s'enfonça de la sorte à travers de lo=
ngs
boyaux sinueux, moins larges, parfois, que ces saignées creusées pour assur=
er
le drainage des prairies. Tout un monde d'oiseaux aquatiques s'envolait à s=
on
approche. De gluantes anguilles, à la tête suspecte, se faufilaient sous les
racines qui émergeaient des eaux. Squambô ne s'inquiétait guère de ces
reptiles, non plus que des caïmans endormis qu'il pouvait réveiller en les
heurtant dans leurs couches de vase. Il allait toujours, et, lorsque l'espa=
ce lui
manquait pour se mouvoir, il se poussait par l'extrémité de sa pagaie, comme
s'il se fût servi d'une gaffe.
S'il faisait grand jour déjà, si la lourde bué=
e de
la nuit commençait à s'évaporer aux premiers rayons du soleil, on ne pouvai=
t le
voir sous l'abri de cet impénétrable plafond de verdure. Même au plus fort =
du
soleil, aucune lumière n'aurait pu le percer. D'ailleurs, ce fond marécageux
n'avait besoin que d'une demi-obscurité, aussi bien pour les êtres grouilla=
nts,
qui fourmillaient dans son liquide noirâtre, que pour les mille plantes
aquatiques surnageant à sa surface.
Pendant une demi-heure, Squambô alla ainsi d'un
îlot à l'autre. Lorsqu'il s'arrêta, c'est que son squif venait d'atteindre =
un
des réduits extrêmes de la crique. En cet endroit, où finissait la partie
marécageuse de cette lagune, les arbres, moins serrés, moins touffus,
laissaient enfin passer la lumière du jour. Au delà s'étendait une vaste
prairie, bordée de forêts, peu élevée au- dessus du niveau du Saint-John. À
peine cinq ou six arbres y poussaient-ils isolément. Le pied, en s'appuyant=
sur
ce sol bourbeux, éprouvait la sensation que lui eût donnée un matelas élast=
ique.
Quelques buissons de sassafras, à maigres feuilles, mélangées de petites ba=
ies
violettes, traçaient à sa surface leurs capricieux zig-zags.
Après avoir amarré son squif à l'une des souch=
es
de la berge, Squambô prit terre. Les vapeurs de la nuit commençaient à se r=
ésoudre.
La prairie, absolument déserte, sortait peu à peu du brouillard. Parmi les =
cinq
ou six arbres, dont la silhouette se détachait confusément au-dessus, pouss=
ait
un magnolier de moyenne taille.
L'Indien se dirigea vers cet arbre. Il l'attei=
gnit
en quelques minutes. Il en abaissa une des branches à l'extrémité de laquel=
le il
fixa cette feuille que Texar lui avait remise. Puis, la branche, abandonnée=
à
elle-même, remonta, et la feuille alla se perdre dans la ramure du magnolie=
r.
Squambô revint alors vers le squif et reprit
direction vers l'îlot où l'attendait son maître.
Cette Crique-Noire, ainsi nommée de la sombre
couleur de ses eaux, pouvait couvrir une étendue d'environ cinq à six cents
acres. Alimentée par le Saint-John, c'était une sorte d'archipel absolument
impénétrable à qui n'en connaissait pas les infinis détours. Une centaine
d'îlots occupaient sa surface. Ni ponts, ni levées ne les reliaient entre e=
ux.
De longs cordons de lianes se tendaient de l'un à l'autre. Quelques hautes
branches s'entrelaçaient au-dessus des milliers de bras qui les séparaient.=
Rien
de plus. Cela n'était pas pour établir une communication facile entre les
divers points de cette lagune.
Un de ces îlots, situé à peu près au centre du
système, était le plus important par son étendue -- une vingtaine d'acres -=
- et
par son élévation -- cinq à six pieds au-dessus de l'étiage moyen du Saint-=
John
entre les plus basses et les plus hautes mers.
À une époque déjà reculée, cet îlot avait servi
d'emplacement à un fortin, sorte de blockhaus, maintenant abandonné, du moi=
ns
au point de vue militaire. Ses palissades, à demi rongées par la pourriture=
, se
dressaient encore sous les grands arbres, magnoliers, cyprès, chênes verts,
noyers noirs, pins australs, enlacés de longues guirlandes de coboeas et au=
tres
interminables lianes.
Au-dedans de l'enceinte, l'oeil découvrait enf=
in,
sous un massif de verdure, les lignes géométriques de ce petit fortin ou,
mieux, de ce poste d'observation, qui n'avait jamais été fait que pour loge=
r un
détachement d'une vingtaine d'hommes. Plusieurs meurtrières s'évidaient à
travers ses murailles de bois. Des toits gazonnés le coiffaient d'une vérit=
able
carapace de terre. À l'intérieur, quelques chambres, ménagées au milieu d'un
réduit central, attenaient à un magasin, destiné aux provisions et aux muni=
tions.
Pour pénétrer dans le fortin, il fallait d'abord franchir l'enceinte par une
étroite poterne, puis traverser la cour plantée de quelques arbres, gravir
enfin une dizaine de marches en terre, maintenues par des madriers. On trou=
vait
alors l'unique porte, qui donnait accès au-dedans, et encore, à vrai dire,
n'était-ce qu'une ancienne embrasure, modifiée à cet effet.
Telle était la retraite habituelle de Texar,
retraite que personne ne connaissait. Là, caché à tous les yeux, il vivait =
avec
ce Squambô, très dévoué à la personne de son maître, mais qui ne valait pas=
mieux
que lui, et cinq à six esclaves qui ne valaient pas mieux que l'Indien.
Il y avait loin, on le voit, de cet îlot de la
Crique-Noire, aux riches établissements créés sur les deux rives du fleuve.=
L'existence
même n'y eût point été assurée pour Texar ni pour ses compagnons, gens peu
difficiles cependant. Quelques animaux domestiques, une demi-douzaine d'acr=
es,
plantés de patates, d'ignames, de concombres, une vingtaine d'arbres à frui=
ts,
presque à l'état sauvage, c'était tout, sans compter la chasse dans les for=
êts
voisines et la pêche sur les étangs de la lagune, dont le produit ne pouvait
manquer en aucune saison. Mais, sans doute, les hôtes de la Crique-Noire
possédaient d'autres ressources, dont Texar et Squambô avaient seuls le sec=
ret.
Quant à la sécurité du blockhaus, n'était-elle=
pas
assurée par sa situation même, au centre de cet inaccessible repaire?
D'ailleurs, qui eût cherché à l'attaquer et pourquoi? En tout cas, toute ap=
proche
suspecte eût été immédiatement signalée par les aboiements des chiens de
l'îlot, deux de ces limiers féroces, importés des Caraïbes, qui furent
autrefois employés par les Espagnols à la chasse aux Nègres.
Voilà ce qu'était la demeure de Texar, et dign=
e de
lui. Voici maintenant ce qu'était l'homme.
Texar avait alors trente-cinq ans. Il était de
taille moyenne, d'une constitution vigoureuse, trempée dans cette vie de gr=
and
air et d'aventures, qui avait toujours été la sienne. Espagnol de naissance=
, il
ne démentait pas son origine. Sa chevelure était noire et rude, ses sourcils
épais, ses yeux verdâtres, sa bouche large, avec des lèvres minces et rentr=
ées,
comme si elle eût été faite d'un coup de sabre, son nez court, percé de nar=
ines
de fauve. Toute sa physionomie indiquait l'homme astucieux et violent.
Autrefois, il portait sa barbe entière; mais, depuis deux ans, après qu'elle
eut été à demi brûlée d'un coup de feu dans on ne sait quelle affaire, il
l'avait rasée, et la dureté de ses traits n'en était que plus apparente.
Une douzaine d'années avant, cet aventurier ét=
ait
venu se fixer en Floride, et dans ce blockhaus abandonné, dont personne ne
songeait à lui disputer la possession. D'où venait-il? on l'ignorait et il =
ne
le disait point. Quelle avait été son existence antérieure? on ne le savait=
pas
davantage. On prétendait -- et c'était vrai --, qu'il avait fait le métier =
de
négrier et vendu des cargaisons de Noirs dans les ports de la Géorgie et des
Carolines. S'était-il enrichi à cet odieux trafic? Il n'y paraissait guère.=
En
somme, il ne jouissait d'aucune estime, même dans un pays, où ne manquent c=
ependant
point les gens de sa sorte.
Néanmoins, si Texar était fort connu, bien que=
ce
ne fût pas à son avantage, cela ne l'empêchait pas d'exercer une réelle
influence dans le comté, et particulièrement à Jacksonville. Il est vrai, c=
'était
sur la partie la moins recommandable de la population du chef-lieu. Il y al=
lait
souvent pour des affaires, dont il ne parlait pas. Il s'y était fait un gra=
nd
nombre d'amis parmi les petits Blancs et les plus détestables sujets de la
ville. On l'a bien vu, lorsqu'il était revenu de Saint-Augustine en compagn=
ie d'une
demi-douzaine d'individus d'allure équivoque. Son influence s'étendait aussi
jusque chez certains colons du Saint-John. Il les visitait quelquefois, et,=
si
on ne lui rendait pas ses visites, puisque personne ne connaissait sa retra=
ite
de la Crique-Noire, il avait accès dans certaines plantations des deux rive=
s.
La chasse était un prétexte naturel à ces relations, qui s'établissent faci=
lement
entre gens de mêmes moeurs et mêmes goûts.
D'autre part, cette influence s'était encore
accrue depuis quelques années, grâce aux opinions dont Texar avait voulu se=
faire
le plus ardent défenseur. À peine la question de l'esclavage avait-elle ame=
né
la scission entre les deux moitiés des États- Unis, que l'Espagnol s'était =
posé
comme le plus opiniâtre, le plus résolu des esclavagistes. À l'entendre, au=
cun
intérêt ne pouvait le guider, puisqu'il ne possédait qu'une demi-douzaine de
Noirs. C'était le principe même qu'il prétendait défendre. Par quels moyens=
? En
faisant appel aux plus exécrables passions, en excitant la cupidité de la
populace, en la poussant au pillage, à l'incendie, même au meurtre, contre =
les
habitants ou colons qui partageaient les idées du Nord. Et maintenant, ce
dangereux aventurier ne tendait à rien moins qu'à renverser les autorités c=
iviles
de Jacksonville, à remplacer des magistrats, modérés d'opinion, estimés pour
leur caractère, par les plus forcenés de ses partisans. Devenu le maître du
comté, par l'émeute, il aurait alors le champ libre pour exercer ses vengea=
nces
personnelles.
On comprend, dès lors, que James Burbank et
quelques autres propriétaires de plantations n'eussent point négligé de
surveiller les agissements d'un pareil homme, déjà très redoutable par ses =
mauvais
instincts. De là, cette haine d'un côté, cette défiance de l'autre, que les
prochains événements allaient encore accroître.
Au surplus, dans ce que l'on croyait savoir du
passé de Texar, depuis qu'il avait cessé de faire la traite, il y avait des
faits extrêmement suspects. Lors de la dernière invasion des Séminoles, tout
semblait prouver qu'il avait eu des intelligences secrètes avec eux. Leur
avait-il indiqué les coups à faire, quelles plantations il convenait
d'attaquer? Les avait-il aidés dans leurs guets-apens et embûches? Cela ne =
put
être mis en doute en plusieurs circonstances, et, à la suite d'une dernière
invasion de ces Indiens, les magistrats durent poursuivre l'Espagnol, l'arr=
êter,
le traduire en justice. Mais Texar invoqua un alibi -- système de défense q=
ui,
plus tard, devait lui réussir encore -- et il fut prouvé qu'il n'avait pu
prendre part à l'attaque d'une ferme, située dans le comté de Duval, puisqu=
e, à
ce moment, il se trouvait à Savannah, État de Géorgie, à quelque quarante
milles vers le nord, en dehors de la Floride.
Pendant les années suivantes, plusieurs vols
importants furent commis, soit dans les plantations, soit au préjudice de
voyageurs, attaqués sur les routes floridiennes. Texar était-il auteur ou c=
omplice
de ces crimes? Cette fois encore, on le soupçonna; mais, faute de preuve, o=
n ne
put le mettre en jugement.
Enfin, une occasion se présenta où l'on crut a=
voir
pris sur le fait le malfaiteur jusqu'alors insaisissable. C'était préciséme=
nt l'affaire
pour laquelle il avait été mandé la veille devant le juge de Saint-Augustin=
e.
Huit jours auparavant, James Burbank, Edward
Carrol et Walter Stannard revenaient de visiter une plantation voisine de
Camdless- Bay, quand, vers sept heures du soir, à la tombée de la nuit, des=
cris
de détresse arrivèrent jusqu'à eux. Ils se hâtèrent de courir vers l'endroit
d'où venaient ces cris, et ils se trouvèrent devant les bâtiments d'une fer=
me
isolée.
Ces bâtiments étaient en feu. La ferme avait é=
té
préalablement pillée par une demi-douzaine d'hommes, qui venaient de se dis=
perser.
Les auteurs du crime ne devaient pas être loin: on pouvait encore apercevoir
deux de ces coquins qui s'enfuyaient à travers la forêt.
James Burbank et ses amis se jetèrent
courageusement à leur poursuite, et précisément dans la direction de
Camdless-Bay. Ce fut en vain. Les deux incendiaires parvinrent à s'échapper=
à travers
le bois. Toutefois MM. Burbank, Carrol et Stannard avaient très certainement
reconnu l'un d'eux: c'était l'Espagnol.
En outre -- circonstance plus probante encore =
--
au moment où cet individu disparaissait au tournant d'une des lisières de
Camdless- Bay, Zermah, qui passait, avait failli être heurtée par lui. Pour=
elle
aussi, c'était bien Texar qui fuyait à toutes jambes.
Il est facile de l'imaginer, cette affaire fit
grand bruit dans le comté. Un vol, suivi d'incendie, c'est le crime qui doit
être le plus redouté de ces colons, répartis sur une vaste étendue de terri=
toire.
James Burbank n'hésita donc point à porter une accusation formelle. Devant =
son affirmation,
les autorités résolurent d'informer contre Texar.
L'Espagnol fut amené à Saint-Augustine devant =
le
recorder, afin d'être confronté avec les témoins. James Burbank, Walter
Stannard, Edward Carrol, Zermah, furent unanimes à déclarer qu'ils avaient =
reconnu
Texar dans l'individu qui fuyait de la ferme incendiée. Pour eux, il n'y av=
ait
pas d'erreur possible. Texar était l'un des auteurs du crime.
De son côté, l'Espagnol avait fait venir un
certain nombre de témoins à Saint-Augustine. Or, ces témoins déclarèrent fo=
rmellement
que, ce soir-là, ils se trouvaient avec Texar, à Jacksonville, dans la «tie=
nda»
de Torillo, auberge assez mal famée mais fort connue. Texar ne les avait pas
quittés de toute la soirée. Détail plus affirmatif encore, à l'heure où se
commettait le crime, l'Espagnol avait eu précisément une dispute avec un de=
s buveurs
installés dans le cabaret de Torillo, -- dispute qui avait été suivie de co=
ups
et menaces, pour lesquels il serait sans doute déposé une plainte contre lu=
i.
Devant cette affirmation qu'on ne pouvait
suspecter -- affirmation qui fut d'ailleurs reproduite par des personnes
absolument étrangères à Texar --, le magistrat de Saint-Augustine ne put qu=
e clore
l'enquête commencée et renvoyer le prévenu des fins de la plainte.
L'alibi avait donc été pleinement établi, cette
fois encore, au profit de cet étrange personnage.
C'est après cette affaire et en compagnie de s=
es
témoins que Texar était revenu de Saint-Augustine, le soir du 7 février. On=
a
vu quelle avait été son attitude à bord du Shannon, pendant que le steam-boat descendait le
fleuve. Puis, sur le squif venu au-devant de lui, conduit par l'Indien Squa=
mbô,
il avait regagné le fortin abandonné, où il eût été malaisé de le suivre. Q=
uant
à ce Squambô, Séminole intelligent, rusé, devenu le confident de Texar,
celui-ci l'avait pris à son service, précisément après cette dernière expéd=
ition
des Indiens à laquelle son nom fut mêlé -- très justement.
Dans les dispositions d'esprit où il se trouva=
it
vis-à-vis de James Burbank, l'Espagnol ne devait songer qu'à tirer vengeanc=
e par
tous les moyens possibles. Or, au milieu des conjectures que pouvait faire
naître quotidiennement la guerre, si Texar parvenait à renverser les autori=
tés
de Jacksonville, il deviendrait redoutable pour Camdless-Bay. Que le caract=
ère
énergique et résolu de James Burbank ne lui permît pas de trembler devant un
tel homme, soit! Mais Mme Burbank n'avait que trop de raisons de c=
raindre
pour son mari et pour tous les siens.
Bien plus, cette honnête famille aurait
certainement vécu dans des transes incessantes, si elle avait pu se douter =
de
ceci: c'est que Texar soupçonnait Gilbert Burbank d'avoir été rejoindre l'a=
rmée
du Nord. Comment l'avait-il appris, puisque ce départ s'était accompli
secrètement? Par l'espionnage, sans doute, et, plus d'une fois, on verra que
des espions s'empressaient à le servir.
En effet, puisque Texar avait lieu de croire q=
ue
le fils de James Burbank servait dans les rangs des fédéraux, sous les ordr=
es
du commodore Dupont, n'aurait-on pas pu craindre qu'il cherchât à tendre
quelque piège au jeune lieutenant? Oui! Et s'il fût parvenu à l'attirer sur=
le
territoire floridien, à s'emparer de sa personne, à le dénoncer, on devine =
quel
eût été le sort de Gilbert entre les mains de ces sudistes, exaspérés par l=
es
progrès de l'armée du Nord.
Tel était l'état des choses au moment où comme=
nce
cette histoire. Telles étaient la situation des fédéraux, arrivés presque a=
ux frontières
maritimes de la Floride, la position de la famille Burbank au milieu du com=
té
de Duval, celle de Texar, non seulement à Jacksonville, mais dans toute
l'étendue des territoires à esclaves. Si l'Espagnol parvenait à ses fins, si
les autorités étaient renversées par ses partisans, il ne lui serait que tr=
op facile
de lancer sur Camdless-Bay une populace fanatisée contre les
anti-esclavagistes.
Environ une heure après avoir quitté Texar,
Squambô était de retour à l'îlot central. Il tira son squif sur la berge,
franchit l'enceinte, monta l'escalier du blockhaus.
«C'est fait? lui demanda Texar.
-- C'est fait, maître!
-- Et... rien?
-- Rien.»
«Oui, Zermah, oui, vous avez été créée et mise=
au
monde pour être esclave! reprit le régisseur, réenfourchant son dada favori.
Oui! esclave, et nullement pour être une créature libre.
-- Ce n'est pas mon avis, répondit Zermah d'un=
ton
calme, sans y mettre aucune animation, tant elle était faite à ces discussi=
ons avec
le régisseur de Camdless-Bay.
-- C'est possible, Zermah! Quoi qu'il en soit,
vous finirez par vous ranger à cette opinion qu'il n'y a aucune égalité qui
puisse raisonnablement s'établir entre les Blancs et les Noirs.
-- Elle est tout établie, monsieur Perry, et e=
lle
l'a toujours été par la nature même.
-- Vous vous trompez, Zermah, et la preuve, c'=
est
que les Blancs sont dix fois, vingt fois, que dis-je? cent fois plus nombre=
ux
que les Noirs à la surface de la terre!
-- Et c'est pour cela qu'ils les ont réduits en
esclavage, répondit Zermah. Ils avaient la force, ils en ont abusé. Mais si=
les
Noirs eussent été en majorité dans ce monde, ce seraient les Blancs dont ils
auraient fait leurs esclaves!... Ou plutôt non! Ils eussent certainement mo=
ntré
plus de justice et surtout moins de cruauté!»
Il ne faudrait pas se figurer que cette
conversation, parfaitement oiseuse, empêchât Zermah et le régisseur de vivr=
e en
bon accord. En ce moment, d'ailleurs, ils n'avaient pas autre chose à faire=
que
de causer. Seulement, il est permis de croire qu'ils auraient pu traiter un
sujet plus utile, et il en eût été ainsi, sans doute, sans la manie du
régisseur à toujours discuter la question de l'esclavage.
Tous deux étaient assis à l'arrière de l'une d=
es
embarcations de Camdless-Bay, manoeuvrée par quatre mariniers de la plantat=
ion.
Ils traversaient obliquement le fleuve, en profitant de la marée descendant=
e,
et se rendaient à Jacksonville. Le régisseur avait quelques affaires à trai=
ter
pour le compte de James Burbank, et Zermah allait acheter divers objets de
toilette pour la petite Dy.
On était au 10 février. Depuis trois jours, Ja=
mes
Burbank était revenu à Castle-House, et Texar à la Crique-Noire, après
l'affaire de Saint-Augustine.
Il va de soi que, le lendemain même, M. Stanna=
rd
et sa fille avaient reçu un petit mot envoyé de Camdless-Bay, qui leur fais=
ait sommairement
connaître ce que marquait la dernière lettre de Gilbert. Ces nouvelles
n'arrivaient pas trop tôt pour rassurer miss Alice, dont la vie se passait =
dans
une continuelle inquiétude depuis le début de cette lutte acharnée entre le=
Sud
et le Nord des États-Unis.
L'embarcation, gréée d'une voile latine, filait
rapidement. Avant un quart d'heure, elle serait au port de Jacksonville. Le=
régisseur
n'avait donc plus que peu de temps pour finir de développer sa thèse favori=
te,
et il ne s'en fit pas faute.
«Non, Zermah, reprit-il, non! La majorité, ass=
urée
aux Noirs, n'eût rien changé à l'état des choses. Et, je dis plus, quels qu=
e soient
les résultats de la guerre, on en reviendra toujours à l'esclavage, parce q=
u'il
faut des esclaves pour le service des plantations.
-- Ce n'est pas le sentiment de M. Burbank, vo=
us
le savez bien, répondit Zermah.
-- Je le sais, mais j'ose dire que M. Burbank =
se
trompe, sauf le respect que j'ai pour lui. Un Noir doit faire partie du dom=
aine
au même titre que les animaux ou les instruments de culture. Si un cheval
pouvait s'en aller lorsqu'il lui plaît, si une charrue avait le droit de se
mettre, quand il lui convient, en d'autres mains que celles de son
propriétaire, il n'y aurait plus d'exploitation possible. Que M. Burbank af=
franchisse
ses esclaves, et il verra ce que deviendra Camdless-Bay!
-- Il l'aurait déjà fait, répondit Zermah, si =
les
circonstances le lui eussent permis, vous ne l'ignorez pas, monsieur Perry.=
Et voulez-vous
savoir ce qui serait arrivé si l'affranchissement des esclaves avait été
proclamé à Camdless-Bay? Pas un seul Noir n'eût quitté la plantation, et ri=
en
n'aurait été changé, si ce n'est le droit de les traiter comme des bêtes de
somme. Or, comme vous n'avez jamais usé de ce droit-là, après l'émancipatio=
n, Camdless-
Bay serait restée ce qu'elle était avant.
-- Croyez-vous, par hasard, m'avoir converti à=
vos
idées, Zermah? demanda le régisseur.
-- En aucune façon, monsieur. D'ailleurs, ce
serait inutile et pour une raison bien simple.
-- Laquelle?
-- C'est qu'au fond, vous pensez là-dessus
exactement comme M. Burbank, M. Carrol, M. Stannard, comme tous ceux qui on=
t le
coeur généreux et l'esprit juste.
-- Jamais, Zermah, jamais! Et je prétends même=
que
ce que j'en dis, c'est dans l'intérêt des Noirs! Si on les livre à leur seu=
le volonté,
ils dépériront, et la race en sera bientôt perdue.
-- Je n'en crois rien, monsieur Perry, quoique
vous puissiez dire. En tout cas, mieux vaut que la race périsse que d'être
vouée à la perpétuelle dégradation de l'esclavage!»
Le régisseur eût bien voulu répondre, et on se
doute qu'il n'était point à bout d'arguments. Mais la voile venait d'être
amenée, et l'embarcation se rangea près de l'estacade de bois. Là, elle dev=
ait
attendre le retour de Zermah et du régisseur. Tous deux débarquèrent aussit=
ôt
pour aller chacun à ses affaires.
Jacksonville est située sur la rive gauche du
Saint-John, à la limite d'une vaste plaine assez basse, entourée d'un horiz=
on
de magnifiques forêts, qui lui font un cadre toujours verdoyant. Des champs=
de
maïs et de cannes à sucre, des rizières, plus particulièrement à la limite =
du
fleuve, occupent une partie de ce territoire.
Il y avait une dizaine d'années, Jacksonville
n'était encore qu'un gros village, avec un faubourg, dont les cases de torc=
his
ou de roseaux ne servaient qu'au logement de la population noire. À l'époque
actuelle, le village commençait à se faire ville, autant par ses maisons pl=
us
confortables, ses rues mieux tracées et mieux entretenues, que par le nombr=
e de
ses habitants, qui avait doublé. L'année suivante, ce chef-lieu du comté de
Duval allait gagner encore, en se reliant par un chemin de fer à Talhassee,=
la capitale
de la Floride.
Déjà, le régisseur et Zermah avaient pu le
remarquer, une assez grande animation régnait dans la ville. Quelques centa=
ines
d'habitants, les uns, sudistes d'origine américaine, les autres, des mulâtr=
es
et des métis d'origine espagnole, attendaient l'arrivée d'un steam-boat, do=
nt
la fumée apparaissait, en aval du fleuve, au-dessus d'une pointe basse du
Saint-John. Quelques-uns même, afin d'entrer plus rapidement en communicati=
on
avec ce vapeur, s'étaient jetés dans les chaloupes du port, tandis que d'au=
tres
avaient pris place sur ces grands dogres à un mât, qui fréquentent
habituellement les eaux de Jacksonville.
En effet, depuis la veille, il était venu de
graves nouvelles du théâtre de la guerre. Les projets d'opérations, indiqués
dans la lettre de Gilbert Burbank, étaient en partie connus. On n'ignorait =
pas
que la flottille du commodore Dupont devait très prochainement appareiller,=
et
que le général Sherman se proposait de l'accompagner avec des troupes de
débarquement. De quel côté se dirigerait cette expédition? on ne le savait =
pas
d'une façon positive, bien que tout donnât à penser qu'elle avait le Saint-=
John
et le littoral floridien pour objectif. Après la Géorgie, la Floride était =
donc
directement menacée d'une invasion de l'armée fédérale.
Lorsque le steam-boat qui venait de Fernandina=
eut
accosté l'estacade de Jacksonville, ses passagers ne purent que confirmer c=
es
nouvelles. Ils ajoutèrent même que, très vraisemblablement, ce serait dans =
la
baie de Saint-Andrews que le commodore Dupont viendrait mouiller, en attend=
ant
un moment favorable pour forcer les passes de l'île Amélia et l'estuaire du
Saint-John.
Aussitôt les groupes se répandirent dans la vi=
lle,
faisant bruyamment envoler nombre de ces gros urubus, qui sont uniquement c=
hargés
du nettoyage des rues. On criait, on se démenait. «Résistance aux nordistes!
Mort aux nordistes!» Tels étaient les excitations féroces que des meneurs, =
à la
dévotion de Texar, jetaient à la population déjà très animée. Il y eut des =
démonstrations
sur la grande place, devant Court-House, la maison de justice, et jusque da=
ns
l'église épiscopale. Les autorités allaient avoir quelque peine à calmer ce=
tte
effervescence, bien que les habitants de Jacksonville, on l'a déjà fait
remarquer, fussent divisés du moins sur la question de l'esclavage. Mais, e=
n ces
temps de trouble, les plus bruyants comme les plus emportés font toujours la
loi, et les modérés finissent inévitablement par subir leur domination.
Ce fut, bien entendu, dans les cabarets, dans =
les
tiendas, que les gosiers, sous l'influence de liqueurs fortes, hurlèrent av=
ec
le plus de violence. Les manoeuvriers en chambre y développèrent leurs plans
pour opposer une invincible résistance à l'invasion.
«Il faut diriger les milices sur Fernandina!
disait l'un.
-- Il faut couler des navires dans les passes =
du
Saint-John! répondait l'autre.
-- Il faut construire des fortifications en te=
rre
autour de la ville et les armer de bouches à feu!
-- Il faut demander du secours par la voie du
chemin de fer de Fernandina à Keys!
-- Il faut éteindre le feu du phare de Pablo, =
pour
empêcher la flottille d'entrer de nuit dans les bouches!
-- Il faut semer des torpilles au milieu du
fleuve!»
Cet engin, presque nouveau dans la guerre de
Sécession, on en avait entendu parler, et, sans trop savoir comment il fonc=
tionnait,
il convenait évidemment d'en faire usage.
«Avant tout, dit un des plus enragés orateurs =
de
la tienda de Torillo, il faut mettre en prison tous les nordistes de la vil=
le, et
tous ceux des sudistes qui pensent comme eux!»
Il aurait été bien étonnant que personne n'eût
songé à émettre cette proposition, l'ultima
ratio des sectaires en tous pays. =
Aussi
fut-elle couverte de hurrahs. Heureusement pour les honnêtes gens de
Jacksonville, les magistrats devaient hésiter quelque temps encore avant de=
se
rendre à ce voeu populaire.
En courant les rues, Zermah avait observé tout=
ce
qui se passait, afin d'en informer son maître, directement menacé par ce mo=
uvement.
Si on arrivait à des mesures de violence, ces mesures ne s'arrêteraient pas=
à
la ville. Elles s'étendraient au delà, jusqu'aux plantations du comté.
Certainement, Camdless-Bay serait visée une des premières. C'est pourquoi la
métisse, voulant se procurer des renseignements plus précis, se rendit à la
maison que M. Stannard occupait en dehors du faubourg.
C'était une charmante et confortable habitatio=
n,
agréablement située dans une sorte d'oasis de verdure que la hache des défr=
icheurs
avait réservée en ce coin de la plaine. Par les soins de Miss Alice, à
l'intérieur comme à l'extérieur, la maison était tenue d'une manière
irréprochable. On sentait déjà une intelligente et dévouée ménagère dans ce=
tte
jeune fille, que la mort de sa mère avait appelée de bonne heure à diriger =
le personnel
de Walter Stannard.
Zermah fut reçue avec grand empressement par la
jeune fille. Miss Alice lui parla tout d'abord de la lettre de Gilbert. Zer=
mah
put lui en redire les termes presque exacts.
«Oui! il n'est plus loin, maintenant! dit Miss
Alice. Mais dans quelles conditions va-t-il revenir en Floride? Et quels
dangers peuvent encore le menacer jusqu'à la fin de cette expédition?
-- Des dangers, Alice, répondit M. Stannard.
Rassure-toi! Gilbert en a affronté de plus grands pendant la croisière sur =
les
côtes de Géorgie, et principalement dans l'affaire de Port-Royal. J'imagine,
moi, que la résistance des Floridiens ne sera ni terrible ni de longue duré=
e.
Que peuvent-ils faire avec ce Saint- John, qui va permettre aux canonnières=
de
remonter jusqu'au coeur des comtés? Toute défense me paraît devoir être
malaisée sinon impossible.
-- Puissiez-vous dire vrai, mon père, dit Alic=
e,
et fasse le Ciel que cette sanglante guerre se termine enfin!
-- Elle ne peut se terminer que par l'écraseme=
nt
du Sud, répliqua M. Stannard. Cela sera long, sans doute, et je crains bien=
que
Jefferson Davis, ses généraux, Lee, Johnston, Beauregard, ne résistent long=
temps
encore dans les États du centre. Non! Les troupes fédérales n'auront pas
facilement raison des confédérés. Quant à la Floride, il ne leur sera pas
difficile de s'en emparer. Malheureusement, ce n'est pas sa possession qui =
leur
assurera la victoire définitive.
-- Pourvu que Gilbert ne fasse pas d'imprudenc=
es!
dit Miss Alice en joignant les mains. S'il cédait au désir de revoir sa fam=
ille
pendant quelques heures, se sachant si près d'elle...
-- D'elle et de vous, Miss Alice, répondit Zer=
mah,
car n'êtes-vous pas déjà de la famille Burbank?
-- Oui, Zermah, par le coeur!
-- Non, Alice, ne crains rien, dit M. Stannard.
Gilbert est trop raisonnable pour s'exposer ainsi, surtout quand il suffira=
de quelques
jours au commodore Dupont pour occuper la Floride. Ce serait une témérité s=
ans
excuses que de se hasarder dans ce pays, tant que les fédéraux n'en seront =
pas
les maîtres...
-- Surtout maintenant que les esprits sont plus
portés que jamais à la violence! répondit Zermah.
-- En effet, ce matin, la ville est en
effervescence, reprit M. Stannard. Je les ai vus, je les ai entendus, ces
meneurs! Texar ne les quitte pas depuis huit à dix jours. Il les pousse, il=
les
excite, et ces malfaiteurs finiront par soulever la basse population, non
seulement contre les magistrats, mais aussi contre ceux des habitants qui ne
partagent pas leur manière de voir.
-- Ne pensez-vous pas, monsieur Stannard, dit
alors Zermah, que vous feriez bien de quitter Jacksonville, au moins pendant
quelque temps? Il serait prudent de n'y revenir qu'après l'arrivée des trou=
pes
fédérales en Floride. M. Burbank m'a chargé de vous le répéter, il serait
heureux de voir Miss Alice et vous à Castle- House.
-- Oui!... je sais... répondit M. Stannard. Je
n'ai point oublié l'offre de Burbank... En réalité, Castle-House est-il plus
sûr que Jacksonville? Si ces aventuriers, ces gens sans aveu, ces enragés, =
deviennent
les maîtres ici, ne se répandront-ils pas sur la campagne, et les plantatio=
ns
seront-elles à l'abri de leurs ravages?
-- Monsieur Stannard, fit observer Zermah, en =
cas
de danger, il me semble préférable d'être réunis...
-- Zermah a raison, mon père. Il vaudrait mieux
être tous ensemble à Camdless-Bay.
-- Sans doute, Alice, répondit M. Stannard. Je=
ne
refuse pas la proposition de Burbank. Mais je ne crois pas que le danger so=
it
si pressant. Zermah préviendra nos amis que j'ai besoin de quelques jours
encore pour mettre ordre à mes affaires, et, alors, nous irons demander
l'hospitalité à Castle-House...
-- Et, lorsque M. Gilbert arrivera, dit Zermah=
, au
moins trouvera- t-il là tous ceux qu'il aime!»
Zermah prit congé de Walter Stannard et de sa
fille. Puis, au milieu de l'agitation populaire qui ne cessait de s'accroît=
re, elle
regagna le quartier du port et les quais, où l'attendait le régisseur. Tous
deux s'embarquèrent pour traverser le fleuve, et M. Perry reprit sa
conversation habituelle au point précis où il l'avait laissée.
En disant que le danger n'était pas imminent,
peut-être M. Stannard se trompait-il? Les événements allaient se précipiter=
, et
Jacksonville devait en ressentir promptement le contrecoup.
Cependant le gouvernement fédéral agissait
toujours avec une certaine circonspection dans le but de ménager les intérê=
ts
du Sud. Il ne voulait procéder que par mesures successives. Deux ans après =
le
début des hostilités, le prudent Abraham Lincoln n'avait pas encore décrété
l'abolition de l'esclavage sur tout le territoire des États-Unis. Plusieurs
mois devaient s'écouler encore, avant qu'un message du président proposât de
résoudre la question par le rachat et l'émancipation graduelle des Noirs, a=
vant
que l'abolition fût proclamée, avant, enfin, qu'eût été votée l'ouverture d=
'un
crédit de cinq millions de francs, avec l'autorisation d'accorder, à titre
d'indemnité, quinze cents francs par tête d'esclave affranchi. Si quelques-=
uns
des généraux du Nord s'étaient cru autorisés à supprimer la servitude dans =
les pays
envahis par leurs armées, ils avaient été désavoués jusqu'alors. C'est que
l'opinion n'était pas unanime encore sur cette question, et l'on citait même
certains chefs militaires des Unionistes qui ne trouvaient cette mesure ni
logique ni opportune.
Entre-temps, des faits de guerre continuaient =
à se
produire, et plus particulièrement au désavantage des confédérés. Le généra=
l Price,
à la date du 12 février, avait dû évacuer l'Arkansas avec le contingent des
milices missouriennes. On a vu que le fort Henry avait été pris et occupé p=
ar
les fédéraux. Maintenant, ceux-ci s'attaquaient au fort Donelson, défendu p=
ar
une artillerie puissante, et couvert par quatre kilomètres d'ouvrages
extérieurs qui comprenaient la petite ville de Dover. Cependant, malgré le =
froid
et la neige, doublement menacé du côté de la terre par les quinze mille hom=
mes
du général Grant, du côté du fleuve par les canonnières du commodore Foot, =
ce
fort tombait le 14 février au pouvoir des fédéraux avec toute une division
sudiste, hommes et matériel.
C'était là un échec considérable pour les
confédérés. L'effet produit par cette défaite fut immense. Comme conséquenc=
e immédiate,
il allait amener la retraite du général Johnston, qui dut abandonner
l'importante cité de Nashville sur le Cumberland. Les habitants, pris de
panique, la quittèrent après lui, et, quelques jours après, ce fut aussi le
sort de Columbus. Tout l'État du Kentucky était alors rentré sous la domina=
tion
du gouvernement fédéral.
On imagine aisément avec quels sentiments de
colère, avec quelles idées de vengeance, ces événements furent accueillis en
Floride. Les autorités eussent été impuissantes à calmer le mouvement qui se
propagea jusque dans les hameaux les plus lointains des comtés. Le péril
grandissait, on peut le dire, d'heure en heure, pour quiconque ne partageait
pas les opinions du Sud et ne s'associait pas à ses projets de résistance
contre les armées fédérales. À Thalassee, à Saint-Augustine, il y eut des
troubles dont la répression ne laissa pas d'être difficile. Ce fut à
Jacksonville, principalement, que le soulèvement de la populace menaça de d=
égénérer
en actes de la plus inqualifiable violence.
Dans ces circonstances, on le comprend, la
situation de Camdless- Bay allait devenir de plus en plus inquiétante.
Cependant, avec son personnel qui lui était dévoué, James Burbank pourrait =
résister
peut-être, du moins aux premières attaques qui seraient dirigées contre la
plantation, bien qu'il fût très difficile, à cette époque, de se procurer d=
es
munitions et des armes en quantité suffisante. Mais, à Jacksonville, M.
Stannard, directement menacé, avait lieu de craindre pour la sécurité de so=
n habitation,
pour sa fille, pour lui-même, pour tous les siens.
James Burbank, connaissant les dangers de cette
situation, lui écrivit lettres sur lettres. Il lui envoya plusieurs message=
rs pour
le prier de venir le rejoindre sans retard à Castle-House. Là, on serait
relativement en sûreté, et s'il fallait chercher une autre retraite, s'il
fallait s'enfoncer dans l'intérieur du pays jusqu'au moment où les fédéraux=
en
auraient assuré la tranquillité par leur présence, il serait plus facile de=
le
faire.
Ainsi sollicité, Walter Stannard résolut
d'abandonner momentanément Jacksonville et de se réfugier à Camdless-Bay. I=
l partit
dans la matinée du 23, aussi secrètement que possible, sans avoir rien lais=
sé
pressentir de ses projets. Une embarcation l'attendait au fond d'une petite
crique du Saint-John, à un mille en amont. Miss Alice et lui s'y embarquère=
nt,
traversèrent rapidement le fleuve, et arrivèrent au petit port, où ils trou=
vèrent
la famille Burbank.
Il est facile d'imaginer quel accueil leur fut
fait. Déjà Miss Alice n'était-elle pas une fille pour Mme Burbank? Tous se =
trouvaient
maintenant réunis. Ces mauvais jours, on les passerait ensemble, avec plus =
de
sécurité et surtout avec de moindres angoisses.
En somme, il n'était que temps de quitter
Jacksonville. Le lendemain, la maison de M. Stannard fut attaquée par une b=
ande
de malfaiteurs, qui abritaient leurs violences sous un prétendu patriotisme
local. Les autorités eurent grand-peine à en empêcher le pillage, comme à
préserver quelques autres habitations, qui appartenaient à d'honnêtes citoy=
ens,
opposés aux idées séparatistes. Évidemment, l'heure approchait où ces
magistrats seraient débordés et remplacés par des chefs d'émeute. Ceux-ci, =
loin
de réprimer les violences, les provoqueraient au contraire.
Et, en effet, ainsi que M. Stannard l'avait di=
t à
Zermah, Texar s'était décidé, depuis quelques jours, à quitter sa retraite =
inconnue
pour venir à Jacksonville. Là, il avait retrouvé ses compagnons habituels,
recrutés parmi les plus détestables sectaires de la population floridienne,
venus des diverses plantations situées sur les deux rives du fleuve. Ces
forcenés prétendaient imposer leurs volontés dans les villes comme dans la =
campagne.
Ils correspondaient avec la plupart de leurs adhérents des divers comtés de=
la
Floride. En mettant en avant la question de l'esclavage, ils gagnaient chaq=
ue
jour du terrain. Quelque temps encore, à Jacksonville comme à Saint-Augusti=
ne,
où affluaient déjà tous les nomades, tous les aventuriers, tous les coureur=
s de
bois, qui sont en grand nombre dans le pays, ils seraient les maîtres, ils
disposeraient de l'autorité, ils concentreraient entre leurs mains les pouv=
oirs
militaires et civils. Les milices, les troupes régulières, ne tarderaient p=
as à
faire cause commune avec ces violents -- ce qui arrive fatalement à ces épo=
ques
de trouble où la violence est à l'ordre du jour.
James Burbank n'ignorait rien de ce qui se pas=
sait
au-dehors. Plusieurs de ses affidés, dont il était sûr, le tenaient au cour=
ant
des mouvements qui se préparaient à Jacksonville. Il savait que Texar y ava=
it
reparu, que sa détestable influence s'étendait sur la basse population, com=
me
lui d'origine espagnole. Un pareil homme à la tête de la ville, c'était une
menace directe contre Camdless-Bay. Aussi, James Burbank se préparait-il à =
tout
événement, soit pour une résistance, si elle était possible, soit pour une
retraite, s'il fallait abandonner Castle-House à l'incendie et au pillage.
Avant tout, pourvoir à la sûreté de sa famille et de ses amis, c'était sa p=
remière,
sa constante préoccupation.
Pendant ces quelques jours, Zermah montra un
dévouement sans bornes. À toute heure, elle surveillait les abords de la pl=
antation,
principalement du côté du fleuve. Quelques esclaves, choisis par elles parmi
les plus intelligents et les meilleurs, demeuraient jour et nuit aux postes
qu'elle leur avait assignés. Toute tentative contre le domaine eût été sign=
alée
aussitôt. La famille Burbank ne pouvait être prise au dépourvu, sans avoir =
le temps
de se réfugier à Castle-House.
Mais ce n'était pas par une attaque directe à =
main
armée que James Burbank devait être inquiété tout d'abord. Tant que l'autor=
ité
ne serait pas aux mains de Texar et des siens, on devait y mettre plus de
formes. C'est ainsi que, sous la pression de l'opinion publique, les magist=
rats
furent amenés à prendre une mesure, qui allait donner une sorte de satisfac=
tion
aux partisans de l'esclavage, acharnés contre les gens du Nord.
James Burbank était le plus important des colo=
ns
de la Floride, le plus riche aussi de tous ceux dont on ne connaissait que =
trop
les opinions libérales. Ce fut donc lui que l'on visa tout d'abord, lui qui=
fut
mis en demeure de s'expliquer sur ses idées personnelles d'affranchissement=
au
milieu d'un territoire à esclaves.
Le 26, dans la soirée, un planton, expédié de
Jacksonville, arriva à Camdless-Bay, et remit un pli à l'adresse de James
Burbank.
Voici ce que contenait ce pli:
«Ordre à M. James Burbank de se présenter en
personne demain, 27 février, à onze heures du matin, à Court-Justice, devant
les autorités de Jacksonville.»
Rien de plus.
Si ce n'était pas encore le coup de foudre,
c'était, du moins, l'éclair qui le précède.
James Burbank n'en fut pas ébranlé, mais quell=
es
inquiétudes éprouva toute la famille!
Pourquoi le propriétaire de Camdless-Bay était=
-il
mandé à Jacksonville? C'était bien un ordre, non une invitation, de compara=
ître
devant les autorités. Que lui voulait-on? Cette mesure venait-elle à la sui=
te
d'une proposition d'enquête qui allait être commencée contre lui? Était-ce =
sa
liberté, sinon sa vie, que menaçait cette décision? S'il obéissait, s'il
quittait Castle- House, l'y laisserait-on revenir? S'il n'obéissait pas, em=
ploierait-on
la force pour le contraindre? Et, dans ce cas, à quels périls, à quelles
violences, les siens seraient-ils exposés?
«Tu n'iras pas, James!»
C'était Mme Burbank qui venait de parler ainsi,
et, on le sentait bien, au nom de tous.
«Non, monsieur Burbank! ajouta Miss Alice. Vou=
s ne
pouvez pas songer à nous quitter...
-- Et pour aller te mettre à la merci de parei=
lles
gens!» ajouta Edward Carrol.
James Burbank n'avait pas répondu. Tout d'abor=
d,
devant cette injonction brutale, son indignation s'était soulevée, et c'est=
à peine
s'il avait pu la maîtriser.
Mais qu'y avait-il donc de nouveau qui rendît =
ces
magistrats si audacieux? Les compagnons et partisans de Texar étaient-ils d=
evenus
les maîtres? Avaient-ils renversé les autorités qui conservaient encore que=
lque
modération, et détenaient-ils le pouvoir à leur place? Non! Le régisseur Pe=
rry,
revenu dans l'après-midi de Jacksonville, n'avait rapporté aucune nouvelle =
de ce
genre.
«Ne serait-ce pas, dit M. Stannard, quelque ré=
cent
fait de guerre, à l'avantage des sudistes, qui pousseraient les Floridiens =
à exercer
des violences contre nous?
-- Je crains bien qu'il n'en soit ainsi! répon=
dit
Edward Carrol. Si le Nord a éprouvé quelque échec, ces malfaiteurs ne se
croiront plus menacés par l'approche du commodore Dupont et ils sont capabl=
es
de se porter à tous les excès!
-- On disait que, dans le Texas, reprit M.
Stannard, les troupes fédérales avaient dû se retirer devant les milices de
Sibley et repasser le Rio-Grande, après avoir subi une défaite assez grave =
à Valverde.
C'est du moins ce que m'a appris un homme de Jacksonville que j'ai rencontr=
é,
il y a une heure à peine.
-- Évidemment, ajouta Edward Carrol, voilà ce =
qui
aura rendu ces gens si hardis!
-- L'armée de Sherman, la flottille de Dupont,
n'arriveront donc pas! s'écria Mme Burbank.
-- Nous ne sommes qu'au 26 février, répondit M=
iss
Alice, et, d'après la lettre de Gilbert, les bâtiments fédéraux ne doivent =
pas
prendre la mer avant le 28.
-- Et puis, il faut le temps de descendre
jusqu'aux bouches du Saint-John, ajouta M. Stannard, le temps de forcer les
passes, de franchir la barre, d'opérer une descente à Jacksonville. C'est d=
ix jours
encore...
-- Dix jours? murmura Alice.
-- Dix jours!... ajouta Mme Burbank. Et d'ici =
là,
que de malheurs peuvent nous atteindre!»
James Burbank ne s'était point mêlé à cette co=
nversation.
Il réfléchissait. Devant l'injonction qui lui était faite, il se demandait =
quel
parti prendre. Refuser d'obéir, n'était-ce pas risquer de voir toute la
populace de Jacksonville, avec l'approbation ouverte ou tacite des autorité=
s,
se précipiter sur Camdless-Bay? Quels dangers courrait alors sa famille? No=
n!
Il valait mieux n'exposer que sa personne. Dût sa vie ou sa liberté être en
péril, il pouvait espérer que ce péril ne menacerait que lui seul.
Mme Burbank regardait son mari avec la plus vi=
ve
inquiétude. Elle sentait qu'un combat se livrait en lui. Elle hésitait à l'=
interroger.
Ni Miss Alice, ni M. Stannard, ni Edward Carrol, n'osaient lui demander que=
lle
réponse il comptait faire à cet ordre envoyé de Jacksonville.
Ce fut la petite Dy qui, inconsciemment sans
doute, se fit l'interprète de toute la famille. Elle était allée près de so=
n père,
qui l'avait mise sur ses genoux.
«Père? dit-elle.
-- Que veux-tu, ma chérie?
-- Est-ce que tu iras chez ces méchants qui
veulent nous faire tant de peine?
-- Oui... j'irai!...
-- James!... s'écria Mme Burbank.
-- Il le faut!... C'est mon devoir!... J'irai!=
»
James Burbank avait si résolument parlé qu'il =
eût
été inutile de vouloir combattre ce dessein, dont il avait évidemment calcu=
lé toutes
les conséquences. Sa femme était venue se placer près de lui, elle
l'embrassait, elle le serrait dans ses bras, mais elle ne disait plus rien.=
Et
qu'aurait-elle pu dire?
«Mes amis, dit James Burbank, il est possible,
après tout, que nous exagérions singulièrement la portée de cet acte
d'arbitraire. Que peut-on me reprocher? Rien en fait, on le sait bien! Incr=
iminer
mes opinions, soit! Mes opinions m'appartiennent! Je ne les ai jamais caché=
es à
mes adversaires, et, ce que j'ai pensé toute ma vie, je n'hésiterai pas, s'=
il
le faut, à le leur dire en face!
-- Nous t'accompagnerons, James, dit Edward
Carrol.
-- Oui, ajouta M. Stannard. Nous ne vous
laisserons pas aller sans nous à Jacksonville.
-- Non, mes amis, répondit James Burbank. À moi
seul il est enjoint de me rendre devant les magistrats de Court-Justice, et=
j'irai
seul. Il se pourrait, d'ailleurs, que je fusse retenu quelques jours. Il fa=
ut
donc que vous restiez tous les deux à Camdless-Bay. C'est à vous que je dois
maintenant confier toute notre famille pendant mon absence.
-- Ainsi tu vas nous quitter, père? s'écria la
petite Dy.
-- Oui, fillette, répondit M. Burbank d'un ton
enjoué. Mais, si, demain, je ne déjeune pas avec vous, tu peux compter que =
je
serai revenu pour dîner, et nous passerons la soirée tous ensemble.
-- Ah! dis-moi! si peu de temps que je reste à
Jacksonville, j'en aurai toujours assez pour t'acheter quelque chose!...
Qu'est-ce qui pourrait te faire plaisir? Que veux-tu que je te rapporte?
-- Toi... père... toi!...» répondit l'enfant.<= o:p>
Et sur ce mot qui exprimait si bien le désir de
tous, la famille se sépara, après que James Burbank eut fait prendre les
mesures de sécurité qu'exigeaient les circonstances.
La nuit se passa sans alerte. Le lendemain, Ja=
mes
Burbank, levé dès l'aube, prit l'avenue de bambous qui conduit au petit por=
t. Là,
il donna ses ordres pour qu'une embarcation fût prête à huit heures, afin d=
e le
transporter de l'autre côté du fleuve.
Comme il se dirigeait vers Castle-House, en
revenant du pier, il fut accosté par Zermah.
«Maître, lui dit-elle, votre décision est bien
prise? Vous allez partir pour Jacksonville?
-- Sans doute, Zermah, et je dois le faire dans
notre intérêt à tous. Tu me comprends, n'est-ce pas?
-- Oui, maître! Un refus de votre part pourrait
attirer les bandes de Texar sur Camdless-Bay...
-- Et ce danger, qui est le plus grave, il faut
l'éviter à tout prix! répondit M. Burbank.
-- Voulez-vous que je vous accompagne?
-- Je veux, au contraire, que tu restes à la
plantation, Zermah. Il faut que tu sois là, près de ma femme, près de ma fi=
lle,
au cas où quelque péril les menacerait avant mon retour.
-- Je ne les quitterai pas, maître.
-- Tu n'as rien su de nouveau?
-- Non! Il est certain que des gens suspects
rôdent autour de la plantation. On dirait qu'ils la surveillent. Cette nuit,
deux ou trois barques ont encore croisé sur le fleuve. Est-ce que l'on se d=
outerait
que monsieur Gilbert est parti pour prendre du service dans l'armée fédéral=
e,
qu'il est sous les ordres du commodore Dupont, qu'il peut être tenté de ven=
ir
secrètement à Camdless-Bay?
-- Mon brave fils! répondit M. Burbank. Non! I=
l a
assez de raison pour ne pas commettre une pareille imprudence!
-- Je crains bien que Texar n'ait quelque soup=
çon
à ce sujet, reprit Zermah. On dit que son influence grandit chaque jour. Qu=
and vous
serez à Jacksonville, défiez-vous de Texar, maître...
-- Oui, Zermah, comme d'un reptile venimeux! M=
ais
je suis sur mes gardes. Pendant mon absence, s'il tentait quelque coup cont=
re Castle-House...
-- Ne craignez que pour vous, maître, pour vous
seul, et ne craignez rien pour nous. Vos esclaves sauraient défendre la pla=
ntation,
et s'il le fallait, se faire tuer jusqu'au dernier. Ils vous sont tous dévo=
ués.
Ils vous aiment. Je sais ce qu'ils pensent, ce qu'ils disent, je sais ce qu=
'ils
feraient. On est venu des autres plantations pour les pousser à la révolte.=
..
Ils n'ont rien voulu entendre. Tous ne font qu'une grande famille, qui se c=
onfond
avec la vôtre. Vous pouvez compter sur eux.
-- Je le sais, Zermah, et j'y compte.»
James Burbank revint à l'habitation. Le moment
arrivé, il dit adieu à sa femme, à sa fille, à Miss Alice. Il leur promit d=
e se
contenir devant ces magistrats, quels qu'ils fussent, qui le mandaient à le=
ur
tribunal, de ne rien faire qui put provoquer des violences à son égard. Très
certainement, il serait de retour le jour même. Puis il prit congé de tous =
les
siens et partit. Sans doute, James Burbank avait lieu de craindre pour
lui-même. Mais il était bien autrement inquiet pour cette famille, exposée =
à tant
de dangers, qu'il laissait à Castle-House.
Walter Stannard et Edward Carrol l'accompagnèr=
ent
jusqu'au petit port, à l'extrémité de l'avenue. Là, il fit ses dernières re=
commandations,
et, sous une jolie brise du sud-est, l'embarcation s'éloigna rapidement du =
pier
de Camdless-Bay.
Une heure après, vers dix heures, James Burbank
débarquait sur le quai de Jacksonville.
Ce quai était presque désert alors. Il s'y
trouvait seulement quelques matelots étrangers, occupés au déchargement des
dogres. James Burbank ne fut donc point reconnu à son arrivée, et, sans avo=
ir
été signalé, il put se rendre chez un de ses correspondants, M. Harvey, qui
demeurait à l'autre extrémité du port.
M. Harvey fut surpris et très inquiet de le vo=
ir.
Il ne croyait pas que M. Burbank aurait obéi à l'injonction qui lui avait é=
té faite
de se présenter à Court-Justice. Dans la ville, on ne le croyait pas non pl=
us.
Quant à ce qui avait motivé cet ordre laconique de paraître devant les
magistrats, M. Harvey ne le pouvait dire. Très probablement, dans le but de
satisfaire l'opinion publique, on voulait demander à James Burbank des expl=
ications
sur son attitude depuis le début de la guerre, sur ses idées bien connues à
propos de l'esclavage. Peut-être songeait-on même à s'assurer de sa personn=
e, à
retenir comme otage le plus riche colon nordiste de la Floride? N'eût-il pas
mieux fait de rester à Camdless-Bay? C'est ce que pensait M. Harvey. Ne pou=
vait-il
y retourner, puisque personne ne savait encore qu'il venait de débarquer à
Jacksonville?
James Burbank n'était point venu pour s'en all=
er.
Il voulait savoir à quoi s'en tenir. Il le saurait.
Quelques questions très intéressantes, étant d=
onné
la situation où il se trouvait, furent alors posées par lui à son
correspondant.
Les autorités avaient-elles été renversées au
profit des meneurs de Jacksonville?
Pas encore, mais leur position était de plus en
plus menacée. À la première émeute, leur renversement était probable sous la
poussée des événements.
L'Espagnol Texar n'avait-il pas la main dans le
mouvement populaire qui se préparait?
Oui! On le considérait comme le chef du parti
avancé des esclavagistes de la Floride. Ses compagnons et lui, sans doute, =
seraient
bientôt les maîtres de la ville.
Les derniers faits de guerre, dont le bruit co=
mmençait
à se répandre dans toute la Floride, étaient-ils confirmés?
Ils l'étaient maintenant. L'organisation des É=
tats
du Sud venait d'être complétée. Le 22 février, le gouvernement, définitivem=
ent installé,
avait Jefferson Davis pour président, et Stephens pour vice-président, tous
deux investis du pouvoir durant une période de six années. Au Congrès, comp=
osé
de deux chambres, réuni à Richmond, Jefferson Davis avait, trois jours aprè=
s,
réclamé le service obligatoire. Depuis cette époque, les confédérés venaien=
t de
remporter quelques succès partiels, sans grande importance en somme.
D'ailleurs, à la date du 24, une notable portion de l'armée du général Mac
Clellan, disait-on, s'était lancée au delà du haut Potomac, ce qui avait am=
ené
l'évacuation de Columbus par les sudistes. Une grande bataille était donc
imminente sur le Mississipi, et elle mettrait en contact l'armée séparatiste
avec l'armée du général Grant.
Et l'escadre que le commodore Dupont devait
conduire aux bouches du Saint-John?
Le bruit courait que, sous une dizaine de jour=
s,
elle essaierait de forcer les passes. Si Texar et ses partisans voulaient
tenter quelque coup qui mît la ville entre leurs mains et leur permît de sa=
tisfaire
leurs vengeances personnelles, ils ne pouvaient tarder à le faire.
Tel était l'état des choses à Jacksonville, et=
qui
sait si l'incident Burbank n'allait pas en hâter le dénouement?
Lorsque l'heure de comparaître fut venue, James
Burbank quitta la maison de son correspondant et se dirigea vers la place où
s'élève le bâtiment de Court-Justice. Il y avait une extrême animation dans=
les
rues. La population se portait en foule de ce côté. On sentait que, de cette
affaire, peu importante en elle-même, pouvait sortir une émeute dont les
conséquences seraient déplorables.
La place était pleine de gens de toutes sortes,
petits Blancs, métis, Nègres, et naturellement très tumultueuse. Si le nomb=
re
de ceux qui avaient pu entrer dans la salle de Court-Justice était assez
restreint, néanmoins, il s'y trouvait surtout des partisans de Texar, confo=
ndus
avec une certaine quantité de gens honnêtes, opposés à tout acte d'injustic=
e.
Toutefois, il leur serait difficile de résister à cette partie de la popula=
tion
qui poussait au renversement des autorités de Jacksonville.
Lorsque James Burbank parut sur la place, il f=
ut
aussitôt reconnu. Des cris violents éclatèrent. Ils ne lui étaient rien moi=
ns
que favorables. Quelques courageux citoyens l'entourèrent. Ils ne voulaient=
pas
qu'un homme honorable, estimé comme l'était le colon de Camdless-Bay, fut
exposé sans défense aux brutalités de la foule. En obéissant à l'ordre qu'il
avait reçu, James Burbank faisait preuve à la fois de dignité et de résolut=
ion.
On devait lui en savoir gré.
James Burbank put donc se frayer un passage à
travers la place. Il arriva sur le seuil de la porte de Court-Justice, il
entra, il s'arrêta devant la barre où il était traduit contre tout droit.
Le premier magistrat de la ville et ses adjoin=
ts
occupaient déjà leurs sièges. C'étaient des hommes modérés, qui jouissaient
d'une juste considération. À quelles récriminations, à quelles menaces ils
avaient été en butte depuis le début de la guerre de Sécession, il est trop
facile de l'imaginer. Quel courage ne leur fallait-il pas pour demeurer à l=
eur
poste, et quelle énergie pour s'y maintenir? S'ils avaient pu résister
jusqu'alors à toutes les attaques du parti de l'émeute, c'est que la questi=
on
de l'esclavage en Floride, on le sait, n'y surexcitait que médiocrement les
esprits, tandis qu'elle passionnait les autres États du Sud. Cependant les
idées séparatistes gagnaient peu à peu du terrain. Avec elles, l'influence =
des
gens de coups de main, des aventuriers, des nomades répandus dans le comté,
grandissait chaque jour. Et même c'était pour donner une certaine satisfact=
ion à
l'opinion publique, sous la pression du parti des violents, que les magistr=
ats
avaient décidé de traduire devant eux James Burbank, sur la dénonciation de
l'un des chefs de ce parti, l'Espagnol Texar.
Le murmure, approbatif d'une part, réprobatif =
de l'autre,
qui avait accueilli le propriétaire de Camdless-Bay à son entrée dans la sa=
lle,
se calma bientôt. James Burbank, debout à la barre, le regard assuré de l'h=
omme
qui n'a jamais faibli, la voix ferme, n'attendit même pas que le magistrat =
lui
posât les questions d'usage.
«Vous avez fait demander James Burbank, dit-il.
James Burbank est devant vous!»
Après les premières formalités de l'interrogat=
oire
auxquelles il se conforma, James Burbank répondit très simplement et très b=
rièvement.
Puis:
«De quoi m'accuse-t-on? demanda-t-il.
-- De faire opposition par paroles et par actes
peut-être, répondit le magistrat, aux idées comme aux espérances qui doiven=
t avoir
maintenant cours en Floride!
-- Et qui m'accuse? demanda James Burbank.
-- Moi!»
C'était Texar. James Burbank avait reconnu sa
voix. Il ne tourna même pas la tête de son côté. Il se contenta de hausser =
les épaules
en signe de dédain pour le vil accusateur qui le prenait à parti.
Cependant les compagnons, les partisans de Tex=
ar
encourageaient leur chef de la voix et du geste.
«Et tout d'abord, dit-il, je jetterai à la fac=
e de
James Burbank sa qualité de nordiste! Sa présence à Jacksonville est une
insulte permanente au milieu d'un État confédéré! Puisqu'il est avec les no=
rdistes
de coeur et d'origine, que n'est-il retourné dans le Nord!
-- Je suis en Floride parce qu'il me convient =
d'y
être, répondit James Burbank. Depuis vingt ans, j'habite le comté. Si je n'y
suis pas né, on sait du moins d'où je viens. Que cela soit dit pour ceux do=
nt
on ignore le passé, qui se refusent à vivre au grand jour, et dont l'existe=
nce
privée mérite d'être incriminée à plus juste titre que la mienne!»
Texar, directement attaqué par cette réponse, =
ne
se démonta pas.
«Après? dit James Burbank.
-- Après?... répondit l'Espagnol. Au moment où=
le
pays va se soulever pour le maintien de l'esclavage, prêt à verser son sang=
pour
repousser les troupes fédérales, j'accuse James Burbank d'être
anti-esclavagiste et de faire de la propagande anti- esclavagiste!
-- James Burbank, dit le magistrat, dans les
circonstances où nous sommes, vous comprendrez que cette accusation est d'u=
ne
gravité exceptionnelle. Je vous prierai donc d'y répondre.
-- Monsieur, répondit James Burbank, ma réponse
sera très simple. Je n'ai jamais fait aucune propagande ni n'en veux faire.
Cette accusation porte à faux. Quant à mes opinions sur l'esclavage, qu'il =
me
soit permis de les rappeler ici. Oui! Je suis abolitionniste! Oui! Je déplo=
re
la lutte que le Sud soutient contre le Nord! Oui! Je crains que le Sud ne
marche à des désastres qu'il aurait pu éviter, et c'est dans son intérêt mê=
me que
j'aurais voulu le voir suivre une autre voie, au lieu de s'engager dans une
guerre contre la raison, contre la conscience universelle. Vous reconnaître=
z un
jour que ceux qui vous parlent, comme je le fais aujourd'hui, n'avaient pas
tort. Quand l'heure d'une transformation, d'un progrès moral a sonné, c'est
folie de s'y opposer.
«En outre, la séparation du Nord et du Sud ser=
ait
un crime contre la patrie américaine. Ni la raison, ni la justice, ni la fo=
rce,
ne sont de votre côté, et ce crime ne s'accomplira pas.»
Ces paroles furent d'abord accueillies par
quelques approbations que de plus violentes clameurs couvrirent aussitôt. La
majorité de ce public de gens sans foi ni loi ne pouvait les accepter.
Lorsque le magistrat fut parvenu à rétablir le
silence dans le prétoire, James Burbank reprit la parole.
«Et maintenant, dit-il, j'attends qu'il se
produise des accusations plus précises sur des faits, non sur des idées, et=
j'y
répondrai, quand on me les aura fait connaître.»
Devant cette attitude si digne, les magistrats=
ne
pouvaient être que très embarrassés. Ils ne connaissaient aucun fait qui pût
être reproché à M. Burbank. Leur rôle devait se borner à laisser les accusa=
tions
se produire, avec preuves à l'appui, s'il en existait toutefois.
Texar sentit qu'il était mis en demeure de
s'expliquer plus catégoriquement, ou bien il n'atteindrait pas son but.
«Soit, dit-il! Ce n'est pas mon avis qu'on pui=
sse
invoquer la liberté des opinions en matière d'esclavage, lorsqu'un pays se =
lève
tout entier pour soutenir cette cause. Mais si James Burbank a le droit de
penser comme il lui plaît sur cette question, s'il est vrai qu'il s'abstien=
ne
de chercher des partisans à ses idées, du moins ne s'abstient-il pas
d'entretenir des intelligences avec un ennemi qui est aux portes de la
Floride!»
Cette accusation de complicité avec les fédéra=
ux
était très grave dans les conjonctures actuelles. Cela se comprit bien au f=
rémissement
qui courut à travers le public. Toutefois, elle était vague encore, et il
fallait l'appuyer sur des faits.
«Vous prétendez que j'ai des intelligences avec
l'ennemi? répondit James Burbank.
-- Oui, affirma Texar.
-- Précisez!... Je le veux!
-- Soit! reprit Texar. Il y a trois semaines
environ, un émissaire, envoyé vers James Burbank, a quitté l'armée fédérale=
ou tout
au moins la flottille du commodore Dupont. Cet homme est venu à Camdless-Ba=
y,
et il a été suivi depuis le moment où il a traversé la plantation jusqu'à la
frontière de la Floride. -- Le nierez-vous?»
Il s'agissait évidemment là du messager qui av=
ait
apporté la lettre du jeune lieutenant. Les espions de Texar ne s'y étaient =
point
trompés. Cette fois, l'accusation était précise, et l'on attendait, non sans
inquiétude, quelle serait la réponse de James Burbank.
Celui-ci n'hésita pas à faire connaître ce qui
n'était, en somme, que la stricte vérité:
«En effet, dit-il, à cette époque, un homme est
venu à Camdless- Bay. Mais cet homme n'était qu'un messager. Il n'appartena=
it
point à l'armée fédérale, et apportait simplement une lettre de mon fils...=
-- De votre fils, s'écria Texar, de votre fils
qui, si nous sommes bien informés, a pris du service dans l'armée unioniste=
, de
votre fils, qui est peut-être au premier rang des envahisseurs en marche ma=
intenant
sur la Floride!»
La véhémence avec laquelle Texar prononça ces
paroles ne manqua pas d'impressionner vivement le public. Si James Burbank,
après avoir avoué qu'il avait reçu une lettre de son fils, convenait que Gi=
lbert
se trouvait dans les rangs de l'armée fédérale, comment se défendrait-il de
l'accusation de s'être mis en rapport avec les ennemis du Sud?
«Voulez-vous répondre aux faits qui sont artic=
ulés
contre votre fils? demanda le magistrat.
-- Non, monsieur, répliqua James Burbank d'une
voix ferme, et je n'ai point à y répondre. Mon fils n'est point en cause, q=
ue
je sache. Je suis seulement accusé d'avoir eu des intelligences avec l'armée
fédérale. Or, cela, je le nie, et je défie cet homme, qui ne m'attaque que =
par
haine personnelle, d'en donner une seule preuve!
-- Il avoue donc que son fils se bat en ce mom=
ent
contre les confédérés? s'écria Texar.
-- Je n'ai rien à avouer... rien! répondit Jam=
es
Burbank. C'est à vous de prouver ce que vous avancez contre moi!
-- Soit!... Je le prouverai! répliqua Texar. D=
ans
quelques jours, je serai en possession de cette preuve que l'on me demande,=
et quand
je l'aurai...
-- Quand vous l'aurez, répondit le magistrat, =
nous
pourrons nous prononcer sur ce fait. Jusque-là, je ne vois pas quelles sont=
les
accusations dont James Burbank ait à répondre?»
En se prononçant ainsi, ce magistrat parlait c=
omme
un homme intègre. Il avait raison, sans doute. Malheureusement, il avait to=
rt
d'avoir raison devant un public si prévenu contre le colon de Camdless-Bay.=
De
là, des murmures, des protestations mêmes, proférées par les compagnons de
Texar, qui accueillirent ses paroles. L'Espagnol le sentit bien, et,
abandonnant les faits relatifs à Gilbert Burbank, il en revint aux accusati=
ons
portées directement contre son père.
«Oui, répéta-t-il, je prouverai tout ce que j'=
ai
avancé, à savoir que James Burbank est en rapport avec l'ennemi qui se prép=
are
à envahir la Floride. En attendant, les opinions qu'il professe publiquemen=
t, opinions
si dangereuses pour la cause de l'esclavage, constituent un péril public.
Aussi, au nom de tous les propriétaires d'esclaves, qui ne se soumettront
jamais au joug que le Nord veut leur imposer, je demande que l'on s'assure =
de
sa personne...
-- Oui!... Oui!» s'écrièrent les partisans de
Texar, tandis qu'une partie de l'assemblée essayait vainement de protester
contre cette injustifiable prétention.
Le magistrat parvint à rétablir le calme dans
l'auditoire, et James Burbank put reprendre la parole:
«Je m'élève de toute ma force, de tout mon dro=
it,
dit-il, contre l'arbitraire auquel on veut pousser la justice! Que je sois =
abolitionniste,
oui! et je l'ai déjà avoué. Mais les opinions sont libres, je suppose, avec=
un
système de gouvernement qui est fondé sur la liberté. Ce n'est pas un crime,
jusqu'ici, d'être anti- esclavagiste, et où il n'y a pas culpabilité, la loi
est impuissante à punir!»
Des approbations plus nombreuses semblèrent do=
nner
raison à James Burbank. Sans doute, Texar crut que l'occasion était venue d=
e changer
ses batteries puisqu'elles ne portaient pas. Aussi, qu'on ne s'étonne pas s=
'il
lança à James Burbank cette apostrophe inattendue:
«Eh bien, affranchissez donc vos esclaves, pui=
sque
vous êtes contre l'esclavage!
-- Je le ferai! répondit James Burbank. Je le
ferai, dès que le moment sera venu!
-- Vraiment! Vous le ferez quand l'armée fédér=
ale
sera maîtresse de la Floride! répliqua Texar. Il vous faut les soldats de
Sherman et les marins de Dupont pour que vous ayez le courage d'accorder vos
actes avec vos idées! C'est prudent, mais c'est lâche!
-- Lâche?... s'écria James Burbank, indigné, q=
ui
ne comprit pas que son adversaire lui tendait un piège.
-- Oui! lâche! répéta Texar. Voyons! Osez donc
enfin mettre vos opinions en pratique! C'est à croire, en vérité, que vous =
ne cherchez
qu'une popularité facile pour plaire aux gens du Nord! Oui! Anti-esclavagis=
te
en apparence, vous n'êtes, au fond et par intérêt, qu'un partisan du mainti=
en
de l'esclavage!»
James Burbank s'était redressé sous cette inju=
re.
Il couvrait son accusateur d'un regard de mépris. C'était là plus qu'il n'e=
n pouvait
supporter. Un tel reproche d'hypocrisie se trouvait manifestement en désacc=
ord
avec toute son existence franche et loyale.
«Habitants de Jacksonville, s'écria-t-il de fa=
çon
à être entendu de toute la foule, à partir de ce jour, je n'ai plus un escl=
ave;
à partir de ce jour, je proclame l'abolition de l'esclavage sur tout le dom=
aine
de Camdless-Bay!»
Tout d'abord des hurrahs seulement accueillire=
nt
cette déclaration hardie. Oui! Il y avait un véritable courage à le faire, =
-- courage
plus que prudence peut-être! James Burbank venait de se laisser emporter par
son indignation.
Or, cela n'était que trop évident, cette mesure
allait compromettre les intérêts des autres planteurs de la Floride. Aussi =
la
réaction se fit-elle presque aussitôt dans le public de Court-Justice. Les
premiers applaudissements accordés au colon de Camdless-Bay furent bientôt
étouffés par les vociférations, non seulement de ceux qui étaient esclavagi=
stes
de principe, mais aussi de tous ceux qui avaient été indifférents jusqu'alo=
rs à
cette question de l'esclavage. Et les amis de Texar auraient profité de ce
revirement pour se livrer à quelque acte de violence contre James Burbank, =
si
l'Espagnol lui-même ne les eût contenus.
«Laissez faire! dit-il. James Burbank s'est
désarmé lui-même!... Maintenant, il est à nous!»
Ces paroles, dont on comprendra bientôt la
signification, suffirent à retenir tous ces partisans de la violence. Aussi
James Burbank ne fut-il point inquiété, lorsque les magistrats lui eurent d=
it
qu'il pouvait se retirer. Devant l'absence de toute preuve, il n'y avait pas
lieu d'accorder l'incarcération demandée par Texar. Plus tard, si l'Espagno=
l,
qui maintenait ses dires, produisait des témoignages de nature à mettre au
grand jour les connivences de James Burbank avec l'ennemi, les magistrats r=
eprendraient
les poursuites. Jusque-là, James Burbank devait être libre.
Il est vrai, cette déclaration d'affranchissem=
ent
relative au personnel de Camdless-Bay, publiquement faite, allait être ulté=
rieurement
exploitée contre les autorités de la ville et au profit du parti de l'émeut=
e.
Quoi qu'il en soit, à sa sortie de Court-Justi=
ce,
bien que James Burbank fût suivi par une foule très mal disposée à son égar=
d,
les agents surent empêcher qu'on lui fît violence. Il y eut des huées, des
menaces, non des actes de brutalité. Évidemment, l'influence de Texar le
protégeait. James Burbank put donc atteindre les quais du port où l'attenda=
it
son embarcation. Là, il prit congé de son correspondant, M. Harvey, qui ne
l'avait point quitté. Puis, poussant au large, il fut rapidement hors de la
portée des vociférations, dont les braillards de Jacksonville avaient accom=
pagné
son départ.
Comme la marée descendait, l'embarcation, reta=
rdée
par le jusant, ne mit pas moins de deux heures à gagner le pier de
Camdless-Bay, où James Burbank était attendu par sa famille. Quelle joie ce=
fut
dans tout ce petit monde, en le revoyant. Il y avait tant de motifs de crai=
ndre
qu'il ne fût retenu loin des siens!
«Non! dit-il à la petite Dy, qui l'embrassait.=
Je
t'avais promis de revenir pour dîner, ma chérie, et, tu le sais bien, je ne=
manque
jamais à mes promesses!»
Le soir même, James Burbank mit les siens au
courant de ce qui s'était passé à Court-Justice. L'odieuse conduite de Texar
leur fut dévoilée. C'était sous la pression de cet homme et de la populace =
de
Jacksonville que l'ordre de comparution avait été adressé à Camdless-Bay.
L'attitude des magistrats, en cette affaire, ne méritait que des éloges. À
cette accusation d'intelligences avec les fédéraux, ils avaient répondu en
exigeant la preuve qu'elle fût fondée. Texar, n'ayant pu fournir cette preu=
ve,
James Burbank avait été laissé libre.
Toutefois, au milieu de ces vagues incriminati=
ons,
le nom de Gilbert avait été prononcé. On ne semblait pas mettre en doute qu=
e le
jeune homme ne fût à l'armée du Nord. Le refus de répondre à cet égard,
n'était-ce pas un demi-aveu de la part de James Burbank?
Ce que furent alors les craintes, les angoisse=
s de
Mme Burbank, de Miss Alice, de toute cette famille si menacée, cela n'est q=
ue
trop aisé à comprendre. À défaut du fils qui leur échappait, les forcenés de
Jacksonville ne s'en reprendraient-ils pas à son père? Texar s'était vanté,
sans doute, lorsqu'il avait promis de produire, sous quelques jours, une pr=
euve
de ce fait. En somme, il n'était pas impossible qu'il ne parvînt à se la
procurer, et la situation serait inquiétante au plus haut point.
«Mon pauvre Gilbert! s'écria Mme Burbank. Le
savoir si près de Texar, décidé à tout faire pour arriver à son but!
-- Ne pourrait-on le prévenir de ce qui vient =
de
se passer à Jacksonville? dit Miss Alice.
-- Oui! ajouta M. Stannard. Ne conviendrait-il=
pas
surtout de lui faire savoir que toute imprudence de sa part aurait les cons=
équences
les plus funestes pour les siens et pour lui?
-- Et comment le prévenir? répliqua James Burb=
ank.
Des espions rôdent sans cesse autour de Camdless-Bay, cela n'est que trop c=
ertain.
Déjà le messager que Gilbert nous a envoyé avait été suivi à son retour. To=
ute
lettre que nous écririons pourrait tomber entre les mains de Texar. Tout ho=
mme
que nous enverrions, chargé d'un message verbal, risquerait d'être arrêté en
route. Non, mes amis, ne tentons rien qui soit susceptible d'aggraver cette
situation, et fasse le Ciel que l'armée fédérale ne tarde pas à occuper la
Floride! Il n'est que temps pour cette minorité de gens honnêtes, menacée p=
ar
la majorité des coquins du pays!»
James Burbank avait raison. Par suite de la
surveillance qui devait évidemment s'exercer autour de la plantation, il eût
été très imprudent de correspondre avec Gilbert. D'ailleurs, le moment appr=
ochait
où James Burbank et les nordistes, établis en Floride, seraient en sûreté s=
ous
la protection de l'armée fédérale.
C'était, en effet, le lendemain même que le
commodore Dupont devait appareiller au mouillage d'Edisto. Avant trois jour=
s,
bien certainement, on apprendrait que la flottille, après avoir descendu le
littoral de la Géorgie, serait dans la baie de Saint- Andrews.
James Burbank raconta alors le grave incident
survenu devant les magistrats de Jacksonville. Il dit comment il avait été
poussé à répondre au défi jeté par Texar à propos des esclaves de Camdless-=
Bay.
Fort de son droit, fort de sa conscience, il avait publiquement déclaré
l'abolition de l'esclavage sur tout son domaine. Ce que nul État du Sud ne
s'était encore permis de proclamer sans y avoir été obligé par le sort des
armes, il l'avait fait librement et de son plein gré.
Déclaration aussi hardie que généreuse! Quelle=
s en
seraient les conséquences, on ne pouvait le prévoir. Évidemment, elle n'éta=
it pas
de nature à rendre la position de James Burbank moins menacée au milieu de =
ce
pays esclavagiste. Peut-être, même, provoquerait- elle certaines velléités =
de
révolte parmi les esclaves des autres plantations. N'importe! La famille
Burbank, émue par la grandeur de l'acte, approuva sans réserve ce que son c=
hef
venait de faire.
«James, dit Mme Burbank, quoi qu'il puisse
arriver, tu as eu raison de répondre ainsi aux odieuses insinuations que ce
Texar avait l'infamie de lancer contre toi!
-- Nous sommes fiers de vous, mon père! ajouta
Miss Alice, en donnant pour la première fois ce nom à M. Burbank.
-- Et ainsi, ma chère fille, répondit James
Burbank, lorsque Gilbert et les fédéraux entreront en Floride, ils ne
trouveront plus un seul esclave à Camdless-Bay!
-- Je vous remercie, monsieur Burbank, dit alo=
rs
Zermah, je vous remercie pour mes compagnons et pour moi. En ce qui me
concerne, je ne me suis jamais sentie esclave près de vous. Vos bontés, vot=
re
générosité, m'avaient déjà faite aussi libre que je le suis aujourd'hui!
-- Tu as raison, Zermah, répondit Mme Burbank.
Esclave ou libre, nous ne t'en aimerons pas moins!»
Zermah eût en vain essayé de cacher son émotio=
n.
Elle prit Dy dans ses bras et la pressa sur sa poitrine.
MM. Carrol et Stannard avaient serré la main de
James Burbank avec effusion. C'était lui dire qu'ils l'approuvaient et qu'i=
ls applaudissaient
à cet acte d'audace -- de justice aussi.
Il est bien évident que la famille Burbank, so=
us
cette généreuse impression, oubliait alors ce que la conduite de James Burb=
ank pouvait
provoquer de complications dans l'avenir.
Aussi, personne à Camdless-Bay ne songerait-il=
à
blâmer James Burbank, si ce n'est, sans doute, le régisseur Perry, lorsqu'i=
l serait
au courant de ce qui venait de se passer. Mais il était en tournée pour le
service de la plantation et ne devait rentrer que dans la nuit.
Il était déjà tard. On se sépara, non sans que
James Burbank eût annoncé que, dès le lendemain, il remettrait à ses esclav=
es
leur acte d'affranchissement.
«Nous serons avec toi, James, répondit Mme
Burbank, quand tu leur apprendras qu'ils sont libres!
-- Oui, tous! ajouta Edward Carrol.
-- Et moi aussi, père? demanda la petite Dy.
-- Oui, ma chérie, toi aussi!
-- Bonne Zermah, ajouta la fillette, est-ce qu=
e tu
vas nous quitter après cela?
-- Non, mon enfant! répondit Zermah. Non! Je ne
t'abandonnerai jamais!»
Chacun se retira dans sa chambre, quand les précautions ordinaires eurent été prises pour la sécurité de Castle-House.<= o:p>
Le lendemain, la première personne que rencont=
ra
James Burbank dans le parc réservé, ce fut précisément M. Perry. Comme le s=
ecret
avait été parfaitement gardé, le régisseur n'en savait rien encore. Il l'ap=
prit
bientôt de la bouche même de James Burbank, qui s'attendait du reste à
l'ébahissement de M. Perry.
«Oh! monsieur James!... Oh! monsieur James!»
Le digne homme, vraiment abasourdi, ne pouvait
trouver autre chose à répondre.
«Cependant, cela ne peut vous surprendre, Perr=
y,
reprit James Burbank. Je n'ai fait que devancer les événements. Vous savez =
bien
que l'affranchissement des Noirs est un acte qui s'impose à tout État souci=
eux
de sa dignité...
-- Sa dignité, monsieur James. Qu'est-ce que la
dignité vient faire à ce propos?
-- Vous ne comprenez pas le mot dignité, Perry.
Soit! disons: soucieux de ses intérêts.
-- Ses intérêts... ses intérêts, monsieur Jame=
s!
Vous osez dire: soucieux de ses intérêts?
-- Incontestablement, et l'avenir ne tardera p=
as à
vous le prouver, mon cher Perry!
-- Mais où recrutera-t-on désormais le personn=
el
des plantations, monsieur Burbank?
-- Toujours parmi les Noirs, Perry.
-- Mais si les Noirs sont libres de ne plus
travailler, ils ne travailleront plus!
-- Ils travailleront, au contraire, et même av=
ec
plus de zèle, puisque ce sera librement, et avec plus de plaisir aussi, pui=
sque
leur condition sera meilleure.
-- Mais les vôtres, monsieur James?... Les vôt=
res
vont commencer par nous quitter!
-- Je serai bien étonné, mon cher Perry, s'il =
en
est un seul qui ait la pensée de le faire.
-- Mais voilà que je ne suis plus régisseur des
esclaves de Camdless-Bay?
-- Non, mais vous êtes toujours régisseur de
Camdless-Bay, et je ne pense pas que votre situation soit amoindrie parce q=
ue
vous commanderez à des hommes libres au lieu de commander à des esclaves.
-- Mais...
-- Mon cher Perry, je vous préviens qu'à tous =
vos
«mais», j'ai des réponses toutes prêtes. Prenez donc votre parti d'une mesu=
re
qui ne pouvait tarder à s'accomplir, et à laquelle ma famille, sachez- le b=
ien,
vient de faire le meilleur accueil.
-- Et nos Noirs n'en savent rien?...
-- Rien encore, répondit James Burbank. Je vous
prie, Perry, de ne point leur en parler. Ils l'apprendront aujourd'hui même.
Vous les convoquerez donc tous dans le parc de Castle-House, pour trois heu=
res
après midi, en vous contentant de dire que j'ai une communication à leur
faire.»
Là-dessus, le régisseur se retira, avec de gra=
nds
gestes de stupéfaction, répétant:
«Des Noirs qui ne sont plus esclaves! Des Noirs
qui vont travailler à leur compte! Des Noirs qui seront obligés de pourvoir=
à
leurs besoins! C'est le bouleversement de l'ordre social! C'est le renverse=
ment
des lois humaines! C'est contre nature! Oui! contre nature!»
Pendant la matinée, James Burbank, Walter Stan=
nard
et Edward Carrol allèrent, en break, visiter une partie de la plantation su=
r sa
frontière septentrionale. Les esclaves vaquaient à leurs travaux habituels =
au
milieu des rizières, des champs de caféiers et de cannes. Même empressement=
au
travail dans les chantiers et les scieries. Le secret avait été bien gardé.
Aucune communication n'avait pu s'établir encore entre Jacksonville et Camd=
less-Bay.
Ceux qu'il intéressait d'une façon si directe, ne savaient rien du projet de
James Burbank.
En parcourant cette partie du domaine sur sa
limite la plus exposée, James Burbank et ses amis voulaient s'assurer que l=
es abords
de la plantation ne présentaient rien de suspect. Après la déclaration de la
veille, on pouvait craindre qu'une partie de la populace de Jacksonville ou=
de
la campagne environnante fût poussée à se porter sur Camdless-Bay. Il n'en
était rien jusqu'alors. On ne signala même pas de rôdeurs de ce côté du fle=
uve,
ni sur le cours du Saint-John. Le =
Shannon,
qui le remonta vers dix heures du =
matin,
ne fit point escale au pier du petit port et continua sa route vers Picolat=
a.
Ni en amont ni en aval, il n'y avait rien à craindre pour les hôtes de
Castle-House.
Un peu avant midi, James Burbank, Walter Stann=
ard
et Edward Carrol repassèrent le pont de l'enceinte du parc et rentrèrent à =
l'habitation.
Toute la famille les attendait pour déjeuner. On était plus rassuré. On cau=
sa
plus à l'aise. Il semblait qu'il se fût produit une détente dans la situati=
on.
Sans doute, l'énergie des magistrats de Jacksonville avait imposé aux viole=
nts
du parti de Texar. Or, si cet état de choses se prolongeait pendant quelques
jours encore, la Floride serait occupée par l'armée fédérale. Les
anti-esclavagistes, qu'ils fussent du Nord ou du Sud, y seraient en sûreté.=
James Burbank pouvait donc procéder à la cérém=
onie
d'émancipation, -- premier acte de ce genre qui serait volontairement accom=
pli dans
un État à esclaves.
Celui de tous les Noirs de la plantation, qui
éprouverait le plus de satisfaction serait évidemment un garçon de vingt an=
s,
nommé Pygmalion plus communément appelé Pyg. Attaché au service des communs=
de
Castle-House, c'était là que demeurait ledit Pyg. Il ne travaillait ni dans=
les
champs ni dans les ateliers ou chantiers de Camdless-Bay. Il faut bien
l'avouer, Pygmalion n'était qu'un garçon ridicule, vaniteux, paresseux, auq=
uel,
par bonté, ses maîtres passaient bien des choses. Depuis que la question de=
l'esclavage
était en jeu, il fallait l'entendre déclamer de grandes phrases sur la libe=
rté
humaine. À tout propos, il faisait des discours prétentieux à ses congénère=
s,
qui ne se gênaient pas d'en rire. Il montait sur ses grands chevaux, comme =
on dit,
lui qu'un âne eût jeté à terre. Mais au fond, comme il n'était point méchan=
t,
on le laissait parler. On voit déjà quelles discussions il devait avoir ave=
c le
régisseur Perry, lorsque celui-ci était d'humeur à l'écouter, et l'on sent =
quel
accueil il allait faire à cet acte d'affranchissement qui lui rendrait sa
dignité d'homme.
Ce jour-là, les Noirs furent prévenus qu'ils
auraient à se réunir dans le parc réservé devant Castle-House. C'était là
qu'une importante communication leur serait adressée par le propriétaire de
Camdless-Bay.
Un peu avant trois heures -- heure fixée pour =
la
réunion -- tout le personnel, après avoir quitté ses baraccons, commença à =
s'assembler
devant Castle-House. Ces braves gens n'étaient rentrés ni aux ateliers, ni =
dans
les champs ni dans les chantiers d'abattage, après le dîner de midi. Ils
avaient voulu faire un peu de toilette, changer les habits de travail pour =
des
vêtements plus propres, selon l'habitude, lorsqu'on leur ouvrait la poterne=
de l'enceinte.
Donc, grande animation, va-et-vient de case à case, tandis que le régisseur
Perry, se promenant de l'un à l'autre des baraccons, grommelait:
«Quand je pense qu'en ce moment, on pourrait
encore trafiquer de ces Noirs, puisqu'ils sont toujours à l'état de
marchandise! Et, avant une heure, voilà qu'il ne sera plus permis ni de les
acheter ni de les vendre! Oui! je le répéterai jusqu'à mon dernier souffle!=
M.
Burbank a beau faire et beau dire, et après lui le président Lincoln, et ap=
rès
le président Lincoln, tous les fédéraux du Nord et tous les libéraux des de=
ux
mondes, c'est contre nature!»
En cet instant, Pygmalion, qui ne savait rien
encore, se trouva face à face avec le régisseur.
«Pourquoi nous convoque-t-on, monsieur Perry?
demanda Pyg. Auriez- vous la bonté de me le dire?
-- Oui, imbécile! C'est pour te...»
Le régisseur s'arrêta, ne voulant point trahir=
le
secret. Une idée lui vint alors.
«Approche ici, Pyg!» dit-il.
Pygmalion s'approcha.
«Je te tire quelquefois l'oreille, mon garçon?=
-- Oui, monsieur Perry, puisque, contrairement=
à
toute justice humaine ou divine, c'est votre droit.
-- Eh bien, puisque c'est mon droit, je vais me
permettre d'en user encore!»
Et, sans se soucier des cris de Pyg, sans lui
faire grand mal, non plus, il lui secoua les oreilles qui étaient déjà d'une
belle longueur. Vraiment, cela soulagea le régisseur d'avoir, une dernière
fois, exercé son droit sur un des esclaves de la plantation.
À trois heures, James Burbank et les siens
parurent sur le perron de Castle-House. Dans l'enceinte étaient groupés sept
cents esclaves, hommes, femmes, enfants, -- même une vingtaine de ces vieux
Noirs, qui, lorsqu'ils avaient été reconnus impropres à tout travail,
trouvaient une retraite assurée pour leur vieillesse dans les baraccons de
Camdless-Bay.
Un profond silence s'établit aussitôt. Sur un
geste de James Burbank, M. Perry et les sous-régisseurs firent approcher le=
personnel,
de manière que tous pussent entendre distinctement la communication qui all=
ait
leur être faite.
James Burbank prit la parole.
«Mes amis, dit-il, vous le savez, une guerre
civile, déjà longue et malheureusement trop sanglante, met aux prises la
population des États-Unis. Le vrai mobile de cette guerre a été la question=
de
l'esclavage. Le Sud, ne s'inspirant que de ce qu'il croit être ses intérêts=
, en
a voulu le maintien. Le Nord, au nom de l'humanité, a voulu qu'il fût détru=
it
en Amérique. Dieu a favorisé les défenseurs d'une cause juste, et la victoi=
re
s'est déjà prononcée plus d'une fois en faveur de ceux qui se battent pour =
l'affranchissement
de toute une race humaine. Depuis longtemps, personne ne l'ignore, fidèle à=
mon
origine, j'ai toujours partagé les idées du Nord, sans avoir été à même de =
les
appliquer. Or, des circonstances ont fait que je puis hâter le moment où il
m'est possible de conformer mes actes à mes opinions. Écoutez donc ce que j=
'ai
à vous apprendre au nom de toute ma famille.»
Il y eut un sourd murmure d'émotion dans
l'assistance, mais il s'apaisa presque aussitôt. Et alors, James Burbank, d=
'une
voix qui s'entendit de partout, fit la déclaration suivante:
«À partir de ce jour, 28 février 1862, les
esclaves de la plantation sont affranchis de toute servitude. Ils peuvent d=
isposer
de leur personne. Il n'y a plus que des hommes libres à Camdless-Bay!»
Les premières manifestations de ces nouveaux
affranchis furent des hurrahs qui éclatèrent de toutes parts. Les bras
s'agitèrent en signe de remerciements. Le nom de Burbank fut acclamé. Tous =
se rapprochèrent
du perron. Hommes, femmes, enfants, voulaient baiser les mains de leur
libérateur. Ce fut un indescriptible enthousiasme, qui se produisit avec
d'autant plus d'énergie qu'il n'était point préparé. On juge si Pygmalion
gesticulait, pérorait, prenait des attitudes.
Alors, un vieux Noir, le doyen du personnel, s=
'avança
jusque sur les premières marches du perron. Là, il redressa la tête, et d'u=
ne voix
profondément émue:
«Au nom des anciens esclaves de Camdless-Bay,
libres désormais, dit-il, soyez remercié, monsieur Burbank, pour nous avoir
fait entendre les premières paroles d'affranchissement qui aient été pronon=
cées
dans l'État de Floride!»
Tout en parlant, le vieux Nègre venait de mont=
er
lentement les degrés du perron. Arrivé auprès de James Burbank, il lui avai=
t baisé
les mains, et, comme la petite Dy lui tendait les bras, il la présenta à ses
camarades.
«Hurrah!... Hurrah pour monsieur Burbank!»
Ces cris retentirent joyeusement dans l'air et
durent porter jusqu'à Jacksonville, sur l'autre rive du Saint-John, la nouv=
elle
du grand acte qui venait d'être accompli.
La famille de James Burbank était profondément
émue. Vainement essaya-t-elle de calmer ces marques d'enthousiasme. Ce fut
Zermah qui parvint à les apaiser, lorsqu'on la vit s'élancer vers le perron
pour prendre la parole à son tour.
«Mes amis, dit-elle, nous voilà tous libres
maintenant, grâce à la générosité, à l'humanité de celui qui fut notre maît=
re,
et le meilleur des maîtres!
-- Oui!... oui!... crièrent ces centaines de v=
oix,
confondues dans le même élan de reconnaissance.
-- Chacun de nous peut donc dorénavant dispose=
r de
sa personne, reprit Zermah. Chacun peut quitter la plantation, faire acte d=
e liberté
suivant que son intérêt le commande. Quant à moi, je ne suivrai que l'insti=
nct
de mon coeur, et je suis certaine que la plupart d'entre vous feront ce que=
je
vais faire moi-même. Depuis six ans, je suis entré à Camdless-Bay. Mon mari=
et
moi, nous y avons vécu, et nous désirons y finir notre vie. Je supplie donc=
monsieur
Burbank de nous garder libres, comme il nous a gardés esclaves... Que ceux =
dont
c'est aussi le désir...
-- Tous!... Tous!»
Et ces mots, répétés mille fois, dirent combien
était apprécié le maître de Camdless-Bay, quel lien d'amitié et de
reconnaissance l'unissait à tous les affranchis de son domaine.
James Burbank prit alors la parole. Il dit que
tous ceux qui voudraient rester sur la plantation le pourraient dans ces co=
nditions
nouvelles. Il ne s'agirait plus que de régler d'un commun accord la
rémunération du travail libre et les droits des nouveaux affranchis. Il ajo=
uta
que, tout d'abord, il convenait que la situation fût régularisée. C'est
pourquoi, dans ce but, chacun des Noirs allait recevoir pour sa famille et =
pour
lui un acte de libération, qui lui permettrait de reprendre dans l'humanité=
le rang
auquel il avait droit.
C'est ce qui fut immédiatement fait par le soin
des sous- régisseurs.
Depuis longtemps décidé à affranchir ses escla=
ves,
James Burbank avait préparé ces actes, et chaque Noir reçut le sien avec le=
s plus
touchantes démonstrations de reconnaissance.
La fin de cette journée fut consacrée à la joi=
e.
Si, dès le lendemain, tout le personnel devait retourner à ses travaux ordi=
naires,
ce jour-là, la plantation fut en fête. La famille Burbank, mêlée à ces brav=
es
gens, recueillit les témoignages d'amitié les plus sincères, aussi bien que=
les
assurances d'un dévouement sans bornes.
Cependant, au milieu de son ancien troupeau
d'êtres humains, le régisseur Perry se promenait comme une âme en peine, et=
, à
James Burbank qui lui demanda:
«Eh bien, Perry, qu'en dites-vous?
-- Je dis, monsieur James, répliqua-t-il, que =
pour
être libres, ces Africains n'en sont pas moins nés en Afrique et n'ont pas =
changé
de couleur! Or, puisqu'ils sont nés noirs, ils mourront noirs...
-- Mais ils vivront blancs, répondit en souria=
nt
James Burbank, et tout est là!»
Ce soir-là, le dîner réunit à la table de
Castle-House la famille Burbank vraiment heureuse, et, il faut le dire, aus=
si
plus confiante dans l'avenir. Quelques jours encore, la sécurité de la Flor=
ide
serait complètement assurée. Aucune mauvaise nouvelle, d'ailleurs, n'était
venue de Jacksonville. Il était possible que l'attitude de James Burbank de=
vant
les magistrats de Court-Justice eût produit une impression favorable sur le
plus grand nombre des habitants.
À ce dîner assistait le régisseur Perry, qui é=
tait
bien obligé de prendre son parti de ce qu'il n'avait pu empêcher. Il se
trouvait même en face du doyen des Noirs, invité par James Burbank, comme p=
our
mieux marquer en sa personne que l'affranchissement, accordé à lui et à ses
compagnons d'esclavage, n'était pas une vaine déclaration dans la pensée du
maître de Camdless-Bay. Au-dehors éclataient des cris de fête, et le parc
s'illuminait du reflet des feux de joie, allumés en divers points de la
plantation. Vers le milieu du repas se présenta une députation qui apportai=
t à
la petite fille un magnifique bouquet, le plus beau, à coup sûr, qui eût ja=
mais
été offert à «mademoiselle Dy Burbank, de Castle- House.» Compliments et
remerciements furent donnés et rendus de part et d'autre avec une profonde
émotion.
Puis, tous se retirèrent, et la famille rentra
dans le hall, en attendant l'heure du coucher. Il semblait qu'une journée si
bien commencée ne pouvait que bien finir.
Vers huit heures, le calme régnait sur toute la
plantation. On avait lieu de croire que rien ne le troublerait, lorsqu'un b=
ruit
de voix se fit entendre au-dehors.
James Burbank se leva et alla aussitôt ouvrir =
la
grande porte du hall.
Devant le perron, quelques personnes attendaie=
nt
et parlaient à haute voix.
«Qu'y a-t-il? demanda James Burbank.
-- Monsieur Burbank, répondit un des régisseur=
s,
une embarcation vient d'accoster le pier.
-- Et d'où vient-elle?
-- De la rive gauche.
-- Qui est à bord?
-- Un messager qui vous est envoyé de la part =
des
magistrats de Jacksonville.
-- Et que veut-il?
-- Il demande à vous faire une communication.
Permettez-vous qu'il débarque?
-- Certainement!»
Mme Burbank s'était rapprochée de son mari. Mi=
ss
Alice s'avança vivement vers une des fenêtres du hall, pendant que M. Stann=
ard
et Edward Carrol se dirigeaient vers la porte. Zermah, prenant la petite Dy=
par
la main, s'était levée. Tous eurent alors le pressentiment que quelque grave
complication allait surgir.
Le régisseur était retourné vers l'appontement=
du
pier. Dix minutes après, il revenait avec le messager que l'embarcation ava=
it
amené de Jacksonville à Camdless-Bay.
C'était un homme qui portait l'uniforme de la
milice du comté. Il fut introduit dans le hall, et demanda M. Burbank.
«C'est moi! Que me voulez-vous?
-- Vous remettre ce pli.»
Le messager tendit une grande enveloppe, qui
portait à l'un de ses angles le cachet de Court-Justice. James Burbank bris=
a le
cachet et lut ce qui suit:
«Par ordre des autorités nouvellement constitu=
ées
de Jacksonville, tout esclave qui aura été affranchi contre la volonté des =
sudistes,
sera immédiatement expulsé du territoire.
«Cette mesure sera exécutée dans les quarante-=
huit
heures, et, en cas de refus, il y sera procédé par la force.
«Fait à Jacksonville, 28 février 1862.
«TEXAR.»
Les magistrats en qui l'on pouvait avoir confi=
ance
avaient été renversés. Texar, soutenu par ses partisans, était depuis peu d=
e temps
à la tête de la ville.
«Que répondrai-je? demanda le messager.
-- Rien!» répliqua James Burbank.
Le messager se retira et fut reconduit à son
embarcation, qui se dirigea vers la rive gauche du fleuve.
Ainsi, sur ordre de l'Espagnol, les anciens
esclaves de la plantation allaient être dispersés! Par cela seul qu'on les
avait fait libres, ils n'auraient plus le droit de vivre sur le territoire =
de
la Floride! Camdless-Bay serait privée de tout ce personnel sur lequel James
Burbank pouvait compter pour défendre la plantation!
«Libre à ces conditions? dit Zermah. Non, jama=
is!
Je refuse la liberté, et, puisqu'il le faut pour rester près de vous, mon m=
aître,
j'aime mieux redevenir esclave!»
Et, prenant son acte d'affranchissement, Zerma=
h le
déchira et tomba aux genoux de James Burbank.
Telles étaient les premières conséquences du
mouvement généreux auquel avait obéi James Burbank en affranchissant ses
esclaves, avant que l'armée fédérale fût maîtresse du territoire.
À présent, Texar et ses partisans dominaient la
ville et le comté. Ils allaient se livrer à tous les actes de violence auxq=
uels
leur nature brutale et grossière devait les pousser, c'est-à-dire aux plus
épouvantables excès. Si, par ses dénonciations vagues, l'Espagnol n'avait p=
u,
en fin de compte, faire emprisonner James Burbank, il n'en était pas moins
arrivé à son but, en profitant des dispositions de Jacksonville, dont la
population était en grande partie surexcitée par la conduite de ses magistr=
ats
dans l'affaire du propriétaire de Camdless-Bay. Après l'acquittement du col=
on
anti-esclavagiste, qui venait de proclamer l'émancipation sur tout son doma=
ine,
du nordiste dont les voeux étaient manifestement pour le Nord, Texar avait
soulevé la foule des malhonnêtes gens, il avait révolutionné la ville. Ayant
amené par là le renversement des autorités si compromises, il avait mis à l=
eur
place les plus avancés de son parti, il en avait formé un comité où les pet=
its
Blancs se partageaient le pouvoir avec les Floridiens d'origine espagnole, =
il
s'était assuré le concours de la milice, travaillée depuis longtemps déjà, =
et
qui fraternisait avec la populace. Maintenant, le sort des habitants de tou=
t le
comté était entre ses mains.
Il faut le dire, la conduite de James Burbank
n'avait trouvé aucune approbation chez la plupart des colons dont les établ=
issements
bordent les deux rives du Saint-John. Ceux-ci pouvaient craindre que leurs
esclaves voulussent les obliger à suivre son exemple. Le plus grand nombre =
des
planteurs, partisans de l'esclavage, résolus à lutter contre les prétentions
des Unionistes, voyaient avec une extrême irritation la marche des armées f=
édérales.
Aussi prétendaient-ils que la Floride résistât comme résistaient encore les
États du Sud. Si, dans le début de la guerre, cette question d'affranchisse=
ment
n'avait peut-être excité que leur indifférence, ils s'empressaient à présen=
t de
se ranger sous le drapeau de Jefferson Davis. Ils étaient prêts à seconder =
les
efforts des rebelles contre le gouvernement d'Abraham Lincoln.
Dans ces conditions, on ne s'étonnera pas que
Texar, s'appuyant sur les opinions et les intérêts unis pour défendre la mê=
me cause,
n'eût réussi à s'imposer, si peu d'estime qu'inspirât sa personne. Désormai=
s,
il allait pouvoir agir en maître, moins à l'effet d'organiser la résistance
avec le concours des sudistes, et repousser la flottille du commodore Dupon=
t,
qu'afin de satisfaire ses instincts pervers.
C'est à cause de cela, ou de la haine qu'il
portait à la famille Burbank, le premier soin de Texar avait été de répondr=
e à
l'acte d'affranchissement de Camdless-Bay par cette mesure obligeant tous l=
es
affranchis à vider le territoire dans les quarante-huit heures.
«En agissant ainsi, je sauvegarde les intérêts=
des
colons, directement menacés. Oui! ils ne peuvent qu'approuver cet arrêté, d=
ont
le premier effet sera d'empêcher le soulèvement des esclaves dans tout l'Ét=
at
de la Floride.»
La majorité avait donc applaudi sans réserve à
cette ordonnance de Texar, si arbitraire qu'elle fût. Oui! arbitraire, iniq=
ue, insoutenable!
James Burbank était dans son droit, quand il émancipait ses esclaves. Ce dr=
oit,
il le possédait de tout temps. Il pouvait l'exercer même avant que la guerre
eût divisé les États-Unis sur la question de l'esclavage. Rien ne devait pr=
évaloir
contre ce droit. Jamais la mesure, prise par Texar, n'aurait pour elle la
justice ni même la légalité.
Et tout d'abord, Camdless-Bay allait être priv=
ée
de ses défenseurs naturels. À cet égard, le but de l'Espagnol était pleinem=
ent atteint.
On le comprit bien à Castle-House, et, peut-êt=
re,
aurait-il été à désirer que James Burbank eût attendu le jour où il pouvait
agir sans danger. Mais, on le sait, accusé devant les magistrats de Jackson=
ville
d'être en désaccord avec ses principes, mis en demeure de s'y conformer et
incapable de contenir son indignation, il s'était prononcé publiquement, et
publiquement aussi, devant le personnel de la plantation, il avait procédé à
l'affranchissement des Noirs de Camdless-Bay.
Or, la situation de la famille Burbank et de s=
es
hôtes s'étant aggravée de ce fait, il fallait décider en toute hâte ce qu'i=
l convenait
de faire dans ces conjonctures.
Et d'abord -- ce fut là-dessus que porta la
discussion, le soir même -- y avait-il lieu de revenir sur l'acte
d'émancipation? Non! Cela n'aurait rien changé à l'état de choses. Texar n'=
eût
point tenu compte de ce tardif retour. D'ailleurs, l'unanimité des Noirs du
domaine, en apprenant la décision prise contre eux par les nouvelles autori=
tés
de Jacksonville, se fût empressée d'imiter Zermah. Tous les actes
d'affranchissement auraient été déchirés. Pour ne point quitter Camdless-Ba=
y,
pour ne pas être chassés du territoire, tous eussent repris leur condition
d'esclaves, jusqu'au jour où, de par une loi d'État, ils auraient le droit =
d'être
libres et de vivre librement où il leur plairait.
Mais à quoi bon? Décidés à défendre, avec leur
ancien maître, la plantation devenue leur patrie véritable, ne le feraient-=
ils
pas avec autant d'ardeur, maintenant qu'ils étaient affranchis? Oui, certes=
, et
Zermah s'en portait garante. James Burbank jugea donc qu'il n'avait point à
revenir sur ce qui était fait. Tous furent de son avis. Et ils ne se trompa=
ient
pas, car, le lendemain, lorsque la nouvelle mesure décrétée par le comité de
Jacksonville fut connue, les marques de dévouement, les témoignages de fidé=
lité,
éclatèrent de toutes parts à Camdless-Bay. Si Texar voulait mettre son arrê=
té à
exécution, on résisterait. S'il voulait employer la force, c'est par la for=
ce
qu'on saurait lui répondre.
«Et puis, dit Edward Carrol, les événements no=
us
pressent. Dans deux jours, dans vingt-quatre heures peut-être, ils auront
résolu la question de l'esclavage en Floride. Après demain, la flottille fé=
dérale
peut avoir forcé les bouches du Saint-John, et alors...
-- Et si les milices, aidées des troupes
confédérées, veulent résister?... fit observer M. Stannard.
-- Si elles résistent, leur résistance ne pour=
ra
être de longue durée! répondit Edward Carrol. Sans vaisseaux, sans canonniè=
res,
comment pourraient-ils s'opposer au passage du commodore Dupont, au
débarquement des troupes de Sherman, à l'occupation des ports de Fernandina=
, de
Jacksonville ou de Saint-Augustine? Ces points occupés, les fédéraux seront
maîtres de la Floride. Alors Texar et les siens n'auront d'autre ressource =
que
de s'enfuir...
-- Ah! puisse-t-on, au contraire, s'emparer de=
cet
homme! s'écria James Burbank. Quand il sera entre les mains de la justice f=
édérale,
nous verrons s'il arguera encore de quelque alibi pour échapper au châtiment
que méritent ses crimes!»
La nuit se passa, sans que la sécurité de
Castle-House eût été un seul instant troublée. Mais quelles devaient être l=
es
inquiétudes de Mme Burbank et de Miss Alice!
Le lendemain, 1er mars, on se mit à l'affût de
tous les bruits qui pourraient venir du dehors. Ce n'est pas que la plantat=
ion
fût menacée ce jour-là. L'arrêté de Texar n'avait ordonné l'expulsion des
affranchis que dans les quarante-huit heures. James Burbank, décidé à résis=
ter
à cet ordre, avait le temps nécessaire pour organiser ses moyens de défense
dans la mesure du possible. L'important était de recueillir les bruits venu=
s du
théâtre de la guerre. Ils pouvaient à chaque instant modifier l'état de cho=
ses.
James Burbank et son beau-frère montèrent donc à cheval. Descendant la rive
droite du Saint-John, ils se dirigèrent vers l'embouchure du fleuve, afin
d'explorer, à une dizaine de milles, cet évasement de l'estuaire qui se ter=
mine
par la pointe de San- Pablo, à l'endroit où s'élève le phare. Lorsqu'ils
passeraient devant Jacksonville, située sur l'autre rive, il leur serait fa=
cile
de reconnaître si un rassemblement d'embarcations n'indiquait pas quelque
prochaine tentative de la populace contre Camdless-Bay. En une demi-heure, =
tous
deux avaient dépassé la limite de la plantation, et ils continuèrent à se
porter vers le nord.
Pendant ce temps, Mme Burbank et Alice, allant=
et
venant dans le parc de Castle-House, échangeaient leurs pensées. M. Stannar=
d essayait
vainement de leur rendre un peu de calme. Elles avaient le pressentiment d'=
une
prochaine catastrophe.
Cependant Zermah avait voulu parcourir les div=
ers
baraccons. Bien que la menace d'expulsion fût maintenant connue, les Noirs =
ne songeaient
point à en tenir compte. Ils avaient repris leurs travaux habituels. Comme =
leur
ancien maître, décidés à la résistance, de quel droit puisqu'ils étaient
libres, les chasserait-on de leur pays d'adoption? Sur ce point, Zermah fit=
à sa
maîtresse le rapport le plus rassurant. On pouvait compter sur le personnel=
de
Camdless-Bay.
«Oui, dit-elle, tous mes compagnons reviendrai=
ent
à la condition d'esclaves, comme je l'ai fait moi-même, plutôt que d'abando=
nner
la plantation et les maîtres de Castle-House! Et si l'on veut les y obliger,
ils sauront défendre leurs droits!»
Il n'y avait plus qu'à attendre le retour de J=
ames
Burbank et d'Edward Carrol. À cette date du 1er mars, il n'était pas imposs=
ible
que la flottille fédérale fût arrivée en vue du phare de Pablo, prête à occ=
uper
l'embouchure du Saint-John. Les confédérés n'auraient pas trop de toutes les
milices pour s'opposer à leur passage, et les autorités de Jacksonville, di=
rectement
menacées, ne seraient plus à même de mettre à exécution leurs menaces contre
les affranchis de Camdless-Bay.
Cependant le régisseur Perry faisait sa visite
quotidienne aux divers chantiers et ateliers du domaine. Il put constater, =
lui aussi,
les bonnes dispositions des noirs. Quoiqu'il n'en voulût pas convenir, il
voyait que, s'ils avaient changé de condition, leur assiduité au travail, l=
eur
dévouement à la famille Burbank, étaient restés les mêmes. Quant à résister=
à
tout ce que pourrait tenter contre eux la populace de Jacksonville, ils y
étaient fermement résolus. Mais, suivant l'opinion de M. Perry, plus obstiné
que jamais dans ses idées d'esclavagiste, ces beaux sentiments ne pouvaient
durer. La nature finirait par reprendre ses droits. Après avoir goûté à
l'indépendance, ces nouveaux affranchis reviendraient d'eux-mêmes à la
servitude. Ils redescendraient au rang, qui leur était dévolu par la nature
dans l'échelle des êtres, entre l'homme et l'animal.
Ce fut, sur ces entrefaites, qu'il rencontra le
vaniteux Pygmalion. Cet imbécile avait encore accentué son attitude de la v=
eille.
À le voir se pavaner, les mains derrière le dos, la tête haute, on sentait
maintenant que c'était un homme libre. Ce qui est certain, c'est qu'il n'en
travaillait pas davantage.
«Eh, bonjour, monsieur Perry? dit-il d'un ton
superbe.
-- Que fais-tu là, paresseux?
-- Je me promène! N'ai-je pas le droit de ne r=
ien
faire, puisque je ne suis plus un vil esclave et que je porte mon acte d'af=
franchissement
dans ma poche!
-- Et qui est-ce qui te nourrira, désormais, P=
yg?
-- Moi, monsieur Perry.
-- Et comment?
-- En mangeant.
-- Et qui te donnera à manger?
-- Mon maître.
-- Ton maître!... As-tu donc oublié que mainte=
nant
tu n'as pas de maître, nigaud?
-- Non! Je n'en ai pas, je n'en aurai plus, et=
M.
Burbank ne me renverra pas de la plantation, où, sans trop me vanter, je re=
nds quelques
services!
-- Il te renverra, au contraire!
-- Il me renverra?
-- Sans doute. Quand tu lui appartenais, il
pouvait te garder, même à rien faire. Mais, du moment que tu ne lui apparti=
ens
plus, si tu continues à ne pas vouloir travailler, il te mettra bel et bien=
à
la porte, et nous verrons ce que tu feras de ta liberté, pauvre sot!»
Évidemment, Pyg n'avait point envisagé la ques=
tion
à ce point de vue.
«Comment, monsieur Perry, reprit-il, vous croy=
ez
que M. Burbank serait assez cruel pour...
-- Ce n'est pas la cruauté, répliqua le régiss=
eur,
c'est la logique des choses qui conduit à cela. D'ailleurs, que M. James le=
veuille
ou non, il y a un arrêté du comité de Jacksonville qui ordonne l'expulsion =
de
tous les affranchis du territoire de la Floride.
-- C'est donc vrai?
-- Très vrai, et, nous verrons comment tes
compagnons et toi, vous vous tirerez d'affaire, maintenant que vous n'avez =
plus
de maître.
-- Je ne veux pas quitter Camdless-Bay! s'écria
Pygmalion... Puisque je suis libre...
-- Oui!... tu es libre de partir, mais tu n'es=
pas
libre de rester! Je t'engage donc à faire tes paquets!
-- Et que vais-je devenir?
-- Cela te regarde!
-- Enfin, puisque je suis libre... reprit
Pygmalion, qui en revenait toujours là.
-- Ça ne suffit point, paraît-il!
-- Dites-moi alors ce qu'il faut faire, monsie=
ur
Perry!
-- Ce qu'il faut faire? Tiens, écoute... et su=
is
mon raisonnement, si tu en es capable.
-- Je le suis.
-- Tu es affranchi, n'est-ce pas?
-- Oui, certes, monsieur Perry, et, je vous le
répète, j'ai mon acte d'affranchissement dans ma poche.
-- Eh bien, déchire-le!
-- Jamais.
-- Alors, puisque tu refuses, je ne vois plus
qu'un moyen, si tu veux rester dans le pays.
-- Lequel?
-- C'est de changer de couleur, imbécile! Chan=
ge,
Pyg, change! Quand tu seras devenu blanc, tu auras le droit de demeurer à C=
amdless-Bay!
Jusque-là, non!»
Le régisseur, enchanté d'avoir donné cette pet=
ite
leçon à la vanité de Pyg, lui tourna les talons.
Pyg resta d'abord tout pensif. Il le voyait bi=
en,
ne plus être esclave, cela ne suffisait pas pour conserver sa place. Il fal=
lait
encore être blanc. Et comment diable s'y prendre pour devenir blanc, quand =
la
nature vous a fait d'un noir d'ébène!
Aussi, Pygmalion, en retournant aux communs de
Castle-House, se grattait-il la peau à s'arracher l'épiderme.
Un peu avant midi, James Burbank et Edward Car=
rol
étaient de retour à Castle-House. Ils n'avaient rien vu d'inquiétant du côt=
é de
Jacksonville. Les embarcations occupaient leur place habituelle, les unes
amarrées aux quais du port, les autres mouillées au milieu du chenal.
Cependant, il se faisait quelques mouvements de troupe de l'autre côté du
fleuve. Plusieurs détachements de confédérés s'étaient montrés sur la rive
gauche du Saint-John et se dirigeaient au nord vers le comté de Nassau. Rie=
n encore
ne semblait menacer Camdless-Bay.
Arrivés sur la limite de l'estuaire, James Bur=
bank
et son compagnon avaient porté leurs regards vers la haute mer. Pas une voi=
le
n'apparaissait au large, pas une fumée de bateau à vapeur ne s'élevait à
l'horizon, qui indiquât la présence ou l'approche d'une escadre. Quant aux
préparatifs de défense sur cette partie de la côte floridienne, ils étaient
nuls. Ni batteries de terre, ni épaulements. Aucune disposition pour défend=
re
l'estuaire. Si les navires fédéraux se présentaient, soit devant la crique =
Nassau,
soit devant l'embouchure du Saint-John, ils pourraient y pénétrer sans
obstacles. Seulement, le phare de Pablo se trouvait hors d'usage. Sa lanter=
ne
démontée ne permettait plus d'éclairer les passes. Toutefois, cela ne pouva=
it
gêner l'entrée de la flottille que pendant la nuit.
Voilà ce que rapportèrent MM. Burbank et Carro=
l,
quand ils furent de retour pour le déjeuner.
En somme, circonstance assez rassurante, il ne=
se
faisait à Jacksonville aucun mouvement de nature à donner la crainte d'une =
agression
immédiate contre Camdless-Bay.
«Soit! répondit M. Stannard. Ce qui est
inquiétant, c'est que les navires du commodore Dupont ne soient pas encore =
en
vue! Il y a là un retard qui me paraît inexplicable!
-- Oui! répondit Edward Carrol. Si cette flott=
ille
a pris la mer avant-hier, en quittant la baie de Saint-Andrews, elle devrai=
t maintenant
être au large de Fernandina!
-- Le temps a été très mauvais depuis quelques
jours, répliqua James Burbank. Il est possible, avec ces vents d'ouest qui
battent en côté, que Dupont ait dû s'éloigner au large. Or, le vent a calmi=
ce
matin, et je ne serais pas étonné que cette nuit même...
-- Que le Ciel t'entende, mon cher James, dit =
Mme
Burbank, et qu'il nous vienne en aide!
-- Monsieur James, fit observer Alice, puisque=
le
phare de Pablo ne peut plus être allumé, comment la flottille pourrait-elle=
, cette
nuit, pénétrer dans le Saint-John?
-- Dans le Saint-John, ce serait impossible, en
effet, ma chère Alice, répondit James Burbank. Mais, avant d'attaquer ces
bouches du fleuve, il faut que les fédéraux s'emparent d'abord de l'île Amé=
lia,
puis du bourg de Fernandina, afin d'être maîtres du chemin de fer de
Cedar-Keys. Je ne m'attends pas à voir les bâtiments du commodore Dupont
remonter le Saint-John avant trois ou quatre jours.
-- Tu as raison, James, répondit Edward Carrol=
, et
j'espère que la prise de Fernandina suffira pour forcer les confédérés à ba=
ttre
en retraite. Peut-être même, les milices abandonneront-elles Jacksonville, =
sans
attendre l'arrivée des canonnières. Dans ce cas, Camdless-Bay ne serait plus
menacée par Texar et ses émeutiers...
-- Cela est possible, mes amis! répondit James
Burbank. Que les fédéraux mettent seulement le pied sur le territoire de la=
Floride,
et il n'en faut pas davantage pour garantir notre sécurité! -- Il n'y a rie=
n de
nouveau à la plantation?
-- Rien, monsieur Burbank, répondit Miss Alice.
J'ai su par Zermah que les Noirs avaient repris leurs occupations dans les
chantiers, les usines et les forêts. Elle assure qu'ils sont toujours prêts=
à se
dévouer jusqu'au dernier pour défendre Camdless-Bay.
-- Espérons encore qu'il n'y aura pas lieu de =
mettre
leur dévouement à cette épreuve! Ou je serais bien surpris, ou les coquins,=
qui
se sont imposés aux honnêtes gens par la violence, s'enfuiront de Jacksonvi=
lle,
dès que les fédéraux seront signalés au large de la Floride. Cependant,
tenons-nous sur nos gardes. Après déjeuner, Stannard, voulez-vous nous
accompagner, Carrol et moi, pendant la visite que nous désirons faire sur la
partie la plus exposée du domaine? Je ne voudrais pas, mon cher ami, qu'Ali=
ce
et vous fussiez menacés de plus grands périls à Castle- House qu'à
Jacksonville. En vérité, je ne me pardonnerais pas de vous avoir fait venir
ici, au cas où les choses tourneraient mal!
-- Mon cher James, répondit Stannard, si nous
étions restés dans notre habitation de Jacksonville, il est vraisemblable q=
ue
nous y serions maintenant en butte aux exactions des autorités, comme tous =
ceux
dont les opinions sont anti-esclavagistes...
-- En tout état de choses, monsieur Burbank,
ajouta Miss Alice, quand même les dangers devraient être plus grands ici, n=
e vaut-il
pas mieux que nous les partagions?
-- Oui, ma chère fille, répondit James Burbank.
Allons! j'ai bon espoir, et je pense que Texar n'aura pas même le temps de
mettre à exécution son arrêté contre notre personnel!» Pendant l'après-midi=
jusqu'au
dîner, James Burbank et ses deux amis visitèrent les différents baraccons. =
M.
Perry les accompagnait. Ils purent constater que les dispositions des Noirs
étaient excellentes. James Burbank crut devoir appeler l'attention de son
régisseur sur le zèle avec lequel les nouveaux affranchis s'étaient remis à
leur besogne. Pas un seul ne manquait à l'appel.
«Oui!... oui!... répondit Perry. Il reste à sa=
voir
comment la besogne sera faite maintenant!
-- Ah ça! Perry, ces braves Noirs n'ont pas ch=
angé
de bras en changeant de condition, je suppose?
-- Pas encore, monsieur James, répondit l'entê=
té.
Mais bientôt, vous vous apercevrez qu'ils n'ont plus les mêmes mains au bout
des bras...
-- Allons donc, Perry! répliqua gaiement James
Burbank. Leurs mains auront toujours cinq doigts, j'imagine, et, véritablem=
ent,
on ne peut leur en demander davantage!»
Dès que la visite fut achevée, James Burbank et
ses compagnons rentrèrent à Castle-House. La soirée se passa plus
tranquillement que la veille. En l'absence de toute nouvelle venue de Jacks=
onville,
on s'était repris à espérer que Texar renonçait à mettre ses menaces à
exécution, ou même que le temps lui manquerait pour les réaliser.
Cependant des précautions sévères furent prises
pour la nuit. Perry et les sous-régisseurs organisèrent des rondes à la lis=
ière
du domaine, et plus spécialement sur les rives du Saint-John. Les Noirs ava=
ient
été prévenus de se replier sur l'enceinte palissadée, en cas d'alerte, et un
poste fut établi à la poterne extérieure.
Plusieurs fois, James Burbank et ses amis se
relevèrent, afin de s'assurer que leurs ordres étaient ponctuellement exécu=
tés.
Lorsque le soleil reparut, aucun incident n'avait troublé le repos des hôte=
s de
Camdless-Bay.
Le lendemain, 2 mars, James Burbank reçut des
nouvelles par un de ses sous-régisseurs, qui avait pu traverser le fleuve et
revenir de Jacksonville, sans avoir éveillé le moindre soupçon.
Ces nouvelles dont on ne pouvait suspecter la
certitude, étaient très importantes. Qu'on en juge.
Le commodore Dupont, au jour levant, était venu
jeter l'ancre dans la baie de Saint-Andrews, à l'est de la côte de Géorgie.=
Le Wabash, sur lequel était arboré son pavillon, ma=
rchait
en tête d'une escadre composée de vingt-six bâtiments, soit dix-huit canonn=
ières,
un cotre, un transport armé en guerre, et six transports sur lesquels s'éta=
it
embarquée la brigade du général Wright.
Ainsi que Gilbert l'avait dit dans sa dernière
lettre, le général Sherman accompagnait cette expédition.
Immédiatement, le commodore Dupont, dont le
mauvais temps avait retardé l'arrivée, s'était hâté de prendre ses mesures =
pour
occuper les passes de Saint-Mary. Ces passes, assez difficiles, sont ouvert=
es à
l'embouchure du rio de ce nom, vers le nord de l'île Amélia, sur la frontiè=
re
de la Géorgie et de la Floride.
Fernandina, la principale position de l'île, é=
tait
protégée par le fort Clinch, dont les épais murs de pierre renfermaient une=
garnison
de quinze cents hommes. Dans cette forteresse, où une assez longue défense =
eût
été possible, les sudistes feraient-ils résistance aux troupes fédérales? On
aurait pu le croire.
Il n'en fut rien. D'après ce que rapportait le
sous-régisseur, le bruit courait, à Jacksonville, que les confédérés avaient
évacué le fort Clinch, au moment où l'escadre se présentait devant la baie =
de
Saint-Mary, et non seulement abandonné le fort Clinch, mais aussi Fernandin=
a,
l'île Cumberland, ainsi que toute cette partie de la côte floridienne.
Là s'arrêtaient les nouvelles apportées à
Castle-House. Inutile d'insister sur leur importance au point de vue spécia=
l de
Camdless-Bay. Puisque les fédéraux avaient enfin débarqué en Floride, l'État
tout entier ne pouvait tarder à tomber en leur pouvoir. Évidemment, quelques
jours se passeraient avant que les canonnières eussent pu franchir la barre=
du
Saint-John. Mais leur présence imposerait certainement aux autorités qui
venaient d'être installées à Jacksonville, et il y avait lieu d'espérer que,
par crainte de représailles, Texar et les siens n'oseraient rien entreprend=
re
contre la plantation d'un nordiste aussi en vue que James Burbank.
Ce fut un véritable apaisement pour la famille,
qui alla subitement de la crainte à l'espoir. Et pour Alice Stannard comme =
pour
Mme Burbank, c'était, avec la certitude que Gilbert n'était plus éloigné,
l'assurance qu'elles reverraient sous peu, l'une son fiancé, l'autre son fi=
ls,
sans qu'il y eût à trembler pour sa sécurité.
En effet, le jeune lieutenant n'aurait eu que
trente milles à faire, depuis Saint-Andrews, pour atteindre le petit port d=
e Camdless-Bay.
En ce moment, il était à bord de la canonnière Ottawa, et cette canonnière venait de se disting=
uer
par un fait de guerre, dont les annales maritimes n'avaient point encore eu=
d'exemple.
Voici ce qui s'était passé pendant la matinée =
du 2
mars, -- détails que le sous-régisseur n'avait pu apprendre pendant sa visi=
te à
Jacksonville, et qu'il importe de connaître pour l'intelligence des graves
événements qui vont suivre.
Dès que le commodore Dupont eût connaissance de
l'évacuation du fort Clinch par la garnison confédérée, il envoya quelques =
bâtiments
d'un médiocre tirant d'eau à travers le chenal de Saint- Mary. Déjà la
population blanche s'était retirée dans l'intérieur du pays, à la suite des
troupes sudistes, abandonnant les bourgs, les villages, les plantations de =
la
côte. Ce fut une véritable panique, provoquée par les idées de représailles=
que
les sécessionnistes attribuaient aux chefs fédéraux. Et, non seulement en
Floride, mais sur la frontière géorgienne, dans toute la partie de l'État
comprise entre les baies d'Ossabaw et de Saint-Mary, les habitants battirent
précipitamment en retraite, afin d'échapper aux troupes de débarquement de =
la
brigade Wright. Dans ces conditions, les navires du commodore Dupont n'eure=
nt
pas un seul coup de canon à tirer pour prendre possession du fort Clinch et=
de Fernandina.
Seule, la canonnière Ottawa, sur laquelle Gilbert, toujours accompagn=
é de
Mars, remplissait les fonctions de second, eut à faire usage de ses bouches=
à
feu, comme on va le voir.
La ville de Fernandina est reliée à ce littoral
ouest; de la Floride, découpé sur le golfe du Mexique, par un tronçon de ra=
ilway
qui la rattache au port de Cedar-Keys. Ce railway suit d'abord la côte de l=
'île
Amélia; puis, avant d'atteindre la terre ferme, il s'élance à travers la cr=
ique
de Nassau sur un long pont de pilotis.
Au moment où l' Ottawa arrivait au milieu de cette crique, un t=
rain
s'engageait sur ce pont. La garnison de Fernandina s'enfuyait, emportant to=
us
ses approvisionnements. Elle était suivie de quelques personnages plus ou m=
oins
importants de la ville. Aussitôt, la canonnière, forçant de vapeur, se diri=
gea
vers le pont et fit feu de ses pièces de chasse, aussi bien contre les pilo=
tis
que contre le train en marche. Gilbert, posté à l'avant, dirigeait le tir. =
Il y
eut quelques coups heureux. Entre autres, un obus vint atteindre la dernière
voiture du convoi, dont les essieux furent brisés ainsi que les barres
d'attache. Mais le train, sans s'arrêter un instant -- ce qui eût rendu sa =
situation
très dangereuse --, ne s'occupa pas de ce dernier wagon. Il le laissa en
détresse, et, continuant sa marche à toute vapeur, il s'enfonça vers le
sud-ouest de la péninsule. À ce moment arriva un détachement des fédéraux
débarqués à Fernandina. Le détachement s'élança sur le pont. En un instant,=
le
wagon fut capturé avec les fugitifs qui s'y trouvaient, principalement des
civils. On conduisit ces prisonniers à l'officier supérieur, le colonel Gar=
dner,
qui commandait à Fernandina, on prit leurs noms, on les garda vingt-quatre
heures pour l'exemple sur un des bâtiments de l'escadre, puis on les relâch=
a.
Lorsque le train eut disparu, l'Ottawa dut se contenter d'attaquer un bâtiment,
chargé de matériel, qui s'était réfugié dans la baie, et dont elle s'empara=
.
Ces événements étaient de nature à jeter le
découragement parmi les troupes confédérées et les habitants des villes
floridiennes. Ce fut ce qui se produisit plus particulièrement à Jacksonvil=
le. L'estuaire
du Saint-John ne tarderait pas à être forcé comme l'avait été celui de
Saint-Mary; cela ne pouvait faire doute, et, très vraisemblablement, les
unionistes ne trouveraient pas plus de résistance à Jacksonville qu'à
Saint-Augustine et dans tous les bourgs du comté.
Cela était bien fait pour rassurer la famille =
de
James Burbank. Dans ces conditions, on devait le croire, Texar n'oserait pa=
s donner
suite à ses projets. Ses partisans et lui seraient renversés, et sous peu, =
par
la seule force des choses, les honnêtes gens reprendraient le pouvoir qu'un=
e émeute
de la populace leur avait arraché.
Il y avait évidemment toute raison de penser
ainsi, et par conséquent toute raison d'espérer. Aussi, dès que le personne=
l de
Camdless-Bay eut appris ces importantes nouvelles, bientôt connues à
Jacksonville, sa joie se manifesta-t-elle par des hurrahs bruyants, dont
Pygmalion prit sa bonne part. Néanmoins, il ne fallait pas se départir des
précautions qui devaient assurer, pendant quelque temps encore, la sécurité=
du
domaine, c'est-à- dire, jusqu'au moment où les canonnières apparaîtraient s=
ur
les eaux du fleuve.
Non! il ne le fallait pas! Malheureusement --
c'est ce que ne pouvait deviner ni même supposer James Burbank -- toute une=
semaine
allait s'écouler avant que les fédéraux fussent en mesure de remonter le Sa=
int-John
pour devenir maître de son cours. Et, jusque-là, que de périls devaient men=
acer
Camdless-Bay!
En effet, le commodore Dupont, bien qu'il occu=
pât
Fernandina, était obligé d'agir avec une certaine circonspection. Il entrai=
t dans
son plan de montrer le pavillon fédéral sur tous les points où ses bâtiments
pourraient se transporter. Il fit donc plusieurs parts de son escadre. Une
canonnière fut expédiée dans la rivière de Saint-Mary, pour occuper la peti=
te
ville de ce nom et s'avancer jusqu'à vingt lieues dans les terres. Au nord,
trois autres canonnières, commandées par le capitaine Godon, allaient explo=
rer les
baies, s'emparer des îles Jykill et Saint-Simon, prendre possession des deux
petites villes de Brunswik et de Darien, en partie abandonnées par leurs
habitants. Six bateaux à vapeur, de léger tirant d'eau, étaient destinés, s=
ous
les ordres du commandant Stevens, à remonter le Saint-John afin de réduire =
Jacksonville.
Quant au reste de l'escadre, conduit par Dupont, il se disposait à reprendr=
e la
mer dans le but d'enlever Saint- Augustine et de bloquer le littoral jusqu'à
Mosquito-Inlet, dont les passes seraient alors fermées à la contrebande de
guerre.
Mais cet ensemble d'opérations ne pouvait
s'accomplir dans les vingt-quatre heures, et vingt-quatre heures suffisaient
pour que le territoire fût livré aux dévastations des sudistes.
Ce fut vers trois heures après-midi, que James
Burbank eut les premiers soupçons de ce qui se préparait contre lui. Le
régisseur Perry, après une tournée de reconnaissance qu'il avait faite sur =
la
limite de la plantation, rentra rapidement à Castle-House, et dit:
«Monsieur James, on signale quelques rôdeurs
suspects, qui commencent à se rapprocher de Camdless-Bay.
-- Par le nord, Perry?
-- Par le nord.»
Presque au même instant, Zermah, revenant du p=
etit
port, apprenait à son maître que plusieurs embarcations traversaient le fle=
uve
en se rapprochant de la rive droite.
«Elles viennent de Jacksonville?
-- Assurément.
-- Rentrons à Castle-House, répondit James
Burbank, et n'en sors plus sous aucun prétexte, Zermah!
-- Non, maître!»
James Burbank, de retour au milieu des siens, =
ne
put leur cacher que la situation recommençait à devenir inquiétante. En
prévision d'une attaque, maintenant presque certaine, mieux valait d'ailleu=
rs
que tous fussent prévenus d'avance.
«Ainsi, dit M. Stannard, ces misérables, à la
veille d'être écrasés par les fédéraux, oseraient...
-- Oui, répondit froidement James Burbank. Tex=
ar
ne peut perdre une pareille occasion de se venger de nous, quitte à dispara=
ître
quand sa vengeance sera satisfaite!»
Puis, s'animant:
«Mais les crimes de cet homme resteront donc s=
ans
cesse impunis!... Il se dérobera donc toujours!... En vérité; après avoir d=
outé
de la justice humaine c'est à douter de la justice du Ciel...
-- James, dit Mme Burbank, au moment où nous ne
pouvons plus compter peut-être que sur l'aide de Dieu, ne l'accuse pas...
-- Et mettons-nous sous sa garde!» ajouta Alice
Stannard.
James Burbank, reprenant son sang-froid, s'occ=
upa
de donner des ordres pour la défense de Castle-House.
«Les Noirs sont avertis? demanda Edward Carrol=
.
-- Ils vont l'être, répondit James Burbank. Mon
avis est qu'il faut nous borner à défendre l'enceinte qui protège le parc
réservé et l'habitation. Nous ne pouvons songer à arrêter sur la frontière =
de
Camdless-Bay toute une troupe en armes, car il est supposable que les
assaillants viendront en grand nombre. Il convient donc de rappeler nos
défenseurs autour des palanques. Si, par malheur, la palissade est forcée, =
Castle-House,
qui a déjà résisté aux bandes des Séminoles, pourra peut-être tenir contre =
les
bandits de Texar. Que ma femme, Alice et Dy, que Zermah, à laquelle je les
confie toutes trois, ne quittent pas Castle-House sans mon ordre. Au cas où
nous nous y sentirions trop menacés, tout est préparé pour qu'elles puissen=
t se
sauver par le tunnel qui communique avec la petite anse Marino sur le
Saint-John. Là, une embarcation sera cachée dans les herbes avec deux de nos
hommes, et, dans ce cas, Zermah, tu remonterais le fleuve pour chercher un =
abri
au pavillon du Roc-des-Cèdres.
-- Mais, toi, James?...
-- Et vous, mon père?»
Mme Burbank et Miss Alice avaient saisi par le
bras, l'une, James Burbank, l'autre, M. Stannard, comme si le moment fût ve=
nu
de s'enfuir hors de Castle-House.
«Nous ferons tout au monde pour vous rejoindre
quand la position ne sera plus tenable, répondit James Burbank. Mais il me =
faut
cette promesse que, si le danger devient trop grand, vous irez vous mettre =
en
sûreté dans cette retraite du Roc-des-Cèdres. Nous n'en aurons que plus de
courage, plus d'audace aussi, pour repousser ces malfaiteurs et résister
jusqu'à notre dernier coup de feu.»
C'est évidemment ce qu'il conviendrait de fair=
e,
si les assaillants trop nombreux, parvenus à forcer l'enceinte, envahissaie=
nt
le parc, afin d'attaquer directement Castle-House.
James Burbank s'occupa aussitôt de concentrer =
son
personnel. Perry et les sous-régisseurs coururent dans les divers baraccons,
afin de rallier leurs gens. Moins d'une heure après, les Noirs en état de se
battre étaient rangés aux abords de la poterne devant les palanques. Leurs
femmes et leurs enfants avaient dû préalablement chercher un refuge dans les
bois qui environnent Camdless-Bay.
Malheureusement, les moyens d'organiser une
défensive sérieuse étaient assez restreints à Castle-House. Dans les
circonstances actuelles, c'est-à-dire, depuis le début de la guerre, il ava=
it été
presque impossible de se procurer des armes et des munitions en quantité
suffisante pour la défense de la plantation. On eût vainement voulu en ache=
ter
à Jacksonville. Il fallait se contenter de ce qui était resté dans
l'habitation, à la suite des dernières luttes soutenues contre les Séminole=
s.
En somme, le plan de James Burbank consistait
principalement à préserver Castle-House de l'incendie et de l'envahissement=
. Protéger
le domaine en entier, sauver les chantiers, les ateliers, les usines, défen=
dre
les baraccons, empêcher que la plantation fût dévastée, il ne l'aurait pu, =
il
n'y songeait pas. À peine avait-il quatre cents Noirs en état de s'opposer =
aux
assaillants, et encore ces braves gens allaient-ils être insuffisamment arm=
és.
Quelques douzaines de fusils furent distribués aux plus adroits, après que =
les
armes de précision eurent été mises en réserve pour James Burbank, ses amis,
Perry et les sous-régisseurs. Tous s'étaient rendus à la poterne. Là, ils
avaient disposé leurs hommes de manière à s'opposer le plus longtemps possi=
ble
à l'assaut, qui menaçait l'enceinte palissadée, défendue d'ailleurs par le =
rio circulaire,
dont les eaux baignaient sa base.
Il va sans dire qu'au milieu de ce tumulte,
Pygmalion, très affairé, très remuant, allait, venait, sans rendre aucun
service. On eût dit un de ces comiques des cirques forains, qui ont l'air de
tout faire et ne font rien, pour le plus grand amusement du public. Pyg, se
considérant comme appartenant aux défenseurs spéciaux de l'habitation, ne
songeait point à se mêler à ses camarades postés au-dehors. Jamais il ne
s'était senti si dévoué à James Burbank!
Tout étant prêt, on attendit. La question étai=
t de
savoir par quel côté se ferait l'attaque. Si les assaillants se présentaient
sur la limite septentrionale de la plantation, la défense pourrait s'organi=
ser
plus efficacement. Si, au contraire, ils attaquaient par le fleuve, ce sera=
it
moins aisé, Camdless-Bay étant ouverte de ce côté. Un débarquement, il est
vrai, est toujours une opération difficile. En tout cas, il faudrait un ass=
ez
grand nombre d'embarcations pour transporter rapidement une troupe armée d'=
une rive
à l'autre du Saint-John.
Voilà ce que discutaient James Burbank, MM. Ca=
rrol
et Stannard, en guettant le retour des éclaireurs, qui avaient été envoyés =
à la
limite de la plantation.
On ne devait point tarder à être fixés sur la
manière dont l'attaque serait faite et conduite.
Vers quatre heures et demie du soir, les
éclaireurs se replièrent en hâte, après avoir abandonné la lisière
septentrionale du domaine, et ils firent leur rapport.
Une colonne d'hommes armés, venant de cette
direction, se dirigeait vers Camdless-Bay. Était-ce un détachement des mili=
ces du
comté, ou seulement une partie de la populace, alléchée par le pillage, et =
qui
s'était chargée de faire exécuter l'arrêté de Texar contre les nouveaux
affranchis? On n'eût pu le dire alors. En tout cas, cette colonne devait
compter plus d'un millier d'hommes, et il serait impossible de lui tenir tê=
te
avec le personnel de la plantation. On pouvait espérer, toutefois, que, s'i=
ls
emportaient d'assaut l'enceinte palissadée, Castle-House leur opposerait une
résistance plus sérieuse et plus longue.
Mais ce qui était évident, c'est que cette col=
onne
n'avait pas voulu tenter un débarquement qui pouvait offrir d'assez grandes=
difficultés
dans le petit port ou sur les rives de Camdless-Bay, et qu'elle avait passé=
le
fleuve en aval de Jacksonville au moyen d'une cinquantaine d'embarcations.
Trois ou quatre traversées de chacune avaient suffi pour effectuer ce
transport.
C'était donc une sage précaution qu'avait prise
James Burbank de faire replier tout le personnel sur l'enceinte du parc de
Castle- House, puisqu'il eût été impossible de disputer la lisière du domai=
ne à
une troupe suffisamment armée et d'un effectif quintuple du sien.
Et, maintenant, qui dirigeait les assaillants?
Était-ce Texar en personne? Chose douteuse. Au moment où il se voyait menacé
par l'approche des fédéraux, l'Espagnol pouvait avoir jugé téméraire de se
mettre à la tête de sa bande. Cependant, s'il l'avait fait, c'est que, son
oeuvre de vengeance accomplie, la plantation dévastée, la famille Burbank
massacrée ou tombée vivante entre ses mains, il était décidé à s'enfuir vers
les territoires du Sud, peut-être même jusque dans les Everglades, ces cont=
rées
reculées de la Floride méridionale, où il serait bien difficile de l'attein=
dre.
Cette éventualité, la plus grave de toutes, de=
vait
surtout préoccuper James Burbank. C'est pour cette raison qu'il avait résol=
u de
mettre en sûreté sa femme, sa fille, Alice Stannard, confiées au dévouement=
de
Zermah, dans cette retraite du Roc-des- Cèdres, située à un mille au-dessus=
de
Camdless-Bay. S'ils devaient abandonner Castle-House aux assaillants, ce se=
rait
là que ses amis et lui essaieraient de rejoindre leur famille pour attendre=
que
la sécurité fût assurée aux honnêtes gens de la Floride, sous la protection=
de
l'armée fédérale.
Aussi, une embarcation, cachée au milieu des
roseaux du Saint-John et confiée à la garde de deux Noirs, attendait-elle à
l'extrémité du tunnel qui mettait l'habitation en communication avec la cri=
que Marino.
Mais, avant d'en arriver à cette séparation, si elle devenait nécessaire, il
fallait se défendre, il fallait résister pendant quelques heures -- au moins
jusqu'à la nuit. Grâce à l'obscurité, l'embarcation pourrait alors remonter
secrètement le fleuve, sans courir le risque d'être poursuivie par les cano=
ts suspects
que l'on voyait errer à la surface.
James Burbank, ses compagnons, le plus grand
nombre des Noirs étaient prêts pour le combat. Ils n'avaient plus qu'à atte=
ndre
l'attaque. Les dispositions étaient prises, pour résister d'abord derrière =
les
palanques de l'enceinte, qui défendaient le parc particulier, ensuite à l'a=
bri
des murailles de Castle-House, dans le cas où, le parc étant envahi, il
faudrait y chercher refuge.
Vers cinq heures, des clameurs, assez distinct=
es
déjà, indiquaient que les assaillants n'étaient plus éloignés. À défaut de
leurs cris, il n'eût été que trop facile de reconnaître qu'ils occupaient
maintenant toute la partie nord du domaine. En maint endroit, d'épaisses fu=
mées
tourbillonnaient au-dessus des forêts qui fermaient l'horizon de ce côté. L=
es
scieries avaient été livrées aux flammes, les baraccons des Noirs, dévorés =
par l'incendie,
après avoir été pillés. Ces pauvres gens n'avaient pas eu le temps de mettr=
e en
sûreté les quelques objets abandonnés dans leurs cases, dont l'acte
d'affranchissement leur assurait la propriété depuis la veille. Aussi, quels
cris de désespoir répondirent aux hurlements de la bande, et quels cris de
colère! C'était leur bien que ces malfaiteurs venaient de détruire, après a=
voir
envahi Camdless-Bay.
Cependant les clameurs se rapprochaient peu à =
peu
de Castle-House. De sinistres lueurs éclairaient l'horizon du nord, comme s=
i le
soleil se fût couché dans cette direction. Parfois, de chaudes fumées se
rabattaient jusqu'au château. Il se faisait des détonations violentes,
produites par les bois secs entassés sur les chantiers de la plantation.
Bientôt une explosion plus intense indiqua qu'une chaudière des scieries ve=
nait
de sauter. La dévastation s'annonçait dans toute son horreur.
En ce moment, James Burbank, MM. Carrol et
Stannard se trouvaient devant la poterne de l'enceinte. Là, ils recevaient =
et
disposaient les derniers détachements de Noirs, qui venaient de se replier =
peu à
peu. On devait s'attendre à voir les assaillants apparaître d'un instant à
l'autre. Sans doute, une fusillade plus nourrie indiquerait le moment où il=
s ne
seraient qu'à une faible distance de la palissade. Ils pourraient l'assaill=
ir
d'autant plus facilement, que les premiers arbres se groupaient à cinquante=
yards
au plus des palanques, qu'il était donc possible de s'en approcher presque à
couvert, et que les balles arriveraient avant que les fusils n'eussent été
aperçus.
Après avoir tenu conseil, James Burbank et ses
amis jugèrent à propos de mettre leur personnel à l'abri de la palissade. L=
à,
ceux des Noirs qui étaient armés, seraient moins exposés en faisant feu par
l'angle que les bouts pointus des palanques formaient à leur partie supérie=
ure.
Puis, lorsque les assaillants essayeraient de franchir le rio afin d'emport=
er
l'enceinte de vive force, on parviendrait peut-être à les repousser.
L'ordre fut exécuté. Les Noirs rentrèrent en
dedans, et la poterne allait être fermée, lorsque James Burbank, jetant un
dernier coup d'oeil au-dehors, aperçut un homme qui courait à toutes jambes=
, comme
s'il eût voulu se réfugier au milieu des défenseurs de Castle-House.
Cet homme le voulait, et quelques coups de feu,
tirés du bois voisin, lui furent envoyés, sans l'atteindre. D'un bond il se=
précipita,
vers le ponceau, et se trouva bientôt en sûreté dans l'enceinte, dont la po=
rte
aussitôt refermée, fut assujettie solidement. «Qui êtes-vous? lui demanda J=
ames
Burbank.
-- Un des employés de M. Harvey, votre
correspondant à Jacksonville, répondit-il.
-- C'est M. Harvey qui vous a dépêché à
Castle-House pour une communication?
-- Oui, et comme le fleuve était surveillé, je
n'ai pu venir directement par le Saint-John.
-- Et vous avez pu vous joindre à cette milice=
, à
ces assaillants, sans éveiller leurs soupçons?
-- Oui. Ils sont suivis de toute une troupe de
pillards. Je me suis mêlé à eux, et, dès que j'ai été à portée de m'enfuir,=
je l'ai
fait, au risque de quelques coups de fusils.
-- Bien, mon ami! Merci! -- Vous avez, sans do=
ute,
un mot d'Harvey pour moi?
-- Oui, monsieur Burbank. Le voici!»
James Burbank prit le billet et le lut. M. Har=
vey
lui disait qu'il pouvait avoir toute confiance dans son messager, John Bruc=
e,
dont le dévouement lui était assuré. Après l'avoir entendu, M. Burbank verr=
ait
ce qu'il aurait à faire pour la sécurité de ses compagnons.
En ce moment, une douzaine de coups de feu
éclatèrent au-dehors. Il n'y avait pas un instant à perdre.
«Que me fait savoir M. Harvey par votre entrem=
ise?
demanda James Burbank.
-- Ceci, d'abord, répondit John Bruce. C'est q=
ue
la troupe armée, qui a passé le fleuve pour se porter sur Camdless-Bay, com=
pte
de quatorze à quinze cents hommes.
-- Je ne l'avais pas évaluée à moins. Après?
Est-ce Texar qui s'est mis à sa tête?
-- Il a été impossible à M. Harvey de le savoi=
r,
reprit John Bruce. Ce qui est certain, c'est que Texar n'est plus à Jackson=
ville
depuis vingt-quatre heures!
-- Cela doit cacher quelque nouvelle machinati=
on
de ce misérable, dit James Burbank.
-- Oui, répondit John Bruce, c'est l'avis de M.
Harvey. D'ailleurs, Texar n'a pas besoin d'être là pour faire exécuter l'or=
dre
relatif à la dispersion des esclaves affranchis.
-- Les disperser... s'écria James Burbank, les
disperser en s'aidant de l'incendie et du pillage!...
-- Aussi, M. Harvey pense-t-il, puisqu'il en e=
st
temps encore, que vous feriez bien de mettre votre famille en sûreté en lui
faisant quitter immédiatement Castle-House?
-- Castle-House est en état de résister, répon=
dit
James Burbank, et nous ne le quitterons que si la situation devient intenab=
le.
-- Il n'y a rien de nouveau à Jacksonville?
-- Rien, monsieur Burbank.
-- Et les troupes fédérales n'ont encore fait
aucun mouvement vers la Floride?
-- Aucun depuis qu'elles ont occupé Fernandina=
et
la baie de Saint-Mary.
-- Ainsi, le but de votre mission?...
-- C'était d'abord de vous apprendre que la
dispersion des esclaves n'est qu'un prétexte, imaginé par Texar, pour dévas=
ter
la plantation et s'emparer de votre personne!
-- Vous ne savez pas, répondit James Burbank en
insistant, si Texar est à la tête de ces malfaiteurs?
-- Non, monsieur Burbank. M. Harvey a vainement
cherché à le savoir. Moi-même, depuis que nous avons quitté Jacksonville, j=
e n'ai
pu me renseigner à cet égard.
-- Est-ce que les hommes de la milice, qui se =
sont
joints à cette bande d'assaillants, sont nombreux?
-- Une centaine au plus, répondit John Bruce. =
Mais
cette populace qu'ils entraînent à leur suite est composée des pires
malfaiteurs. Texar les fait armer, et il est à craindre qu'ils ne se livren=
t à tous
les excès. Je vous le répète, monsieur Burbank, l'opinion de M. Harvey est =
que
vous feriez bien d'abandonner immédiatement Castle-House. Aussi, m'a-t-il
chargé de vous dire qu'il mettait son cottage de Hampton-Red à votre
disposition. Ce cottage est situé à une dizaine de milles en amont, sur la =
rive
droite du fleuve. Là, on peut être en sûreté pendant quelques jours...
-- Oui... Je sais!...
-- Je pourrais secrètement y conduire votre
famille et vous-même, à la condition de quitter Castle-House à l'instant mê=
me,
avant que toute retraite fût devenue impossible...
-- Je remercie M. Harvey, et vous aussi, mon a=
mi,
dit James Burbank. Nous n'en sommes pas encore là.
-- Comme vous voudrez, monsieur Burbank, répon=
dit
John Bruce. Je n'en reste pas moins à votre disposition pour le cas où vous=
auriez
besoin de mes services.»
L'attaque qui commençait en ce moment nécessita
toute l'attention de James Burbank.
Une violente fusillade venait d'éclater soudai=
n,
sans que l'on pût encore apercevoir les assaillants, qui se tenaient à l'ab=
ri
des premiers arbres. Les balles pleuvaient sur la palissade, sans lui causer
grand dommage, il est vrai. Malheureusement, James Burbank et ses compagnon=
s ne
pouvaient que faiblement riposter, ayant à peine une quarantaine de fusils à
leur disposition. Cependant, placés dans de meilleures conditions pour tire=
r,
leurs coups étaient plus assurés que ceux des miliciens, mis en tête de la =
colonne.
Aussi, un certain nombre d'entre eux furent-ils atteints sur la lisière des
bois.
Ce combat à distance dura une demi-heure envir=
on,
plutôt à l'avantage du personnel de Camdless-Bay. Puis les assaillants se r=
uèrent
sur l'enceinte pour l'emporter d'assaut. Comme ils voulaient l'attaquer sur
plusieurs points à la fois, ils s'étaient munis de planches et de madriers
qu'ils avaient pris dans les chantiers de la plantation, maintenant livrés =
aux
flammes. En vingt endroits, ces madriers, jetés en travers du rio, permiren=
t aux
gens de l'Espagnol d'atteindre le pied des palanques, non sans avoir éprouv=
é de
sérieuses pertes en morts et en blessés. Et alors, ils s'accrochèrent aux
pieux, ils se hissèrent les uns sur les autres, mais ils ne réussirent poin=
t à
passer. Les Noirs, exaspérés contre ces incendiaires, les repoussaient avec=
un
grand courage. Toutefois, il était manifeste que les défenseurs de Camdless=
-Bay
ne pouvaient se porter sur tous les points menacés par un trop grand nombre
d'ennemis. Jusqu'à la nuit tombante, néanmoins, ils purent leur tenir tête,
tout en n'ayant encore reçu que des blessures peu graves. James Burbank et
Walter Stannard, bien qu'ils ne se fussent point épargnés, n'avaient pas mê=
me
été touchés. Seul, Edward Carrol, frappé d'une balle qui lui déchira l'épau=
le,
dut rentrer dans le hall de l'habitation, où Mme Burbank, Alice et Zermah l=
ui
donnèrent tous leurs soins.
Cependant, la nuit allait venir en aide aux
assaillants. À la faveur des ténèbres, une cinquantaine des plus déterminés=
s'approchèrent
de la poterne et ils l'attaquèrent à coups de hache. Elle résista. Sans dou=
te,
ils n'auraient pu l'enfoncer pour pénétrer dans l'enceinte, si une brèche ne
leur eût été ouverte par un coup d'audace.
En effet, une partie des communs prit feu tout=
à
coup, et les flammes, dévorant ce bois très sec, rongèrent la partie des pa=
lanques
contre laquelle ils étaient appuyés. James Burbank se précipita vers la par=
tie
incendiée de l'enceinte, sinon pour l'éteindre, du moins pour la défendre..=
.
Alors, à la lueur des flammes, on put voir un
homme bondir à travers la fumée, se précipiter au-dehors, franchir le rio s=
ur
les madriers entassés à sa surface.
C'était un des assaillants qui avait pu pénétr=
er
dans le parc, du côté du Saint-John, en se glissant à travers les roseaux d=
e la
rive. Puis, sans avoir été vu, il s'était introduit dans une des écuries. L=
à,
au risque de périr dans les flammes, il avait mis le feu à quelques bottes =
de
paille pour détruire cette portion des palanques.
Une brèche était donc ouverte. En vain, James
Burbank et ses compagnons essayèrent-ils de barrer le passage. Une masse d'=
assaillants
se précipita au travers, et le parc fut aussitôt envahi par quelques centai=
nes
d'hommes.
Beaucoup tombèrent de part et d'autre, car on =
se
battait corps à corps. Les coups de feu éclataient en toutes directions.
Bientôt Castle-House fut entièrement cerné, tandis que les Noirs, accablés =
par
le nombre, rejetés hors du parc, étaient forcés de prendre la fuite au mili=
eu
des bois de Camdless-Bay. Ils avaient lutté tant qu'ils avaient pu, avec
dévouement, avec courage; mais, à résister plus longtemps dans ces conditio=
ns
inégales, ils eussent été massacrés jusqu'au dernier.
James Burbank, Walter Stannard, Perry, les
sous-régisseurs, John Bruce qui, lui aussi, s'était bravement battu, quelqu=
es
Noirs enfin, avaient dû chercher refuge derrière les murailles de Castle-Ho=
use.
Il était alors près de huit heures du soir. La
nuit était sombre à l'ouest. Vers le nord, le ciel s'éclairait encore du re=
flet
des incendies, allumés à la surface du domaine.
James Burbank et Walter Stannard rentrèrent
précipitamment.
«Il vous faut fuir, dit James Burbank, fuir à
l'instant! Soit que ces bandits pénètrent ici de vive force, soit qu'ils
attendent au pied de Castle-House jusqu'à l'instant où nous serons obligés =
de nous
rendre, il y a péril à rester! L'embarcation est prête! Il est temps de par=
tir!
Ma femme, Alice, je vous en supplie, suivez Zermah avec Dy au Roc-des-Cèdre=
s!
Là, vous serez en sûreté: et, si nous sommes forcés de fuir à notre tour, n=
ous
vous retrouverons, nous vous rejoindrons...
-- Mon père, dit Miss Alice, venez avec nous..=
. et
vous aussi, monsieur Burbank!...
-- Oui!... James, oui!... viens!... s'écria Mme
Burbank.
-- Moi! répondit James Burbank. Abandonner
Castle-House à ces misérables. Jamais, tant que la résistance sera possible=
!...
Nous pouvons tenir contre eux longtemps encore!... Et, lorsque nous vous
saurons en sûreté, nous n'en serons que plus forts pour nous défendre!
-- James!...
-- Il le faut!»
Des hurlements plus terribles retentirent. La
porte retentissait des coups que lui assénaient les assaillants, en attaqua=
nt
la façade principale de Castle-House, du côté du fleuve.
«Partez! s'écria James Burbank. La nuit est dé=
jà
obscure!... On ne vous verra pas dans l'ombre! Partez!... Vous nous paralys=
ez
en restant ici!... Pour Dieu, partez!»
Zermah avait pris les devants, tenant la petit=
e Dy
par la main. Mme Burbank dut s'arracher aux bras de son mari, Alice à ceux =
de son
père. Toutes deux disparurent par l'escalier qui s'engageait dans le sous-s=
ol
pour descendre au tunnel de la crique Marino.
«Et maintenant, mes amis, dit James Burbank, en
s'adressant à Perry, aux sous-régisseurs, aux quelques Noirs qui ne l'avaie=
nt pas
quitté, défendons-nous jusqu'à la mort!»
Tous, à sa suite, gravirent le grand escalier =
du
hall et allèrent se poster aux fenêtres du premier étage. De là, aux centai=
nes
de coups de feu qui criblaient de balles la façade de Castle-House, ils
répondirent par des coups de fusil plus rares, mais plus sûrs, puisqu'ils
portaient dans la masse des assaillants. Il faudrait donc que ceux-ci en
arrivassent à forcer la porte principale, soit par la hache soit par le feu.
Cette fois, personne ne leur ouvrirait une brèche pour les introduire dans
l'habitation. Ce qui avait été tenté au-dehors contre une palissade de bois=
ne
pouvait plus l'être au-dedans contre des murs de pierre.
Cependant, en se déniant du mieux possible, au
milieu de l'obscurité déjà profonde, une vingtaine d'hommes résolus s'appro=
chèrent
du perron. La porte fut alors attaquée plus violemment. Il fallait qu'elle =
fût
solide pour résister aux coups de haches et de pics. Cette tentative coûta =
la
vie à plusieurs des assaillants, car la disposition des meurtrières permett=
ait
de croiser les feux sur ce point.
En même temps, une circonstance vint aggraver =
la
situation. Les munitions menaçaient de manquer. James Burbank, ses amis, se=
s régisseurs,
les Noirs qui avaient été armés de fusils, en avaient consommé la plus gran=
de
part, depuis trois heures que durait cet assaut. S'il fallait résister pend=
ant quelque
temps encore, comment le pourrait-on, puisque les dernières cartouches alla=
ient
être brûlées? Faudrait-il abandonner Castle-House à ces forcenés, qui n'en
laisseraient que des ruines?
Et pourtant, il n'y aurait que ce parti à pren=
dre,
si les assaillants parvenaient à forcer la porte, qui s'ébranlait déjà. Jam=
es
Burbank le sentait bien, mais il voulait attendre. Une diversion ne
pouvait-elle à chaque instant se produire? Maintenant, il n'y avait plus à
craindre ni pour Mme Burbank, ni pour sa fille, ni pour Alice Stannard. Et =
des
hommes se devaient à eux-mêmes de lutter jusqu'au bout contre ce ramas de
meurtriers, d'incendiaires et de pillards.
«Nous avons encore des munitions pour une heur=
e!
s'écria James Burbank. Épuisons-les, mes amis, et ne livrons pas notre Cast=
le- House!»
James Burbank n'avait pas achevé sa phrase, qu=
'une
sourde détonation retentit au loin.
«Un coup de canon!» s'écria-t-il.
Une autre détonation se fit entendre encore da=
ns
la direction de l'ouest, de l'autre côté du fleuve.
«Un second coup! dit M. Stannard.
-- Écoutons!» répondit James Burbank.
Troisième détonation qu'une poussée du vent
apporta plus distinctement jusqu'à Castle-House.
«Est-ce un signal pour rappeler les assaillants
sur la rive droite? dit Walter Stannard.
-- Peut-être! répondit John Bruce. Il est poss=
ible
qu'il y ait une alerte là-bas.
-- Oui, et, si ces trois coups de canon n'ont =
pas
été tirés de Jacksonville... dit le régisseur.
-- C'est qu'ils ont été tirés des navires
fédéraux! s'écria James Burbank. La flottille aurait-elle enfin forcé l'ent=
rée
du Saint- John et remonté le fleuve?»
En somme, il n'était pas impossible à ce que le
commodore Dupont fût devenu maître du fleuve, au moins dans la partie
inférieure de son cours.
Il n'en était rien. Ces trois coups de canon
avaient été tirés de la batterie de Jacksonville. Cela ne fut bientôt que t=
rop
évident, car ils ne se renouvelèrent pas. Il n'y avait donc aucun engagement
entre les navires nordistes et les troupes confédérées, soit sur le Saint-J=
ohn,
soit sur les plaines du comté de Duval. Et, il n'y eut plus à douter que ce=
fut
un signal de rappel, adressé aux chefs du détachement de la milice, lorsque
Perry, qui s'était porté à l'une des meurtrières latérales, s'écria:
«Ils se retirent!... Ils se retirent!»
James Burbank et ses compagnons se dirigèrent
aussitôt vers la fenêtre du centre, qui fut entrouverte.
Les coups de hache ne retentissaient plus sur =
la
porte. Les coups de feu avaient cessé. On n'entrevoyait plus un seul des as=
saillants.
Si leurs cris, leurs derniers hurlements, passaient encore dans l'air, ils
s'éloignaient manifestement.
Ainsi donc, un incident quelconque avait obligé
les autorités de Jacksonville à rappeler toute cette troupe sur l'autre riv=
e du
Saint-John. Sans doute, il avait été convenu que trois coups de canon serai=
ent
tirés pour le cas où quelque mouvement de l'escadre menacerait les positions
des confédérés. Aussi les assaillants avaient-ils brusquement suspendu leur
dernier assaut. Maintenant, à travers les champs dévastés du domaine, ils
suivaient cette route encore éclairée des lueurs de l'incendie, et, une heu=
re
plus tard, ils repassaient le fleuve à l'endroit où les attendaient leurs
embarcations, deux milles au-dessous de Camdless-Bay.
Bientôt les cris se furent éteints dans
l'éloignement. Aux bruyantes détonations succéda un silence absolu. C'était
comme un silence de mort sur la plantation.
Il était alors neuf heures et demie du soir. J=
ames
Burbank et ses compagnons redescendirent au rez-de-chaussée dans le hall. L=
à se
trouvait Edward Carrol, étendu sur un divan, légèrement blessé, plutôt affa=
ibli
par la perte de son sang.
On lui apprit ce qui s'était passé à la suite =
du
signal envoyé de Jacksonville. Castle-House, en ce moment, du moins, n'avait
plus rien à craindre de la bande de Texar.
«Oui, sans doute, dit James Burbank, mais force
est restée à la violence, à l'arbitraire! Ce misérable a voulu disperser mes
Noirs affranchis, et ils sont dispersés! Il a voulu dévaster la plantation =
par
vengeance, et il n'y reste plus que des ruines!
-- James, dit Walter Stannard, il pouvait nous
arriver de plus grands malheurs encore. Aucun de nous n'a succombé en défen=
dant
Castle-House. Votre femme, votre fille, la mienne, auraient pu tomber entre=
les
mains de ces malfaiteurs, et elles sont en sûreté.
-- Vous avez raison, Stannard, et Dieu en soit
loué! Ce qui a été fait par ordre de Texar ne restera pas impuni, et je sau=
rai
faire justice du sang versé!...
-- Peut-être, dit alors Edward Carrol, est-il
regrettable que madame Burbank, Alice, Dy et Zermah aient quitté Castle-Hou=
se!
Je sais bien que nous étions très menacés alors!... Cependant, j'aimerais m=
ieux
à présent les savoir ici!...
-- Avant le jour, j'irai les rejoindre, répond=
it
James Burbank. Elles doivent être dans une inquiétude mortelle, et il faut =
les rassurer.
Je verrai alors s'il y a lieu de les ramener à Camdless- Bay ou de les lais=
ser
pendant quelques jours au Roc-des-Cèdres!
-- Oui, répondit M. Stannard, il ne faut rien
précipiter. Tout n'est peut-être pas fini... et, tant que Jacksonville sera
sous la domination de Texar, nous aurons lieu de craindre...
-- C'est pourquoi j'agirai prudemment, répondit
James Burbank. -- Perry, vous veillerez à ce qu'une embarcation soit prête =
un
peu avant le jour. Il me suffira d'un homme pour remonter...»
Un cri douloureux, un appel désespéré, interro=
mpit
soudain James Burbank.
Ce cri venait de la partie du parc dont les
pelouses s'étendaient devant l'habitation. Il fut bientôt suivi de ces mots=
:
«Mon père!... Mon père!...
-- La voix de ma fille! s'écria M. Stannard.
-- Ah! quelque nouveau malheur!...» répondit J=
ames
Burbank. Et tous, ouvrant la porte, se précipitèrent au-dehors.
Miss Alice se tenait là, à quelques pas, près =
de
Mme Burbank, qui était étendue sur le sol.
Dy ni Zermah ne se trouvaient avec elles.
«Mon enfant?...» s'écria James Burbank.
À sa voix, Mme Burbank se releva. Elle ne pouv=
ait
parler... Elle tendit le bras vers le fleuve.
«Enlevées!... Enlevées!...
-- Oui!... par Texar!...» répondit Alice.
Puis elle s affaissa près de Mme Burbank.
Lorsque Mme Burbank et Miss Alice s'étaient
engagées dans le tunnel qui conduit à la petite crique Marino sur la rive du
Saint- John, Zermah les précédait. Celle-ci tenait la petite fille d'une ma=
in,
de l'autre, elle portait une lanterne, dont la faible lueur éclairait leur
marche. Arrivée à l'extrémité du tunnel, Zermah avait prié Mme Burbank de
l'attendre. Elle voulait s'assurer que l'embarcation et les deux Noirs, qui
devaient la conduire au Roc- des-Cèdres, se trouvaient à leur poste. Après
avoir ouvert la porte qui fermait l'extrémité du tunnel, elle s'était avanc=
ée
vers le fleuve.
Depuis une minute -- rien qu'une minute -- Mme
Burbank et Miss Alice guettaient le retour de Zermah, lorsque la jeune fill=
e remarqua
que la petite Dy n'était plus là.
«Dy?... Dy?...» cria Mme Burbank, au risque de
trahir sa présence en cet endroit.
L'enfant ne répondit pas. Habituée à toujours
suivre Zermah, elle l'avait accompagnée en dehors du tunnel, du côté de la
crique, sans que sa mère s'en fût aperçue.
Soudain, des gémissements se firent entendre.
Pressentant quelque nouveau danger, ne songeant même pas à se demander s'il=
ne
les menaçait pas elles-mêmes, Mme Burbank et Miss Alice s'élancèrent au-deh=
ors,
coururent vers la rive du fleuve, et n'arrivèrent sur la berge que pour voir
une embarcation s'éloigner dans l'ombre.
«À moi... À moi!... C'est Texar!... criait Zer=
mah.
-- Texar!... Texar!...» s'écria Miss Alice à s=
on
tour.
Et, de la main, elle montrait l'Espagnol, écla=
iré
par le reflet des incendies de Camdless-Bay, debout à l'arrière de l'embarc=
ation,
laquelle ne tarda pas à disparaître.
Puis tout se tut.
Les deux Noirs, égorgés, gisaient sur le sol.<= o:p>
Alors Mme Burbank, affolée, suivie d'Alice qui
n'avait pu la retenir, se précipita vers la rive, appelant sa petite fille.=
Aucun
cri ne répondit aux siens. L'embarcation était devenue invisible, soit que
l'ombre la dérobât aux regards, soit qu'elle traversât le fleuve pour accos=
ter
en quelque point de la rive gauche.
Cette recherche se poursuivit inutilement pend=
ant
une heure. Enfin, Mme Burbank, à bout de force, tomba sur la berge. Miss Al=
ice,
déployant alors une énergie extraordinaire, parvint à relever la malheureuse
mère, à la soutenir, presque à la porter. Au loin, dans la direction de
Castle-House, éclataient les détonations des armes à feu, et parfois les
effroyables hurlements de la bande assiégeante. Il fallait revenir de ce cô=
té,
pourtant! Il fallait essayer de rentrer dans l'habitation par le tunnel, de=
s'en
faire ouvrir la porte qui communiquait avec l'escalier du sous-sol. Une fois
là, Miss Alice parviendrait-elle à se faire entendre?
La jeune fille entraîna Mme Burbank, qui n'ava=
it
plus conscience de ce qu'elle faisait. En revenant le long de la rive, il
fallut vingt fois s'arrêter. Toutes deux pouvaient à chaque instant tomber =
dans
une de ces bandes qui dévastaient la plantation. Peut- être eût-il mieux va=
lu
attendre le jour? Mais, sur cette berge, comment donner à Mme Burbank les s=
oins
qu'exigeait son état? Aussi Miss Alice résolut-elle, coûte que coûte, de
regagner Castle- House. Toutefois, comme de suivre les courbes du fleuve
allongeait son chemin, elle pensa qu'il valait mieux aller plus directement=
à travers
les prairies, en se guidant sur la lueur des baraccons en flammes. C'est ce
qu'elle fit, et c'est ainsi qu'elle arriva aux abords de l'habitation.
Là, Mme Burbank resta sans mouvement, près de =
Miss
Alice, qui ne pouvait plus se soutenir elle-même.
À ce moment, le détachement de la milice, suiv=
ie
de la horde des pillards, après avoir abandonné l'assaut, était loin déjà d=
e l'enceinte.
On n'entendait plus aucun cri, ni à l'extérieur, ni à l'intérieur. Miss Ali=
ce
put croire que les assaillants, après s'être emparés de Castle-House, l'ava=
ient
quitté, sans y avoir laissé un seul de ses défenseurs. Alors elle éprouva u=
ne
suprême angoisse, et tomba à son tour épuisée, pendant qu'un dernier gémiss=
ement
lui échappait, un dernier appel. Il avait été entendu. James Burbank et ses
amis s'étaient jetés au-dehors. Maintenant, ils savaient tout ce qui s'était
passé à la crique Marino. Qu'importait que ces bandits se fussent éloignés
d'eux? Qu'importait qu'ils n'eussent plus à craindre de se voir entre leurs
mains? Un effroyable malheur venait de les frapper. La petite Dy était au
pouvoir de Texar!
Voilà ce que Miss Alice raconta en phrases
entrecoupées de sanglots. Voilà ce qu'entendit Mme Burbank, revenue à elle,=
et noyée
dans ses larmes. Voilà ce qu'apprirent James Burbank, Stannard, Carrol, Per=
ry,
et leurs quelques compagnons. Cette pauvre enfant enlevée, entraînée on ne
savait où, entre les mains du plus cruel ennemi de son père!... Que pouvait=
-il
y avoir au delà, et était-il possible que l'avenir réservât de plus grandes=
douleurs
à cette famille?
Tous furent accablés de ce dernier coup. Après=
que
Mme Burbank eut été transportée dans sa chambre et déposée sur son lit, Miss
Alice était restée près d'elle.
En bas, dans le hall, James Burbank et ses amis
cherchaient à se concerter sur ce qu'il y aurait à faire pour retrouver Dy,
pour l'arracher avec Zermah aux mains de Texar. Oui, sans doute, la dévouée
métisse essayerait de défendre l'enfant jusqu'à la mort! Mais, prisonnière =
d'un
misérable animé d'une haine personnelle, n'allait-elle pas payer de sa vie =
les
dénonciations qu'elle avait portées contre lui?
Alors, James Burbank s'accusait d'avoir obligé=
sa
femme à quitter Castle-House, de lui avoir préparé un moyen d'évasion qui a=
vait
tourné si mal. Était-ce donc le hasard seul auquel il fallait attribuer la
présence de Texar à la crique Marino? Non, évidemment. Texar, d'une façon ou
d'une autre, connaissait l'existence du tunnel. Il s'était dit que les
défenseurs de Camdless-Bay tenteraient peut-être de s'échapper par là, lors=
qu'ils
ne pourraient plus tenir dans l'habitation. Et, après avoir conduit sa trou=
pe
sur la rive droite du fleuve, après en avoir forcé les palissades de
l'enceinte, après avoir obligé James Burbank et les siens à se réfugier
derrière les murs de Castle- House, nul doute qu'il ne fût venu se poster a=
vec
quelques-uns de ses complices près de la crique Marino. Là, il avait
inopinément surpris les deux Noirs qui gardaient l'embarcation, il avait fa=
it égorger
ces malheureux dont les cris ne purent être entendus au milieu du tumulte d=
es
assaillants. Puis l'Espagnol avait attendu que Zermah se montrât, et la pet=
ite
Dy un peu après elle. Les voyant seules, il dut penser que ni Mme Burbank ni
son mari, ni ses amis, ne s'étaient encore décidés à fuir Castle-House. Don=
c, il
fallait se contenter de cette proie, et il avait enlevé l'enfant et la méti=
sse
pour les conduire en quelque retraite inconnue où il serait impossible de l=
es
retrouver!
Et de quel coup plus terrible le misérable
aurait-il pu frapper la famille Burbank? Ce père, cette mère, les eût-il fa=
it
souffrir davantage, s'il leur eût arraché le coeur!
Ce fut une horrible nuit que passèrent les
survivants de Camdless- Bay. Ne devaient-ils pas craindre, en outre, que les
assaillants songeassent, à revenir, plus nombreux ou mieux armés, afin d'ob=
liger
les derniers défenseurs de Castle-House à se rendre? Cela n'arriva pas,
heureusement. Le jour reparut sans que James Burbank et ses compagnons euss=
ent
été mis en alerte par une nouvelle attaque.
Combien il aurait été utile, cependant, de sav=
oir
à quel propos ces trois coups de canon avaient été tirés la veille, et pour=
quoi
les assaillants s'étaient repliés, alors qu'un dernier effort -- un effort
d'une heure à peine -- leur eût livré l'habitation! Devait-on croire que ce
rappel était motivé par quelque démonstration des fédéraux qui aurait eu li=
eu à
l'embouchure du Saint-John? Les navires du commodore Dupont étaient-ils maî=
tres
de Jacksonville? Rien n'eût été plus désirable dans l'intérêt de James Burb=
ank
et des siens. Ils auraient pu commencer en toute sécurité les plus actives
recherches pour retrouver Dy et Zermah, s'attaquer directement à Texar, si
l'Espagnol n'avait pas battu en retraite avec ses partisans, le poursuivre
comme le promoteur des dévastations de Camdless-Bay, et surtout comme l'aut=
eur
du double rapt de la métisse et de l'enfant.
Cette fois, il n'y aurait pas d'alibi possible=
et
de la nature de celui que l'Espagnol avait invoqué au début de cette histoi=
re, quand
il avait comparu, devant le magistrat de Saint-Augustine. Si Texar n'était =
pas
à la tête de cette bande de malfaiteurs qui avait envahi Camdless-Bay -- ce=
que
le messager de M. Harvey n'avait pu dire à James Burbank -- le dernier cri =
de
Zermah n'avait-il pas clairement révélé quelle part directe il avait prise =
au rapt.
Et d'ailleurs, Miss Alice ne l'avait-elle pas reconnu au moment où son
embarcation s'éloignait?
Oui! la justice fédérale saurait bien faire av=
ouer
à ce misérable en quel lieu il avait entraîné ses victimes, et le punir de
crimes qu'il ne pourrait plus nier.
Malheureusement, rien ne vint confirmer les
hypothèses de James Burbank relativement à l'arrivée de la flottille nordis=
te
dans les eaux du Saint-John. À cette date du 3 mars, aucun navire n'avait e=
ncore
quitté la baie de Saint-Mary. Cela fut amplement démontré par des nouvelles=
que
l'un des régisseurs alla chercher le jour même sur l'autre rive du fleuve. =
Nul
bâtiment n'avait encore paru à la hauteur du phare de Pablo. Tout se bornai=
t à
l'occupation de Fernandina et du fort Clinch. Il semblait que le commodore
Dupont ne voulût s'avancer qu'avec une extrême circonspection jusqu'au cent=
re
de la Floride. Quant à Jacksonville, le parti de l'émeute y dominait toujou=
rs.
Après l'expédition de Camdless-Bay, l'Espagnol avait reparu dans la ville. =
Il y
organisait la résistance pour le cas où les canonnières de Stevens tenterai=
ent
de franchir la barre du fleuve. Sans doute, quelque fausse alerte l'avait
rappelé la veille avec sa bande de pillards. Après tout, l'oeuvre de vengea=
nce
de Texar n'était-elle pas suffisante, maintenant que la plantation était
dévastée, les chantiers détruits par l'incendie, les Nègres dispersés dans =
les
forêts du comté et auxquels il ne restait plus rien de leurs baraccons en
ruine, enfin la petite Dy enlevée à son père, à sa mère, sans qu'on put
retrouver trace de l'enlèvement.
James Burbank n'en fut que trop certain, quand,
pendant la matinée, Walter Stannard et lui eurent remonté la rive droite du=
fleuve.
En vain avaient-ils exploré les moindres anses, cherché quelque indice qui =
leur
aurait indiqué la direction suivie par l'embarcation. Toutefois, cette
recherche n'avait pu être que bien incomplète, et il faudrait également vis=
iter
la rive gauche.
Mais, en ce moment, était-ce possible? Ne
fallait-il pas attendre que Texar et ses partisans fussent réduits à
l'impuissance par l'arrivée des fédéraux? Mme Burbank, dans l'état où elle =
se trouvait,
Miss Alice, qui ne pouvait plus la quitter, Edward Carrol, alité pour quelq=
ues
jours, n'eût-il pas été imprudent de les laisser seuls à Castle-House,
lorsqu'un retour des assaillants était toujours à redouter?
Et, ce qui était plus désespérant encore, c'est
que James Burbank ne pouvait même songer à porter plainte contre Texar, ni =
pour
la dévastation de son domaine, ni pour l'enlèvement de Zermah et de la peti=
te
fille. Le seul magistrat auquel il aurait eu à s'adresser, c'était l'auteur
même de ces crimes. Il fallait donc attendre que la justice régulière eût
repris son cours à Jacksonville.
«James, dit M. Stannard, si les dangers qui
menacent votre enfant sont terribles, du moins Zermah est avec elle, et vous
pouvez compter sur son dévouement qui ira...
-- Jusqu'à la mort... soit! répondit James
Burbank. Et quand Zermah sera morte?...
-- Écoutez-moi, mon cher James, répondit M.
Stannard. En y réfléchissant, ce n'est pas l'intérêt de Texar d'en venir à
cette extrémité. Il n'a pas encore quitté Jacksonville, et, tant qu'il y se=
ra,
je pense que ses victimes n'ont aucun acte de violence à craindre de sa par=
t.
Votre enfant ne peut-elle être une garantie, un otage contre les représaill=
es
qu'il doit redouter, non seulement de vous, mais aussi de la justice fédéra=
le,
pour avoir renversé les autorités régulières de Jacksonville et dévasté la =
plantation
d'un nordiste? Évidemment. Aussi son intérêt est-il de les épargner, et mie=
ux
vaut attendre que Dupont et Sherman soient les maîtres du territoire pour a=
gir
contre lui!
-- Et quand le seront-ils?... s'écria James
Burbank.
-- Demain... aujourd'hui, peut-être! Je vous le
répète, Dy est la sauvegarde de Texar. C'est pour cela qu'il a saisi l'occa=
sion
de l'enlever, sachant bien aussi qu'il vous briserait le coeur, mon pauvre
James, et le misérable y a cruellement réussi!»
Ainsi raisonnait M. Stannard, et il y avait de
sérieux motifs pour que son raisonnement fût juste. Parvint-il à convaincre
James Burbank? Non, sans doute. Lui rendit-il un peu d'espoir? Pas davantag=
e.
C'était impossible. Mais James Burbank comprit que, lui aussi, il devrait
s'astreindre à parler devant sa femme comme Walter Stannard venait de parler
devant lui. Autrement, Mme Burbank n'eût pas survécu à ce dernier coup. Et,
lorsqu'il fut de retour à l'habitation, il fit valoir avec force ces argume=
nts auxquels
lui-même ne pouvait se rendre.
Pendant ce temps, Perry et les sous-régisseurs
visitaient Camdless-Bay. C'était un spectacle navrant. Cela parut même fair=
e une
grande impression sur Pygmalion qui les accompagnait. Cet «homme libre» n'a=
vait
point cru devoir suivre les esclaves affranchis, dispersés par Texar. Cette
liberté d'aller coucher dans les bois, d'y souffrir du froid et de la faim,=
lui
paraissait excessive. Aussi avait-il préféré rester à Castle-House, dût-il,=
comme
Zermah, déchirer son acte d'affranchissement pour conquérir le droit d'y
demeurer.
«Tu le vois, Pyg! lui répétait M. Perry. La
plantation est dévastée, nos ateliers sont en ruine. Voilà ce que nous a co=
ûté
la liberté donnée à des gens de ta couleur!
-- Monsieur Perry, répondait Pygmalion, ce n'e=
st
pas ma faute...
-- C'est ta faute, au contraire! Si tes pareil=
s et
toi, vous n'aviez pas applaudi tous ces déclamateurs qui tonnaient contre l=
'esclavage,
si vous aviez protesté contre les idées du Nord, si vous aviez pris les arm=
es
pour repousser les troupes fédérales, jamais M. Burbank n'aurait eu cette
pensée de vous affranchir, et le désastre ne se serait pas abattu sur
Camdless-Bay!
-- Que puis-je y faire, maintenant, reprenait =
le
désolé Pyg, que puis-je y faire monsieur Perry?
-- Je vais te le dire, Pyg, et c'est ce que tu
ferais, s'il y avait en toi le moindre sentiment de justice!
-- Tu es libre, n'est-ce pas?
-- Il paraît!
-- Par conséquent, tu t'appartiens?
-- Sans doute!
-- Et, si tu t'appartiens, rien ne t'empêche de
disposer de toi comme il te plaît?
-- Rien, monsieur Perry.
-- Eh bien, à ta place, Pyg, je n'hésiterais p=
as.
J'irais me proposer à la plantation voisine, je m'y revendrais comme esclav=
e, et
le prix de ma vente, je l'apporterais à mon ancien maître pour l'indemniser=
du
tort que je lui ai fait en me laissant affranchir!»
Le régisseur parlait-il sérieusement? on ne
saurait le dire, tant le digne homme était capable de déraisonner, lorsqu'il
enfourchait son habituel dada. En tout cas, le piteux Pygmalion, déconcerté=
, irrésolu,
abasourdi, ne sut rien répondre.
Toutefois, il n'y avait pas à cela le moindre
doute, l'acte de générosité, accompli par James Burbank, venait d'attirer l=
e malheur
et la ruine sur la plantation. Le désastre matériel, c'était assez visible,
devait se chiffrer par une somme considérable. Il ne restait plus rien des
baraccons, détruits après avoir été préalablement saccagés par les pillards.
Des scieries, des ateliers, on ne voyait plus qu'un morceau de cendres, res=
tes
de l'incendie, d'où s'échappaient encore des fumerolles de vapeur grisâtre.=
À
la place des chantiers, qui servaient à l'emmagasinage des bois déjà débité=
s, à
la place des fabriques, où se trouvaient les appareils pour «sérancer» le c=
oton,
les presses hydrauliques pour le mettre en balles, les machines pour la
manipulation de la canne à sucre, il n'y avait que des murs noircis, prêts à
s'écrouler, des tas de briques rougies par le feu à l'endroit où s'élevait =
la
cheminée des usines. Puis, à la surface des champs de caféiers, des rizière=
s, des
potagers, des enclos réservés aux animaux domestiques, la dévastation était=
complète,
comme si une troupe de fauves eût ravagé le riche domaine pendant de longues
heures! En présence de ce lamentable spectacle, l'indignation de M. Perry ne
pouvait se contenir. Sa colère s'échappait en paroles menaçantes. Pygmalion=
n'était
rien moins que rassuré à voir les farouches regards que le régisseur lançait
sur lui. Aussi finit-il par le quitter pour regagner Castle-House, afin,
dit-il, «de réfléchir plus à son aise à la proposition de se vendre que le
régisseur venait de lui faire.» Et, sans doute, la journée ne put suffire à=
ses
réflexions, car, le soir venu, il n'avait encore pris aucune décision à cet
égard.
Cependant, ce jour même, quelques-uns des anci=
ens
esclaves étaient rentrés secrètement à Camdless-Bay. On imagine ce que dut =
être
leur désolation, lorsqu'ils ne trouvèrent pas une seule case qui n'eût été
détruite. James Burbank donna aussitôt des ordres pour que l'on subvînt à l=
eurs
besoins du mieux possible. Un certain nombre de ces Noirs put être logé à
l'intérieur de l'enceinte, dans la partie des communs respectée par l'incen=
die.
On les employa tout d'abord à enterrer ceux de leurs compagnons morts en dé=
fendant
Castle-House, et aussi les cadavres des assaillants qui avaient été tués da=
ns
l'attaque, -- les blessés ayant été emmenés par leurs camarades. Il en fut
pareillement des deux malheureux Nègres, égorgés au moment où Texar et ses
complices les surprenaient à leur poste, près de la petite crique Marino.
Ces soins pris, James Burbank ne pouvait songer
encore à la réorganisation de son domaine. Il fallait attendre que la quest=
ion fût
décidée entre le Sud et le Nord dans l'État de Floride. D'autres soucis, bi=
en
autrement graves, l'absorbaient jour et nuit. Tout ce qu'il était en son
pouvoir de faire pour retrouver les traces de sa petite fille, il le faisai=
t.
En outre, la santé de Mme Burbank était très compromise. Bien que Miss Alic=
e ne
la quittât pas d'un instant et la soignât avec une sollicitude filiale, il
importait qu'un médecin fût appelé près d'elle.
Il y en avait un, à Jacksonville, qui possédait
toute la confiance de la famille Burbank. Ce médecin n'hésita pas à venir à
Camdless- Bay, dès qu'il y fut mandé. Il prescrivit quelques remèdes. Mais =
pourraient-ils
être efficaces tant que la petite Dy ne serait pas rendue à sa mère? Aussi,
laissant Edward Carrol, qui devait être retenu quelque temps à la chambre,
James Burbank et Walter Stannard allaient-ils chaque jour explorer les deux
rives du fleuve. Ils fouillaient les îlots du Saint-John; ils interrogeaient
les gens du pays; ils s'informaient jusque dans les moindres hameaux du com=
té;
ils promettaient de l'argent, et beaucoup, à qui leur apporterait un indice
quelconque... Leurs efforts demeuraient infructueux. Comment aurait-on pu l=
eur apprendre
que c'était au fond de la Crique-Noire que se cachait l'Espagnol? Personne =
ne
le savait. Et d'ailleurs, pour mieux soustraire ses victimes à toutes les
recherches, Texar n'avait-il pas dû les entraîner vers le haut cours du fle=
uve?
Le territoire n'était-il pas assez grand, n'y avait-il pas assez de retrait=
es dans
les vastes forêts du centre, au milieu des immenses marais du sud de la
Floride, dans la région de ces inaccessibles Everglades, pour que Texar pût=
si
bien y cacher ses deux victimes qu'on ne parviendrait pas à arriver jusqu'à
elles?
En même temps, par ce médecin, qui venait à
Camdless-Bay, James Burbank fut chaque jour tenu au courant de ce qui se
passait à Jacksonville et dans le nord du comté de Duval.
Les fédéraux n'avaient encore fait aucune
démonstration nouvelle sur le territoire floridien, cela n'était pas douteu=
x.
Des instructions spéciales, venues de Washington, leur commandaient- elles =
donc
de s'arrêter sur la frontière sans chercher à la franchir? Une pareille
attitude eût été désastreuse pour les intérêts des unionistes, établis sur =
les
territoires du Sud, et plus particulièrement pour James Burbank, si comprom=
is
par ses derniers actes vis-à-vis des confédérés. Quoi qu'il en soit, l'esca=
dre
du commodore Dupont se trouvait encore dans l'estuaire de Saint-Mary, et, si
les gens de Texar avaient été rappelés par ces trois coups de canon, le soi=
r du
2 mars, c'est que les autorités de Jacksonville s'étaient laissé prendre à =
une
fausse alerte -- erreur à laquelle Castle-House devait d'avoir échappé au p=
illage
et à la ruine.
Quant à l'Espagnol, ne songeait-il pas à
recommencer une expédition qu'il pouvait considérer comme incomplète, puisq=
ue James
Burbank n'était pas en son pouvoir? Hypothèse peu probable. En ce moment, s=
ans
doute, l'attaque de Castle-House, l'enlèvement de Dy et de Zermah, suffisai=
ent
à ses vues. D'ailleurs, quelques bons citoyens n'avaient pas craint de
manifester leur désapprobation pour l'affaire de Camdless-Bay et leur dégoû=
t à l'égard
du chef des émeutiers de Jacksonville, bien que leur opinion ne fût pas pour
préoccuper Texar. L'Espagnol dominait plus que jamais dans le comté de Duval
avec son parti de forcenés. Ces gens, sans aveu, ces aventuriers, sans
scrupules, en prenaient à leur aise. Chaque jour, ils s'abandonnaient à des
plaisirs de toutes sortes, qui dégénéraient en orgies. Le bruit en arrivait=
jusqu'à
la plantation, et le ciel réverbérait l'éclat des illuminations publiques q=
ue
l'on pouvait prendre pour la lueur de quelque nouvel incendie. Les gens
modérés, réduits à se taire, durent subir le joug de cette faction, soutenue
par la populace du comté.
En somme, l'inaction momentanée de l'armée
fédérale venait singulièrement en aide aux nouvelles autorités du pays. Ell=
es
en profitaient pour faire courir le bruit que les nordistes ne passeraient =
pas
la frontière, qu'ils avaient ordre de reculer en Géorgie et dans les Caroli=
nes,
que la péninsule floridienne ne subirait pas l'invasion des troupes
anti-esclavagistes, que sa qualité d'ancienne colonie espagnole la mettait =
en
dehors de la question dont les États-Unis cherchaient à régler le sort par =
les armes,
etc. Aussi, dans tous les comtés, se produisait-il donc un certain courant =
plus
favorable que contraire aux idées dont les partisans de la violence se
faisaient les représentants. On le vit bien, en maint endroit, mais plutôt =
sur
la portion septentrionale de la Floride, du côté de la frontière géorgienne=
, où
les propriétaires de plantations, surtout les gens du Nord, furent très
maltraités, leurs esclaves mis en fuite, leurs scieries et chantiers détrui=
ts
par l'incendie, leurs établissements dévastés par les troupes des confédéré=
s,
comme Camdless-Bay venait de l'être par la populace de Jacksonville.
Cependant, il ne semblait pas -- maintenant du
moins -- que la plantation eût lieu de craindre un nouvel envahissement, ni=
Castle-House,
une nouvelle agression. Toutefois, combien il tardait à James Burbank que l=
es
fédéraux fussent maîtres du territoire! Dans l'état actuel des choses, on ne
pouvait rien tenter directement contre Texar, ni le poursuivre devant la ju=
stice
pour des faits qui ne sauraient être démentis, cette fois, ni obliger à rév=
éler
en quel lieu il retenait Dy et Zermah.
Par quelle série d'angoisses passèrent James
Burbank et les siens en présence de ces retards si prolongés! Ils ne pouvai=
ent
croire, cependant, que les fédéraux songeassent à s'immobiliser sur la fron=
tière.
La dernière lettre de Gilbert disait formellement que l'expédition du commo=
dore
Dupont et de Sherman avait la Floride pour objectif. Depuis cette lettre, le
gouvernement fédéral avait- il donc envoyé des ordres contraires à la baie
d'Edisto où l'escadre attendait avant de reprendre la mer? Un succès des tr=
oupes
confédérées, survenu en Virginie ou dans les Carolines, obligeait-il l'armé=
e de
l'Union à s'arrêter dans sa marche vers le Sud? Quelle série d'inquiétudes
permanentes pour cette famille si éprouvée depuis le commencement de la gue=
rre!
À combien de catastrophes ne devait-elle pas s'attendre encore!
Ainsi s'écoulèrent les cinq jours qui suivirent
l'envahissement de Camdless-Bay. Nulle nouvelle des dispositions prises par=
les
fédéraux. Nulle nouvelle de Dy ni de Zermah, bien que James Burbank eût tout
fait pour retrouver leurs traces, bien que pas une seule journée se fût
écoulée, sans avoir été marquée par un nouvel effort!
On arriva au 9 mars. Edward Carrol était
complètement guéri. Il allait pouvoir se joindre aux démarches qui seraient
faites par ses amis. Mme Burbank se trouvait toujours dans un état de faibl=
esse
extrême. Il semblait que sa vie menaçait de s'en aller avec ses larmes. Dans
son délire, elle appelait sa petite fille d'une voix déchirante, elle voula=
it
courir à sa recherche. Ces crises étaient suivies de syncopes qui mettaient=
son
existence en danger. Que de fois Miss Alice put craindre que cette mère inf=
ortunée
mourût entre ses bras!
Un seul bruit de la guerre arriva à Jacksonvil=
le
dans la matinée du 9 mars. Malheureusement, il était de nature à donner une=
nouvelle
force aux partisans de l'idée séparatiste.
D'après ce bruit, le général confédéré Van Dorn
aurait repoussé les soldats de Curtis, le 6 mars, au combat de Bentonville,
dans l'Arkansas, puis obligé les fédéraux à battre en retraite. En réalité,=
il
n'y avait eu qu'un simple engagement avec l'arrière- garde d'un petit corps
nordiste, et ce succès allait être bien autrement compensé, quelques jours
après, par la victoire de Pea- Ridge. Cela suffit, cependant, à provoquer p=
armi
les sudistes un redoublement d'insolence. Et, à Jacksonville, ils célébrère=
nt cette
action sans importance comme un complet échec de l'armée fédérale. De là, de
nouvelles fêtes et de nouvelles orgies, dont le bruit retentit douloureusem=
ent
à Camdless-Bay.
Tels sont les faits qu'apprit James Burbank, v=
ers
six heures du soir, quand il revint après exploration sur la rive gauche du=
fleuve.
Un habitant du comté de Putnam croyait avoir
trouvé des traces de l'enlèvement à l'intérieur d'un îlot du Saint-John,
quelques milles au-dessus de la Crique-Noire. Pendant la nuit précédente, c=
et
homme croyait avoir entendu comme un appel désespéré, et il était venu
rapporter le fait à James Burbank. En outre, l'Indien Squambô, le confident=
de
Texar, avait été vu, dans ces parages avec son squif. Qu'on eût aperçu
l'Indien, rien de moins douteux, et ce détail fut même confirmé par un pass=
ager
du Shannon, qui, revenant de Saint-Augustine, avait
débarqué ce jour-là au pier de Camdless-Bay.
Il n'en fallait pas davantage pour que James
Burbank voulût s'élancer sur cette piste. Edward Carrol et lui, accompagnés=
de deux
Noirs, s'étant jetés dans une embarcation, avaient remonté le fleuve. Après
s'être rapidement portés vers l'îlot indiqué, ils l'avaient fouillé avec so=
in,
avaient visité quelques cabanes de pêcheurs, qui ne leur semblèrent même pas
avoir été récemment occupées. Sous les taillis presque impénétrables de
l'intérieur, pas un seul vestige d'êtres humains. Rien sur les berges qui i=
ndiquât
qu'une embarcation y eût accosté. Squambô ne fut aperçu nulle part; s'il ét=
ait
venu rôder autour de cet îlot, très probablement il n'y avait pas débarqué.=
Cette expédition demeura donc sans résultat, c=
omme
tant d'autres. Il fallut revenir à la plantation, avec la certitude d'avoir=
, cette
fois encore, suivi une fausse piste.
Or, ce soir là, James Burbank, Walter Stannard=
et
Edward Carrol causaient de cette inutile recherche, au moment où ils étaien=
t réunis
dans le hall. Vers neuf heures après avoir laissé Mme Burbank
assoupie plutôt qu'endormie dans sa chambre, Miss Alice vint les rejoindre,=
et
apprit que cette dernière tentative n'avait donné aucun résultat.
Cette nuit allait être assez obscure. La lune,
dans son premier quartier, avait déjà disparu sous l'horizon. Un profond
silence enveloppait Castle-House, la plantation, tout le lit du fleuve. Les
quelques Noirs, retirés dans les communs, commençaient à s'endormir. Lorsqu=
e le
silence était troublé, c'est que des clameurs lointaines, des détonations de
pièces d'artifice, venaient de Jacksonville, où l'on célébrait à grand frac=
as
le succès des confédérés.
Chaque fois que ces bruits arrivaient jusque d=
ans
le hall, c'était un nouveau coup porté à la famille Burbank.
«Il faudrait pourtant savoir ce qui en est, dit
Edward Carrol, et s'assurer si les fédéraux ont renoncé à leurs projets sur=
la Floride!
-- Oui! il le faut! répondit M. Stannard. Nous=
ne
pouvons vivre dans cette incertitude!...
-- Eh bien, dit James Burbank, j'irai à
Fernandina, dès demain... et là, je m'informerai...»
En ce moment, on frappa légèrement à la porte
principale de Castle-House, du côté de l'avenue qui conduisait à la rive du=
Saint-John.
Un cri échappa à Miss Alice, qui s'élança vers
cette porte. James Burbank voulut en vain retenir la jeune fille. Et, comme=
on n'avait
pas encore répondu, un nouveau coup fut frappé plus distinctement.
James Burbank s'avança vers le seuil. Il
n'attendait personne. Peut-être quelque importante nouvelle lui arrivait-el=
le
de Jacksonville, apportée par John Bruce de la part de son correspondant, M.
Harvey?
On frappa une troisième fois d'une main plus
impatiente.
«Qui est là? demanda James Burbank.
-- Moi! fut-il répondu.
-- Gilbert!...» s'écria Miss Alice.
Elle ne s'était pas trompée. Gilbert à
Camdless-Bay! Gilbert apparaissant au milieu des siens, heureux de venir pa=
sser
quelques heures avec eux et sans rien savoir, sans doute, des désastres qui=
les
avaient frappés!
En un instant, le jeune lieutenant fut dans les
bras de son père, tandis qu'un homme, qui l'accompagnait, refermait la porte
avec soin, après avoir jeté un dernier regard en arrière.
C'était Mars, le mari de Zermah, le dévoué mat=
elot
du jeune Gilbert Burbank.
Après avoir embrassé son père, Gilbert se
retourna. Puis, apercevant Miss Alice, il lui prit la main qu'il serra dans=
un irrésistible
mouvement de tendresse.
«Ma mère! s'écria-t-il. Où est ma mère?... Est=
-il
vrai qu'elle soit mourante?...
-- Tu sais donc, mon fils?... répondit James
Burbank.
-- Je sais tout, la plantation dévastée par les
bandits de Jacksonville, l'attaque de Castle-House, ma mère... morte peut- =
être!...»
La présence du jeune homme dans ce pays où il
courait personnellement tant de dangers, s'expliquait maintenant.
Voici ce qui s'était passé:
Depuis la veille, plusieurs canonnières de
l'escadre du commodore Dupont s'étaient portées au delà des bouches du
Saint-John. Après avoir remonté le fleuve, elles durent s'arrêter devant la
barre, à quatre milles au-dessous de Jacksonville. Quelques heures plus tar=
d,
un homme, se disant un des gardiens du phare de Pablo, vint à bord de la
canonnière de Stevens, sur laquelle Gilbert remplissait les fonctions de
second. Là, cet homme parla de tout ce qui s'était passé à Jacksonville, ai=
nsi
que de l'envahissement de Camdless-Bay, de la dispersion des Noirs, de la
situation désespérée de Mme Burbank. Que l'on juge de ce que dut épr=
ouver Gilbert
en entendant le récit de ces déplorables événements.
Alors, il fut pris d'un irrésistible désir de
revoir sa mère. Avec l'autorisation du commandant Stevens, il quitta la
flottille, il se jeta dans un de ces légers canots qu'on appelle «gigs». Ac=
compagné
de son fidèle Mars, il put passer inaperçu au milieu des ténèbres -- du moi=
ns
il le croyait --, et prit terre à un demi-mille au-dessous de Camdless-Bay,
afin d'éviter de débarquer au petit port qui pouvait être surveillé.
Mais, ce qu'il ignorait, ce qu'il ne pouvait
savoir, c'est qu'il était tombé dans un piège tendu par Texar. À tout prix,
l'Espagnol avait voulu se procurer cette preuve réclamée par les magistrats=
de
Court-Justice, -- cette preuve que James Burbank entretenait une correspond=
ance
avec l'ennemi. Aussi pour attirer le jeune lieutenant à Camdless-Bay, un
gardien du phare de Pablo, qui lui était dévoué, s'était-il chargé d'appren=
dre
à Gilbert une partie des faits dont Castle-House venait d'être le théâtre, =
et
plus particulièrement l'état de sa mère. Le jeune lieutenant, parti dans les
conditions que l'on connaît, avait été espionné pendant qu'il remontait le
cours du fleuve. Toutefois, en se glissant le long des roseaux qui bordent =
la
haute grève du Saint-John, il était parvenu, sans le savoir, à dépister les
gens de l'Espagnol, chargés de le suivre. Si ces espions ne l'avaient point=
vu débarquer
sur la berge au-dessous de Camdless-Bay, du moins espéraient-ils s'emparer =
de
lui à son retour, puisque toute cette partie de la rive se trouvait sous le=
ur
surveillance.
«Ma mère... ma mère!... reprit Gilbert. Où
est-elle?
-- Me voilà, mon fils!» répondit Mme Burbank.<= o:p>
Elle venait d'apparaître sur le palier de
l'escalier du hall, elle le descendit lentement, se retenant à la rampe, et
tomba sur un divan, tandis que Gilbert la couvrait de baisers.
Dans son assoupissement, la malade avait enten=
du
frapper à la porte de Castle-House. Aussitôt, reconnaissant la voix de son =
fils,
elle avait retrouvé assez de forces pour se relever, pour rejoindre Gilbert,
pour venir pleurer avec lui, avec tous les siens.
Le jeune homme la pressait dans ses bras.
«Mère!... mère!... disait-il. Je te revois
donc!... Comme tu souffres!... Mais tu vis!... Ah! nous te guérirons!... Ou=
i!
Ces mauvais jours vont finir!... Nous serons réunis... bientôt!... Nous te
rendrons la santé!... Ne crains rien pour moi, mère!... Personne ne saura q=
ue
Mars et moi, nous sommes venus ici!...»
Et, tout en parlant, Gilbert, qui voyait sa mè=
re
faiblir, essayait de la ranimer par ses caresses.
Cependant Mars semblait avoir compris que Gilb=
ert
et lui ne connaissaient pas toute l'étendue du malheur qui les avait frappé=
s.
James Burbank, MM. Carrol et Stannard, silencieux, courbaient la tête. Miss
Alice ne pouvait retenir ses larmes. En effet, la petite Dy n'était pas là,=
ni
Zermah, qui aurait dû deviner que son mari venait d'arriver à Camdless-Bay,
qu'il était dans l'habitation, qu'il l'attendait...
Aussi, le coeur étreint par l'angoisse, regard=
ant
dans tous les coins du hall, demanda-t-il à M. Burbank:
«Qu'y a-t-il donc, maître?»
En ce moment, Gilbert se releva.
«Et Dy?... s'écria-t-il. Est-ce que Dy est déjà
couchée?... Où est ma petite soeur?
-- Où est ma femme?» dit Mars.
Un instant après, le jeune officier et Mars
savaient tout. En remontant la berge du Saint-John, depuis l'endroit où les=
attendait
leur canot, ils avaient bien vu, dans l'ombre, les ruines accumulées sur la
plantation. Mais ils pouvaient croire que tout se bornait à quelque désastre
matériel, conséquence de l'affranchissement des Noirs!... Maintenant, ils
n'ignoraient rien. L'un ne retrouvait plus sa soeur à l'habitation. L'autre=
n'y
retrouvait plus sa femme... Et personne pour leur dire en quel endroit Texar
les avait entraînées depuis sept jours!
Gilbert revint s'agenouiller près de Mme Burba=
nk.
Il mêlait ses larmes aux siennes. Mars, la face injectée, la poitrine
haletante, allait, venait, ne pouvait se contenir.
Enfin sa colère éclata.
«Je tuerai Texar! s'écria-t-il. J'irai à
Jacksonville... demain... cette nuit... à l'instant...
-- Oui, viens, Mars, viens!...» répondit Gilbe=
rt.
James Burbank les arrêta.
«Si cela eût été à faire, dit-il, je n'aurais =
pas
attendu ton arrivée, mon fils! Oui! ce misérable eût déjà payé de sa vie le=
mal
qu'il nous a causé! Mais, avant tout, il faut qu'il dise ce que lui seul pe=
ut
dire! Et quand je te parle ainsi, Gilbert, quand je recommande à toi, et à =
Mars
d'attendre, c'est qu'il faut attendre!
-- Soit, mon père! répondit le jeune homme. Du
moins, je fouillerai le territoire, je chercherai...
-- Eh! crois-tu donc que je ne l'aie pas fait?
s'écria M. Burbank. Pas un jour ne s'est passé, sans que nous n'ayons explo=
ré
les rives du fleuve, les îlots qui peuvent servir de refuge à ce Texar! Et =
pas
un seul indice, rien qui ait pu me mettre sur la trace de ta soeur, Gilbert=
, de
ta femme, Mars! Carrol et Stannard ont tout tenté avec moi!... Jusqu'ici nos
recherches ont été inutiles!...
-- Pourquoi ne pas porter plainte à Jacksonvil=
le?
demanda le jeune officier. Pourquoi ne pas poursuivre Texar comme coupable
d'avoir provoqué le pillage de Camdless-Bay, d'avoir enlevé?...
-- Pourquoi? répondit James Burbank. Parce que
Texar est le maître maintenant, parce que tout ce qui est honnête tremble
devant les coquins qui lui sont dévoués, parce que la populace est pour lui=
, et
aussi les milices du comté!
-- Je tuerai Texar! répétait Mars, comme s'il =
eût
été sous l'obsession d'une idée fixe.
-- Tu le tueras quand il en sera temps! répond=
it
James Burbank. À présent, ce serait aggraver la situation.
-- Et quand sera-t-il temps?... demanda Gilber=
t.
-- Quand les fédéraux seront les maîtres de la
Floride, lorsqu'ils auront occupé Jacksonville!
-- Et s'il est trop tard, alors?
-- Mon fils!... Mon fils!... je t'en supplie..=
. ne
dis pas cela! s'écria Mme Burbank.
-- Non, Gilbert, ne dites pas cela!» répéta Mi=
ss
Alice.
James Burbank prit la main de son fils.
«Gilbert, écoute-moi, dit-il. Nous voulions co=
mme
toi, comme Mars, faire justice immédiate de Texar, au cas où il aurait refu=
sé
de dire ce que sont devenues ses victimes. Mais, dans l'intérêt de ta soeur,
Gilbert, dans l'intérêt de ta femme, Mars, notre colère a dû céder devant la
prudence. Il y a tout lieu de croire, en effet, qu'entre les mains de Texar=
, Dy
et Zermah sont des otages dont il se fera une sauvegarde, car ce misérable =
doit
craindre d'être poursuivi pour avoir renversé les honnêtes magistrats de Ja=
cksonville,
pour avoir déchaîné une bande de malfaiteurs sur Camdless-Bay, pour avoir
incendié et pillé la plantation d'un nordiste! Si je ne le croyais pas,
Gilbert, est-ce que je te parlerais avec cette conviction? Est-ce que j'aur=
ais
eu l'énergie d'attendre?...
-- Est-ce que je ne serais pas morte!» dit Mme
Burbank.
La malheureuse femme avait compris que, s'il
allait à Jacksonville, son fils se livrait à Texar. Et qui donc eût alors pu
sauver un officier de l'armée fédérale, tombé au pouvoir des sudistes, au
moment où les fédéraux menaçaient la Floride?
Cependant le jeune officier n'était plus maîtr=
e de
lui. Il s'obstinait à vouloir partir. Et, comme Mars répétait: «Je tuerai T=
exar:
-- Viens donc! dit-il.
-- Tu n'iras pas, Gilbert!»
Mme Burbank s'était levée dans un dernier effo=
rt.
Elle était allée se placer devant la porte. Mais, épuisée par cet effort, n=
e pouvant
plus se soutenir, elle s'affaissa.
«Ma mère!... ma mère! s'écria le jeune homme.<= o:p>
-- Restez, Gilbert!» dit Miss Alice.
Il fallut reporter Mme Burbank dans sa chambre=
, où
la jeune fille demeura près d'elle. Puis, James Burbank rejoignit Edward Ca=
rrol
et M. Stannard dans le hall. Gilbert était assis sur le divan, la tête dans=
les
mains. Mars, à l'écart, se taisait.
«Maintenant, Gilbert, dit James Burbank, tu es=
en
possession de toi-même. Parle donc. De ce que tu vas nous dire dépendront l=
es résolutions
que nous devrons prendre. Nous n'avons d'espoir que dans une prompte arrivée
des fédéraux dans le comté. Ont-ils donc renoncé à leur projet d'occuper la
Floride?
-- Non, mon père.
-- Où sont-ils?
-- Une partie de l'escadre se dirige, en ce
moment, vers Saint- Augustine, afin d'établir le blocus de la côte.
-- Mais le commodore ne songe-t-il point à se
rendre maître du Saint-John? demanda vivement Edward Carrol.
-- Le bas cours du Saint-John nous appartient,
répondit le jeune lieutenant. Nos canonnières sont déjà mouillées dans le f=
leuve,
sous les ordres du commandant Stevens.
-- Dans le fleuve! et elles n'ont pas encore
cherché à s'emparer de Jacksonville?... s'écria M. Stannard.
-- Non, car elles ont dû s'arrêter devant la
barre, à quatre milles au-dessous du port.
-- Les canonnières arrêtées... dit James Burba=
nk,
arrêtées par un obstacle infranchissable?...
-- Oui, mon père, répondit Gilbert, arrêtées p=
ar
le manque d'eau. Il faut que la marée soit assez forte pour permettre de pa=
sser
cette barre, et encore sera-ce assez difficile. Mars connaît parfaitement le
chenal, et c'est lui qui doit nous piloter.
-- Attendre!... Toujours attendre! s'écria Jam=
es
Burbank. Et combien de jours?
-- Trois jours au plus, et vingt-quatre heures
seulement, si le vent du large pousse le flot dans l'estuaire.»
Trois jours ou vingt-quatre heures, que ce tem=
ps
serait long pour les hôtes de Castle-House! Et, d'ici-là, si les confédérés=
comprenaient
qu'ils ne pourraient défendre la ville, s'ils l'abandonnaient comme ils ava=
ient
abandonné Fernandina, le fort Clinch, les autres points de la Géorgie et de=
la
Floride septentrionale, Texar ne s'enfuirait-il pas avec eux? Alors, en quel
endroit irait-on le chercher?
Cependant, s'attaquer à lui, en ce moment où il
faisait la loi à Jacksonville, où la populace le soutenait dans ses violenc=
es, c'était
impossible. Il n'y avait pas à revenir là-dessus.
M. Stannard demanda alors à Gilbert s'il était
vrai que les fédéraux eussent éprouvé quelque insuccès dans le Nord, et ce =
qu'on
devait penser de la défaite de Bentonville.
«La victoire de Pea-Ridge, répondit le jeune
lieutenant, a permis aux troupes de Curtis de reprendre le terrain qu'elles
avaient un instant perdu. La situation des nordistes est excellente, leur s=
uccès
assuré dans un délai qu'il est difficile de prévoir. Quand ils auront occupé
les points principaux de la Floride, ils empêcheront la contrebande de guer=
re
qui se fait par les passes du littoral, et les munitions comme les armes ne
tarderont pas à manquer aux confédérés. Donc, avant peu, ce territoire aura=
retrouvé
le calme et la sécurité sous la protection de notre escadre!... Oui... dans
quelques jours!... Mais, d'ici-là...»
L'idée de sa soeur, exposée à tant de périls, =
lui
revint avec une telle force que M. Burbank dut détourner ce souvenir, en ra=
menant
la conversation sur la question des belligérants. Gilbert ne pouvait-il lui
apprendre encore bien des nouvelles, qui n'avaient pu arriver à Jacksonvill=
e,
ou, du moins, à Camdless-Bay?
Il y en avait quelques-unes, en effet, et d'une
grande importance pour les nordistes des territoires de la Floride.
On se rappelle qu'à la suite de la victoire de
Donelson, l'État de Tennessee, presque entièrement, était rentré sous la
domination des fédéraux. Ceux-ci, en combinant une attaque simultanée de le=
ur armée
et de leur flotte, songeaient à se rendre maîtres de tout le cours du
Mississipi. Ils l'avaient donc descendu jusqu'à l'île 10, où leurs troupes
allaient prendre contact avec la division du général Beauregard, chargé de =
la
défense du fleuve. Déjà, le 24 février, les brigades du général Pope, après
avoir débarqué à Commerce, sur la rive droite du Mississipi, venaient de
repousser le corps de J. Thomson. Arrivées à l'île 10 et au village de New-=
Madrid,
il est vrai, elles avaient dû s'arrêter devant un formidable système de
redoutes préparé par Beauregard. Si, depuis la chute de Donelson et de
Nasheville, toutes les positions du fleuve au-dessus de Memphis devaient êt=
re
considérées comme perdues pour les confédérés, on pouvait encore défendre
celles qui se trouvaient au-dessous. C'était sur ce point qu'allait se livr=
er bientôt
une bataille, décisive peut-être.
Mais, en attendant, la rade de Hampton-Road, à
l'entrée du James- River, avait été le théâtre d'un combat mémorable. Ce co=
mbat
venait de mettre aux prises les premiers échantillons de ces navires cuiras=
sés,
dont l'emploi a changé la tactique navale et modifié les marines de l'Ancie=
n et
du Nouveau-Monde.
À la date du 5 mars, le Monitor, cuirassé construit par l'ingénieur suédo=
is
Erikcson, et le Virginia, ancien =
Merrimak
transformé, étaient prêts à prendr=
e la
mer, l'un à New York, l'autre à Norfolk.
Vers cette époque, une division fédérale, réun=
ie
sous les ordres du capitaine Marston, se trouvait à l'ancre à Hampton-Road,
près de Newport-News. Cette division se composait du Congress, du Saint-Laurence,
du Cumberland et de deux frégates à vapeur.
Tout à coup, le 2 mars, dans la matinée, appar=
aît
le Virginia, commandé par le capitaine confédéré Buch=
anan.
Suivi de quelques autres navires de moindre importance, il vient se jeter
d'abord sur le Congress, ensuite sur le Cumberland qu'il perce de son éperon et qu'il coule=
avec
cent vingt hommes de son équipage. Revenant alors vers le Congress, échoué sur les vases, il le défonce à co=
ups
d'obus et le livre aux flammes. La nuit seule l'empêcha de détruire les tro=
is
autres bâtiments de l'escadre fédérale.
On s'imaginerait difficilement l'effet que
produisit cette victoire d'un petit navire cuirassé contre les vaisseaux de
haut bord de l'Union. Cette nouvelle s'était propagée avec une rapidité vra=
iment
merveilleuse. De là, une consternation profonde chez les partisans du Nord,
puisqu'un Virginia pouvait venir jusque dans l'Hudson coule=
r les
navires de New York. De là aussi, une joie excessive pour le Sud, qui voyait
déjà le blocus levé et le commerce redevenu libre sur toutes ses côtes.
C'est même ce succès maritime qui avait été si
bruyamment célébré la veille à Jacksonville. Les confédérés pouvaient se cr=
oire
maintenant à l'abri des bâtiments du gouvernement fédéral. Peut- être, même=
, à
la suite de la victoire de Hampton-Road, l'escadre du commodore Dupont
serait-elle immédiatement rappelée vers le Potomac ou la Chesapeake? Aucun
débarquement ne menacerait plus alors la Floride. Les idées esclavagistes,
appuyées par la partie la plus violente des populations du Sud, triompherai=
ent
sans conteste. Ce serait la consolidation de Texar et de ses partisans dans=
une
situation où ils pouvaient faire tant de mal!
Toutefois, parmi les confédérés, on s'était hâ=
té
de triompher trop tôt. Et, ces nouvelles, déjà connues dans le nord de la
Floride, Gilbert les compléta en rapportant les bruits qui circulaient, au =
moment
où il avait quitté la canonnière du commandant Stevens.
La seconde journée du combat naval de
Hampton-Road, en effet, avait été bien différente de la première. Le matin =
du 9
mars, au moment où le Virginia
Placés à dix mètres l'un de l'autre, ces deux
formidables engins de guerre se canonnèrent pendant quatre heures, et ils s=
'abordèrent,
ce fut sans grand résultat. Enfin, le Virginia,
atteint à sa ligne de flottaison et
menacé de sombrer, dut fuir dans la direction de Norfolk. Le Monitor, qui devait couler lui- même neuf mois pl=
us
tard, avait complètement vaincu son rival. Grâce à lui, le gouvernement féd=
éral
venait de reprendre toute sa supériorité sur les eaux de Hampton-Road.
«Non, mon père, dit Gilbert, en achevant son
récit, notre escadre n'est point rappelée dans le Nord. Les six canonnières=
de
Stevens sont mouillées devant la barre du Saint-John. Je vous le répète, da=
ns
trois jours au plus tard, nous serons maîtres de Jacksonville!
-- Tu vois bien, Gilbert, répondit M. Burbank,
qu'il faut attendre et retourner à ton bord! Mais, pendant que tu te dirige=
ais
vers Camdless-Bay, ne crains-tu pas d'avoir été suivi?...
-- Non, mon père, répondit le jeune lieutenant.
Mars et moi, nous avons dû échapper à tous les regards.
-- Et cet homme, qui est venu t'apprendre ce q=
ui
s'était passé à la plantation, l'incendie, le pillage, la maladie de ta mèr=
e,
qui est-il?
-- Il m'a dit être un des gardiens qui ont été
chassés du phare de Pablo, et il venait prévenir le commandant Stevens du
danger que couraient les nordistes dans cette partie de la Floride.
-- Il n'était pas instruit de ta présence à bo=
rd?
-- Non, et il en a paru même fort surpris,
répondit le jeune lieutenant. Mais pourquoi ces questions, mon père?
-- C'est que je redoute toujours quelque piège=
de
la part de Texar. Il fait plus que soupçonner, il sait que tu sers dans la =
marine
fédérale. Il a pu apprendre que tu étais sous les ordres du commandant Stev=
ens.
S'il avait voulu t'attirer ici...
-- Ne craignez rien, mon père. Nous sommes arr=
ivés
à Camdless-Bay, sans avoir été vus en remontant le fleuve, et il en sera de
même lorsque nous le descendrons...
-- Pour retourner à ton bord... non ailleurs!<= o:p>
-- Je vous l'ai promis, mon père. C'est à notre
bord que Mars et moi nous serons rentrés avant le jour.
-- À quelle heure partirez-vous?
-- Au renversement de la marée, c'est-à-dire v=
ers
deux heures et demie du matin.
-- Qui sait? reprit M. Carrol. Peut-être les
canonnières de Stevens ne seront-elles pas retenues pendant trois jours enc=
ore devant
la barre du Saint-John?
-- Oui!... il suffit que le vent du large
fraîchisse pour donner assez d'eau sur la barre, répondit le jeune lieutena=
nt.
Ah! dût-il souffler en tempête, qu'il souffle donc! Que nous ayons enfin ra=
ison
de ces misérables!... Et alors...
-- Je tuerai Texar», répéta Mars.
Il était un peu plus de minuit. Gilbert et Mar=
s ne
devaient pas quitter Castle-House avant deux heures, puisqu'il fallait atte=
ndre
que la marée descendante leur permît de rejoindre la flottille du commandant
Stevens. L'obscurité serait très profonde, et il y avait bien des chances p=
our
qu'ils pussent passer inaperçus, quoique de nombreuses embarcations eussent
pour mission de surveiller le cours du Saint-John, en aval de Camdless-Bay.=
Le jeune officier remonta alors près de sa mèr=
e.
Il trouva Miss Alice assise à son chevet. Mme Burbank, brisée par le dernie=
r effort
qu'elle venait de faire, était tombée dans une sorte d'assoupissement très
douloureux, à en juger par les sanglots qui s'échappaient de sa poitrine.
Gilbert ne voulut pas troubler cet état de tor=
peur
où il y avait plus d'abattement que de sommeil. Il s'assit près du lit, apr=
ès que
Miss Alice lui eut fait signe de ne pas parler. Là, silencieusement, ils
veillèrent ensemble cette pauvre femme que le malheur n'avait pas fini de
frapper peut-être! Avaient-ils besoin de paroles pour échanger leurs pensée=
s?
Non! Ils souffraient de la même souffrance, ils se comprenaient sans rien d=
ire,
ils se parlaient par le coeur.
Enfin, l'heure de quitter Castle-House arriva.=
Gilbert
tendit la main à Miss Alice, et tous deux se penchèrent sur Mme Burbank, do=
nt
les yeux à demi fermés ne purent les voir.
Puis, Gilbert pressa de ses lèvres le front de=
sa
mère que la jeune fille voulut baiser après lui. Mme Burbank éprouva comme =
un douloureux
tressaillement; mais elle ne vit pas son fils se retirer, ni Miss Alice le
suivre pour lui donner un dernier adieu.
Gilbert et elle retrouvèrent James Burbank et =
ses
amis qui n'avaient point quitté le hall.
Mars, après être allé observer les environs de
Castle-House, y rentrait à ce moment.
«Il est l'heure de partir, dit-il.
-- Oui, Gilbert, répondit James Burbank. Pars
donc!... Nous ne nous reverrons plus qu'à Jacksonville...
-- Oui! à Jacksonville, et dès demain, si la m=
arée
nous permet de franchir la barre. Quant à Texar...
-- C'est vivant qu'il nous le faut!... Ne l'ou=
blie
pas, Gilbert!
-- Oui!... Vivant!...»
Le jeune homme embrassa son père, il serra les
mains de son oncle Carrol de M. Stannard:
«Viens, Mars», dit-il.
Et tous deux, suivant la rive droite du fleuve=
, le
long des berges de la plantation, marchèrent rapidement pendant une demi-he=
ure.
Ils ne rencontrèrent personne sur la route. Arrivés à l'endroit où ils avai=
ent
laissé leur gig, caché sous un amoncellement de roseaux, ils s'embarquèrent
pour aller prendre le fil du courant qui devait les entraîner rapidement ve=
rs
la barre du Saint-John.
XIV S=
ur le
Saint-John
Le fleuve était alors désert dans cette partie=
de
son cours. Pas une seule lueur n'apparaissait sur la rive opposée. Les lumi=
ères
de Jacksonville se cachaient derrière le coude que fait la crique de Camdle=
ss,
en s'arrondissant vers le nord. Leur reflet seul montait au-dessus et teint=
ait
la plus basse couche des nuages.
Bien que la nuit fût sombre, le gig pouvait fa=
cilement
prendre direction sur la barre. Comme aucune vapeur ne se dégageait des eau=
x du
Saint-John, il aurait été facile de le suivre et de le poursuivre, si quelq=
ue
embarcation confédérée l'eût attendu au passage -- ce que Gilbert et son
compagnon ne croyaient pas avoir lieu de craindre.
Tous deux gardaient un profond silence. Au lie=
u de
descendre ce fleuve, ils auraient voulu le traverser pour aller chercher Te=
xar jusque
dans Jacksonville, pour se rencontrer face à face avec lui. Et alors, remon=
tant
le Saint-John, ils eussent fouillé toutes les forêts, toutes les criques de=
ses
rives. Où M. James Burbank avait échoué, ils auraient réussi peut-être. Et
pourtant, il n'était que sage d'attendre. Lorsque les fédéraux seraient maî=
tres
de la Floride, Gilbert et Mars pourraient agir avec plus de chances de succ=
ès
vis-à-vis de l'Espagnol. D'ailleurs, le devoir leur ordonnait de rejoindre
avant le jour la flottille du commandant Stevens. Si la barre devenait
praticable plus tôt qu'on ne l'espérait, ne fallait-il pas que le jeune
lieutenant fût à son poste de combat, et Mars au sien, pour piloter les
canonnières à travers ce chenal, dont il connaissait la profondeur à tout i=
nstant
de la mer montante?
Mars, assis à l'arrière du gig, maniait sa pag=
aie
avec vigueur. Devant lui, Gilbert observait soigneusement le cours du fleuv=
e en
amont, prêt à signaler tout obstacle ou tout danger qui se présenterait, ba=
rque
ou tronc en dérive. Après s'être obliquement écartée de la rive droite, afi=
n de
prendre le milieu du chenal, la légère embarcation n'aurait plus qu'à suivr=
e le
fil du courant, où elle se maintiendrait d'elle-même. Jusque-là, il suffisa=
it
que, d'un mouvement de la main, Mars forçât sur bâbord ou sur tribord pour
tenir une direction convenable.
Sans doute, mieux eût valu ne point s'éloigner=
de
la sombre lisière d'arbres et de roseaux gigantesques, qui bordent la rive =
droite
du Saint-John. À la longer sous la retombée des épaisses ramures, on risqua=
it
moins d'être aperçu. Mais, un peu au-dessous de la plantation, un coude très
accusé de la rive renvoie le courant vers l'autre bord. Il s'est établi là =
un
large remous, qui eût rendu la navigation du gig infiniment plus pénible to=
ut
en retardant sa marche. Aussi Mars, ne voyant rien de suspect en aval,
cherchait-il plutôt à s'abandonner aux eaux vives du milieu qui descendent
rapidement vers l'embouchure. Du petit port de Camdless-Bay jusqu'à l'endro=
it
où la flottille était mouillée au- dessous de la barre, on comptait de quat=
re à
cinq milles, et, avec l'aide du jusant, sous la poussée des bras vigoureux =
de
Mars, le gig ne pouvait être embarrassé de les enlever en deux heures. Il s=
erait
donc de retour, avant que les premières lueurs du jour eussent éclairé la
surface du Saint-John.
Un quart d'heure après leur embarquement, Gilb=
ert
et Mars se trouvaient en plein fleuve. Là, ils purent constater que, si leu=
r rapidité
était considérable, la direction du courant les portait vers Jacksonville.
Peut-être même, inconsciemment, Mars appuyait- il de ce côté, comme s'il eût
été sollicité par quelque irrésistible attraction. Cependant il fallait évi=
ter
ce lieu maudit, dont les abords devaient être gardés avec plus de soin que =
la
partie centrale du Saint-John.
«Droit, Mars, droit!» se contenta de dire le j=
eune
officier.
Et le gig dut se maintenir dans le fil du cour=
ant,
à un quart de mille de la rive gauche.
Le port de Jacksonville ne se montrait ni somb=
re
ni silencieux, cependant. De nombreuses lumières couraient sur les quais ou=
tremblotaient
dans les embarcations à la surface des eaux. Quelques-unes même se déplaçai=
ent
rapidement, comme si une active surveillance eût été organisée sur un assez
large rayon.
En même temps, des chants, mêlés de cris,
indiquaient que les scènes de plaisir ou d'orgie continuaient à troubler la
ville. Texar et ses partisans croyaient-ils donc toujours à la défaite des
nordistes en Virginie et à la retraite possible de la flottille fédérale? Ou
bien profitaient-ils de leurs derniers jours pour se livrer à tous les excè=
s,
au milieu d'une population ivre de whiskey et de gin?
Quoi qu'il en soit, comme le gig filait toujou=
rs
dans le lit du courant, Gilbert avait lieu de croire qu'il serait bientôt à=
l'abri
des plus grands dangers, du moment qu'il aurait dépassé Jacksonville, quand,
soudain, il fit signe à Mars de s'arrêter. À moins d'un mille au-dessous du
port, il venait d'apercevoir une longue ligne de taches noires, semées comme
une série d'écueils d'une rive à l'autre du fleuve.
C'était une ligne d'embarcations, embossées en=
cet
endroit, qui barrait le Saint-John. Évidemment, si les canonnières parvenai=
ent à
franchir la barre, ces embarcations seraient impuissantes à les arrêter, et
elles n'auraient plus qu'à battre en retraite; mais, pour le cas où des
chaloupes fédérales tenteraient de remonter le fleuve, elles seraient peut-=
être
capables de s'opposer à leur passage. C'est pour cette raison qu'elles étai=
ent
venues former un barrage pendant la nuit. Toutes étaient immobiles en trave=
rs
du Saint-John, soit qu'elles se maintinssent avec leurs avirons, soit qu'el=
les
fussent mouillées sur leurs grappins. Bien qu'on ne pût le voir, nul doute
qu'elles eussent à bord un assez grand nombre d'hommes, bien armés pour
l'offensive comme pour la défensive.
Toutefois Gilbert fit cette remarque que le
chapelet d'embarcations ne barrait pas encore le fleuve, lorsqu'il l'avait =
remonté
pour atteindre Camdless-Bay. Cette précaution n'avait donc été prise que de=
puis
le passage du gig, et peut-être en prévision d'une attaque dont il n'était
point question au moment où le jeune lieutenant venait de quitter la flotti=
lle
de Stevens.
Il fallut, dès lors, abandonner le milieu du
fleuve, afin de s'abriter le plus possible le long de la rive droite. Peut-=
être
le canot resterait-il inaperçu, s'il manoeuvrait à travers le fouillis des =
roseaux
et dans l'ombre des arbres de la berge. En tout cas, il n'existait aucun au=
tre
moyen d'éviter le barrage du Saint-John.
«Mars, tâche de pagayer sans bruit jusqu'au mo=
ment
où nous aurons dépassé cette ligne, dit le jeune lieutenant.
-- Oui, monsieur Gib.
-- Il y aura sans doute à lutter contre les
remous, et s'il faut te venir en aide...
-- J'y suffirai», répondit Mars.
Et, faisant évoluer le gig, il le ramena
rapidement du côté de la rive droite, lorsqu'il n'était déjà plus qu'à trois
cents yards au-dessus de la ligne d'embossage.
Puisque l'embarcation n'avait pas été aperçue
pendant qu'elle traversait obliquement le fleuve -- et elle aurait pu l'êtr=
e --
maintenant qu'elle se confondait avec les sombres masses de la berge, il ét=
ait
impossible qu'elle fût découverte. À moins que l'extrémité du barrage s'app=
uyât
sur la rive, il était à peu près certain qu'elle pourrait le franchir. Dans=
le
chenal même du Saint-John, il eût été plus qu'imprudent de le tenter.
Mars pagayait au milieu d'une obscurité que
rendait plus profonde encore l'épais rideau des arbres. Il évitait
soigneusement de heurter des souches, dont la tête émergeait çà et là, ou d=
e frapper
l'eau trop bruyamment, bien qu'il eût parfois à vaincre un contre-courant q=
ue
certaines dérivations des remous rendaient assez rude. À dériver dans ces
conditions, Gilbert éprouverait un retard d'une heure, sans doute. Mais peu
importerait qu'il fit jour alors; il serait assez près du mouillage des
canonnières pour n'avoir plus rien à craindre de Jacksonville.
Vers quatre heures, le canot était arrivé à la
hauteur des embarcations. Ainsi que l'avait prévu Gilbert, étant donné le p=
eu de
profondeur du fleuve en cet endroit du chenal, le passage avait été laissé
libre le long de la rive. Quelques centaines de pieds au delà, une pointe, =
qui
faisait saillie sur le Saint-John -- pointe très boisée -- s'abritait
confusément sous un massif de palétuviers et d'énormes bambous.
Il s'agissait de contourner cette pointe, très
sombre du côté de l'amont. En aval, au contraire, les masses de verdure
cessaient brusquement. Le littoral, plus déclive aux approches de l'estuair=
e du
Saint-John, se découpait en une suite de criques et de marécages, formant u=
ne
grève très basse, très découverte. Là, plus un arbre, plus de rideau obscur,
et, par conséquent, les eaux redevenaient assez claires. Il n'était donc pas
impossible qu'un point noir et mouvant, comme le gig, trop petit pour que d=
eux hommes
pussent s'y coucher, fût aperçu de quelque embarcation rôdant au large de la
pointe.
Au delà, il est vrai, le remous ne se faisait =
plus
sentir. C'était un courant assez vif, qui longeait la rive sans chercher la=
direction
du chenal. Si le canot doublait heureusement cette pointe, il serait rapide=
ment
entraîné vers la barre, et il arriverait en peu de temps au mouillage du
commandant Stevens.
Mars se glissait donc le long de la rive avec =
une
extrême prudence. Ses yeux essayaient de percer les ténèbres, observant le =
bas
cours du fleuve. Il rasait la berge d'aussi près que possible, luttant cont=
re
le remous qui était encore très violent au revers de la pointe. La pagaie
pliait sous ses bras vigoureux, pendant que Gilbert, le regard tourné vers
l'amont, ne cessait de fouiller la surface du Saint-John.
Cependant le gig s'approchait peu à peu de la
pointe. Quelques minutes encore, et il en aurait atteint l'extrémité, qui s=
e prolongeait
sous la forme d'une fine langue de sable. Il n'en était plus qu'à vingt-cin=
q ou
trente yards, quand, soudain, Mars s'arrêta.
«Es-tu fatigué, demanda le jeune lieutenant, et
veux-tu que je te remplace?...
-- Pas un mot, monsieur Gilbert!» répondit Mar=
s.
Et, en même temps, de deux violents coups de
pagaie, il se lança obliquement, comme s'il eût voulu s'échouer contre la r=
ive.
Aussitôt, dès qu'il fut à portée, il saisit une des branches qui pendaient =
sur
les eaux; puis, hâlant dessus, il fit disparaître l'embarcation sous un som=
bre
berceau de verdure. Un instant après, leur amarre tournée à l'une des racin=
es
d'un palétuvier, Gilbert et Mars, immobiles, se trouvaient au milieu d'une
obscurité telle qu'ils ne pouvaient plus se voir.
Cette manoeuvre n'avait pas duré dix secondes.=
Le jeune lieutenant saisit alors le bras de son
compagnon, et il allait lui demander l'explication de cette manoeuvre, lors=
que Mars,
tendant le bras à travers le feuillage, montra un point mouvant sur la part=
ie
moins sombre des eaux.
C'était une embarcation conduite par quatre ho=
mmes
qui remontait le courant, après avoir doublé la langue de terre, et se
dirigeait de manière à longer la berge au-dessus de la pointe.
Gilbert et Mars eurent alors la même pensée: a=
vant
tout et malgré tout, regagner leur bord. Si leur canot était découvert, ils=
n'hésiteraient
pas à sauter sur la rive, ils fileraient entre les arbres, ils s'enfuiraient
par la berge jusqu'à la hauteur de la barre. Là, le jour venu, soit qu'on
aperçût leurs signaux de la plus rapprochée des canonnières, soit qu'ils
dussent la rejoindre à la nage, ils feraient tout ce qu'il était humainement
possible de faire pour revenir à leur poste.
Mais, presque aussitôt, ils allaient comprendre
que toute retraite par terre leur serait coupée.
En effet, lorsque l'embarcation fut arrivée à
vingt pieds au plus du berceau de verdure, une conversation s'établit entre=
les
gens qui la montaient et une demi-douzaine d'autres, dont les ombres appara=
issaient
entre les arbres sur l'arête de la berge.
«Le plus difficile est fait? cria-t-on de terr=
e.
-- Oui, répondit-on du fleuve. Cette pointe à doubler avec marée descendante, c'est aussi dur que de remonter un rapide!<= o:p>
-- Allez-vous mouiller en cet endroit, mainten=
ant!
que nous voilà débarqués sur la pointe?
-- Sans doute, au milieu du remous... Nous
garderons mieux l'extrémité du barrage.
-- Bien! Pendant ce temps, nous allons surveil=
ler
la berge, et, à moins de se jeter dans le marais, j'imagine que ces coquins
auront quelque peine à nous échapper...
-- Si ce n'est fait déjà?
-- Non! Ce n'est pas possible! Évidemment, ils
tenteront de revenir à leur bord avant le jour. Or, comme ils ne peuvent fr=
anchir
la ligne des embarcations, ils essaieront de filer le long de la rive, et n=
ous
serons là pour les arrêter au passage.»
Ces quelques phrases suffisaient à faire
comprendre ce qui était arrivé. Le départ de Gilbert et de Mars devait avoir
été signalé, -- nul doute à cet égard. Si, pendant qu'ils remontaient le fl=
euve
pour atteindre le port de Camdless-Bay, ils avaient pu échapper aux
embarcations chargées de leur couper la route, maintenant que le fleuve éta=
it
barré et qu'on les guettait au retour, il leur serait bien difficile, sinon
impossible, de regagner le mouillage des canonnières.
En somme, dans ces conditions, le gig se trouv=
ait
pris entre les hommes de l'embarcation et ceux de leurs compagnons qui vena=
ient
de prendre pied sur la pointe. Donc, si la fuite était devenue impraticable=
en
descendant le fleuve, elle ne l'était pas moins par cette étroite berge,
resserrée entre les eaux du Saint-John et les marais du littoral.
Ainsi Gilbert venait d'apprendre que son passa=
ge
avait été signalé sur le Saint-John. Toutefois, peut-être, ignorait-on que =
son compagnon
et lui eussent débarqué à Camdless-Bay, et que l'un d'eux fût le fils de Ja=
mes
Burbank, et un officier de la marine fédérale; l'autre, un de ses matelots.=
Il
n'en était rien, malheureusement. Le jeune lieutenant ne put plus douter du
danger qui le menaçait, lorsqu'il entendit les dernières phrases que ces ge=
ns
échangèrent entre eux.
«Ainsi veillez bien! dit-on de terre.
-- Oui... Oui!... fut-il répondu. Un officier
fédéral, c'est de bonne prise, d'autant plus que cet officier est le propre
fils de l'un de ces damnés nordistes de la Floride!
-- Et ça nous sera payé cher, puisque c'est Te=
xar
qui paie!
-- Il est possible, cependant, que nous ne
réussissions pas à les enlever cette nuit, s'ils sont parvenus à se cacher =
dans
quelque creux de la rive. Mais, au jour, nous en fouillerons si bien tous l=
es
trous qu'un rat d'eau ne nous échapperait pas!
-- N'oublions pas qu'il y a recommandation
expresse de les avoir vivants!
-- Oui!... Convenu!... Convenu aussi que, dans=
le
cas où ils se feraient arrêter sur la berge, nous n'aurons qu'à vous héler =
pour
que vous veniez les prendre et les conduire à Jacksonville?
-- D'ailleurs, à moins qu'il faille leur donne=
r la
chasse, nous resterons mouillés ici.
-- Et nous, à notre poste, en travers de la be=
rge.
-- Allons! Bonne chance! En vérité, mieux aura=
it
valu passer la nuit à boire dans les cabarets de Jacksonville...
-- Oui, si ces deux coquins nous échappent! No=
n,
si, demain, nous les amenons, pieds et poings liés, à Texar!»
Là-dessus, l'embarcation s'éloigna de deux
longueurs d'aviron. Puis, le bruit d'une chaîne, qui se déroulait, indiqua
bientôt que son ancre était par le fond. Quant aux hommes qui occupaient la=
lisière
de la berge, s'ils ne parlaient plus, du moins entendait- on le bruit de le=
urs
pas sur les feuilles tombées des arbres. Du côté du fleuve, comme du côte d=
e la
terre, la fuite n'était donc plus possible.
C'est à quoi réfléchissaient Gilbert et Mars. =
L'un
et l'autre n'avaient pas fait un seul mouvement ni prononcé une seule parol=
e. Rien
ne pouvait donc trahir la présence du gig enfoui sous le sombre berceau de
verdure, berceau qui était une prison. Impossible d'en sortir. En admettant
qu'il n'y fût point découvert pendant la nuit, comment Gilbert échapperait-=
il
aux regards, lorsque le jour paraîtrait? Or, la capture du jeune lieutenant=
, c'était
non seulement sa vie menacée -- soldat, il en eût volontiers fait le sacrif=
ice
--, mais, si on parvenait à établir qu'il avait débarqué à Castle-House,
c'était son père arrêté de nouveau par les partisans de Texar, c'était la
connivence de James Burbank avec les fédéraux démontrée sans conteste. Que =
la
preuve eût manqué à l'Espagnol, quand il accusait pour la première fois le
propriétaire de Camdless-Bay, cette preuve ne lui ferait plus défaut, lorsq=
ue
Gilbert serait en son pouvoir. Et alors, que deviendrait Mme Burbank? Que
deviendraient Dy et Zermah, lorsque le père, le frère, le mari, ne seraient
plus là pour continuer leurs recherches?
En un instant, toutes ces pensées se présentèr=
ent
à l'esprit du jeune officier, et il en avait entrevu les inévitables conséq=
uences.
Ainsi, au cas où tous deux seraient pris, il ne
resterait plus qu'une seule chance: c'est que les fédéraux s'empareraient d=
e Jacksonville,
avant que Texar eût été en état de nuire. Peut-être, alors, seraient-ils
délivrés assez à temps pour que la condamnation à laquelle ils ne pouvaient
échapper n'eût pas été suivie d'exécution. Oui! tout espoir était là et n'é=
tait
plus que là. Mais, comment hâter l'arrivée du commandant Stevens et de ses =
canonnières
en amont du fleuve? Comment franchir la barre du Saint-John, si l'eau manqu=
ait
encore? Comment guider la flottille à travers les multiples sinuosités du
chenal, si Mars, qui devait la piloter, tombait entre les mains des sudiste=
s?
Gilbert devait donc risquer même l'impossible =
pour
regagner son bord avant le jour, et il fallait partir sans perdre un instan=
t. Était-ce
impraticable? Mars ne pouvait-il, en lançant brusquement le gig à travers l=
e remous,
lui rendre sa liberté? Pendant que les gens de l'embarcation perdraient du
temps, soit à lever leur ancre, soit à larguer leur chaîne, n'aurait-il pas
pris assez d'avance pour se mettre hors d'atteinte?
Non! c'eût été tout compromettre. Le jeune lie=
utenant
ne le savait que trop. La pagaie de Mars ne pouvait lutter avec avantage co=
ntre
les quatre avirons de l'embarcation. Le canot ne tarderait pas à être rattr=
apé,
pendant qu'il essaierait de filer le long de la rive. Agir de la sorte, ce
serait courir à une perte certaine.
Que faire alors? Convenait-il d'attendre? Le j=
our
allait bientôt paraître. Il était déjà quatre heures et demie du matin.
Quelques blancheurs flottaient au-dessus de l'horizon dans l'est.
Cependant il importait de prendre un parti, et
voici celui auquel s'arrêta Gilbert.
Après s'être courbé vers Mars, afin de lui par=
ler
à voix basse:
«Nous ne pouvons attendre plus longtemps, dit-=
il.
Nous sommes armés chacun d'un revolver et d'un coutelas. Dans l'embarcation=
, il
y a quatre hommes. Ce n'est que deux contre un. Nous aurons l'avantage de la
surprise. Tu vas pousser vigoureusement le gig à travers le remous et le la=
ncer
contre l'embarcation en quelques coups de pagaie. Étant mouillée, elle ne
pourra éviter l'abordage. Nous tomberons sur ces hommes, nous les frapperon=
s,
sans leur laisser le temps de se reconnaître, et nous tirerons au large. Pu=
is,
avant que ceux de la berge aient donné l'alarme, peut-être aurons-nous fran=
chi
le barrage et atteint la ligne des canonnières. -- Est-ce compris, Mars?»
Mars répondit en prenant son coutelas qu'il pa= ssa tout ouvert à sa ceinture, près de son revolver. Cela fait, il largua douce= ment l'amarre du canot et saisit sa pagaie pour la pousser d'un coup vigoureux.<= o:p>
Mais, au moment où il allait commencer sa
manoeuvre, Gilbert l'arrêta d'un geste.
Une circonstance inattendue venait de lui faire
immédiatement modifier ses projets.
Avec les premières lueurs du jour, un épais
brouillard commençait à se lever sur les eaux. On eût dit d'une ouate humide
qui se déroulait à leur surface en les effleurant de ses volutes mouvantes.=
Ces
vapeurs, formées en mer, venaient de l'embouchure du fleuve, et, poussées p=
ar
une légère brise, elles remontaient lentement le cours du Saint-John. Avant=
un
quart d'heure, aussi bien Jacksonville, sur la rive gauche, que les massifs
d'arbres de la berge, sur la rive droite, tout aurait disparu dans l'amonce=
llement
de ces brumes un peu jaunâtres, dont l'odeur caractéristique emplissait déj=
à la
vallée.
N'était-ce pas le salut qui s'offrait au jeune
lieutenant et à son compagnon? Au lieu de risquer une lutte inégale, dans
laquelle ils pouvaient succomber tous deux, pourquoi n'essaieraient-ils pas=
de se
glisser à travers ce brouillard? Gilbert crut, du moins, que c'était ce qu'=
il y
avait de mieux à faire. C'est pourquoi il retint Mars, au moment où celui-ci
allait brusquement déborder de la rive. Il s'agissait, au contraire, de la
ranger prudemment, silencieusement, en évitant l'embarcation, dont la
silhouette, indécise déjà, allait s'effacer tout à fait.
Alors les voix recommencèrent à se héler dans
l'ombre. Du fleuve on répondait à la berge.
«Attention au brouillard!
-- Oui! Nous allons lever notre ancre et nous
rapprocher davantage de la rive!
-- C'est bien, mais restez aussi en communicat=
ion
avec les embarcations du barrage. S'il en passe près de vous, prévenez-les =
de
croiser en tous sens jusqu'au lever des brumes.
-- Oui!... Oui!... Ne craignez rien, et veillez
bien au cas où ces coquins chercheraient à fuir par terre!»
Évidemment, cette précaution, tout indiquée,
allait être prise. Un certain nombre d'embarcations s'appliqueraient à croi=
ser
d'une rive à l'autre du fleuve. Gilbert le savait; il n'hésita pas. Le gig,
silencieusement manoeuvré par Mars, abandonna le berceau de verdure et s'av=
ança
lentement à travers le remous.
Le brouillard tendait à s'épaissir, bien qu'il=
fût
pénétré d'un demi-jour blafard, semblable à la lueur qui passe à travers la=
corne
d'une lanterne. On ne voyait plus rien, même dans un rayon de quelques yard=
s.
Si, par bonheur, le canot n'abordait pas l'embarcation mouillée au large, il
avait bien des chances de rester inaperçu. Et, en effet, il put l'éviter,
pendant que les hommes s'occupaient à en relever l'ancre avec un bruit de
chaîne, qui marquait à peu près la place dont il fallait s'écarter.
Le gig passa donc, et Mars put appuyer un peu =
plus
vigoureusement sur sa pagaie.
Le difficile était alors de suivre une directi=
on
convenable, sans s'exposer à prendre le chenal au milieu du fleuve. Il fall=
ait,
au contraire, se tenir à une petite distance de la rive droite. Rien n'eût =
pu
guider Mars à travers les brumes amoncelées, si ce n'est peut-être le
grondement des eaux qui s'accentuait en rasant le pied de la berge. On sent=
ait
déjà venir le jour. Il grandissait au-dessus de la masse des vapeurs, bien =
que
le brouillard restât très épais à la surface du Saint-John.
Pendant une demi-heure, le gig erra, pour ainsi
dire, à l'aventure. Quelquefois, une vague silhouette apparaissait inopiném=
ent.
On pouvait croire que ce fût une embarcation, démesurément agrandie par la
réfraction -- phénomène communément observé au milieu des brouillards en me=
r.
En effet, tout objet s'y montre aux yeux avec une soudaineté vraiment
fantastique, et l'impression est qu'il a des dimensions énormes. Cela se
produisit fréquemment. Heureusement, ce que Gilbert prenait pour une chalou=
pe
n'était qu'une bouée de balisage, une tête de roche émergeant des eaux, ou
quelque pieu enfoncé dans le fleuve, dont la pointe se perdait dans le plaf=
ond
des vapeurs.
Divers couples d'oiseaux passaient aussi,
déployant une envergure démesurée. Si on les voyait à peine, on entendait, =
du
moins, le cri perçant qu'ils jetaient à travers l'espace. D'autres s'envola=
ient
du lit même du fleuve, au moment où l'approche du canot venait de les mettr=
e en
fuite. Il eût été impossible de reconnaître s'ils allaient se reposer sur la
berge, à quelques pas seulement, ou s'ils se replongeaient sous les eaux du
Saint-John.
En tout cas, puisque la marée descendait toujo=
urs,
Gilbert était certain que le gig, entraîné par le jusant, gagnait vers le m=
ouillage
du commandant Stevens. Cependant, comme le courant avait beaucoup molli déj=
à,
rien ne pouvait faire croire que le jeune lieutenant eût enfin dépassé la l=
igne
d'embossage. Ne devait-il pas craindre, au contraire, d'être maintenant à sa
hauteur et de tomber brusquement sur l'une des embarcations.
Ainsi, toute éventualité de grave danger n'ava=
it
pas disparu encore. Bientôt même, il fut manifeste que le gig se trouvait e=
n plus
grand péril que jamais. Aussi, à de courts intervalles, Mars s'arrêtait-il,
laissant sa pagaie suspendue au-dessus des eaux. Des bruits d'aviron, éloig=
nés
ou proches, se faisaient incessamment entendre dans un rayon restreint. Div=
ers
cris se répondaient d'une embarcation à une autre. Quelques formes, dont les
linéaments étaient à peine dessinés, s'estompaient tout à coup dans le vagu=
e du
brouillard. C'étaient bien des bateaux en marche qu'il fallait éviter. Parf=
ois,
aussi, les vapeurs s'entrouvraient soudain, comme si un vaste souffle eût
pénétré leur masse. La portée de la vue s'agrandissant jusqu'à une distance=
de
quelques centaines de yards, Gilbert et Mars essayaient alors de reconnaître
leur position sur le fleuve. Mais l'éclaircie se brouillait de nouveau, et =
le
canot n'avait plus que la ressource de se laisser aller au courant.
Il était un peu plus de cinq heures. Gilbert
calcula qu'il devait être alors à deux milles du mouillage. En effet, il
n'avait pas encore atteint la barre du fleuve. Cette barre eût été aisément=
reconnaissable
au bruit plus accentué du courant, aux nombreuses stries des eaux qui s'y
entremêlent avec un fracas auquel des marins ne peuvent se tromper. Si la b=
arre
eût été déjà franchie, Gilbert se fût cru relativement en sûreté, car il n'=
était
pas probable que les embarcations voulussent se hasarder à cette distance de
Jacksonville sous le feu des canonnières.
Tous deux écoutaient donc, se penchant presque=
au
ras de l'eau. Leur oreille si exercée n'avait encore rien pu percevoir. Il =
fallait
qu'ils se fussent égarés, soit vers la droite, soit vers la gauche du fleuv=
e.
Maintenant, ne vaudrait-il pas mieux le prendre obliquement, de manière à
rallier une des rives, et, s'il le fallait, attendre que le brouillard fût
moins épais pour se remettre en bonne route?
C'était le meilleur parti à prendre, puisque l=
es
vapeurs commençaient à monter vers de plus hautes zones. Le soleil, que l'on
sentait au-dessus, les enlevait en les échauffant. Visiblement, la surface =
du
Saint-John allait réapparaître sur une vaste étendue, bien avant que le ciel
fût redevenu distinct. Puis, le rideau se déchirerait d'un coup, les horizo=
ns
sortiraient des brumes. Peut-être, alors, à un mille au delà de la barre,
Gilbert apercevrait-il les canonnières, évitées de jusant, qu'il lui serait
possible de rejoindre.
En ce moment, un bruit d'eaux entrechoquées se=
fit
entendre. Presque aussitôt le gig commença à tournoyer comme s'il eût été e=
mporté
dans une sorte de tourbillon. On ne pouvait s'y tromper.
«La barre! s'écria Gilbert.
-- Oui! la barre, répondit Mars, et, une fois
franchie, nous serons au mouillage.»
Mars avait repris sa pagaie et cherchait
maintenant à se tenir en bonne direction.
Soudain, Gilbert l'arrêta. Dans un recul des
vapeurs, il venait d'apercevoir une embarcation, rapidement menée, suivant =
la
même route. Les hommes qui la montaient avaient-ils vu le canot? Voulaient-=
ils
lui barrer le passage?
«Revirons sur bâbord», dit le jeune lieutenant=
.
Mars évolua, et quelques coups de pagaie l'eur=
ent
bientôt rejeté dans un sens contraire.
Mais, de ce côté, des voix se firent entendre.
Elles se hélaient bruyamment. Il y avait certainement sur cette partie du
fleuve plusieurs embarcations qui croisaient de conserve.
Tout d'un coup, et comme si une immense houppe=
eut
largement balayé l'espace, les vapeurs retombèrent en eau pulvérisée à la s=
urface
du Saint-John.
Gilbert ne put retenir un cri.
Le gig était au milieu d'une douzaine
d'embarcations, chargées de surveiller cette partie du chenal, dont la barre
coupait le sinueux passage après une longue ligne oblique.
«Les voilà!... Les voilà!»
Telles furent les exclamations que se renvoyèr=
ent
les bateaux de l'un à l'autre.
«Oui, nous voilà! répondit le jeune lieutenant.
Revolver et coutelas aux mains, Mars, et défendons-nous!»
Se défendre à deux contre une trentaine d'homm=
es!
En un instant, trois ou quatre embarcations
avaient abordé le gig. Des détonations éclatèrent. Seuls, les revolvers de
Gilbert et de Mars, que l'on voulait prendre vivants, avaient fait feu. Tro=
is
ou quatre marins furent tués ou blessés. Mais, dans cette lutte inégale,
comment Gilbert et son compagnon n'auraient-ils pas succombé?
Le jeune lieutenant fut garrotté, malgré son
énergique résistance, puis transporté dans une des embarcations.
«Fuis... Mars!... Fuis!...», cria-t-il une
dernière fois.
D'un coup de son coutelas, Mars se débarrassa =
de
l'homme qui le tenait. Avant qu'on eût pu le ressaisir, l'intrépide mari de=
Zermah
s'était précipité dans le fleuve. En vain chercha-t-on à le reprendre. Il
venait de disparaître au milieu des tourbillons de la barre, dont les eaux
tumultueuses se changent en torrents au retour de la marée montante.
XV Ju=
gement
Une heure plus tard, Gilbert accostait le quai=
de
Jacksonville. On avait entendu les coups de revolver tirés en aval.
S'agissait-il là d'un engagement entre les embarcations confédérées et la f=
lottille
fédérale? Ne devait-on pas craindre, même, que les canonnières du commandant
Stevens eussent franchi le chenal en cet endroit? Cela n'avait pas laissé de
causer une très sérieuse émotion parmi la population de la ville. Une partie
des habitants s'était rapidement portée vers les estacades. Les autorités c=
iviles,
représentées par Texar et les plus déterminés de ses partisans n'avaient po=
int
tardé à les suivre. Tous regardaient dans la direction de la barre, mainten=
ant
dégagée des brumes. Lorgnettes et longues-vues fonctionnaient incessamment.
Mais la distance était trop grande -- environ trois milles -- pour que l'on=
pût
être fixé sur l'importance de l'engagement et de ses résultats.
En tout cas, la flottille se tenait toujours au
poste de mouillage qu'elle occupait la veille, et Jacksonville ne devait en=
core
rien redouter d'une attaque immédiate des canonnières. Les plus compromis de
ses habitants auraient le temps de se préparer à fuir vers l'intérieur de la
Floride.
D'ailleurs, si Texar et deux ou trois de ses
compagnons avaient, plus que tous autres, quelques raisons de craindre pour
leur propre sécurité, il ne leur parut pas qu'il y eût lieu de s'inquiéter =
de
l'incident. L'Espagnol se doutait bien qu'il s'agissait de la capture de ce
canot, dont il voulait s'emparer à tout prix.
«Oui, à tout prix! répétait Texar, en cherchan=
t à
reconnaître l'embarcation qui s'avançait vers le port. À tout prix, ce fils=
de Burbank,
qui est tombé dans le piège que je lui ai tendu! Je la tiens, enfin, cette
preuve que James Burbank est en communication avec les fédéraux! Sang-Dieu!
quand j'aurai fait fusiller le fils, vingt-quatre heures ne se passeront pas
sans que j'aie fait fusiller le père!»
En effet, bien que son parti fût maître de
Jacksonville, Texar, après le renvoi prononcé en faveur de James Burbank, a=
vait
voulu attendre une occasion propice pour le faire arrêter de nouveau. L'occ=
asion
s'était présentée d'attirer Gilbert dans un piège. Gilbert, reconnu comme
officier fédéral, arrêté en pays ennemi, condamné comme espion, l'Espagnol
pourrait accomplir jusqu'au bout sa vengeance.
Il ne fut que trop servi par les circonstances.
C'était bien le fils du colon de Camdless-Bay, de James Burbank, qui était
ramené au port de Jacksonville.
Que Gilbert fût seul, que son compagnon se fût
noyé ou sauvé, peu importait puisque le jeune officier était pris. Il n'y
aurait plus qu'à le traduire devant un comité, composé des partisans de Tex=
ar, que
celui-ci présiderait en personne.
Gilbert fut accueilli par les huées et les men=
aces
de ce populaire qui le connaissait bien. Il reçut avec dédain toutes ces
clameurs. Son attitude ne décela aucune crainte, bien qu'une escouade de so=
ldats
eût dû être appelée pour protéger sa vie contre les violences de la foule.
Mais, lorsqu'il aperçut Texar, il ne fut pas maître de lui et se serait jeté
sur l'Espagnol, s il n'eût été retenu par ses gardiens.
Texar ne fit pas un mouvement, il ne prononça =
pas
une parole, il affecta même de ne point voir le jeune officier, et il le la=
issa
s'éloigner avec la plus parfaite indifférence.
Quelques instants après, Gilbert Burbank était
enfermé dans la prison de Jacksonville. On ne pouvait se faire illusion sur=
le sort
que lui réservaient les sudistes.
Vers midi, M. Harvey, le correspondant de James
Burbank, se présentait à la prison et tentait de voir Gilbert. Il fut écond=
uit.
Par ordre de Texar, le jeune lieutenant était mis au secret le plus absolu.
Cette démarche eut même pour résultat que M. Harvey allait être surveillé t=
rès
sévèrement.
En effet, on n'ignorait pas ses rapports avec =
la
famille Burbank, et il entrait dans les projets de l'Espagnol que l'arresta=
tion
de Gilbert ne fût pas immédiatement connue à Camdless-Bay. Une fois le juge=
ment
rendu, la condamnation prononcée, il serait temps d'apprendre à James Burba=
nk
ce qui s'était passé, et, lorsqu'il l'apprendrait, il n'aurait plus le temp=
s de
fuir Castle-House afin d'échapper à Texar.
Il s'ensuivit que M. Harvey ne put envoyer un
messager à Camdless- Bay. L'embargo avait été mis sur les embarcations du p=
ort.
Toute communication étant interrompue entre la rive gauche et la rive droit=
e du
fleuve, la famille Burbank ne devait rien savoir de l'arrestation de Gilber=
t.
Pendant qu'elle le croyait à bord de la canonnière de Stevens, le jeune
officier était détenu dans la prison de Jacksonville.
À Castle-House, avec quelle émotion on écoutai=
t si
quelque détonation lointaine n'annonçait pas l'arrivée des fédéraux au delà=
de
la barre. Jacksonville aux mains des nordistes, c'était Texar aux mains de
James Burbank! C'était celui-ci libre de reprendre, avec son fils, avec ses
amis, ces recherches qui n'avaient point abouti encore!
Rien ne se faisait entendre en aval du fleuve.=
Le
régisseur Perry, qui vint explorer le Saint-John jusqu'à la ligne du barrag=
e,
Pyg et un des sous-régisseurs, envoyés par la berge à trois milles au- dess=
ous
de la plantation, firent le même rapport. La flottille était toujours au
mouillage. Il ne semblait pas qu'elle fît aucun préparatif pour appareiller=
et
remonter à la hauteur de Jacksonville.
Et, d'ailleurs, comment aurait-elle pu franchi=
r la
barre? En admettant que la marée l'eût rendue praticable plus tôt qu'on ne =
l'espérait,
comment se hasarderait-elle à travers les passes du chenal, maintenant que =
le
seul pilote qui en connût toutes les sinuosités n'était plus là? En effet, =
Mars
n'avait pas reparu.
Et, si James Burbank eût su ce qui s'était pas=
sé
après la capture du gig, qu'aurait-il pu croire, sinon que le courageux
compagnon de Gilbert avait péri dans les tourbillons du fleuve? Au cas où M=
ars
se serait sauvé en regagnant la rive droite du Saint-John, est-ce que son
premier soin n'eût pas été de revenir à Camdless- Bay, puisqu'il lui était
impossible de retourner à son bord?
Mars ne reparut point à la plantation.
Le lendemain, 11 mars, vers onze heures, le Co=
mité
était assemblé, sous la présidence de Texar, dans cette même salle de Court=
- Justice,
où l'Espagnol s'était déjà fait l'accusateur de James Burbank. Cette fois, =
les
charges qui pesaient sur le jeune officier étaient suffisamment graves pour
qu'il ne pût échapper à son sort. Il était condamné d'avance. La question du
fils une fois réglée, Texar s'occuperait de la question du père. La petite =
Dy entre
ses mains, Mme Burbank succombant à ces coups successifs que sa main avait
dirigés, il serait bien vengé! Ne semblait-il pas que tout vînt le servir à
souhait dans son implacable haine?
Gilbert fut extrait de sa prison. La foule l'a=
ccompagna
de ses hurlements, comme la veille. Lorsqu'il entra dans la salle du Comité=
, où
se trouvaient déjà les plus forcenés partisans de l'Espagnol, ce fut au mil=
ieu
des plus violentes clameurs.
«À mort, l'espion!... À mort!»
C'était l'accusation que lui jetait cette vile
populace, accusation inspirée par Texar.
Gilbert, cependant, avait repris tout son
sang-froid, et il parvint à se maîtriser, même en face de l'Espagnol, qui
n'avait pas eu la pudeur de se récuser dans une pareille affaire.
«Vous vous nommez Gilbert Burbank, dit Texar, =
et
vous êtes officier de la marine fédérale?
--Oui.
-- Et maintenant lieutenant à bord de l'une des
canonnières du commandant Stevens?
--Oui.
-- Vous êtes le fils de James Burbank, un
Américain du Nord, propriétaire de la plantation de Camdless-Bay?
--Oui.
-- Avouez-vous avoir quitté la flottille mouil=
lée
sous la barre, dans la nuit du 10 mars?
--Oui.
-- Avouez-vous avoir été capturé, alors que vo=
us
cherchiez à regagner la flottille, en compagnie d'un matelot de votre bord?=
--Oui.
-- Voulez-vous dire ce que vous êtes venu faire
dans les eaux du Saint-John?
-- Un homme s'est présenté à bord de la canonn=
ière
dont je suis le second. Il m'a appris que la plantation de mon père venait
d'être dévastée par une troupe de malfaiteurs, que Castle-House avait été a=
ssiégée
par des bandits. Je n'ai pas à dire au président du Comité qui me juge, à q=
ui
incombe la responsabilité de ces crimes.
-- Et moi, répondit Texar, j'ai à dire à Gilbe=
rt
Burbank que son père avait bravé l'opinion publique en affranchissant ses e=
sclaves,
qu'un arrêté ordonnait la dispersion des nouveaux affranchis, que cet arrêté
devait être mis à exécution...
-- Avec incendie et pillage, répliqua Gilbert,
avec un rapt dont Texar est personnellement l'auteur!
-- Quand je serai devant des juges, je répondr=
ai,
répliqua froidement l'Espagnol. Gilbert Burbank, n'essayez pas d'intervertir
les rôles. Vous êtes un accusé, non un accusateur!
-- Oui... un accusé... en ce moment, du moins»,
répondit le jeune officier. Mais les canonnières fédérales n'ont plus que la
barre du Saint-John à franchir pour s'emparer de Jacksonville, et alors...»=
Des cris éclatèrent aussitôt, des menaces cont=
re
le jeune officier, qui osait braver les sudistes en face.
«À mort!... À mort!» cria-t-on de toutes parts=
.
L'Espagnol ne parvint pas sans peine à calmer
cette colère de la foule. Puis reprenant l'interrogatoire:
«Nous direz-vous, Gilbert Burbank, pourquoi, la
nuit dernière, vous avez quitté votre bord?
-- Je l'ai quitté pour venir voir ma mère
mourante.
-- Vous avouez alors que vous avez débarqué à
Camdless-Bay?
-- Je n'ai pas à m'en cacher.
-- Et c'était uniquement pour voir votre mère?=
-- Uniquement.
-- Nous avons pourtant raison de penser, reprit
Texar, que vous aviez un autre but.
-- Lequel?
-- Celui de correspondre avec votre père, James
Burbank, ce nordiste soupçonné, depuis trop longtemps déjà, d'entretenir de=
s intelligences
avec l'armée fédérale.
-- Vous savez que cela n'est pas, répondit
Gilbert, emporté par une indignation bien naturelle. Si je suis venu à
Camdless-Bay, ce n'est pas comme un officier, mais comme un fils...
-- Ou comme un espion!» répliqua Texar.
Les cris redoublèrent: «À mort, l'espion!... À
mort!...»
Gilbert vit bien qu'il était perdu, et, ce qui=
lui
porta un coup terrible, il comprit que son père allait être perdu avec lui.=
«Oui, reprit Texar, la maladie de votre mère
n'était qu'un prétexte! Vous êtes venu comme espion à Camdless-Bay, pour re=
ndre
compte aux fédéraux de l'état des défenses du Saint-John!»
Gilbert se leva.
«Je suis venu pour voir ma mère mourante,
répondit-il, et vous le savez bien! Jamais je n'aurais cru que, dans un pays
civilisé, il se trouverait des juges qui fissent un crime à un soldat d'êtr=
e venu
au lit de mort de sa mère, alors même qu'elle était sur le territoire ennem=
i!
Que celui qui blâme ma conduite et qui n'en aurait pas fait autant ose le
dire!»
Un auditoire, composé d'hommes en qui la haine
n'eût pas éteint toute sensibilité, n'aurait pu qu'applaudir à cette déclar=
ation
si noble et si franche. Il n'en fut rien. Des vociférations l'accueillirent,
puis des applaudissements à l'adresse de l'Espagnol, lorsque celui-ci fit
valoir qu'en recevant un officier ennemi en temps de guerre, James Burbank =
ne
s'était pas rendu moins coupable que cet officier. Elle existait, enfin, ce=
tte preuve
que Texar avait promis de produire, cette preuve de la connivence de James
Burbank avec l'armée du Nord.
Aussi, le Comité, retenant les aveux faits au
cours de l'interrogatoire relativement à son père, condamna-t-il à mort Gil=
bert
Burbank, lieutenant de la marine fédérale.
Le condamné fut aussitôt reconduit dans sa pri=
son
au milieu des huées de cette populace, qui le poursuivait toujours de ces c=
ris:
«À mort, l'espion!... À mort!»
Le soir, un détachement de la milice de
Jacksonville arrivait à Camdless-Bay.
L'officier qui le commandait demanda M. Burban=
k.
James Burbank se présenta. Edward Carrol et Wa=
lter
Stannard l'accompagnaient.
«Que me veut-on? dit James Burbank.
-- Lisez cet ordre!» répondit l'officier.
C'était l'ordre d'arrêter James Burbank comme
complice de Gilbert Burbank, condamné à mort pour espionnage par le Comité =
de Jacksonville,
et qui devait être fusillé dans les quarante-huit heures.
<=
span
style=3D'font-size:12.0pt;mso-bidi-font-size:16.0pt;line-height:115%;mso-fa=
reast-font-family:
Calibri'>I Après l'enlèvement<=
span
style=3D'font-size:12.0pt;mso-bidi-font-size:16.0pt;line-height:115%;mso-fa=
reast-font-family:
Calibri'>
«Texar!...» tel était bien le nom détesté que
Zermah avait jeté dans l'ombre, au moment où Mme Burbank et Miss Alice
arrivaient sur la berge de la crique Marino. La jeune fille avait reconnu l=
e misérable
Espagnol. On ne pouvait donc mettre en doute qu'il fût l'auteur de l'enlève=
ment
auquel il avait présidé en personne.
C'était Texar, en effet, accompagné d'une
demi-douzaine de gens à lui, ses complices.
De longue main, l'Espagnol avait préparé cette
expédition qui devait entraîner la dévastation de Camdless-Bay, le pillage =
de Castle-House,
la ruine de la famille Burbank, la capture ou la mort de son chef. C'est da=
ns
ce but qu'il venait de lancer ses hordes de pillards sur la plantation. Mai=
s il
ne s'était pas mis à leur tête, laissant aux plus forcenés de ses partisans=
le
soin de les diriger. Ainsi s'expliquera-t-on que John Bruce, mêlé à la bande
des assaillants, eût pu affirmer à James Burbank que Texar ne se trouvait p=
as
avec eux.
Pour le rencontrer, il eût fallu venir à la cr=
ique
Marino, que le tunnel mettait en communication avec Castle-House. Dans le c=
as
où l'habitation eût été forcée, c'est par là que ses derniers défenseurs
auraient essayé de battre en retraite. Texar connaissait l'existence de ce
tunnel. Aussi, montant une embarcation de Jacksonville, qu'une autre
embarcation suivait avec Squambô et deux de ses esclaves, était-il venu
surveiller cet endroit, tout indiqué pour la fuite de James Burbank. Il ne =
s'était
pas trompé. Il le comprit bien, lorsqu'il vit un des canots de Camdless-Bay=
stationner
derrière les roseaux de la crique. Les Noirs qui le gardaient furent surpri=
s,
attaqués, égorgés. Il n'y eut plus qu'à attendre. Bientôt Zermah se présent=
a,
accompagnée de la petite fille. Aux cris que la métisse fit entendre,
l'Espagnol, craignant qu'on ne vînt à son secours, la fit aussitôt jeter da=
ns
les bras de Squambô. Et, lorsque Mme Burbank et Miss Alice parurent sur la be=
rge,
ce ne fut qu'au moment où la métisse était emportée au milieu du fleuve dan=
s l'embarcation
de l'Indien.
On sait le reste.
Toutefois, le rapt accompli, Texar n'avait pas
jugé à propos de rejoindre Squambô. Cet homme, qui lui était entièrement
dévoué, savait en quel impénétrable repaire Zermah et la petite Dy devaient
être conduites. Aussi l'Espagnol, à l'instant où les trois coups de canon
rappelaient les assaillants prêts à forcer Castle-House, avait-il disparu en
coupant obliquement le cours du Saint-John.
Où alla-t-il? on ne sait. En tout cas, il ne
rentra pas à Jacksonville pendant cette nuit du 3 au 4 mars. On ne l'y revi=
t que
vingt-quatre heures après. Que devint-il pendant cette absence inexplicable=
--
qu'il ne se donna même pas la peine d'expliquer? Nul n'eût pu le dire. C'ét=
ait
de nature, cependant, à le compromettre, quand il serait accusé d'avoir pris
part à l'enlèvement de Dy et de Zermah. La coïncidence entre cet enlèvement=
et
sa disparition ne pouvait que tourner contre lui. Quoi qu'il en soit, il ne
revint à Jacksonville que dans la matinée du 5, afin de prendre les mesures
nécessaires à la défense des sudistes, -- assez à temps, on l'a vu, pour te=
ndre
un piège à Gilbert Burbank et présider le Comité qui allait condamner à mor=
t le
jeune officier.
Ce qui est certain, c'est que Texar n'était po=
int
à bord de cette embarcation, conduite par Squambô, entraînée dans l'ombre p=
ar
la marée montante, en amont de Camdless-Bay.
Zermah, comprenant que ses cris ne pouvaient p=
lus
être entendus des rives désertes du Saint-John, s'était tue. Assise à
l'arrière, elle serrait Dy dans ses bras. La petite fille, épouvantée, ne l=
aissait
pas échapper une seule plainte. Elle se pressait contre la poitrine de la
métisse, elle se cachait dans les plis de sa mante. Une ou deux fois,
seulement, quelques mots entrouvrirent ses lèvres:
«Maman!... maman!... Bonne Zermah!... J'ai peu=
r!...
J'ai peur!... Je veux revoir maman!...
-- Oui... ma chérie!... répondit Zermah. Nous
allons la revoir!... Ne crains rien!... Je suis près de toi!»
Au même moment, Mme Burbank, affolée, remontai=
t la
berge droite du fleuve, cherchant en vain à suivre l'embarcation qui emport=
ait
sa fille vers l'autre rive.
L'obscurité était profonde alors. Les incendie=
s,
allumés sur le domaine, commençaient à s'éteindre avec le fracas des
détonations. De ces fumées accumulées vers le nord, il ne sortait plus que =
de rares
poussées de flammes que la surface du fleuve réverbérait comme un rapide
éclair. Puis, tout devint silencieux et sombre. L'embarcation suivait le ch=
enal
du fleuve, dont on ne pouvait même plus voir les bords. Elle n'eût pas été =
plus
isolée, plus seule, en pleine mer.
Vers quelle crique se dirigeait l'embarcation =
dont
Squambô tenait la barre? C'est ce qu'il importait de savoir avant tout. Int=
erroger
l'Indien eût été inutile. Aussi Zermah cherchait-elle à s'orienter -- chose
difficile dans ces profondes ténèbres, tant que Squambô n'abandonnerait pas=
le
milieu du Saint-John. Le flot montait, et, sous la pagaie des deux Noirs, on
gagnait rapidement vers le sud.
Pourtant, combien il eût été nécessaire que Ze=
rmah
laissât une trace de son passage, afin de faciliter les recherches de son m=
aître!
Or, sur ce fleuve, c'était impossible. À terre, un lambeau de sa mante,
abandonné à quelque buisson, aurait pu devenir le premier jalon d'une piste,
qui, une fois reconnue, serait suivie jusqu'au bout. Mais à quoi eût servi =
de
livrer au courant un objet appartenant à la petite fille ou à elle? Pouvait=
-on
espérer que le hasard le ferait arriver entre les mains de James Burbank? I=
l fallait
y renoncer, et se borner à reconnaître en quel point du Saint-John
l'embarcation viendrait atterrir.
Une heure s'écoula dans ces conditions. Squambô
n'avait pas prononcé une parole. Les deux Noirs pagayaient silencieusement.=
Aucune
lumière n'apparaissait sur les berges, ni dans les maisons ni sous les arbr=
es,
dont la masse se dessinait confusément dans l'ombre.
En même temps que Zermah regardait à droite, à
gauche, prête à saisir le moindre indice, elle songeait seulement aux dange=
rs
que courait la petite fille. De ceux qui pouvaient la menacer personnelleme=
nt,
elle ne se préoccupait même pas. Toutes ses craintes se concentraient sur c=
ette
enfant. C'était bien Texar qui l'avait fait enlever. À ce sujet, pas de dou=
te
possible. Elle avait reconnu l'Espagnol, qui s'était posté à la crique Mari=
no, soit
qu'il eût l'intention de pénétrer dans Castle-House en franchissant le tunn=
el,
soit qu'il attendît ses défenseurs au moment où ils tenteraient de s'échapp=
er
par cette issue. Si Texar se fut moins pressé d'agir, Mme Burbank
et Alice Stannard, comme Dy et Zermah, eussent été maintenant en son pouvoi=
r.
S'il n'avait pas dirigé en personne les hommes de la milice et la bande des=
pillards,
c'est qu'il se croyait plus certain d'atteindre la famille Burbank à la cri=
que
Marino.
En tout cas, Texar ne pourrait pas nier qu'il =
eût
directement pris part au rapt. Zermah avait jeté, crié son nom. Mme Burbank=
et
Miss Alice devaient l'avoir entendu. Plus tard, lorsque l'heure de la justi=
ce
serait venue, quand l'Espagnol aurait à répondre de ses crimes, il n'aurait=
pas
la ressource, cette fois, d'invoquer un de ces inexplicables alibis qui ne =
lui
avaient que trop réussi jusqu'alors.
À présent, quel sort réservait-il à ses deux
victimes? Allait-il les reléguer dans les marécageuses Everglades, au delà =
des
sources du Saint-John? Se déferait-il de Zermah comme d'un témoin dangereux,
dont la déposition pourrait l'accabler un jour? C'est ce que se demandait la
métisse. Elle eût volontiers fait le sacrifice de sa vie pour sauver l'enfa=
nt
enlevée avec elle. Mais, elle morte, que deviendrait Dy entre les mains de
Texar et de ses compagnons? Cette pensée la torturait, et alors elle pressa=
it
plus fortement la petite fille sur sa poitrine, comme si Squambô eût manife=
sté
l'intention de la lui arracher.
En ce moment, Zermah put constater que
l'embarcation se rapprochait de la rive gauche du fleuve. Cela pouvait-il l=
ui servir
d'indice? Non, car elle ignorait que l'Espagnol demeurât au fond de la
Crique-Noire, dans un des îlots de cette lagune, comme l'ignoraient même les
partisans de Texar, puisque personne n'avait jamais été reçu au blockhaus q=
u'il
occupait avec Squambô et ses Noirs.
C'était là, en effet, que l'Indien allait dépo=
ser
Dy et Zermah. Dans les profondeurs de cette région mystérieuse, elles serai=
ent
à l'abri de toutes recherches. La crique était, pour ainsi dire, impénétrab=
le à
qui ne connaissait pas l'orientation de ses passes, la disposition de ses
îlots. Elle offrait mille retraites où des prisonniers pouvaient être si bi=
en
cachés qu'il serait impossible d'en reconnaître les traces. Au cas où James
Burbank essaierait d'explorer cet inextricable fouillis, il serait temps de=
transporter
la métisse et l'enfant jusqu'au sud de la péninsule. Alors s'évanouirait to=
ute
chance de les retrouver au milieu de ces vastes espaces que les pionniers
floridiens fréquentaient à peine, et dont quelques bandes d'Indiens parcour=
ent
seules les plaines insalubres.
Les quarante-cinq milles, qui séparent
Camdless-Bay de la Crique- Noire, furent rapidement franchis. Vers onze heu=
res,
l'embarcation dépassait le coude que fait le Saint-John à deux cents yards =
en aval.
Il ne s'agissait plus que de reconnaître l'entrée de la lagune. Manoeuvre
embarrassante à travers cette obscurité profonde dont s'enveloppait la rive
gauche du fleuve. Aussi, quelque habitude que Squambô eût de ces parages, ne
laissa-t-il pas d'hésiter, lorsqu'il fallut donner un coup de barre pour
obliquer à travers le courant. Sans doute, l'opération eût été plus aisée, =
si
l'embarcation avait pu longer cette rive qui se creuse en une infinité de
petites anses, hérissées de roseaux ou d'herbes aquatiques. Mais l'Indien
craignait de s'échouer. Or, comme le jusant ne devait pas tarder à ramener =
les
eaux du Saint-John vers son embouchure, il se serait trouvé gêné en cas
d'échouage. Forcé d'attendre la marée suivante, c'est-à-dire près de onze
heures, comment aurait-il pu éviter d'être aperçu, lorsqu'il ferait grand j=
our?
Le plus ordinairement, de nombreuses embarcations parcouraient le fleuve. L=
es
événements actuels provoquaient même un incessant échange de correspondances
entre Jacksonville et Saint-Augustine. Indubitablement, s'ils n'avaient pas
péri dans l'attaque de Castle-House, les membres de la famille Burbank entr=
eprendraient
dès le lendemain les plus actives recherches. Squambô, engravé au pied d'une
des berges, ne pourrait échapper aux poursuites dont il serait l'objet. La
situation deviendrait très périlleuse. Pour toutes ces raisons, il voulut
rester dans le chenal du Saint-John. Et même, s'il le fallait, il mouillera=
it
au milieu du courant. Puis, au petit jour, il se hâterait de reconnaître les
passes de la Crique-Noire, à travers lesquelles il serait impossible de le
suivre.
Cependant, l'embarcation continuait à remonter
avec le flux. Par le temps écoulé, Squambô estimait qu'il ne devait pas enc=
ore
être à la hauteur de la lagune. Il cherchait donc à s'élever davantage, qua=
nd
un bruit peu éloigné se fit entendre. C'était un sourd battement de roues q=
ui
se propageait à la surface du fleuve. Presque aussitôt, au coude de la rive
gauche, apparut une masse en mouvement.
Un steam-boat s'avançait sous petite vapeur,
lançant dans l'ombre le feu blanc de son fanal. En moins d'une minute, il
devait être arrivé sur l'embarcation.
D'un geste, Squambô arrêta la pagaie des deux
Noirs, et, d'un coup de barre, il piqua vers la rive droite, autant pour ne=
pas
se trouver sur le passage du steam-boat que pour éviter d'être aperçu.
Mais l'embarcation avait été signalée par les
vigies du bord. Elle fut hélée avec ordre d'accoster.
Squambô laissa échapper un formidable juron.
Toutefois, ne pouvant se soustraire par la fuite à l'invitation qui lui ava=
it
été faite en termes formels, il dut obéir.
Un instant après, il rangeait le flanc droit du
steam-boat, qui avait stoppé pour l'attendre.
Zermah se releva aussitôt. Dans ces conditions,
elle venait d'entrevoir une chance de salut. Ne pouvait-elle appeler, se fa=
ire connaître,
demander du secours, échapper à Squambô?
L'Indien se dressa près d'elle. Il tenait un l=
arge
bowie-knife d'une main. De l'autre, il avait saisi la petite fille que Zerm=
ah essayait
en vain de lui arracher.
«Un cri, dit-il, et je la tue!»
S'il n'y avait eu que sa vie à sacrifier, Zerm=
ah
n'eût pas hésité. Comme c'était l'enfant que menaçait le couteau de l'Indie=
n,
elle garda le silence. Du pont du steam-boat, d'ailleurs, on ne pouvait rien
voir de ce qui se passait dans l'embarcation.
Le steam-boat venait de Picolata, où il avait
embarqué un détachement de la milice à destination de Jacksonville, afin de=
renforcer
les troupes sudistes qui devaient empêcher l'occupation du fleuve.
Un officier, se penchant alors en dehors de la
passerelle, interpella l'Indien. Voici les paroles qui furent échangées ent=
re eux:
«Où allez-vous?
-- À Picolata.»
Zermah retint ce nom, tout en se disant que Squambô avait intérêt à ne point faire connaître sa destination véritable.<= o:p>
«D'où venez-vous?
-- De Jacksonville.
-- Y a-t-il du nouveau?
-- Non.
-- Rien de la flottille de Dupont?
-- Rien.
-- On n'en a pas eu de nouvelles depuis l'atta=
que
de Fernandina et du fort Clinch?
-- Non.
-- Pas une canonnière n'a donné dans les passe=
s du
Saint-John?
-- Pas une.
-- D'où viennent ces lueurs que nous avons
entrevues, ces détonations qui se sont fait entendre dans le Nord, pendant =
que nous
étions mouillés, en attendant le flot?
-- C'est une attaque qui a été faite, cette nu=
it,
contre la plantation de Camdless-Bay.
-- Par les nordistes?...
-- Non!... Par la milice de Jacksonville. Le
propriétaire avait voulu résister aux ordres du Comité...
-- Bien!... Bien!... Il s'agit de ce James
Burbank... un enragé abolitionniste!...
-- Précisément.
-- Et qu'en est-il résulté?
-- Je ne sais... Je n'ai vu cela qu'en passant=
...
Il m'a semblé que tout était en flammes!»
En cet instant, un faible cri s'échappa des lè=
vres
de l'enfant... Zermah lui mit la main sur la bouche, au moment où les doigt=
s de
l'Indien s'approchaient de son cou. L'officier, juché sur la passerelle du
steam-boat, n'avait rien entendu.
«Est-ce que Camdless-Bay a été attaquée à coup=
s de
canon? demanda- t-il.
-- Je ne le pense pas.
-- Pourquoi donc ces trois détonations que nous
avons entendues et qui semblaient venir du côté de Jacksonville?
-- Je ne puis le dire.
-- Ainsi, le Saint-John est libre encore depuis
Picolata jusqu'à son embouchure?
-- Entièrement libre, et vous pouvez le descen=
dre
sans avoir rien à craindre des canonnières.
-- C'est bon. -- Au large!»
Un ordre fut envoyé à la machine, et le steam-=
boat
allait se remettre en marche.
«Un renseignement? demanda Squambô à l'officie=
r.
-- Lequel?
-- La nuit est très noire... Je ne m'y reconna=
is
guère... Pouvez- vous me dire où je suis?
-- À la hauteur de la Crique-Noire.
-- Merci.»
Les aubes battirent la surface du fleuve, après
que l'embarcation se fut écartée de quelques brasses. Le steam-boat s'effaça
peu à peu dans la nuit, laissant derrière lui une eau profondément troublée=
par
le choc de ses roues puissantes.
Squambô, maintenant seul au milieu du fleuve, =
se
rassit à l'arrière du canot et donna l'ordre de pagayer. Il connaissait sa =
position,
et, revenant sur tribord, il se lança vers l'échancrure au fond de laquelle
s'ouvrait la Crique-Noire.
Que ce fût en ce lieu d'un si difficile accès =
que
l'Indien allait se réfugier, Zermah n'en pouvait plus douter, et peu import=
ait qu'elle
en fût instruite. Comment eût-elle pu le faire savoir à son maître, et comm=
ent
organiser des recherches au milieu de cet impénétrable labyrinthe? Au delà =
de
la crique, d'ailleurs, les forêts du comté de Duval n'offraient-elles pas
toutes facilités de déjouer les poursuites, dans le cas où James Burbank et=
les
siens fussent parvenus à se jeter à travers la lagune? Il en était encore de
cette partie occidentale de la Floride comme d'un pays perdu, sur lequel il=
eût
été presque impossible de relever une piste. En outre, il n'était pas prude=
nt
de s'y aventurer. Les Séminoles, errant sur ces territoires forestiers ou
marécageux, ne laissaient pas d'être redoutables. Ils pillaient volontiers =
les voyageurs
qui tombaient entre leurs mains et les massacraient, lorsque ceux-ci essaya=
ient
de se défendre.
Une affaire singulière, dont on avait beaucoup
parlé, s'était même passée dernièrement dans la partie supérieure du comté,=
un
peu au nord-ouest de Jacksonville.
Une douzaine de Floridiens, qui se rendaient au
littoral sur le golfe du Mexique, avaient été surpris par une tribu de
Séminoles. S'ils ne furent pas mis à mort jusqu'au dernier, c'est qu'ils ne=
firent
aucune résistance, et d'ailleurs à dix contre un, c'eût été inutile.
Ces braves gens furent donc consciencieusement
fouillés et volés de tout ce qu'ils possédaient, même de leurs habits. De p=
lus,
sous menace de mort, défense leur fut faite de jamais reparaître sur ces
territoires dont les Indiens revendiquent encore l'entière propriété. Et, p=
our
les reconnaître, dans le cas où ils enfreindraient cet ordre, le chef de la
bande employa un procédé très simple. Il les fit tatouer au bras d'un signe
bizarre, d'une marque faite avec le suc d'une plante tinctoriale au moyen d=
'une
pointe d'aiguille, et qui ne pouvait plus s'effacer. Puis, les Floridiens
furent renvoyés, sans autre mauvais traitement. Ils ne rentrèrent dans les
plantations du nord qu'en assez piteux état, - - poinçonnés, pour ainsi dir=
e,
aux armes de la tribu indienne et peu désireux, on le comprend, de retomber
entre les mains de ces Séminoles, qui, cette fois, les massacreraient sans
pitié pour faire honneur à leur signature.
En tout autre temps, les milices du comté de D=
uval
n'eussent pas laissé impuni un tel attentat. Elles se seraient jetées à la =
poursuite
des Indiens. Mais, à cette époque, il y avait autre chose à faire que de
recommencer une expédition contre ces nomades. La crainte de voir le pays
envahi par les troupes fédérales dominait tout. Ce qui importait, c'était
d'empêcher qu'elles devinssent maîtresses du Saint-John, et, avec lui, des =
régions
qu'il arrose. Or, on ne pouvait rien distraire des forces sudistes, disposé=
es
depuis Jacksonville jusqu'à la frontière géorgienne. Il serait temps, plus
tard, de se mettre en campagne contre les Séminoles, enhardis par la guerre
civile au point qu'ils se hasardaient sur ces territoires du nord, dont on
croyait les avoir pour jamais chassés. On ne se contenterait plus alors de =
les
refouler dans les marais des Everglades, on tenterait de les détruire jusqu=
'au
dernier.
En attendant, il était dangereux de s'aventurer
sur les territoires situés dans l'ouest de la Floride, et, si jamais James =
Burbank
devait porter de ce côté ses recherches, ce serait un nouveau danger ajouté=
à
tous ceux que comportait une expédition de ce genre.
Cependant l'embarcation avait rallié la rive
gauche du fleuve. Squambô, se sachant à la hauteur de la Crique-Noire qui d=
onne
accès aux eaux du Saint-John, ne craignait plus de s'échouer sur quelque
haut-fond.
Aussi, cinq minutes après, l'embarcation
s'était-elle engagée sous le sombre dôme des arbres, au milieu d'une obscur=
ité
plus profonde qu'elle ne l'était à la surface du fleuve. Quelque habitude
qu'eût Squambô de se diriger à travers les lacets de cette lagune, il n'aur=
ait
pu y réussir dans ces conditions. Mais, ne pouvant plus être aperçu, pourqu=
oi
se serait-il interdit d'éclairer sa route? Une branche résineuse fut coupée=
à
un arbre des berges, puis allumée à l'avant de l'embarcation. Sa lueur
fuligineuse devait suffire à l'oeil exercé de l'Indien pour reconnaître les
passes. Pendant une demi-heure environ, il s'enfonça à travers les méandres=
de
la crique, et il arriva enfin à l'îlot du blockhaus.
Zermah dut débarquer alors. Accablée de fatigu=
e,
la petite fille dormait entre ses bras. Elle ne se réveilla pas, même quand=
la métisse
franchit la poterne du fortin et qu'elle eut été enfermée dans une des cham=
bres
attenant au réduit central.
Dy, enveloppée d'une couverture qui traînait d=
ans
un coin, fut couchée sur une sorte de grabat. Zermah veilla près d'elle.
Le lendemain, 3 mars, à huit heures du matin,
Squambô entra dans la chambre où Zermah avait passé la nuit. Il apportait
quelque nourriture, -- du pain, un morceau de venaison froide, des fruits, =
un
broc de bière assez forte, une cruche d'eau, et aussi différents ustensiles=
de
table. En même temps, un des Noirs plaçait dans un coin un vieux meuble, po=
ur
servir de toilette et de commode, avec un peu de linge, draps, serviettes, =
et
autres menus objets, dont la métisse pourrait faire usage pour la petite fi=
lle
et pour elle-même.
Dy dormait encore. D'un geste, Zermah avait
supplié, Squambô de ne point la réveiller.
Lorsque le Noir fut sorti, Zermah, s'adressant=
à
l'Indien, dit à voix basse:
«Que veut-on faire de nous?
-- Je ne sais, répondit Squambô.
-- Quels ordres avez-vous reçus de Texar?
-- Qu'ils soient venus de Texar ou de tout aut=
re,
répliqua l'Indien, les voici, et vous ferez bien de vous y conformer. Tant =
que
vous serez ici, cette chambre sera la vôtre, et vous serez renfermée durant=
la
nuit dans le réduit du fortin.
-- Et le jour?...
-- Vous pourrez aller et venir à l'intérieur de
l'enclos.
-- Tant que nous serons ici?... répondit Zerma=
h.
Puis-je savoir où nous sommes?
-- Là où j'avais ordre de vous conduire.
-- Et nous y resterons?...
-- J'ai dit ce que j'avais à dire, répliqua
l'Indien. Inutile maintenant de me parler. Je ne répondrai plus.»
Et Squambô, qui devait effectivement s'en teni=
r à
ce court échange de paroles, quitta la chambre, laissant la métisse seule
auprès de l'enfant.
Zermah regarda la petite fille. Quelques larmes
lui vinrent aux yeux, larmes qu'elle essuya aussitôt. À son réveil, il ne
fallait pas que Dy s'aperçût qu'elle eût pleuré. Il importait que l'enfant =
s'accoutumât
peu à peu à sa nouvelle situation -- très menacée, peut-être, car on pouvait
s'attendre à tout de la part de l'Espagnol.
Zermah réfléchissait à ce qui s'était passé de=
puis
la veille. Elle avait bien vu Mme Burbank et Miss Alice remonter la rive,
pendant que l'embarcation s'en éloignait. Leurs appels désespérés, leurs cr=
is
déchirants, étaient arrivés jusqu'à elles. Mais, avaient- elles pu regagner
Castle-House, reprendre le tunnel, pénétrer dans l'habitation assiégée, fai=
re
connaître à James Burbank et à ses compagnons quel nouveau malheur venait de
les frapper? Ne pouvaient-elles avoir été prises par les gens de l'Espagnol=
, entraînées
loin de Camdless-Bay, tuées, peut-être? S'il en était ainsi, James Burbank
ignorerait que la petite fille eût été enlevée avec Zermah. Il croirait que=
sa
femme, Miss Alice, l'enfant, la métisse, avaient pu s'embarquer à la crique
Marino, atteindre le refuge du Roc-des-Cèdres, où elles devaient être en sû=
reté.
Il ne ferait alors aucune recherche immédiate pour les retrouver!...
Et, en admettant que Mme Burbank et Miss Alice=
eussent
pu rentrer à Castle-House, que James Burbank fût instruit de tout, n'était-=
il pas
à craindre que l'habitation eût été envahie par les assaillants, pillée,
incendiée, détruite? Dans ce cas, qu'étaient devenus ses défenseurs?
Prisonniers ou morts dans la lutte, Zermah ne pouvait plus attendre aucune
assistance de leur part. Quand même les nordistes seraient devenus maîtres =
du
Saint-John, elle était perdue. Gilbert Burbank ni Mars n'apprendraient, l'un
que sa soeur, l'autre que sa femme, étaient gardées dans cet îlot de la Cri=
que-Noire!
Eh bien, si cela était, si Zermah ne devait pl=
us
compter que sur elle, son énergie ne l'abandonnerait pas. Elle ferait tout =
pour
sauver cette enfant, qui n'avait peut-être plus qu'elle au monde. Sa vie se
concentrerait sur cette idée: fuir! Pas une heure ne s'écoulerait sans qu'e=
lle
s'occupât d'en préparer les moyens.
Et pourtant, était-il possible de sortir du
fortin, surveillé par Squambô et ses compagnons, d'échapper aux deux féroces
limiers qui rôdaient autour de l'enclos, de fuir cet îlot perdu dans les mi=
lle détours
de la lagune? Oui, on le pouvait, mais à la condition d'y être secrètement =
aidé
par un des esclaves de l'Espagnol, qui connût parfaitement les passes de la
Crique-Noire. Pourquoi l'appât d'une forte récompense ne déciderait-il pas =
l'un
de ces hommes à seconder Zermah dans cette évasion?... C'est à cela qu'alla=
ient
tendre tous les efforts de la métisse.
Cependant la petite Dy venait de se réveiller.=
Le
premier mot qu'elle prononça fut pour appeler sa mère. Ses regards se portè=
rent
ensuite autour de la chambre. Le souvenir des événements de la veille lui
revint. Elle aperçut la métisse et accourut près d'elle.
«Bonne Zermah!... Bonne Zermah!... murmurait la
petite fille. J'ai peur... j'ai peur!...
-- Il ne faut pas avoir peur, ma chérie!
-- Où est maman?...
-- Elle viendra... bientôt!... Nous avons été
obligées de nous sauver... tu sais bien!... Nous sommes à l'abri maintenant=
!...
Ici, il n'y a plus rien à craindre!... Dès qu'on aura secouru M. Burbank, i=
l se
hâtera de nous rejoindre!...»
Dy regardait Zermah comme pour lui dire:
«Est-ce bien vrai?
-- Oui! répondit Zermah qui voulait à tout prix
rassurer l'enfant. Oui! M. Burbank nous a dit de l'attendre ici!...
-- Mais ces hommes qui nous ont emportées dans
leur bateau?... reprit la petite fille.
-- Ce sont les serviteurs de M. Harvey, ma
chérie!... Tu sais, M. Harvey, l'ami de ton papa, qui demeure à
Jacksonville!... Nous sommes dans son cottage de Hampton-Red!
-- Et maman, et Alice, qui étaient avec nous,
pourquoi ne sont- elles pas ici?...
-- M. Burbank les a rappelées au moment où ell=
es
allaient s'embarquer... souviens-toi bien!... Dès que ces mauvaises gens au=
ront
été chassées de Camdless-Bay, on viendra nous chercher!... Voyons!... Ne pl=
eure
pas!... N'aie plus peur, ma chérie, même si nous restons ici pendant quelqu=
es
jours!... Nous y sommes bien cachées, va!... Et, maintenant, viens que je f=
asse
ta petite toilette!»
Dy ne cessait de regarder obstinément Zermah, =
et,
quoique la métisse eût dit cela, un gros soupir s'échappa de ses lèvres. El=
le n'avait
pu, comme d'habitude, sourire à son réveil. Il importait donc, avant tout, =
de
l'occuper, de la distraire.
C'est à quoi Zermah s'appliqua, avec la plus
tendre sollicitude. Elle lui fit sa toilette avec autant de soin que si
l'enfant eût été dans sa jolie chambre de Castle-House, en même temps qu'el=
le essayait
de l'amuser par ses histoires. Puis Dy mangea un peu, et Zermah partagea ce
premier déjeuner avec elle.
«Maintenant, ma chérie, si tu le veux, nous al=
lons
faire un tour au-dehors... dans l'enclos...
-- Est-ce que c'est bien beau, le cottage de M.
Harvey? demanda l'enfant.
-- Beau?... Non!... répondit Zermah. C'est, je
crois, une vieille bicoque! Pourtant, il y a des arbres, des cours d'eau, de
quoi nous promener enfin!... Nous n'y resterons que quelques jours, d'aille=
urs,
et, si tu ne t'y es pas trop ennuyée, si tu as été bien sage, ta maman sera
contente!
-- Oui, bonne Zermah... oui!...» répondit la
petite fille.
La porte de la chambre n'était point fermée à
clef. Zermah prit la main de l'enfant, et toutes deux sortirent. Elles se
trouvèrent d'abord dans le réduit central, qui était sombre. Un instant apr=
ès,
elles se promenaient en pleine lumière; à l'abri du feuillage des grands ar=
bres
que perçaient les rayons du soleil.
L'enclos n'était pas vaste -- un acre environ,
dont le blockhaus occupait la plus grande portion. La palissade qui l'entou=
rait
ne permit pas à Zermah d'aller reconnaître la disposition de l'îlot au mili=
eu
de cette lagune. Tout ce qu'elle put observer à travers la vieille poterne,
c'est qu'un assez large canal, aux eaux troubles, le séparait des îlots
voisins. Une femme et un enfant ne pourraient donc que très difficilement s=
'en
échapper. Au cas même où Zermah eût pu s'emparer d'une embarcation, comment
fût-elle sortie de ces interminables détours? Ce qu'elle ignorait aussi, c'=
est
que Texar et Squambô en connaissaient seuls les passes. Les Noirs, au servi=
ce
de l'Espagnol, ne quittaient pas le fortin. Ils n'en étaient jamais sortis.=
Ils
ne savaient même pas où les gardait leur maître. Pour retrouver la rive du
Saint-John, comme pour atteindre les marais qui confinent à la crique dans
l'ouest, il eût fallu se fier au hasard. Or, s'en remettre à lui, n'était- =
ce
pas courir à une perte certaine?
D'ailleurs, pendant les jours suivants, Zermah=
, se
rendant compte de la situation, vit bien qu'elle n'aurait probablement aucu=
ne aide
à espérer des esclaves de Texar. C'étaient pour la plupart des Nègres à
demi-abrutis, d'aspect peu rassurant. Si l'Espagnol ne les tenait pas à la
chaîne, ils n'en étaient pas plus libres pour cela. Suffisamment nourris des
produits de l'îlot, adonnés aux liqueurs fortes dont Squambô ne leur ménage=
ait
pas trop parcimonieusement la ration, plus spécialement destinés à la garde=
du
blockhaus et à sa défense le cas échéant, ils n'auraient eu aucun intérêt à
changer cette existence pour une autre. La question de l'esclavage, qui se
débattait à quelques milles de la Crique-Noire, n'était pas pour les
passionner. Recouvrer leur liberté? À quoi bon, et qu'en eussent-ils fait?
Texar leur assurait l'existence. Squambô ne les maltraitait point, bien qu'=
il fût
homme à casser la tête au premier qui s'aviserait de la relever. Ils n'y
songeaient même pas. C'étaient des brutes, inférieures aux deux limiers qui
rôdaient autour du fortin. Il n'y a aucune exagération, en effet, à dire que
ces animaux les dépassaient en intelligence. Ils connaissaient, eux, tout l=
'ensemble
de la crique. Ils en traversaient à la nage les passes multiples. Ils coura=
ient
d'un îlot à un autre, servis par un instinct merveilleux qui les empêchait =
de
s'égarer. Leurs aboiements retentissaient parfois jusque sur la rive gauche=
du fleuve,
et, d'eux-mêmes, ils rentraient au blockhaus dès la tombée de la nuit. Nulle
embarcation n'aurait pu pénétrer dans la Crique- Noire, sans être immédiate=
ment
signalée par ces gardiens redoutables. Sauf Squambô et Texar, personne n'au=
rait
pu quitter le fortin, sans risquer d'être dévoré par ces sauvages descendan=
ts des
chiens caraïbes.
Lorsque Zermah eut observé comment la surveill=
ance
s'exerçait autour de l'enclos, quand elle vit qu'elle ne devait attendre au=
cun
secours de ceux qui la gardaient, toute autre, moins courageuse qu'elle, mo=
ins
énergique, eût désespéré. Il n'en fut rien. Ou les secours lui arriveraient=
du
dehors, et, dans ce cas, ils ne pouvaient venir que de James Burbank, s'il
était libre d'agir, ou de Mars, si le métis apprenait dans quelles conditio=
ns sa
femme avait disparu. À leur défaut, elle ne devait compter que sur elle-même
pour le salut de la petite-fille. Elle ne faillirait pas à cette tâche.
Zermah, absolument isolée au fond de cette lag=
une,
ne se voyait entourée que de figures farouches. Toutefois, elle crut remarq=
uer qu'un
des Noirs, jeune encore, la regardait avec quelque commisération. Y avait-i=
l là
un espoir? Pourrait-elle se confier à lui, lui indiquer la situation de
Camdless-Bay, l'engager à s'échapper pour se rendre à Castle-House? C'était
douteux. D'ailleurs, Squambô surprit sans doute ces marques d'intérêt de la=
part
de l'esclave, car celui-ci fut tenu à l'écart. Zermah ne le rencontra plus
pendant ses promenades à travers l'enclos.
Plusieurs jours se passèrent sans amener aucun
changement dans la situation. Du matin au soir, Zermah et Dy avaient toute
liberté d'aller et venir. La nuit, bien que Squambô ne les enfermât pas dans
leur chambre, elles n'auraient pu quitter le réduit central. L'Indien ne le=
ur
parlait jamais. Aussi Zermah avait-elle dû renoncer à l'interroger. Pas un =
seul
instant il ne quittait l'îlot. On sentait que sa surveillance s'exerçait à
toute heure. Les soins de Zermah se reportèrent donc sur l'enfant, qui dema=
ndait
instamment à revoir sa mère.
«Elle viendra!... lui répondait Zermah. J'ai e=
u de
ses nouvelles!... Ton père doit venir aussi, ma chérie; avec Miss Alice...»=
Et, quand elle avait ainsi répondu, la pauvre
créature ne savait plus qu'imaginer. Alors elle s'ingéniait à distraire la
petite fille, qui montrait plus de raison que n'en comportait son âge.
Le 4, le 5, le 6 mars s'étaient écoulés,
cependant. Bien que Zermah eût cherché à entendre si quelque détonation
lointaine n'annonçait pas la présence de la flottille fédérale sur les eaux=
du
Saint-John, aucun bruit n'était arrivé jusqu'à elle. Tout était silence au
milieu de la Crique-Noire. Il fallait en conclure que la Floride n'apparten=
ait
pas encore aux soldats de l'Union. Cela inquiétait la métisse au plus haut
point. À défaut de James Burbank et des siens, pour le cas où ils auraient =
été
mis dans l'impossibilité d'agir, ne pouvait-elle au moins attendre l'interv=
ention
de Gilbert et de Mars? Si leurs canonnières eussent été maîtresses du fleuv=
e,
ils en auraient fouillé les rives, ils auraient su arriver jusqu'à l'îlot.
N'importe qui, du personnel de Camdless-Bay, les eût instruits de ce qui
s'était passé. Et rien n'indiquait un combat sur les eaux du fleuve.
Ce qui était singulier, aussi, c'est que
l'Espagnol ne s'était pas encore montré une seule fois au fortin, ni de jou=
r ni
de nuit. Du moins, Zermah n'avait rien observé qui fût de nature à le faire=
supposer.
Pourtant, à peine dormait-elle, et ces longues heures d'insomnie, elle les
passait à écouter -- inutilement jusqu'alors.
D'ailleurs, qu'aurait-elle pu faire, si Texar =
fût
venu à la Crique-Noire, s'il l'eût fait comparaître devant lui? Est-ce qu'i=
l aurait
écouté ses supplications ou ses menaces? La présence de l'Espagnol n'était-=
elle
pas plus à craindre que son absence?
Or, pour la millième fois, Zermah songeait à t=
out
cela dans la soirée du 6 mars. Il était environ onze heures. La petite Dy d=
ormait
d'un sommeil assez paisible. La chambre, qui leur servait de cellule à tout=
es
deux, était plongée dans une obscurité profonde. Aucun bruit ne se propagea=
it
au-dedans, si ce n'est parfois, le sifflement de la brise à travers les ais
vermoulus du blockhaus.
À ce moment, la métisse crut entendre marcher à
l'intérieur du réduit. Elle supposa d'abord que ce devait être l'Indien qui=
regagnait
sa chambre, située en face de la sienne, après avoir fait sa ronde habituel=
le
autour de l'enclos.
Zermah surprit alors quelques paroles que deux
individus échangeaient. Elle s'approcha de la porte, elle prêta l'oreille, =
elle
reconnut la voix de Squambô, et presque aussitôt la voix de Texar.
Un frisson la saisit. Que venait faire l'Espag=
nol
au fortin à cette heure? S'agissait-il de quelque nouvelle machination cont=
re la
métisse et l'enfant? Allaient-elles être arrachées de leur chambre,
transportées en quelque autre retraite plus ignorée, plus impénétrable enco=
re
que cette Crique-Noire? Toutes ces suppositions se présentèrent en un insta=
nt à
l'esprit de Zermah... Puis, son énergie reprenant le dessus, elle s'appuya =
près
de la porte, elle écouta.
«Rien de nouveau? disait Texar.
-- Rien, maître, répliquait Squambô.
-- Et Zermah?
-- J'ai refusé de répondre à ses demandes.
-- Des tentatives ont-elles été faites pour
arriver jusqu'à elle depuis l'affaire de Camdless-Bay?
-- Oui, mais aucune n'a réussi.»
À cette réponse, Zermah comprit que l'on s'éta=
it
mis à sa recherche. Qui donc?
«Comment l'as-tu appris? demanda Texar.
-- Je suis allé plusieurs fois jusqu'à la rive=
du
Saint-John, répondit l'Indien, et, il y a quelques jours, j'ai observé qu'u=
ne barque
rôdait à l'ouvert de la Crique-Noire. Il est même arrivé que deux hommes ont
débarqué sur l'un des îlots de la rive.
-- Quels étaient ces hommes?
-- James Burbank et Walter Stannard!»
Zermah pouvait à peine contenir son émotion.
C'étaient James Burbank et Stannard. Ainsi les défenseurs de Castle-House n=
'avaient
pas tous péri dans l'attaque de la plantation. Et, s'ils avaient commencé l=
eurs
recherches, c'est qu'ils connaissaient l'enlèvement de l'enfant et de la
métisse. Et, s'ils le connaissaient, c'est que Mme Burbank
et Miss Alice avaient pu le leur dire. Toutes deux vivaient aussi. Toutes d=
eux
avaient pu rentrer à Castle-House, après avoir entendu le dernier cri jeté =
par
Zermah, qui appelait à son secours contre Texar. James Burbank était donc au
courant de ce qui s'était passé. Il savait le nom du misérable. Peut-être m=
ême
soupçonnait-il quel endroit servait de retraite à ses victimes? Il saurait
enfin parvenir jusqu'à elles!
Cet enchaînement de faits se fit instantanément
dans l'esprit de Zermah. Elle fut pénétrée d'un espoir immense -- espoir qu=
i s'évanouit
presque aussitôt, quand elle entendit l'Espagnol répondre:
«Oui! Qu'ils cherchent, ils ne trouveront pas!
Dans quelques jours, du reste, James Burbank ne sera plus à craindre!»
Ce que signifiaient ces paroles, la métisse ne
pouvait le comprendre. En tout cas de la part de l'homme, auquel obéissait =
le Comité
de Jacksonville, ce devait être une redoutable menace.
«Et maintenant, Squambô, j'ai besoin de toi po=
ur
une heure, dit alors l'Espagnol.
-- À vos ordres, maître.
-- Suis-moi!»
Un instant après, tous deux s'étaient retirés =
dans
la chambre occupée par l'Indien.
Qu'allaient-ils y faire? N'y avait-il pas là
quelque secret dont Zermah aurait à profiter? Dans sa situation, elle ne de=
vait
rien négliger de ce qui pourrait la servir.
On le sait, la porte de la chambre de la métis=
se
n'était point fermée, même pendant la nuit. Cette précaution eût été inutil=
e d'ailleurs,
car le réduit était clos intérieurement, et Squambô en gardait la clef sur =
lui.
Il était donc impossible de sortir du blockhaus, et, par conséquent, de ten=
ter
une évasion.
Ainsi Zermah put ouvrir la porte de sa chambre=
et
s'avancer en retenant sa respiration.
L'obscurité était profonde. Quelques lueurs
seulement venaient de la chambre de l'Indien.
Zermah s'approcha de la porte et regarda par
l'interstice des ais disjoints. Or, ce qu'elle vit était assez singulier po=
ur
qu'il lui fût impossible d'en comprendre la signification.
Bien que la chambre ne fût éclairée que par un
bout de chandelle résineuse, cette lumière suffisait à l'Indien, occupé alo=
rs
d'un travail assez délicat.
Texar était assis devant lui, sa casaque de cu=
ir
retirée, son bras gauche mis à nu, étendu sur une petite table, sous la cla=
rté
même de la résine. Un papier, de forme bizarre, percé de petits trous, avait
été placé sur la partie interne de son avant-bras. Au moyen d'une fine
aiguille, Squambô lui piquait la peau à chaque place marquée par les trous =
du
papier. C'était une opération de tatouage que pratiquait l'Indien -- opérat=
ion
à laquelle il devait être fort expert en sa qualité de Séminole. Et, en eff=
et,
il la faisait avec assez d'adresse et de légèreté de main pour que l'épider=
me fût
seulement touché par la pointe de l'aiguille, sans que l'Espagnol éprouvât =
la
moindre douleur.
Lorsque cela fut achevé, Squambô enleva le pap=
ier;
puis, prenant quelques feuilles d'une plante que Texar avait apportée, il e=
n frotta
l'avant-bras de son maître. Le suc de cette plante, introduit dans les piqû=
res
d'aiguille, ne laissa pas de causer une vive démangeaison à l'Espagnol, qui
n'était pas homme à se plaindre pour si peu.
L'opération terminée, Squambô rapprocha la rés=
ine
de la partie tatouée. Un dessin rougeâtre apparut nettement alors sur la pe=
au de
l'avant-bras de Texar. Ce dessin reproduisait exactement celui que les trous
d'aiguille formaient sur le papier. Le décalque avait été fait avec une
exactitude parfaite. C'étaient une série de lignes entrecroisées, représent=
ant
une des figures symboliques des croyances séminoles. Cette marque ne devait
plus s'effacer du bras sur lequel Squambô venait de l'imprimer.
Zermah avait tout vu, et, comme il a été dit, =
sans
y rien comprendre. Quel intérêt pouvait avoir Texar à s'orner de ce tatouag=
e?
Pourquoi ce «signe particulier», pour emprunter un mot au libellé des
passeports? Voulait-il donc passer pour un Indien? Ni son teint ni le carac=
tère
de sa personne ne l'eussent permis. Ne fallait-il pas plutôt voir une
corrélation entre cette marque et celle qui avait été dernièrement imposée à
ces quelques voyageurs floridiens tombés dans un parti de Séminoles vers le=
nord
du comté? Et, par là, Texar voulait-il encore avoir la possibilité d'établi=
r un
de ces inexplicables alibis dont il avait tiré si bon parti jusqu'alors?
Peut-être, en effet, était-ce un de ces secrets
inhérents à sa vie privée et que révélerait l'avenir?
Autre question qui se présenta à l'esprit de
Zermah.
L'Espagnol n'était-il donc venu au blockhaus q=
ue
pour mettre à profit l'habileté de Squambô en matière de tatouage? Cette op=
ération
achevée, allait-il quitter la Crique-Noire pour retourner dans le nord de la
Floride et sans doute à Jacksonville, où ses partisans étaient encore les
maîtres? Son intention n'était-elle pas plutôt de rester au blockhaus jusqu=
'au
jour, de faire comparaître la métisse devant lui, de prendre quelque nouvel=
le
décision relative à ses prisonnières?
À cet égard Zermah fut promptement rassurée. E=
lle
avait rapidement regagné sa chambre, au moment où l'Espagnol se levait pour
rentrer dans le réduit. Là, blottie contre la porte, elle écoutait les quel=
ques
paroles qui s'échangeaient entre l'Indien et son maître.
«Veille avec plus de soin que jamais, disait
Texar.
-- Oui, répondit Squambô. Cependant, si nous
étions serrés de près à la Crique-Noire par James Burbank...
-- James Burbank, je te le répète, ne sera plu=
s à
redouter dans quelques jours. D'ailleurs, s'il le fallait, tu sais où la
métisse et l'enfant devraient être conduites... là où j'aurais à te rejoind=
re?
-- Oui, maître, reprit Squambô, car il faut au=
ssi
prévoir le cas où Gilbert, le fils de James Burbank, et Mars, le mari de Ze=
rmah...
-- Avant quarante-huit heures, ils seront en m=
on
pouvoir, répondit Texar, et quand je les tiendrai...»
Zermah n'entendit pas la fin de cette phrase si
menaçante pour son mari, pour Gilbert.
Texar et Squambô sortirent alors du fortin, do=
nt
la porte se referma sur eux.
Quelques instants plus tard, le squif, conduit=
par
l'Indien, quittait l'îlot, se dirigeait à travers les sombres sinuosités de=
la
lagune, rejoignait une embarcation qui attendait l'Espagnol à l'ouverture d=
e la
crique sur le Saint-John. Squambô et son maître se séparèrent alors, après
dernières recommandations faites. Puis Texar, emporté par le jusant, descen=
dit
rapidement dans la direction de Jacksonville.
Ce fut là qu'il arriva au petit jour, et à tem=
ps
pour mettre ses projets à exécution. En effet, à quelques jours de là, Mars=
disparaissait
sous les eaux du Saint-John et Gilbert Burbank était condamné à mort.
C'était le 11 mars, dans la matinée, que Gilbe=
rt
Burbank avait été jugé par le Comité de Jacksonville. C'était le soir même =
que
son père venait d'être mis en état d'arrestation par ordre dudit Comité.
C'était le surlendemain que le jeune officier devait être passé par les arm=
es,
et, sans doute, James Burbank, accusé d'être son complice, condamné à la mê=
me
peine, mourrait avec lui!
On le sait, Texar tenait le Comité dans sa mai=
n.
Sa volonté seule y faisait loi. L'exécution du père et du fils ne serait qu=
e le
prélude des sanglants excès auxquels allaient se porter les petits Blancs,
soutenus par la populace, contre les nordistes de l'État de Floride et ceux=
qui
partageaient leurs idées sur la question de l'esclavage. Que de vengeances
personnelles s'assouviraient ainsi sous le voile de la guerre civile! Rien =
que
la présence des troupes fédérales pourrait les arrêter. Mais
arriveraient-elles, et surtout arriveraient-elles avant que ces premières
victimes eussent été sacrifiées à la haine de l'Espagnol?
Malheureusement, il y avait lieu d'en douter.<= o:p>
Et, ces retards se prolongeant, on comprendra =
dans
quelles angoisses vivaient les hôtes de Castle-House!
Or, il semblait que ce projet de remonter le
Saint-John eût été momentanément abandonné par le commandant Stevens. Les
canonnières ne faisaient aucun mouvement pour quitter leur ligne d'embossag=
e. N'osaient-elles
donc franchir la barre du fleuve, maintenant que Mars n'était plus là pour =
les
piloter à travers le chenal? Renonçaient-elles à s'emparer de Jacksonville,=
et,
par cette prise, à garantir la sécurité des plantations en amont du Saint- =
John?
Quels nouveaux faits de guerre avaient pu modifier les projets du commodore
Dupont?
C'était ce que se demandaient M. Stannard et le
régisseur Perry pendant cette interminable journée du 12 mars.
À cette date, en effet, suivant les nouvelles =
qui
couraient le pays dans la partie de la Floride comprise entre le fleuve et =
la mer,
les efforts des nordistes semblaient se concentrer principalement sur le
littoral. Le commodore Dupont, montant le Wabash, et suivi des plus fortes canonnières de =
son
escadre, venait de paraître dans la baie de Saint-Augustine. On disait même=
que
les milices se préparaient à abandonner la ville, sans plus essayer de défe=
ndre
le fort Marion que n'avait été défendu le fort Clinch, lors de la reddition=
de
Fernandina.
Telles furent du moins les nouvelles que le
régisseur apporta à Castle-House dans la matinée. On les communiqua aussitô=
t à M.
Stannard et à Edward Carrol que sa blessure, non cicatrisée, obligeait à re=
ster
étendu sur un des divans du hall.
«Les fédéraux à Saint-Augustine! s'écria ce de=
rnier.
Et pourquoi ne vont-ils pas à Jacksonville?
-- Peut-être ne veulent-ils que barrer le fleu=
ve
en aval, sans en prendre possession, répondit M. Perry.
-- James et Gilbert sont perdus, si Jacksonvil=
le
reste aux mains de Texar! dit M. Stannard.
-- Ne puis-je, répondit Perry, aller prévenir =
le
commodore Dupont du danger que courent M. Burbank et son fils?
-- Il faudrait une journée pour atteindre
Saint-Augustine, répondit M. Carrol, en admettant que l'on ne soit pas arrê=
té
par les milices qui battent en retraite! Et, avant que le commodore Dupont =
ait
pu faire parvenir à Stevens l'ordre d'occuper Jacksonville, il se sera écou=
lé
trop de temps! D'ailleurs, cette barre... cette barre du fleuve, si les
canonnières ne peuvent s'avancer au delà, comment sauver notre pauvre Gilbe=
rt
qui doit être exécuté demain? Non!... Ce n'est pas à Saint-Augustine qu'il =
faut
aller, c'est à Jacksonville même!... Ce n'est pas au commodore Dupont qu'il
faut s'adresser... c'est à Texar...
-- Monsieur Carrol a raison, mon père... et
j'irai!» dit Miss Alice, qui venait d'entendre les dernières paroles pronon=
cées
par M. Carrol.
La courageuse jeune fille était prête à tout
tenter comme à tout braver pour le salut de Gilbert.
La veille, en quittant Camdless-Bay, James Bur=
bank
avait surtout recommandé que sa femme ne fût point instruite de son départ =
pour
Jacksonville. Il importait de lui cacher que le Comité eût donné l'ordre de=
le
mettre en état d'arrestation. Mme Burbank l'ignorait donc, comme elle ignor=
ait
le sort de son fils, qu'elle devait croire à bord de la flottille. Comment =
la
malheureuse femme eût- elle pu supporter ce double coup qui la frappait? Son
mari au pouvoir de Texar, son fils à la veille d'être exécuté! Elle n'y eût
point survécu. Lorsqu'elle avait demandé à voir James Burbank, Miss Alice
s'était contentée de répondre qu'il avait quitté Castle-House, afin de
reprendre les recherches relatives à Dy et à Zermah, et que son absence
pourrait durer quarante-huit heures. Aussi, toute la pensée de Mme Burbank =
se
concentrait-elle maintenant sur son enfant disparue. C'était encore plus
qu'elle n'en pouvait supporter dans l'état où elle se trouvait.
Cependant Miss Alice n'ignorait rien de ce qui
menaçait James et Gilbert Burbank. Elle savait que le jeune officier devait
être fusillé le lendemain, que le même sort serait réservé à son père!... Et
alors, résolue à voir Texar, elle venait prier M. Carrol de la faire
transporter de l'autre côté du fleuve.
«Toi... Alice... à Jacksonville! s'écria M.
Stannard.
-- Mon père... il le faut!...»
L'hésitation si naturelle de M. Stannard avait
cédé soudain devant la nécessité d'agir sans retard. Si Gilbert pouvait être
sauvé, c'était uniquement par la démarche que voulait tenter Miss Alice. Pe=
ut-être,
se jetant aux genoux de Texar, parviendrait-elle à l'attendrir? Peut-être
obtiendrait-elle un sursis à l'exécution? Peut-être enfin trouverait-elle un
appui parmi ces honnêtes gens que son désespoir soulèverait enfin contre
l'intolérable tyrannie du Comité? Il fallait donc aller à Jacksonville, que=
lque
danger qu'on y pût courir.
«Perry, dit la jeune fille, voudra bien me
conduire à l'habitation de M. Harvey.
-- À l'instant, répondit le régisseur.
-- Non, Alice, ce sera moi qui t'accompagnerai,
répondit M. Stannard. Oui... moi! Partons...
-- Vous, Stannard?... répondit Edward Carrol.
C'est vous exposer... On connaît trop vos opinions...
-- Qu'importe! dit M. Stannard. Je ne laisserai
pas ma fille aller sans moi au milieu de ces forcenés. Que Perry reste à
Castle- House, Edward, puisque vous ne pouvez marcher encore, car il faut p=
révoir
le cas où nous serions retenus...
-- Et si Mme Burbank vous demande, répondit Ed=
ward
Carrol, si elle demande Miss Alice, que répondrai-je?
-- Vous répondrez que nous avons rejoint James,
que nous l'accompagnons dans ses recherches de l'autre côté du fleuve!... D=
ites
même, s'il le faut, que nous avons dû aller à Jacksonville... enfin tout ce
qu'il faudra pour rassurer Mme Burbank, mais rien qui puisse lui faire
soupçonner les dangers que courent son mari et son fils... Perry, faites
disposer une embarcation!»
Le régisseur se retira aussitôt, laissant M.
Stannard à ses préparatifs de départ.
Cependant il était préférable que Miss Alice ne
quittât pas Castle-House, sans avoir appris à Mme Burbank que son père et e=
lle étaient
obligés de se rendre à Jacksonville. Au besoin, elle ne devrait pas hésiter=
à
dire que le parti de Texar avait été renversé... que les fédéraux étaient
maîtres du cours du fleuve... que, demain, Gilbert serait à Camdless-Bay...
Mais la jeune fille aurait-elle la force de ne point se troubler, sa voix n=
e la
trahirait-elle pas, quand elle affirmerait ces faits dont la réalisation
semblait impossible maintenant?
Lorsqu'elle arriva dans la chambre de la malad=
e,
Mme Burbank dormait, ou plutôt était plongée=
dans
une sorte d'assoupissement douloureux, une torpeur profonde, dont Miss Alice
n'eut pas le courage de la tirer. Peut-être cela valait-il mieux que la jeu=
ne fille
fût ainsi dispensée de la rassurer par ses paroles.
Une des femmes de l'habitation veillait près du
lit. Miss Alice lui recommanda de ne pas s'absenter un seul instant, et de =
s'adresser
à M. Carrol pour répondre aux questions que Mme Burbank pourrait lui faire.
Puis, elle se pencha sur le front de la malheureuse mère, l'effleura de ses
lèvres, et quitta la chambre, afin de rejoindre M. Stannard.
Dès qu'elle l'aperçut:
«Partons, mon père», dit-elle.
Tous deux sortirent du hall, après avoir serré=
la
main d'Edward Carrol.
Au milieu de l'allée de bambous qui conduit au
petit port, ils rencontrèrent le régisseur.
«L'embarcation est prête, dit Perry.
-- Bien, répondit M. Stannard. Veillez avec gr=
and
soin sur Castle- House, mon ami.
-- Ne craignez rien, monsieur Stannard. Nos No=
irs
regagnent peu à peu la plantation, et cela se comprend. Que feraient-ils d'=
une liberté
pour laquelle la nature ne les a pas créés? Ramenez-nous M. Burbank, et il =
les
trouvera tous à leur poste!»
M. Stannard et sa fille prirent aussitôt place dans l'embarcation conduite par quatre mariniers de Camdless-Bay. La voile = fut hissée, et, sous une petite brise d'est, on déborda rapidement. Le pier eut bientôt disparu derrière la pointe que la plantation profilait vers le nord-ouest.<= o:p>
M. Stannard n'avait pas l'intention de débarqu=
er
au port de Jacksonville, où il eût été immanquablement reconnu. Mieux valai=
t prendre
terre au fond d'une petite anse, un peu au-dessus. De là, il serait facile
d'atteindre l'habitation de M. Harvey, située de ce côté, à l'extrémité du
faubourg. On déciderait alors, et suivant les circonstances, comment les
démarches devraient être faites.
Le fleuve était désert à cette heure. Rien en
amont, par où auraient pu venir les milices de Saint-Augustine qui se réfug=
iaient
dans le sud. Rien en aval. Donc aucun combat ne s'était engagé entre les
embarcations floridiennes et les canonnières du commandant Stevens. On ne
pouvait même apercevoir leur ligne d'embossage, car un coude du Saint-John
fermait l'horizon au-dessous de Jacksonville.
Après une assez rapide traversée, favorisée pa=
r le
vent arrière, M. Stannard et sa fille atteignirent la rive gauche. Tous deu=
x, sans
avoir été aperçus, purent débarquer au fond de la crique, qui n'était pas
surveillée, et en quelques minutes, ils se trouvèrent dans la maison du
correspondant de James Burbank.
Celui-ci fut, à la fois, très surpris et très
inquiet de les voir. Leur présence n'était pas sans danger au milieu de cet=
te
populace, de plus en plus surexcitée et tout à la dévotion de Texar. On sav=
ait
que M. Stannard partageait les idées anti-esclavagistes adoptées à
Camdless-Bay. Le pillage de sa propre habitation, à Jacksonville, était un
avertissement dont il devait tenir compte.
Très certainement, sa personne allait courir de
grands risques. Le moins qui pût lui arriver, s'il venait à être reconnu, s=
erait
d'être incarcéré comme complice de M. Burbank.
«Il faut sauver Gilbert! ne put que répondre M=
iss
Alice aux observations de M. Harvey.
-- Oui, répondit celui-ci, il faut le tenter! =
Que
M. Stannard ne se montre pas au-dehors!... Qu'il reste enfermé ici pendant =
que nous
agirons!
-- Me laissera-t-on entrer dans la prison? dem=
anda
la jeune fille.
-- Je ne le crois pas, Miss Alice.
-- Pourrai-je arriver jusqu'à Texar?
-- Nous l'essaierons.
-- Vous ne voulez pas que je vous accompagne? =
dit
M. Stannard en insistant.
-- Non! Ce serait compromettre nos démarches p=
rès
de Texar et de son Comité.
-- Venez donc, monsieur Harvey», dit Miss Alic=
e.
Cependant, avant de les laisser partir, M.
Stannard voulut savoir s'il s'était produit de nouveaux faits de guerre, do=
nt
le bruit ne serait pas venu jusqu'à Camdless-Bay.
«Aucun, répondit M. Harvey, du moins en ce qui
concerne Jacksonville. La flottille fédérale a paru dans la baie de Saint- =
Augustine,
et la ville s'est rendue. Quant au Saint-John, nul mouvement n'a été signal=
é.
Les canonnières sont toujours mouillées au-dessous de la barre.
-- L'eau leur manque encore pour la franchir?.=
..
-- Oui, monsieur Stannard. Mais, aujourd'hui, =
nous
aurons une des fortes marées d'équinoxe. Il y aura haute mer vers trois heu=
res,
et peut-être les canonnières pourront-elles passer...
-- Passer sans pilote, maintenant que Mars n'e=
st
plus là pour les diriger à travers le chenal! répondit Miss Alice, d'un ton=
qui
indiquait qu'elle ne pouvait même pas se rattacher à cet espoir. Non!... C'=
est
impossible!... Monsieur Harvey, il faut que je voie Texar, et, s'il me
repousse, nous devrons tout sacrifier pour faire évader Gilbert...
-- Nous le ferons, Miss Alice.
-- L'état des esprits ne s'est pas modifié à
Jacksonville? demanda M. Stannard.
-- Non, répondit M. Harvey. Les coquins y sont
toujours les maîtres, et Texar les domine. Pourtant, devant les exactions e=
t les
menaces du Comité, les honnêtes gens frémissent d'indignation. Il ne faudra=
it
qu'un mouvement des fédéraux sur le fleuve pour changer cet état de choses.
Cette populace est lâche, en somme. Si elle prenait peur, Texar et ses
partisans seraient aussitôt renversés... J'espère encore que le commandant
Stevens pourra remonter la barre...
-- Nous n'attendrons pas, répondit résolument =
Miss
Alice, et, d'ici là, j'aurai vu Texar!»
Il fut donc convenu que M. Stannard resterait =
dans
l'habitation, afin qu'on ne sût rien de sa présence à Jacksonville. M. Harv=
ey était
prêt à aider la jeune fille dans toutes les démarches qui allaient être fai=
tes,
et dont le succès, il faut bien le dire, n'était rien moins qu'assuré. Si T=
exar
lui refusait la vie de Gilbert, si Miss Alice ne pouvait arriver jusqu'à lu=
i,
on tenterait, même au prix d'une fortune, de provoquer l'évasion du jeune
officier et de son père.
Il était onze heures environ, lorsque Miss Ali=
ce
et M. Harvey quittèrent l'habitation pour se rendre à Court-Justice, où le =
Comité,
présidé par Texar, siégeait en permanence.
Toujours grande agitation dans la ville. Çà et=
là
passaient les milices, renforcées des contingents qui étaient accourus des =
territoires
du Sud. Dans la journée, on attendait celles que la reddition de
Saint-Augustine laissait disponibles, soit qu'elles vinssent par le Saint-J=
ohn,
soit qu'elles prissent route à travers les forêts de la rive droite pour
franchir le fleuve à la hauteur de Jacksonville. Donc, la population allait=
et
venait. Mille nouvelles circulaient, et, comme toujours, contradictoires --=
ce qui
provoquait un tumulte voisin du désordre. Il était facile de voir, d'ailleu=
rs,
que dans le cas où les fédéraux arriveraient en vue du port, il n'y aurait
aucune unité d'action dans la défense. La résistance ne serait pas sérieuse=
. Si
Fernandina s'était rendue, neuf jours avant, aux troupes de débarquement du
général Wright, si Saint-Augustine avait accueilli l'escadre du commodore D=
upont,
sans même essayer de lui barrer le passage, on pouvait prévoir qu'il en ser=
ait
ainsi à Jacksonville. Les milices floridiennes, cédant la place aux troupes
nordistes, se retireraient dans l'intérieur du comté. Une seule circonstanc=
e pouvait
sauver Jacksonville d'une prise de possession, prolonger les pouvoirs du
Comité, permettre à ses projets sanguinaires de s'accomplir, c'était que les
canonnières, pour une raison ou pour une autre -- manque d'eau ou absence de
pilote --, ne pussent dépasser la barre du fleuve. Au surplus, quelques heu=
res
encore, et cette question serait résolue.
Cependant, au milieu d'une foule qui devenait =
de
plus en plus compacte, Miss Alice et Harvey se dirigeaient vers la place pr=
incipale.
Comment feraient-ils pour pénétrer dans les salles de Court-Justice? Ils ne
pouvaient l'imaginer. Une fois là, comment parviendraient-ils à voir Texar?=
Ils
l'ignoraient. Qui sait même si l'Espagnol, apprenant qu'Alice Stannard dema=
ndait
à paraître devant lui, ne se débarrasserait pas d'une demande importune, en=
la
faisant arrêter et détenir jusqu'après l'exécution du jeune lieutenant?... =
Mais
la jeune fille ne voulait rien voir de ces éventualités. Arriver jusqu'à Te=
xar,
lui arracher la grâce de Gilbert, aucun danger personnel n'aurait pu la
détourner de ce but.
Lorsque M. Harvey et elle eurent atteint la pl=
ace,
ils y trouvèrent un concours de populace plus tumultueux encore. Des cris
ébranlaient l'air, des vociférations éclataient de toutes parts, avec ces
sinistres mots, jetés d'un groupe à l'autre: «À mort... À mort!...»
M. Harvey apprit que le Comité était en séance=
de
justice depuis une heure. Un affreux pressentiment s'empara de lui -- press=
entiment
qui n'allait être que trop justifié! En effet, le Comité achevait de juger
James Burbank comme complice de son fils Gilbert, sous l'accusation d'avoir
entretenu des intelligences avec l'armée fédérale. Même crime, même
condamnation, sans doute, et couronnement de l'oeuvre de haine de Texar con=
tre
la famille Burbank!
Alors M. Harvey ne voulut pas aller plus loin.=
Il
tenta d'entraîner Alice Stannard. Il ne fallait pas qu'elle fût témoin des
violences auxquelles la populace semblait disposée à se livrer, au moment où
les condamnés sortiraient de Court-Justice, après le prononcé du jugement. =
Ce
n'était pas, d'ailleurs, l'instant d'intervenir près de l'Espagnol.
«Venez, Miss Alice, dit M. Harvey, venez!... N=
ous
reviendrons... quand le Comité...
-- Non! répondit Miss Alice. Je veux me jeter
entre les accusés et leurs juges...»
La résolution de la jeune fille était telle qu=
e M.
Harvey désespéra de l'ébranler. Miss Alice se porta en avant. Il fallut la
suivre. La foule, si compacte qu'elle fût -- quelques-uns la reconnurent
peut-être -- s'ouvrit devant elle. Les cris de mort retentirent plus
effroyablement à son oreille. Rien ne put l'arrêter. Ce fut dans ces condit=
ions
qu'elle arriva devant la porte de Court-Justice.
En cet endroit, la populace était plus houleuse
encore, non de cette houle qui suit la tempête, mais de celle qui la précèd=
e.
De sa part, on pouvait craindre les plus effroyables excès.
Soudain un reflux tumultueux rejeta au-dehors =
le
public qui encombrait la salle de Court-Justice. Les vociférations redoublè=
rent.
Le jugement venait d'être rendu.
James Burbank, comme Gilbert, était condamné p=
our
le prétendu même crime, à la même peine. Le père et le fils tomberaient dev=
ant
le même peloton d'exécution.
«À mort! À mort!...» criait cette tourbe de
forcenés.
James Burbank apparut alors sur les derniers
degrés. Il était calme et maître de lui. Un regard de mépris, ce fut tout ce
qu'il eut pour les hurleurs de la populace.
Un détachement de la milice l'entourait, avec
ordre de le reconduire à la prison.
Il n'était pas seul.
Gilbert marchait à son côté.
Extrait de la cellule, où il attendait l'heure=
de
l'exécution, le jeune officier avait été amené en présence du Comité pour ê=
tre confronté
avec James Burbank. Celui-ci n'avait pu que confirmer les dires de son fils,
assurant qu il n'était venu à Castle-House que pour y revoir une dernière f=
ois
sa mère mourante. Devant cette affirmation, le chef d'espionnage aurait dû
tomber de lui-même, si le procès n'eût été perdu d'avance. Aussi la même
condamnation avait-elle frappé deux innocents, -- condamnation imposée par =
une vengeance
personnelle et prononcée par des juges iniques.
Cependant la foule se précipitait vers les
condamnés. La milice ne parvenait que très difficilement à leur frayer un
chemin à travers la place de Court-Justice.
Un mouvement se produisit alors. Miss Alice
s'était précipitée vers James et Gilbert Burbank.
Involontairement, la populace recula, surprise=
par
cette intervention inattendue de la jeune fille.
«Alice!... s'écria Gilbert.
-- Gilbert!... Gilbert!... murmurait Alice
Stannard, qui tomba dans les bras du jeune officier.
-- Alice... pourquoi es-tu ici?... dit James
Burbank.
-- Pour implorer votre grâce!... Pour supplier=
vos
juges!... Grâce. Grâce pour eux!»
Les cris de la malheureuse jeune fille étaient
déchirants. Elle s'accrochait aux vêtements des condamnés, qui avaient fait
halte un instant. Pouvait-elle donc attendre quelque pitié de cette foule
déchaînée qui les entourait? Non! Mais son intervention eut pour effet de
l'arrêter au moment où elle allait peut-être se porter à des violences cont=
re
les prisonniers malgré les hommes de la milice.
D'ailleurs Texar, prévenu de ce qui se passait,
venait d'apparaître sur le seuil de Court-Justice. Un geste de lui contint =
la
foule... L'ordre qu'il renouvela de reconduire James et Gilbert Burbank à la
prison fut entendu et respecté.
Le détachement se remit en marche.
«Grâce!... Grâce!...» s'écria Miss Alice, qui
s'était jetée aux genoux de Texar.
L'Espagnol ne répondit que par un geste négati=
f.
La jeune fille se releva alors.
«Misérable!» s'écria-t-elle.
Elle voulut rejoindre les condamnés, demandant=
à
les suivre dans la prison, à passer près d'eux les dernières heures qui leu=
r restaient
encore à vivre...
Ils étaient déjà hors de la place, et la foule=
les
accompagnait de ses hurlements.
C'était plus que n'en pouvait supporter Miss
Alice. Ses forces l'abandonnèrent. Elle chancela, elle tomba. Elle n'avait =
plus
ni sentiment ni connaissance, quand M. Harvey la reçut dans ses bras.
La jeune fille ne revint à elle qu'après avoir=
été
transportée dans la maison de M. Harvey, près de son père.
«À la prison... à la prison!... murmurait-elle=
. Il
faut que tous deux s'échappent...
-- Oui, répondit M. Stannard, il n'y a plus que
cela à tenter!... Attendons la nuit!»
En effet, il ne fallait rien faire pendant le
jour. Lorsque l'obscurité leur permettrait d'agir avec plus de sécurité, sa=
ns crainte
d'être surpris, M. Stannard et M. Harvey essaieraient de rendre possible
l'évasion des deux prisonniers avec la complicité de leur gardien. Ils sera=
ient
munis d'une somme d'argent si considérable que cet homme -- ils l'espéraien=
t du
moins -- ne pourrait résister à leurs offres, surtout, quand un seul coup d=
e canon,
parti de la flottille du commandant Stevens, pouvait mettre fin au pouvoir =
de
l'Espagnol.
Mais, la nuit arrivée, lorsque MM. Stannard et
Harvey voulurent mettre leur projet à exécution, ils durent y renoncer. L'h=
abitation
était gardée à vue par une escouade de la milice, et ce fut en vain que tous
deux en voulurent sortir.
Les condamnés n'avaient plus, maintenant, qu'u=
ne
chance de salut - - une seule: c'était qu'avant douze heures, les fédéraux
fussent maîtres de la ville. En effet, le lendemain, au soleil levant, Jame=
s et
Gilbert Burbank devaient être passés par les armes. De leur prison, surveil=
lée
ainsi que l'était la maison de M. Harvey, comment auraient-ils pu fuir, même
avec la connivence d'un geôlier?
Cependant, pour s'emparer de Jacksonville, on =
ne
devait pas compter sur les troupes nordistes, débarquées depuis quelques jo=
urs
à Fernandina, et qui ne pouvaient abandonner cette importante position au n=
ord
de l'État de Floride. Aux canonnières du commandant Stevens incombait cette
tâche. Or, pour l'accomplir, il fallait, avant tout, franchir la barre du
Saint-John. Alors, la ligne des embarcations étant forcée, la flottille
n'aurait plus qu'à s'embosser à la hauteur du port. De là, quand elle tiend=
rait
la ville sous ses feux, nul doute que les milices battissent en retraite à =
travers
les inaccessibles marécages du comté. Texar et ses partisans se hâteraient
certainement de les suivre, afin d'éviter de trop justes représailles. Les
honnêtes gens pourraient aussitôt reprendre la place, dont ils avaient été
indignement chassés, et traiter avec les représentants du gouvernement fédé=
ral pour
la reddition de la ville.
Or, ce passage de la barre, était-il possible =
de
l'effectuer, et cela dans un si court délai? Y avait-il quelque moyen de
vaincre l'obstacle matériel que le manque d'eau opposait toujours à la marc=
he
des canonnières? C'était désormais très douteux, comme on va le voir.
En effet, après le prononcé du jugement, Texar=
et
le commandant des milices de Jacksonville s'étaient rendus sur le quai pour=
observer
le cours inférieur du fleuve. On ne s'étonnera pas que leurs regards fussent
alors obstinément fixés vers le barrage d'aval, et leurs oreilles prêtes à
recueillir toute détonation qui viendrait de ce côté du Saint-John.
«Rien de nouveau n'a été signalé? demanda Texa=
r,
après s'être arrêté à l'extrémité de l'estacade.
-- Rien, répondit le commandant. Une
reconnaissance que je viens de faire dans le Nord me permet d'affirmer que =
les
fédéraux n'ont point quitté Fernandina pour se porter sur Jacksonville. Trè=
s vraisemblablement,
ils resteront en observation sur la frontière géorgienne, en attendant que
leurs flottilles aient forcé le chenal.
-- Des troupes ne peuvent-elles venir du sud,
après avoir quitté Saint-Augustine, et passer le Saint-John à Picolata? dem=
anda
l'Espagnol.
-- Je ne le pense pas, répondit l'officier. Co=
mme
troupes de débarquement, Dupont n'a que ce qu'il faut pour occuper la ville=
, et
son but est évidemment d'établir le blocus sur tout le littoral depuis
l'embouchure du Saint-John jusqu'aux derniers inlets de la Floride. Nous
n'avons donc rien à craindre de ce côté, Texar.
-- Reste alors le danger d'être tenu en échec =
par
la flottille de Stevens, si elle parvient à remonter la barre devant laquel=
le
elle est arrêtée depuis trois jours...
-- Sans doute, mais cette question sera décidée
d'ici quelques heures. Peut-être, après tout, les fédéraux n'ont-ils d'autre
but que de fermer le bas cours du fleuve, afin de couper toute communication
entre Saint-Augustine et Fernandina?
«Je vous le répète, Texar, l'important pour les
nordistes, ce n'est pas tant d'occuper la Floride en ce moment, que de
s'opposer à la contrebande de guerre qui se fait par les passes du Sud. Il =
est
permis de croire que leur expédition n'a pas d'autre objectif. Sans cela, l=
es
troupes, qui sont maîtresses de l'île Amélia depuis une dizaine de jours,
auraient déjà marché sur Jacksonville.
-- Vous pouvez avoir raison, répondit Texar.
N'importe! Il me tarde que la question de la barre soit définitivement
tranchée.
-- Elle le sera aujourd'hui même.
-- Cependant, si les canonnières de Stevens
venaient s'embosser devant le port, que feriez-vous?
-- J'exécuterais l'ordre que j'ai reçu d'emmen=
er
les milices dans l'intérieur, afin d'éviter tout contact avec les fédéraux.
Qu'ils s'emparent des villes du comté, soit! Ils ne pourront les garder lon=
gtemps,
puisqu'ils seront coupés de leurs communications avec la Géorgie ou les
Carolines, et nous saurons bien les leur reprendre!
-- En attendant, répondit Texar, s'ils étaient
maîtres de Jacksonville, ne fût-ce qu'un jour, il faudrait s'attendre à des=
représailles
de leur part... Tous ces prétendus honnêtes gens, ces riches colons, ces
antiesclavagistes, reviendraient au pouvoir, et alors... Cela ne sera pas!.=
..
Non!... Et plutôt que d'abandonner la ville...»
L'Espagnol n'acheva pas sa pensée; il était fa=
cile
de la comprendre. Il ne rendrait pas la ville aux fédéraux, ce qui serait la
remettre entre les mains de ces magistrats que la populace avait renversés.=
Il
la brûlerait plutôt, et peut-être ses mesures étaient-elles prises en vue de
cette oeuvre de destruction. Alors, les siens et lui, se retirant à la suite
des milices, trouveraient dans les marécages du Sud d'inaccessibles repaire=
s où
ils attendraient les événements.
Toutefois, on le répète, cette éventualité n'é=
tait
à craindre que pour le cas où la barre livrerait passage aux canonnières, e=
t le
moment était venu où se résoudrait définitivement cette question.
En effet, un violent reflux de la populace se
produisait du côté du port. Un instant suffit pour que les quais fussent
encombrés. Des cris plus assourdissants éclatèrent.
«Les canonnières passent!
-- Non! elles ne bougent pas!
-- La mer est pleine!...
-- Elles essaient de franchir en forçant de
vapeur!
-- Voyez!... Voyez!...
-- Nul doute! dit le commandant des milices. I=
l y
a quelque chose! -- Regardez, Texar!»
L'Espagnol ne répondit pas. Ses yeux ne cessai=
ent
d'observer, en aval du fleuve, la ligne d'horizon fermée par le chapelet de=
s embarcations
embossées par son travers. Un demi-mille au delà se dressaient la mâture et=
les
cheminées des canonnières du commandant Stevens. Une épaisse fumée s'en
échappait et, chassée par le vent qui prenait de la force, se rabattait jus=
qu'à
Jacksonville.
Évidemment, Stevens, profitant du plein de la
marée, cherchait à passer, poussant ses feux à «tout casser» comme on dit. =
Y parviendrait-il?
Trouverait-il assez d'eau sur le haut fond, même en le raclant avec la quil=
le
de ses canonnières? Il y avait là de quoi provoquer une violente émotion da=
ns
tout ce populaire réuni sur la rive du Saint-John.
Et les propos de redoubler avec plus d'animati=
on,
suivant ce que les uns croyaient voir et ce que les autres ne voyaient pas.=
«Elles ont gagné d'une demi-encablure!
-- Non! Elles n'ont pas plus remué que si leur
ancre était encore par le fond!
-- En voici une qui évolue!
-- Oui! mais elle se présente par le travers et
pivote, parce que l'eau lui manque!
-- Ah! quelle fumée!
-- Quand ils brûleraient tout le charbon des
États-Unis, ils ne passeront pas!
-- Et maintenant, voici que la marée commence à
perdre!
-- Hurrah pour le Sud!
-- Hurrah.»
Cette tentative, faite par la flottille, dura =
dix
minutes environ -- dix minutes qui parurent longues à Texar, à ses partisan=
s, à
tous ceux dont la prise de Jacksonville eût compromis la liberté ou la vie.=
Ils
ne savaient même à quoi s'en tenir, la distance étant trop grande pour que =
l'on
pût aisément observer la manoeuvre des canonnières. Le chenal était-il fran=
chi,
ou allait-il l'être, en dépit des hurrahs prématurés qui éclataient au mili=
eu
de la foule? S'allégeant de tout le poids inutile, se délestant pour relever
ses lignes de flottaison, le commandant Stevens ne parviendrait-il pas à ga=
gner
le peu d'espace qu'il lui fallait pour retrouver une eau plus profonde, une
navigation facile jusqu'à la hauteur du port? C'était toujours à craindre, =
tant
que durerait l'étalé de la mer haute.
Cependant, ainsi qu'on le disait, déjà la marée
commençait à perdre. Or, le jusant une fois établi, le niveau du Saint-John=
s'abaisserait
très rapidement.
Soudain les bras se tendirent vers l'aval du
fleuve, et ce cri domina tous les autres:
«Un canot!... un canot!»
En effet, une légère embarcation se montrait p=
rès
de la rive gauche, où le courant de flux se faisait encore sentir, tandis q=
ue le
reflux prenait de la force au milieu du chenal. Cette embarcation, enlevée à
force de rames, s'avançait rapidement. À l'arrière se tenait un officier,
portant l'uniforme des milices floridiennes. Il eut bientôt gagné le pied de
l'estacade et grimpa lestement les degrés de l'échelle latérale, engagée da=
ns
le quai. Puis, ayant aperçu Texar, il se dirigea vers lui, au milieu des gr=
oupes
qui s'étouffaient pour le voir et l'entendre.
«Qu'y a-t-il? demanda l'Espagnol.
-- Rien, et il n'y aura rien! répondit l'offic=
ier.
-- Qui vous envoie?
-- Le chef de nos embarcations, qui ne tardero=
nt
pas à se replier vers le port.
-- Et pourquoi?...
-- Parce que les canonnières ont vainement ess=
ayé
de remonter la barre, aussi bien en s'allégeant qu'en forçant de vapeur. Dé=
sormais,
il n'y a plus rien à redouter...
-- Pour cette marée?... demanda Texar.
-- Ni pour aucune autre -- au moins d'ici quel=
ques
mois.
-- Hurrah!... Hurrah!»
Ces hurlements emplirent la ville. Et si les
violents acclamèrent une fois de plus l'Espagnol comme l'homme dans lequel =
s'incarnaient
tous leurs instincts détestables, les modérés furent atterrés en songeant q=
ue,
pendant bien des jours encore, ils allaient subir la domination scélérate du
Comité et de son chef.
L'officier avait dit vrai. À partir de ce jour=
, la
mer devant décroître chaque jour, la marée ne ramènerait qu'une moindre qua=
ntité
d'eau dans le lit du Saint-John. Cette marée du 12 mars avait été une des p=
lus
fortes de l'année, et il s'écoulerait un intervalle de plusieurs mois avant=
que
le cours du fleuve se relevât à ce niveau. Le chenal étant infranchissable,
Jacksonville échappait au feu du commandant Stevens. C'était la prolongatio=
n des
pouvoirs de Texar, la certitude pour ce misérable d'accomplir jusqu'au bout=
son
oeuvre de vengeance. En admettant même que le général Sherman voulût faire
occuper Jacksonville par les troupes du général Wright, débarquées à
Fernandina, cette marche vers le sud exigerait un certain temps. Or, en ce =
qui
concernait James et Gilbert Burbank, leur exécution étant fixée au lendemain
dès la première heure, rien ne pouvait plus les sauver.
La nouvelle, apportée par l'officier, se répan=
dit
en un instant dans tous les environs. On se figure aisément l'effet qu'elle=
produisit
sur cette portion déchaînée de la populace. Les orgies, les débauches,
reprirent avec plus d'animation. Les honnêtes gens, consternés, devaient
s'attendre aux plus abominables excès. Aussi la plupart se préparèrent-ils à
quitter une ville qui ne leur offrait aucune sécurité.
Si les hurrahs, les vociférations, arrivant
jusqu'aux prisonniers, leur apprirent que toute chance de salut venait de
s'évanouir, on les entendit aussi dans la maison de M. Harvey. Ce que fut l=
e désespoir
de M. Stannard et de Miss Alice, on ne l'imagine que trop aisément.
Qu'allaient-ils tenter maintenant pour sauver James Burbank et son fils?
Essayer de corrompre le gardien de la prison? Provoquer à prix d'or la fuite
des condamnés? Ils ne pouvaient seulement pas sortir de l'habitation dans
laquelle ils avaient trouvé refuge. On le sait, une bande de sacripants la
gardaient à vue, et leurs imprécations retentissaient incessamment devant l=
a porte.
La nuit se fit. Le temps, dont on pressentait =
le
changement depuis quelques jours, s'était sensiblement modifié. Après avoir
soufflé de terre, le vent avait sauté brusquement dans le nord-est. Déjà, p=
ar
grandes masses grisâtres et déchirées, les nuages, n'ayant pas même le temp=
s de
se résoudre en pluie, chassaient du large avec une extrême vitesse et
s'abaissaient presque au ras de la mer. Une frégate de premier rang aurait
certainement eu le haut de sa mâture perdu dans ces amas de vapeurs, tant i=
ls
se traînaient au milieu des basses zones. Le baromètre s'était rapidement
déprimé aux degrés de tempête. Il y avait là des symptômes d'un ouragan né =
sur
les lointains horizons de l'Atlantique. Avec la nuit qui envahissait l'espa=
ce,
il ne tarda pas à se déchaîner avec une extraordinaire violence.
Or, par suite de son orientation, cet ouragan
donna naturellement de plein fouet à travers l'estuaire du Saint-John. Il
soulevait les eaux de son embouchure comme une houle, il les y refoulait à =
la
façon de ces mascarets des grands fleuves, dont les hautes lames détruisent
toutes les propriétés riveraines.
Pendant cette nuit de tourmente, Jacksonville =
fut
donc balayée avec une effroyable violence. Un morceau de l'estacade du port=
céda
aux coups du ressac projeté contre ses pilotis. Les eaux couvrirent une par=
tie
des quais, où se brisèrent plusieurs dogres, dont les amarres cassèrent com=
me
un fil. Impossible de se tenir dans les rues ni sur les places, mitraillées=
par
les débris de toutes sortes. La populace dut se réfugier dans les cabarets,=
où les
gosiers n'y perdirent rien, et leurs hurlements luttèrent, non sans avantag=
e,
contre les fracas de la tempête.
Ce ne fut pas seulement à la surface du sol qu=
e ce
coup de vent exerça ses ravages. À travers le lit du Saint-John, la dénivel=
lation
des eaux provoqua une houle d'autant plus violente qu'elle se décuplait par=
les
contrecoups du fond. Les chaloupes, mouillées devant la barre, furent surpr=
ises
par ce mascaret avant d'avoir pu rallier le port. Leurs ancres chassèrent,
leurs amarres se rompirent. La marée de nuit, accrue par la poussée du vent,
les emporta vers le haut fleuve -- irrésistiblement. Quelques-unes se fraca=
ssèrent
contre les pilotis des quais, tandis que les autres, entraînées au delà de
Jacksonville, allaient se perdre sur les îlots ou les coudes du Saint-John à
quelques milles plus loin. Un certain nombre des mariniers qui les montaient
perdirent la vie dans ce désastre, dont la soudaineté avait déjoué toutes l=
es mesures
à prendre en pareilles circonstances.
Quant aux canonnières du commandant Stevens,
avaient-elles appareillé et forcé de vapeur pour chercher un abri dans les =
criques
d'aval? Grâce à cette manoeuvre, avaient-elles pu échapper à une destruction
complète? En tout cas, soit qu'elles eussent pris ce parti de redescendre v=
ers
les bouches du Saint-John, soit qu'elles se fussent maintenues sur leurs
ancres, Jacksonville ne devait plus les redouter, puisque la barre leur
opposait maintenant un obstacle infranchissable.
Ce fut donc une nuit noire et profonde qui
enveloppa la vallée du Saint-John, pendant que l'air et l'eau se confondaie=
nt
comme si quelque action chimique eût tenté de les combiner en un seul éléme=
nt.
On assistait là à l'un de ces cataclysmes qui sont assez fréquents aux époq=
ues
d'équinoxe, mais dont la violence dépassait tout ce que le territoire de la
Floride avait éprouvé jusqu'alors.
Aussi, précisément en raison de sa force, ce
météore ne dura pas au delà de quelques heures. Avant le lever du soleil, l=
es
vides de l'espace furent rapidement comblés par ce formidable appel d'air, =
et
l'ouragan alla se perdre au-dessus du golfe du Mexique, après avoir frappé =
de son
dernier coup la péninsule floridienne.
Vers quatre heures du matin, avec les premières
pointes du jour qui blanchirent un horizon nettoyé par ce grand balayage de=
la nuit,
l'accalmie succédait aux troubles des éléments. Alors la populace commença =
à se
répandre dans les rues qu'elle avait dû abandonner pour les cabarets. La mi=
lice
reprit les postes désertés. On s'occupa autant que possible de procéder à l=
a réparation
des dégâts causés par la tempête. Et, en particulier, au long des quais de =
la
ville, ils ne laissaient pas d'être très considérables, estacades rompues,
dogres désemparés, barques disjointes, que le jusant ramenait des hautes
régions du fleuve.
Cependant, on ne voyait passer ces épaves que =
dans
un rayon de quelques yards au delà des berges. Un brouillard très dense s'é=
tait
accumulé sur le lit même du Saint-John en s'élevant vers les hautes zones,
refroidies par la tempête. À cinq heures, le chenal n'était pas encore visi=
ble
en son milieu, et il ne le deviendrait qu'au moment où ce brouillard se ser=
ait
dissipé sous les premiers rayons du soleil.
Soudain, un peu après cinq heures, de formidab=
les
éclats trouèrent l'épaisse brume. On ne pouvait s'y tromper, ce n'étaient p=
oint
les roulements prolongés de la foudre, mais les détonations déchirantes de
l'artillerie. Des sifflements caractéristiques fusaient à travers l'espace.=
Un
cri d'épouvanté s'échappa de tout ce public, milice ou populace, qui s'était
porté vers le port.
En même temps, sous ces détonations répétées, =
le
brouillard commençait à s'entrouvrir. Ses volutes, mêlées aux fulgurations =
des
coups de feu, se dégagèrent de la surface du fleuve.
Les canonnières de Stevens étaient là, embossé=
es
devant Jacksonville, qu'elles tenaient sous leurs bordées directes.
«Les canonnières!... Les canonnières!...»
Ces mots, répétés de bouche en bouche, eurent
bientôt couru jusqu'à l'extrémité des faubourgs. En quelques minutes, la po=
pulation
honnête, avec une extrême satisfaction, la populace, avec une extrême
épouvante, apprenaient que la flottille était maîtresse du Saint-John. Si l=
'on
ne se rendait pas, c'en était fait de la ville.
Que s'était-il donc passé? Les nordistes
avaient-ils trouvé dans la tempête une aide inattendue? Oui! Aussi les
canonnières n'étaient-elles point allées chercher un abri vers les criques =
inférieures
de l'embouchure. Malgré la violence de la houle et du vent, elles s'étaient
tenues au mouillage. Pendant que leurs adversaires s'éloignaient avec les
chaloupes, le commandant Stevens et ses équipages avaient fait tête à l'our=
agan,
au risque de se perdre, afin de tenter un passage que les circonstances all=
aient
peut-être rendre praticable. En effet, cet ouragan, qui poussait les eaux du
large dans l'estuaire, venait de relever le niveau du fleuve à une hauteur
anormale, et les canonnières s'étaient lancées à travers les passes. Et alo=
rs,
forçant de vapeur, bien que leur quille raclât le fond de sable, elles avai=
ent
pu franchir la barre.
Vers quatre heures du matin, le commandant
Stevens, manoeuvrant au milieu du brouillard, s'était rendu compte par l'es=
time
qu'il devait être à la hauteur de Jacksonville. Il avait alors mouillé ses
ancres, il s'était embossé. Puis, le moment venu, il avait déchiré les brum=
es
par la détonation de ses grosses pièces et lancé ses premiers projectiles s=
ur
la rive gauche du Saint-John.
L'effet fut instantané. En quelques minutes, la
milice eut évacué la ville, à l'exemple des troupes sudistes à Fernandina c=
omme
à Saint-Augustine. Stevens, voyant les quais déserts, commença presque auss=
itôt
à modérer le feu, son intention n'étant point de détruire Jacksonville, mai=
s de
l'occuper et de la soumettre.
Presque aussitôt un drapeau blanc se déployait=
à
la hampe de Court-Justice.
On se figure aisément avec quelles angoisses c=
es
premiers coups de canon furent entendus dans la maison de M. Harvey. La vil=
le
était certainement attaquée. Or, cette attaque ne pouvait venir que des féd=
éraux,
soit qu'ils eussent remonté le Saint-John, soit qu'ils se fussent approchés=
par
le nord de la Floride. Était-ce donc enfin la chance de salut inespérée -- =
la
seule qui pût sauver James et Gilbert Burbank?
M. Harvey et Miss Alice se précipitèrent vers =
le
seuil de l'habitation. Les gens de Texar, qui la gardaient, avaient pris la=
fuite
et rejoint les milices vers l'intérieur du comté.
M. Harvey et la jeune fille gagnèrent du côté =
du
port. Le brouillard s'étant dissipé, on pouvait apercevoir le fleuve jusqu'=
aux
derniers plans de la rive droite.
Les canonnières se taisaient, car déjà,
visiblement, Jacksonville renonçait à faire résistance.
En ce moment, plusieurs canots accostèrent
l'estacade et débarquèrent un détachement armé de fusils, de revolvers et d=
e haches.
Tout à coup, un cri se fit entendre parmi les
marins que commandait un officier.
L'homme qui venait de jeter ce cri se précipita
vers Miss Alice.
«Mars!... Mars!... dit la jeune fille, stupéfa=
ite
de se trouver en présence du mari de Zermah, que l'on croyait noyé dans les
eaux du Saint-John.
-- Monsieur Gilbert!... Monsieur Gilbert?...
répondit Mars. Où est-il?
-- Prisonnier avec M. Burbank!... Mars,
sauvez-le... sauvez-le, et sauvez son père!
-- À la prison!» s'écria Mars, qui, se retourn=
ant
vers ses compagnons, les entraîna.
Et tous, alors, de courir pour empêcher qu'un
dernier crime fût commis par ordre de Texar.
M. Harvey et Miss Alice les suivirent.
Ainsi, après s'être jeté dans le fleuve, Mars
avait pu échapper aux tourbillons de la barre? Oui! et, par prudence, le
courageux métis s'était bien gardé de faire savoir à Castle-House qu'il éta=
it
sain et sauf. Aller y demander asile, c'eût été compromettre sa propre
sécurité, et il fallait qu'il restât libre pour accomplir son oeuvre. Ayant
regagné la rive droite à la nage, il avait pu, en se faufilant à travers les
roseaux, la redescendre jusqu'à la hauteur de la flottille. Là, ses signaux
aperçus, un canot l'avait recueilli et reconduit à bord de la canonnière du=
commandant
Stevens. Celui-ci fut aussitôt mis au courant de la situation, et, devant ce
danger imminent qui menaçait Gilbert, tous ses efforts tendirent à remonter=
le
chenal. Ils avaient été infructueux, on le sait, et l'opération allait être
abandonnée, lorsque, pendant la nuit, le coup de vent vint relever le nivea=
u du
fleuve. Cependant, sans une pratique de ces passes difficiles, la flottille=
eût
encore risqué de s'échouer sur les hauts fonds du fleuve. Heureusement, Mars
était là. Il avait adroitement piloté sa canonnière, dont les autres suivir=
ent
la direction, malgré le déchaînement de la tempête. Aussi, avant que le
brouillard eût empli la vallée du Saint-John, étaient-elles embossées devan=
t la
ville qu'elles tenaient sous leurs feux.
Il était temps, car les deux condamnés devaient
être exécutés à la première heure. Mais, déjà, ils n'avaient plus rien à
craindre. Les magistrats de Jacksonville avaient repris leur autorité usurp=
ée
par Texar. Et, au moment où Mars et ses compagnons arrivaient devant la pri=
son,
James et Gilbert Burbank en sortaient, libres enfin.
En un instant, le jeune lieutenant eut pressé =
Miss
Alice sur son coeur, tandis que M. Stannard et James Burbank tombaient dans=
les
bras l'un de l'autre.
«Ma mère?... demanda Gilbert tout d'abord.
-- Elle vit... elle vit!... répondit Miss Alic=
e.
-- Eh bien, à Castle-House! s'écria Gilbert. À
Castle-House...
-- Pas avant que justice soit faite!» répondit
James Burbank.
Mars avait compris son maître. Il s'était lanc=
é du
côté de la grande place avec l'espoir d'y trouver Texar.
L'Espagnol n'aurait-il pas déjà pris la fuite,
afin d'échapper aux représailles? Ne se serait-il pas soustrait à la vindic=
te publique,
avec tous ceux qui s'étaient compromis pendant cette période d'excès? Ne
suivait-il pas déjà les soldats de la milice qui battaient en retraite vers=
les
basses régions du comté?
On pouvait, on devait le croire.
Mais, sans attendre l'intervention des fédérau=
x,
nombre d'habitants s'étaient précipités vers Court-Justice. Arrêté au momen=
t où
il allait prendre la fuite, Texar était gardé à vue. D'ailleurs, il semblait
s'être assez facilement résigné à son sort.
Toutefois, quand il se trouva en présence de M=
ars,
il comprit que sa vie était menacée.
En effet, le métis venait de se jeter sur lui.
Malgré les efforts de ceux qui le gardaient, il l'avait saisi à la gorge, i=
l l'étranglait,
lorsque James et Gilbert Burbank parurent.
«Non... non!... Vivant! s'écria James Burbank.=
Il
faut qu'il parle!
-- Oui!... il le faut!» répondit Mars.
Quelques instants plus tard, Texar était enfer=
mé
dans la cellule même où ses victimes avaient attendu l'heure de l'exécution=
.
Les fédéraux étaient enfin maîtres de Jacksonv=
ille
-- par suite, maîtres du Saint-John. Les troupes de débarquement, amenées p=
ar
le commandant Stevens, occupèrent aussitôt les principaux points de la cité.
Les autorités usurpatrices avaient pris la fuite. Seul de l'ancien comité,
Texar était tombé entre leurs mains.
D'ailleurs, soit lassitude des exactions commi=
ses
pendant ces derniers jours, soit même indifférence sur la question de l'esc=
lavage
que le Nord et le Sud cherchaient alors à trancher par les armes, les habit=
ants
ne firent point mauvais accueil aux officiers de la flottille, qui
représentaient le gouvernement de Washington.
Pendant ce temps, le commodore Dupont, établi à
Saint-Augustine, s'occupait de mettre le littoral floridien à l'abri de la =
contrebande
de guerre. Les passes de Mosquito-Inlet furent bientôt fermées. Cela coupa
court au commerce d'armes et de munitions qui se faisait avec les Lucayes, =
les
îles anglaises de Bahama. On peut dire qu'à partir de ce moment, l'État de
Floride rentra sous l'autorité fédérale.
Ce jour même, James et Gilbert Burbank, M.
Stannard et Miss Alice, repassaient le Saint-John pour rentrer à Camdless-B=
ay.
Perry et les sous-régisseurs les attendaient au
pier du petit port avec un certain nombre de Noirs qui étaient revenus sur =
la plantation.
On imagine aisément quelle réception leur fut faite, quelles démonstrations=
les
accueillirent.
Un instant après, James Burbank et son fils, M.
Stannard et sa fille étaient au chevet de Mme Burbank.
En même temps qu'elle revoyait Gilbert, la mal=
ade
apprenait tout ce qui s'était passé. Le jeune officier la pressait dans ses
bras. Mars lui baisait les mains. Ils ne la quitteraient plus maintenant. M=
iss
Alice pourrait lui donner ses soins. Elle reprendrait promptement ses force=
s.
Il n'y avait rien à redouter désormais des machinations de Texar ni de ceux
qu'il avait associés à ses vengeances. L'Espagnol était entre les mains des=
fédéraux,
et les fédéraux étaient maîtres de Jacksonville.
Cependant, si la femme de James Burbank, si la
mère de Gilbert, n'avait plus à trembler pour son mari et pour son fils, to=
ute
sa pensée allait se rattacher à sa petite fille disparue. Il lui fallait Dy,
comme à Mars, il fallait Zermah.
«Nous les retrouverons! s'écria James Burbank.
Mars et Gilbert nous accompagneront dans nos recherches...
-- Oui, mon père, oui... et sans perdre un jou=
r,
répondit le jeune lieutenant.
-- Puisque nous tenons Texar, reprit M. Burban=
k,
il faudra bien que Texar parle!
-- Et s'il refuse de parler? demanda M. Stanna=
rd.
Si cet homme prétend qu'il n'est pour rien dans l'enlèvement de Dy et de Ze=
rmah?...
-- Et comment le pourrait-il? s'écria Gilbert.
Zermah ne m'a-t- elle pas reconnu à la crique Marino? Alice et ma mère
n'ont-elles point entendu ce nom de Texar que Zermah jetait au moment où l'=
embarcation
s'éloignait? Peut-on douter qu'il soit l'auteur de l'enlèvement, qu'il y ait
présidé en personne?
-- C'était lui! répondit Mme Burbank, qui se
redressa comme si elle eût voulu se jeter hors de son lit.
-- Oui!... ajouta Miss Alice, je l'ai bien
reconnu!... Il était debout... à l'arrière de son canot qui se dirigeait ve=
rs
le milieu du fleuve!
-- Soit, dit M. Stannard, c'était Texar! Pas de
doute possible! Mais, s'il refuse de dire en quel endroit Dy et Zermah ont =
été entraînées
par son ordre, où les chercherons-nous, puisque nous avons déjà vainement
fouillé les rives du fleuve sur une étendue de plusieurs milles?»
À cette question, si nettement posée, aucune
réponse ne pouvait être faite. Tout dépendrait de ce que dirait l'Espagnol.=
Son
intérêt serait-il de parler ou de se taire?
«On ne sait donc pas où demeure habituellement=
ce
misérable? demanda Gilbert.
-- On ne le sait pas, on ne l'a jamais su,
répondit James Burbank. Dans le sud du comté, il y a de si vastes forêts, t=
ant
de marécages inaccessibles, où il a pu se cacher! En vain voudrait-on explo=
rer
tout ce pays, dans lequel les fédéraux eux-mêmes ne pourront poursuivre les
milices en retraite! Ce serait peine perdue!
-- Il me faut ma fille! s'écria Mme Burbank, q=
ue
James Burbank ne contenait pas sans peine.
-- Ma femme!... Je veux ma femme... s'écria Ma=
rs,
et je forcerai bien ce coquin à dire où elle est!
-- Oui! reprit James Burbank, lorsque cet homme
verra qu'il y va de sa vie, et qu'il peut la sauver en parlant, il n'hésite=
ra
pas à parler! Lui en fuite, nous pourrions désespérer! Lui entre les mains =
des
fédéraux, nous lui arracherons son secret! Aie confiance, ma pauvre femme! =
Nous
sommes tous là, et nous te rendrons ton enfant!»
Mme Burbank, épuisée, était retombée sur son l=
it.
Miss Alice, ne voulant point la quitter, resta près d'elle, pendant que M.
Stannard, James Burbank, Gilbert et Mars redescendaient dans le hall, afin =
d'y
conférer avec Edward Carrol.
Voici ce qui fut bientôt convenu. Avant d'agir=
, le
temps serait laissé aux fédéraux d'organiser leur prise de possession. D'ai=
lleurs,
il fallait que le commodore Dupont fût informé des faits relatifs non seule=
ment
à Jacksonville, mais encore à Camdless-Bay. Peut-être conviendrait-il que T=
exar
fût d'abord déféré à la justice militaire? Dans ce cas, les poursuites ne p=
ourraient
être faites qu'à la diligence du commandant en chef de l'expédition de Flor=
ide.
Toutefois, Gilbert et Mars ne voulurent point
laisser passer la fin de cette journée ni la suivante, sans commencer leurs=
recherches.
Pendant que James Burbank, MM. Stannard et Edward Carrol allaient faire les
premières démarches, ils voulurent remonter le Saint-John, avec l'espérance=
de
recueillir peut-être quelque indice.
Ne pouvaient-ils craindre, en effet, que Texar=
refusât
de parler, que, poussé par sa haine, il n'allât jusqu'à préférer subir le d=
ernier
châtiment plutôt que de rendre ses victimes? Il fallait pouvoir se passer de
lui. Il importait donc de découvrir en quel endroit il habitait ordinaireme=
nt.
Ce fut en vain. On ne savait rien de la Crique-Noire. On croyait cette lagu=
ne
absolument inaccessible. Aussi Gilbert et Mars longèrent-ils plusieurs fois=
les
taillis de sa rive, sans découvrir l'étroite ouverture qui eût pu donner ac=
cès
à leur légère embarcation.
Pendant la journée du 13 mars, il ne se produi=
sit
aucun incident de nature à modifier cet état de choses. À Camdless-Bay, la =
réorganisation
du domaine s'effectuait peu à peu. De tous les coins du territoire, des for=
êts
avoisinantes où ils avaient été forcés de se disperser, les Noirs revenaien=
t en
grand nombre. Affranchis par l'acte généreux de James Burbank, ils ne se co=
nsidéraient
pas comme déliés envers lui de toute obligation. Ils seraient ses serviteur=
s,
s'ils n'étaient plus ses esclaves. Il leur tardait de rentrer à la plantati=
on,
d'y reconstruire leurs baraccons détruits par les bandes de Texar, d'y rele=
ver
les usines, de rétablir les chantiers, de reprendre enfin les travaux auxqu=
els,
depuis tant d'années, ils devaient le bien-être et le bonheur de leurs
familles.
On commença par réorganiser le service de la
plantation. Edward Carrol, à peu près guéri de sa blessure, put se remettre=
à
ses occupations habituelles. Il y eut beaucoup de zèle de la part de Perry =
et
des sous-régisseurs. Il n'était pas jusqu'à Pyg qui ne se donnât du mouveme=
nt,
quoiqu'il ne fît pas grande besogne. Le pauvre sot avait quelque peu rabatt=
u de
ses idées d'autrefois. S'il se disait libre, il agissait maintenant comme un
affranchi platonique, fort embarrassé d'utiliser la liberté dont il avait l=
e droit
de jouir. Bref, lorsque tout le personnel serait rentré à Camdless-Bay,
lorsqu'on aurait relevé les bâtiments détruits, la plantation ne tarderait =
pas
à reprendre son aspect accoutumé. Quelle que fût l'issue de la guerre de
Sécession, il y avait lieu de croire que la sécurité serait assurée désorma=
is
aux principaux colons de la Floride.
À Jacksonville, l'ordre était rétabli. Les
fédéraux n'avaient point cherché à s'immiscer dans l'administration municip=
ale.
Ils occupaient militairement la ville, laissant aux anciens magistrats l'au=
torité
dont une émeute les avait privés pendant quelques semaines. Il suffisait qu=
e le
pavillon étoile flottât sur les édifices. Par cela même que la majorité des
habitants se montrait assez indifférente sur la question qui divisait les
États-Unis, elle ne répugnait point à se soumettre au parti victorieux. La =
cause
unioniste ne devait trouver aucun adversaire dans les districts de la Flori=
de.
On sentait bien que la doctrine des «states-rights», chère aux populations =
des
États du Sud, en Géorgie ou dans les Carolines, n'y serait point soutenue a=
vec l'ardeur
habituelle aux séparatistes, même dans le cas où le gouvernement fédéral
retirerait ses troupes.
Voici quels étaient, à cette époque, les faits=
de
guerre dont l'Amérique était encore le théâtre.
Les confédérés, afin d'appuyer l'armée de
Beauregard, avaient envoyé six canonnières sous les ordres du commodore
Hollins, qui venait de prendre position sur le Mississipi, entre New-Madrid=
et l'île
10. Là commençait une lutte que l'amiral Foote soutenait vigoureusement, da=
ns
le but de s'assurer le haut cours du fleuve. Le jour même où Jacksonville
tombait au pouvoir de Stevens, l'artillerie fédérale se mettait en état de
riposter au feu des canonnières de Hollins. L'avantage devait finir par res=
ter
aux nordistes avec la prise de l'île 10 et de New-Madrid. Ils occuperaient
alors le cours du Mississipi sur une longueur de deux cents kilomètres, en
tenant compte des sinuosités du fleuve.
Cependant, à cette époque, une grande hésitati=
on
se manifestait dans les plans du gouvernement fédéral. Le général Mac Clell=
an avait
dû soumettre ses idées à un conseil de guerre, et, bien qu'elles eussent été
approuvées par la majorité de ce conseil, le président Lincoln, cédant à de=
s influences
regrettables, en entrava l'exécution. L'armée du Potomac fut divisée, afin =
d'assurer
la sécurité de Washington. Par bonheur, la victoire du Monitor et la fuite du Virginia venaient de rendre libre la navigation s=
ur la
Chesapeake. En outre, la retraite précipitée des confédérés, après l'évacua=
tion
de Manassas, permit à l'armée de transporter ses cantonnements dans cette
ville. De cette façon était résolue la question du blocus sur le Potomac.
Toutefois, la politique, dont l'action est si =
funeste
quand elle se glisse dans les affaires militaires d'un pays, allait encore =
amener
une décision fâcheuse pour les intérêts du Nord. À cette date, le général M=
ac
Clellan était privé de la direction supérieure des armées fédérales. Son
commandement se vit uniquement réduit aux opérations du Potomac, et les aut=
res
corps, devenus indépendants, repassèrent sous la seule direction du préside=
nt
Lincoln.
Ce fut une faute. Mac Clellan ressentit viveme=
nt
l'affront d'une destitution qu'il n'avait point méritée. Mais, en soldat qu=
i ne
connaît que son devoir, il se résigna. Le lendemain même, il formait un plan
dont l'objectif était de débarquer ses troupes sur la plage du fort Monroe.=
Ce
plan, adopté par les chefs de corps, fut approuvé du président. Le ministre=
de la
Guerre adressa ses ordres à New York, à Philadelphie, à Baltimore, et des
bâtiments de toute espèce arrivèrent dans le Potomac, afin de transporter l=
'armée
de Mac Clellan avec son matériel.
Les menaces qui, pendant quelque temps, avaient
fait trembler Washington, la capitale nordiste, c'était Richmond, la capita=
le sudiste,
qui allait les subir à son tour.
Telle était la situation des belligérants au
moment où la Floride venait de se soumettre au général Sherman et au commod=
ore
Dupont. En même temps que leur escadre effectuait le blocus de la côte flor=
idienne,
ils devenaient maîtres du Saint-John, ce qui assurait la complète possessio=
n de
la péninsule.
Cependant Gilbert et Mars avaient en vain expl=
oré
les rives et les îlots du fleuve jusqu'au delà de Picolata. Dès lors, il n'y
avait plus qu'à agir directement sur Texar. Depuis le jour où les portes de=
la
prison s'étaient refermées sur lui, il n'avait pu avoir aucun rapport avec =
ses
complices. Il s'en suit que la petite Dy et Zermah devaient se trouver enco=
re
là où elles étaient avant l'occupation du Saint-John par les fédéraux.
En ce moment, l'état des choses à Jacksonville
permettait que la justice y suivît son cours régulier à l'égard de l'Espagn=
ol,
s'il refusait de répondre. Toutefois, avant d'en arriver à ces moyens extrê=
mes,
on pouvait espérer qu'il consentirait à faire quelques aveux à la condition
d'être rendu à la liberté.
Le 14, on résolut de tenter cette démarche avec
l'approbation des autorités militaires, qui était assurée d'avance.
Mme Burbank avait repris de ses forces. Le ret=
our
de son fils, l'espoir de revoir bientôt son enfant, l'apaisement qui s'étai=
t fait
dans le pays, la sécurité maintenant garantie à la plantation de Camdless-B=
ay,
tout se réunissait pour lui rendre un peu de cette énergie morale qui l'ava=
it
abandonnée. Rien n'était plus à craindre des partisans de Texar qui avaient
terrorisé Jacksonville. Les milices s'étaient retirées vers l'intérieur du =
comté
de Putnam. Si, plus tard, celles de Saint-Augustine, après avoir franchi le
fleuve sur son haut cours, devaient songer à leur donner la main, afin de
tenter quelque expédition contre les troupes fédérales, il n'y avait là qu'=
un
péril fort éloigné, dont on pouvait ne pas se préoccuper, tant que Dupont et
Sherman résideraient en Floride.
Il fut donc convenu que James et Gilbert Burba=
nk
iraient ce jour même à Jacksonville, mais aussi qu'ils iraient seuls. MM.
Carrol, Stannard et Mars resteraient à la plantation. Miss Alice ne quitter=
ait
pas Mme Burbank. D'ailleurs, le jeune officier et son père comptaient bien =
être
de retour avant le soir à Castle-House, et y rapporter quelque heureuse
nouvelle. Dès que Texar aurait fait connaître la retraite où Dy et Zermah
étaient retenues, on s'occuperait de leur délivrance. Quelques heures, un j=
our
au plus, y suffiraient sans doute.
Au moment où James et Gilbert Burbank se
préparaient à partir, Miss Alice prit à part le jeune officier.
«Gilbert, lui dit-elle, vous allez vous trouve=
r en
présence de l'homme qui a fait tant de mal à votre famille, du misérable qu=
i voulait
envoyer à la mort votre père et vous... Gilbert, me promettez-vous d'être
maître de vous-même devant Texar?
-- Maître de moi!... s'écria Gilbert, que le n=
om
de l'Espagnol seul faisait pâlir de rage.
-- Il le faut, reprit Miss Alice. Vous
n'obtiendriez rien en vous laissant emporter par la colère... Oubliez toute
idée de vengeance pour ne voir qu'une chose, le salut de votre soeur... qui
sera bientôt la mienne! À cela, il faut tout sacrifier, dussiez-vous assure=
r à
Texar que, de votre part, il n'aura rien à redouter dans l'avenir.
-- Rien! s'écria Gilbert. Oublier que, par lui=
, ma
mère pouvait mourir... mon père être fusillé!...
-- Et vous aussi, Gilbert, répondit Miss Alice,
vous que je ne croyais plus revoir! Oui! il a fait tout cela, et il ne faut
plus s'en souvenir... Je vous le dis, parce que je crains que M. Burbank ne
puisse se maîtriser, et, si vous ne parveniez à vous contenir, votre démarc=
he
ne réussirait pas. Ah! pourquoi a-t-on décidé que vous iriez sans moi à
Jacksonville!... Peut-être aurais-je pu obtenir, par la douceur...
-- Et si cet homme se refuse à répondre!... re=
prit
Gilbert, qui sentait la justesse des recommandations de Miss Alice.
-- S'il refuse, il faudra laisser aux magistra=
ts
le soin de l'y obliger. Il y va de sa vie, et, lorsqu'il verra qu'il ne peu=
t la
racheter qu'en parlant, il parlera... Gilbert, il faut que j'aie votre
promesse!... Au nom de notre amour, me la donnez-vous?
-- Oui, chère Alice, répondit Gilbert, oui!...
Quoi que cet homme ait fait, qu'il nous rende ma soeur, et j'oublierai...
-- Bien, Gilbert. Nous venons de passer par
d'horribles épreuves, mais elles vont finir!... Ces tristes jours, pendant
lesquels nous avons tant souffert, Dieu nous les rendra en années de bonheu=
r.»
Gilbert avait serré la main de sa fiancée, qui
n'avait pu retenir quelques larmes, et tous deux se séparèrent.
À dix heures, James Burbank et son fils, ayant
pris congé de leurs amis, s'embarquèrent au petit port de Camdless-Bay.
La traversée du fleuve se fit rapidement.
Cependant, sur une observation de Gilbert, au lieu de se diriger vers
Jacksonville, l'embarcation manoeuvra de manière à venir accoster la canonn=
ière
du commandant Stevens.
Cet officier se trouvait être alors le chef
militaire de la ville. Il convenait donc que la démarche de James Burbank l=
ui
fût d'abord soumise. Les communications de Stevens avec les autorités étaie=
nt fréquentes.
Il n'ignorait pas quel rôle Texar avait joué depuis que ses partisans étaie=
nt
arrivés au pouvoir, quelle était sa part de responsabilité dans les événeme=
nts
qui avaient désolé Camdless- Bay, pourquoi et comment, à l'heure où les mil=
ices
battaient en retraite, il avait été arrêté et mis en prison. Il savait auss=
i qu'une
vive réaction s'était faite contre lui, que toute la population honnête de
Jacksonville se levait pour demander qu'il fût puni de ses crimes.
Le commandant Stevens fit à James et à Gilbert
Burbank l'accueil qu'ils méritaient. Il ressentait pour le jeune officier u=
ne
estime toute particulière ayant pu apprécier son caractère et son courage d=
epuis
que Gilbert servait sous ses ordres. Après le retour de Mars à bord de la
flottille, lorsqu'il avait appris que Gilbert était tombé entre les mains d=
es
sudistes, il eût à tout prix voulu le sauver. Mais, arrêté devant la barre =
du
Saint-John, comment fût-il arrivé à temps?... On sait à quelles circonstanc=
es
était dû le salut du jeune lieutenant et de James Burbank.
En quelques mots, Gilbert fit au commandant
Stevens le récit de ce qui s'était passé, confirmant ainsi ce que Mars lui
avait déjà appris. S'il n'était pas douteux que Texar eût été en personne l=
'auteur
de l'enlèvement à la crique Marino, il n'était pas douteux, non plus, que c=
et
homme pût seul dire en quel endroit de la Floride Dy et Zermah étaient
maintenant détenues par ses complices. Leur sort se trouvait donc entre les
mains de l'Espagnol, cela n'était que trop certain, et le commandant Stevens
n'hésita pas à le reconnaître. Aussi voulut-il laisser à James et à Gilbert
Burbank le soin de conduire cette affaire comme ils le jugeraient à propos.
D'avance, il approuvait tout ce qui serait fait dans l'intérêt de la métiss=
e et
de l'enfant. S'il fallait aller jusqu'à offrir à Texar sa liberté en échang=
e,
cette liberté lui serait accordée. Le commandant s'en portait garant vis-à-=
vis
des magistrats de Jacksonville.
James et Gilbert Burbank, ayant ainsi toute
permission d'agir, remercièrent Stevens, qui leur remit une autorisation éc=
rite
de communiquer avec l'Espagnol, et ils se firent conduire au port.
Là se trouvait M. Harvey, prévenu par un mot de
James Burbank. Tous trois se rendirent aussitôt à Court-Justice, et un ordre
fut donné de leur ouvrir les portes de la prison.
Un physiologiste n'eût pas observé sans intérê=
t la
figure ou plutôt l'attitude de Texar depuis son incarcération. Que l'Espagn=
ol
fût très irrité de ce que l'arrivée des troupes fédérales eût mis un terme =
à sa
situation de premier magistrat de la ville, qu'il regrettât, avec le pouvoi=
r de
tout faire, dont il jouissait, la facilité de satisfaire ses haines
personnelles, et qu'un retard de quelques heures ne lui eût pas permis de
passer par les armes James et Gilbert Burbank, nul doute à cet égard. Toute=
fois,
ses regrets n'allaient point au delà. D'être aux mains de ses ennemis,
emprisonné sous les chefs d'accusation les plus graves, avec la responsabil=
ité
de tous les faits de violence qui pouvaient lui être si justement reprochés,
cela semblait le laisser parfaitement indifférent. Donc, rien de plus étran=
ge,
de moins explicable que son attitude. Il ne s'inquiétait que de n'avoir pu
conduire à bonne fin ses machinations contre la famille Burbank. Quant aux
suites de son arrestation, il paraissait s'en soucier peu. Cette nature, si
énigmatique jusqu'alors, allait-elle encore échapper aux dernières tentativ=
es
qui seraient faites pour en deviner le mot?
La porte de sa cellule s'ouvrit. James et Gilb=
ert
Burbank se trouvèrent en présence du prisonnier.
«Ah! le père et le fils! s'écria Texar tout
d'abord, avec ce ton d'impudence qui lui était habituel. En vérité, je dois
bien de la reconnaissance à messieurs les fédéraux! Sans eux, je n'aurais p=
as eu
l'honneur de votre visite! La grâce que vous ne me demandez plus pour vous,
vous venez, sans doute, me l'offrir pour moi?»
Ce ton était si provoquant que James Burbank
allait éclater. Son fils le retint.
«Mon père, dit-il, laissez-moi répondre. Texar
veut nous engager sur un terrain où nous ne pouvons pas le suivre, celui de=
s récriminations.
Il est inutile de revenir sur le passé. C'est du présent que nous venons no=
us
occuper, du présent seul.
-- Du présent, s'écria Texar, ou mieux de la
situation présente! Mais il me semble qu'elle est fort nette. Il y a trois
jours vous étiez enfermés dans cette cellule dont vous ne deviez sortir que=
pour
aller à la mort. Aujourd'hui, j'y suis à votre place, et je m'y trouve beau=
coup
mieux que vous ne seriez tentés de le croire.»
Cette réponse était bien faite pour déconcerter
James Burbank et son fils, puisqu'ils comptaient offrir à Texar sa liberté =
en échange
du secret relatif à l'enlèvement.
«Texar, dit Gilbert, écoutez-moi. Nous venons =
agir
franchement avec vous. Ce que vous avez fait à Jacksonville ne nous regarde=
pas.
Ce que vous avez fait à Camdless-Bay, nous voulons l'oublier. Un seul point
nous intéresse. Ma soeur et Zermah ont disparu pendant que vos partisans
envahissaient la plantation et faisaient le siège de Castle-House. Il est
certain que toutes deux ont été enlevées...
-- Enlevées? répondit méchamment Texar. Eh! je
suis enchanté de l'apprendre!
-- L'apprendre? s'écria James Burbank. Niez-vo=
us,
misérable, osez- vous nier?...
-- Mon père, dit le jeune officier, gardons no=
tre
sang-froid... il le faut. Oui, Texar, ce double enlèvement a eu lieu pendan=
t l'attaque
de la plantation... Avouez-vous en être personnellement l'auteur?
-- Je n'ai point à répondre.
-- Refuserez-vous de nous dire où ma soeur et
Zermah ont été conduites par vos ordres?
-- Je vous répète que je n'ai rien à répondre.=
-- Pas même si, en échange de votre réponse, n=
ous
pouvons vous rendre la liberté?
-- Je n'aurai pas besoin de vous pour être
libre!...
-- Et qui vous ouvrira les portes de cette pri=
son?
s'écria James Burbank, que tant d'impudence mettait hors de lui.
-- Les juges que je demande.
-- Des juges!... Ils vous condamneront sans pi=
tié!
-- Alors je verrai ce que j'aurai à faire.
-- Ainsi, vous refusez absolument de répondre?
demanda une dernière fois Gilbert.
-- Je refuse...
-- Même au prix de la liberté que je vous offr=
e?
-- Je ne veux pas de cette liberté.
-- Même au prix d'une fortune que je m'engage.=
..
-- Je ne veux pas de votre fortune. Et mainten=
ant,
messieurs, laissez-moi.»
Il faut en convenir, James et Gilbert Burbank =
se
sentirent absolument démontés par une telle assurance. Sur quoi reposait- e=
lle?
Comment Texar osait-il s'exposer à un jugement qui ne pouvait aboutir qu'à =
la
plus grave des condamnations? Ni la liberté, ni tout l'or qu'on lui offrait,
n'avaient pu tirer de lui une réponse. Était-ce une inébranlable haine qui
l'emportait sur son propre intérêt? Toujours l'indéchiffrable personnage, q=
ui, même
en présence des plus redoutables éventualités, ne voulait pas mentir à ce q=
u'il
avait été jusqu'alors.
«Venez, mon père, venez!» dit le jeune officie=
r.
Et il entraîna James Burbank hors de la prison=
. À
la porte, ils retrouvèrent M. Harvey, et tous trois allèrent rendre compte =
au commandant
Stevens de l'insuccès de leur démarche.
À ce moment, une proclamation du commodore Dup=
ont
venait d'arriver à bord de la flottille. Adressée aux habitants de
Jacksonville, elle disait que nul ne serait recherché pour ses opinions pol=
itiques,
ni pour les faits qui avaient marqué la résistance de la Floride depuis le
début de la guerre civile. La soumission au pavillon étoile couvrait toutes=
les
responsabilités au point de vue public.
Évidemment, cette mesure, très sage en elle-mê=
me,
toujours prise en pareille occurrence par le président Lincoln, ne pouvait =
s'appliquer
à des faits d'ordre privé. Et tel était bien le cas de Texar. Qu'il eût usu=
rpé
le pouvoir sur les autorités régulières, qu'il l'eût exercé pour organiser =
la
résistance, soit! C'était une question de sudistes à sudistes -- question d=
ont
le gouvernement fédéral voulait se désintéresser. Mais les attentats envers=
les
personnes, l'invasion de Camdless-Bay dirigée contre un homme du Nord, la
destruction de sa propriété, le rapt de sa fille et d'une femme appartenant=
à
son personnel, c'étaient là des crimes qui relevaient du droit commun et
auxquels devait s'appliquer le cours régulier de la justice.
Tel fut l'avis du commandant Stevens. Tel fut
celui du commodore Dupont, dès que la plainte de James Burbank et la demand=
e de
poursuites contre l'Espagnol eurent été portées à sa connaissance.
Aussi, le lendemain, 15 mars, une ordonnance
fut-elle rendue, qui traduisait Texar devant le tribunal militaire sous la
double prévention de pillage et de rapt. C'était devant le Conseil de guerr=
e,
siégeant à Saint-Augustine, que l'accusé aurait à répondre de ses attentats=
.
Saint-Augustine, une des plus anciennes villes=
de
l'Amérique du Nord, date du quinzième siècle. C'est la capitale du comté de=
Saint-Jean,
lequel, si vaste qu'il soit, ne compte pas même trois mille habitants.
D'origine espagnole, Saint-Augustine est à peu
près restée ce qu'elle était autrefois. Elle s'élève vers l'extrémité d'une=
des
îles du littoral. Les navires de guerre ou de commerce peuvent trouver un
refuge assuré dans son port, qui est assez bien protégé contre les vents du
large, incessamment déchaînés contre cette côte dangereuse de la Floride.
Toutefois, pour y pénétrer, il faut franchir la barre dangereuse que les re=
mous
du Gulf-Stream développent à son entrée.
Les rues de Saint-Augustine sont étroites comme
celles de toutes les villes que le soleil frappe directement de ses rayons.
Grâce à leur disposition, aux brises marines qui viennent, soir et matin, r=
afraîchir
l'atmosphère, le climat est très doux dans cette ville, qui est aux États-U=
nis
ce que sont à la France Nice ou Menton sous le ciel de la Provence.
C'est plus particulièrement au quartier du por=
t,
dans les rues qui l'avoisinent, que la population a voulu se concentrer. Le=
s faubourgs,
avec leurs quelques cases recouvertes de feuilles de palmier, leurs huttes
misérables, sont dans un tel état d'abandon qui serait complet, sans les ch=
iens,
les cochons et les vaches, livrés à une divagation permanente.
La cité proprement dite offre un aspect très
espagnol. Les maisons ont des fenêtres solidement grillagées, et à l'intéri=
eur,
le patio traditionnel -- cour entourée de sveltes colonnades, avec pignons =
fantaisistes
et balcons sculptés comme des retables d'autel. Quelquefois, un dimanche ou=
un
jour de fête, ces maisons déversent leur contenu dans les rues de la ville.
C'est alors un mélange bizarre, senoras, négresses, mulâtresses, indiennes =
de
sang mêlé, noirs, négrillons, dames anglaises, gentlemen, révérends, moines=
et
prêtres catholiques, presque tous la cigarette aux lèvres, même lorsqu'ils =
se
rendent au Calvaire, l'église paroissiale de Saint- Augustine, dont les clo=
ches
sonnent à toute volée et presque sans interruption depuis le milieu du dix
septième siècle.
Ne point oublier les marchés, richement
approvisionnés de légumes, de poissons, de volailles, de cochons, d'agneaux=
--
que l'on égorge hic et nunc
à la demande des acheteurs -- d'oe=
ufs,
de riz, de bananes bouillies, de «frijoles», sortes de petites fèves cuites,
enfin de tous les fruits tropicaux, ananas, dattes, olives, grenades, orang=
es,
goyaves, pêches, figues, marañons --, le tout dans des conditions de bon ma=
rché
qui rendent la vie agréable et facile en cette partie du territoire floridi=
en.
Quant au service de la voirie, il est générale=
ment
fait, non par des balayeurs attitrés, mais par des bandes de vautours que la
loi protège en défendant de les tuer sous peine de fortes amendes. Ils dévo=
rent
tout, même les serpents, dont le nombre est trop considérable encore, malgr=
é la
voracité de ces précieux volatiles.
La verdure ne manque pas à cet ensemble de mai=
sons
qui constitue principalement la ville. À l'entrecroisement des rues, de sub=
ites
échappées permettent au regard de s'arrêter sur les groupes d'arbres dont la
ramure dépasse les toits et qu'anime l'incessante jacasserie des perroquets
sauvages. Le plus souvent, ce sont de grands palmiers qui balancent leur
feuillage à la brise, semblables aux vastes éventails des señoras ou aux pa=
nkas
indoues. Çà et là s'élèvent quelques chênes enguirlandés de lianes et de gl=
ycines,
et des bouquets de ces cactus gigantesques dont le pied forme une haie
impénétrable. Tout cela est réjouissant, attrayant, et le serait plus encor=
e,
si les vautours faisaient consciencieusement leur service. Décidément, ils =
ne
valent pas les balayeuses mécaniques.
On ne trouve à Saint-Augustine qu'une ou deux
scieries à vapeur, une fabrique de cigares, une distillerie de térébenthine=
. La
ville, plus commerçante qu'industrielle, exporte ou importe des mélasses, d=
es
céréales, du coton, de l'indigo, des résines, des bois de construction, du
poisson, du sel. En temps ordinaire, le port est assez animé par l'entrée e=
t la
sortie des steamers, employés au trafic et au transport des voyageurs pour =
les
divers ports de l'Océan et le golfe du Mexique.
Saint-Augustine est le siège d'une des six cou=
rs
de justice qui fonctionnent dans l'État de Floride. Quant à son appareil dé=
fensif,
élevé contre les agressions de l'intérieur ou les attaques venues du large,=
il
ne consiste qu'en un fort, le fort Marion ou Saint-Marc, construction du dix
septième siècle bâtie à la mode castillane. Vauban ou Cormontaigne en eusse=
nt
fait peu de cas, sans doute; mais il prête à l'admiration des archéologues =
et des
antiquaires avec ses tours, ses bastions, sa demi-lune, ses mâchicoulis, ses
vieilles armes et ses vieux mortiers, plus dangereux pour ceux qui les tire=
nt
que pour ceux qu'ils visent.
C'était précisément ce fort que la garnison
confédérée avait précipitamment abandonné à l'approche de la flottille
fédérale, bien que le gouvernement, quelques années avant la guerre, l'eût =
rendu
plus sérieux au point de vue de la défense. Aussi, après le départ des mili=
ces,
les habitants de Saint-Augustine l'avaient-ils volontiers remis au commodore
Dupont, qui le fit occuper sans coup férir.
Cependant les poursuites intentées à l'Espagnol
Texar avaient eu un grand retentissement dans le comté.
Il semblait que ce dût être le dernier acte de=
la
lutte entre ce personnage suspect et la famille Burbank. L'enlèvement de la=
petite
fille et de la métisse Zermah était de nature à passionner l'opinion publiq=
ue,
qui, d'ailleurs, se prononçait vivement en faveur des colons de Camdless-Ba=
y.
Nul doute que Texar fût l'auteur de l'attentat. Même pour des indifférents,=
il
devait être curieux de voir comment cet homme s'en tirerait, et s'il n'alla=
it pas
enfin être puni de tous les forfaits dont on l'accusait depuis longtemps.
L'émotion promettait donc d'être assez
considérable à Saint- Augustine. Les propriétaires des plantations
environnantes y affluaient. La question était de nature à les intéresser di=
rectement,
puisque l'un des chefs d'accusation portait sur l'envahissement et le pilla=
ge
du domaine de Camdless-Bay. D'autres établissements avaient été également
ravagés par des bandes sudistes. Il importait de savoir comment le gouverne=
ment
fédéral envisagerait ces crimes de droit commun, perpétrés sous le couvert =
de
la politique séparatiste.
Le principal hôtel de Saint-Augustine, City-Hotel, avait reçu bon nombre de visiteurs, dont=
la
sympathie était tout acquise à la famille Burbank. Il aurait pu en contenir=
un
plus grand nombre encore. En effet, rien de mieux approprié que cette vaste=
habitation
du seizième siècle, ancienne demeure du corregidor, avec sa «puerta» ou por=
te
principale, couverte de sculptures, sa large «sala» ou salle d'honneur, sa =
cour
intérieure, dont les colonnes sont enguirlandées de passiflores, sa verandah
sur laquelle s'ouvrent les confortables chambres dont les lambris disparais=
sent
sous les plus éclatantes couleurs de l'émeraude et du jaune d'or, ses mirad=
ores
appliqués aux murs suivant la mode espagnole, ses fontaines jaillissantes, =
ses
gazons verdoyants, -- le tout dans un assez vaste enclos, un «patio» à
murailles élevées. C'est, en un mot, une sorte de caravansérail qui ne sera=
it
fréquenté que par de riches voyageurs.
C'était là que James et Gilbert Burbank, M.
Stannard et sa fille, accompagnés de Mars, avaient pris logement depuis la
veille.
Après son infructueuse démarche à la prison de
Jacksonville, James Burbank et son fils étaient revenus à Castle-House. En
apprenant que Texar refusait de répondre au sujet de la petite Dy et de Zer=
mah,
la famille senti s'évanouir son dernier espoir. Toutefois la nouvelle que T=
exar
allait être déféré à la justice militaire pour les faits relatifs à
Camdless-Bay, fut un soulagement à ses angoisses. En présence d'une
condamnation à laquelle il ne pouvait échapper, l'Espagnol ne garderait sans
doute plus le silence, puisqu'il s'agirait de racheter sa liberté ou sa vie=
.
Dans cette affaire, Miss Alice devait être le
principal témoin à charge. En effet, elle se trouvait à la crique Marino au
moment où Zermah jetait le nom de Texar, et elle avait parfaitement reconnu=
ce
misérable dans le canot qui l'emportait. La jeune fille se prépara donc à
partir pour Saint-Augustine. Son père voulut l'y accompagner ainsi que ses =
amis
James et Gilbert Burbank cités à la requête du rapporteur près le Conseil de
guerre. Mars avait demandé à se joindre à eux. Le mari de Zermah voulait êt=
re
là quand on arracherait à l'Espagnol ce secret que lui seul pouvait dire. A=
lors
James Burbank, son fils, Mars, n'auraient plus qu'à reprendre les deux
prisonnières à ceux qui les retenaient par ordre de Texar.
Dans l'après-dîner du 16, James Burbank et
Gilbert, M. Stannard, sa fille, Mars, avaient pris congé de Mme Burbank et
d'Edward Carrol. Un des steam-boats qui font le service du Saint-John les a=
vait
embarqués au pier de Camdless-Bay, puis débarqués à Picolata. De là, un sta=
ge
les avait emportés sur cette route sinueuse, percée à travers les futaies de
chênes, de cyprès et de platanes, qui hérissent cette portion du territoire.
Avant minuit, une confortable hospitalité leur était offerte dans les appar=
tements
de City-Hotel.
Qu'on ne s'imagine pas, cependant, que Texar e=
ût
été abandonné de tous les siens. Il comptait nombre de partisans parmi les
petits colons du comté, presque tous forcenés esclavagistes. D'autre part,
sachant qu'ils ne seraient point recherchés pour les faits relatifs aux éme=
utes
de Jacksonville, ses compagnons n'avaient pas voulu délaisser leur ancien c=
hef.
Beaucoup d'entre eux s'étaient donné rendez-vous à Saint-Augustine. Il est
vrai, ce n'était pas au patio de C=
ity-Hotel
qu'il eût fallu les chercher. Il n=
e manque
pas de cabarets dans les villes, de ces «tiendas», où des métisses d'Espagn=
ols
et de Creeks vendent un peu de tout ce qui se mange, se boit, se fume. Là c=
es
gens de basse origine, de réputation équivoque, ne se lassaient pas de
protester en faveur de Texar.
En ce moment, le commodore Dupont n'était pas à
Saint-Augustine. Il s'occupait de bloquer avec son escadre les passes du
littoral qu'il s'agissait de fermer à la contrebande de guerre. Mais les tr=
oupes,
débarquées après la reddition du fort Marion, tenaient solidement la cité.
Aucun mouvement des sudistes ni des milices qui battaient en retraite de
l'autre côté du fleuve, n'était à craindre. Si les partisans de Texar eusse=
nt
voulu tenter un soulèvement pour arracher la ville aux autorités fédérales,=
ils
auraient été immédiatement écrasés.
Quant à l'Espagnol, une des canonnières du
commandant Stevens l'avait transporté de Jacksonville à Picolata. De Picola=
ta à
Saint-Augustine, il était arrivé sous bonne escorte, puis enfermé dans une =
des
cellules du fort, d'où il lui eût été impossible de s'enfuir. D'ailleurs, c=
omme
il avait lui-même demandé des juges, il est probable qu'il n'y songeait guè=
re.
Ses partisans ne l'ignoraient point. S'il était condamné cette fois, ils
verraient ce qu'il conviendrait alors de faire pour favoriser son évasion. =
Jusque-là,
ils n'avaient qu'à rester tranquilles.
En l'absence du commodore, c'était le colonel
Gardner qui remplissait les fonctions de chef militaire de la ville. À lui =
devait
appartenir aussi la présidence du Conseil appelé à juger Texar dans une des
salles du fort Marion. Ce colonel se trouvait précisément être celui qui
assistait à la prise de Fernandina, et c'était d'après ses ordres que les
fugitifs, faits prisonniers lors de l'attaque du train par la canonnière Ottawa, avaient été retenus pendant quarante-huit
heures, circonstance qu'il est à propos de rappeler ici.
Le Conseil entra en séance à onze heures du ma=
tin.
Un public nombreux avait envahi la salle d'audience. On pouvait y compter, =
parmi
les plus bruyants, les amis ou partisans de l'accusé.
James et Gilbert Burbank, M. Stannard, sa fill=
e et
Mars occupaient les places réservées aux témoins. Ce que l'on voyait déjà,
c'est qu'il n'y en avait aucun du côté de la défense. Il ne semblait pas que
l'Espagnol eût pris souci d'en faire citer à sa décharge. Avait-il donc
dédaigné tout témoignage qui aurait pu se produire en sa faveur, ou s'était=
-il
trouvé dans l'impossibilité d'en appeler à son profit? On allait bientôt le
savoir. En tout cas, il ne semblait pas qu'il pût y avoir de doute possible=
sur
l'issue de l'affaire.
Cependant un indéfinissable pressentiment s'ét=
ait
emparé de James Burbank. N'était-ce pas dans cette même ville de
Saint-Augustine qu'il avait déjà porté plainte contre Texar? En excipant d'=
un incontestable
alibi, l'Espagnol n'avait-il pas su échapper aux arrêts de la justice? Un t=
el
rapprochement devait s'établir dans l'esprit de l'auditoire, car cette prem=
ière
affaire ne remontait qu'à quelques semaines.
Texar, amené par des agents, parut aussitôt qu=
e le
Conseil fut entré en séance. On le conduisit au banc des accusés. Il s'y as=
sit tranquillement.
Rien, sans doute, et en aucune circonstance, ne semblait devoir troubler son
impudence naturelle. Un sourire de dédain pour ses juges, un regard plein
d'assurance à ceux de ses amis qu'il reconnut dans la salle, plein de haine
quand il le dirigea vers James Burbank, telle fut son attitude, en attendan=
t que
le colonel Gardner procédât à l'interrogatoire.
En présence de l'homme qui leur avait fait tan=
t de
mal, qui pouvait leur en faire tant encore, James Burbank, Gilbert, Mars, n=
e se
maîtrisaient pas sans peine.
L'interrogatoire commença par les formalités d=
'usage,
à l'effet de constater l'identité du prévenu.
«Votre nom? demanda le colonel Gardner.
-- Texar.
-- Votre âge?
-- Trente-cinq ans.
-- Où demeurez-vous?
-- À Jacksonville, tienda de Torillo.
-- Je vous demande quel est votre domicile
habituel?
-- Je n'en ai pas.»
Comme James Burbank et les siens sentirent bat=
tre
leur coeur, lorsqu'ils entendirent cette réponse, faite d'un ton qui dénota=
it chez
l'accusé la ferme volonté de ne point faire connaître le lieu de sa résiden=
ce.
Et, en effet, malgré l'insistance du président,
Texar persista à dire qu'il n'avait pas de domicile fixe. Il se donna pour =
un nomade,
un coureur des bois, un chasseur des immenses forêts du territoire, un habi=
tué
des cyprières, couchant sous les huttes, vivant de son fusil et de ses appe=
aux,
à l'aventure. On ne put pas en tirer autre chose.
«Soit, répondit le colonel Gardner. Peu import=
e,
après tout.
-- Peu importe, en effet, répondit effrontément
Texar. Admettons, si vous le voulez, colonel, que mon domicile est maintena=
nt
le fort Marion de Saint-Augustine, où l'on me détient contre tout droit. --=
De
quoi suis-je accusé, s'il vous plaît, ajouta-t-il, comme s'il eût voulu, dè=
s le
début, diriger cet interrogatoire.
-- Texar, reprit le colonel Gardner, vous n'êt=
es
point recherché pour les faits qui se sont passés à Jacksonville. Une
proclamation du commodore Dupont déclare que le gouvernement n'entend pas i=
ntervenir
dans les révolutions locales, qui ont substitué, aux autorités régulières du
comté, de nouveaux magistrats, quels qu'ils fussent. La Floride est rentrée
maintenant sous le pavillon fédéral, et le gouvernement du Nord procédera
bientôt à sa nouvelle organisation.
-- Si je ne suis pas poursuivi pour avoir renv=
ersé
la municipalité de Jacksonville, et cela d'accord avec la majorité de la po=
pulation,
demanda Texar, pourquoi suis-je traduit devant ce Conseil de guerre?
-- Je vais vous le dire, puisque vous feignez =
de
l'ignorer, répliqua le colonel Gardner. Des crimes de droit commun ont été =
commis
pendant que vous exerciez les fonctions de premier magistrat de la ville. On
vous accuse d'avoir excité la partie violente de la population à les commet=
tre.
-- Lesquels?
-- Tout d'abord, il s'agit du pillage de la
plantation de Camdless-Bay, sur laquelle s'est ruée une bande de malfaiteur=
s...
-- Et une troupe de soldats dirigés par un
officier de la milice, ajouta vivement l'Espagnol.
-- Soit, Texar. Mais il y a eu pillage, incend=
ie,
attaque à main armée, contre l'habitation d'un colon, dont le droit était d=
e repousser
une pareille agression -- ce qu'il a fait.
-- Le droit? répondit Texar. Le droit n'était =
pas
du côté de celui qui refusait d'obéir aux ordres d'un Comité institué régul=
ièrement.
James Burbank -- puisqu'il s'agit de lui -- avait affranchi ses esclaves, en
bravant le sentiment public qui est esclavagiste en Floride, comme chez la
plupart des États du sud de l'Union. Cet acte pouvait amener de graves
désastres dans les autres plantations du pays, en excitant les Noirs à la
révolte. Le Comité de Jacksonville a décidé que, dans les circonstances act=
uelles,
il devait intervenir. S'il n'a point annulé l'acte d'affranchissement, si
imprudemment proclamé par James Burbank, il a voulu, du moins, que les nouv=
eaux
affranchis fussent rejetés hors du territoire. James Burbank ayant refusé
d'obéir à cet ordre, le Comité a dû agir par la force, et voilà pourquoi la=
milice,
à laquelle s'était jointe une partie de la population, a provoqué la disper=
sion
des anciens esclaves de Camdless-Bay.
-- Texar, répondit le colonel Gardner, vous en=
visagez
ces faits de violence à un point de vue que le Conseil ne peut admettre. Ja=
mes Burbank,
nordiste d'origine, avait agi dans la plénitude de son droit, en émancipant=
son
personnel. Donc, rien ne saurait excuser les excès, dont son domaine a été =
le théâtre.
-- Je pense, reprit Texar, que je perdrais mon
temps à discuter mes opinions devant le Conseil. Le Comité de Jacksonville a
cru devoir faire ce qu'il a fait. Me poursuit-on comme président de ce Comi=
té,
et prétend-on faire retomber sur moi seul la responsabilité de ses actes?
-- Oui, sur vous, Texar, sur vous, qui non
seulement étiez le président de ce Comité, mais qui avez en personne conduit
les bandes de pillards lancées sur Camdless-Bay.
-- Prouvez-le! répondit froidement Texar. Y a-=
t-il
un seul témoin qui m'ait vu au milieu des citoyens et des soldats de la mil=
ice,
chargés de faire exécuter les ordres du Comité?»
Sur cette réponse, le colonel Gardner pria Jam=
es
Burbank de faire sa déposition.
James Burbank raconta les faits qui s'étaient =
accomplis
depuis le moment où Texar et ses partisans avaient renversé les autorités r=
égulières
de Jacksonville. Il insista principalement sur l'attitude de l'accusé, qui
avait poussé la populace contre son domaine.
Cependant, à la demande que lui fit le colonel
Gardner relativement à la présence de Texar parmi les assaillants, il dut r=
épondre
qu'il n'avait pu la constater par lui-même. On sait, en effet, que John Bru=
ce,
l'émissaire de M. Harvey, interrogé par James Burbank au moment où il venai=
t de
pénétrer dans Castle- House, n'avait pu dire si l'Espagnol s'était mis à la
tête de cette horde de malfaiteurs.
«En tout cas ce qui n'est douteux pour personn=
e,
ajouta James Burbank, c'est que c'est à lui que revient toute la responsabi=
lité
de ce crime. C'est lui qui a provoqué les assaillants à l'envahissement de
Camdless-Bay, et il n'a pas tenu à lui que ma propre demeure, livrée aux
flammes, n'eût été détruite avec ses derniers défenseurs. Oui, sa main est =
dans
tout ceci, comme nous allons la retrouver dans un acte plus criminel encore=
!»
James Burbank se tut alors. Avant d'arriver au
fait de l'enlèvement, il convenait d'en finir avec cette première partie de
l'accusation, portant sur l'attaque de Camdless-Bay.
«Ainsi, reprit le colonel Gardner, en s'adress=
ant à
l'Espagnol, vous croyez n'avoir qu'une part dans la responsabilité qui inco=
mberait
tout entière au Comité pour l'exécution de ses ordres?
-- Absolument.
-- Et vous persistez à soutenir que vous n'éti=
ez
pas à la tête des assaillants qui ont envahi Camdless-Bay?
-- Je persiste, répondit Texar. Pas un seul té=
moin
ne peut venir affirmer qu'il m'ait vu. Non! Je n'étais pas parmi les courag=
eux citoyens
qui ont voulu faire exécuter les ordres du Comité! Et j'ajoute que, ce jour=
-là,
j'étais même absent de Jacksonville!
-- Oui!... cela est possible, après tout, dit
alors James Burbank, qui trouva le moment venu de relier la première partie=
de l'accusation
à la seconde.
-- Cela est certain, répondit Texar.
-- Mais, si vous n'étiez pas parmi les pillard=
s de
Camdless-Bay, reprit James Burbank, c'est que vous attendiez à la crique Ma=
rino
l'occasion de commettre un autre crime!
-- Je n'étais pas plus à la crique Marino,
répondit imperturbablement Texar, que je n'étais au milieu des assaillants,=
pas
plus, je le répète, que je n'étais ce jour-là à Jacksonville!»
On ne l'a point oublié: John Bruce avait égale=
ment
déclaré à James Burbank que, si Texar ne se trouvait pas avec les assaillan=
ts,
il n'avait pas paru à Jacksonville pendant quarante-huit heures, c'est-à-di=
re
du 2 au 4 mars.
Cette circonstance amena donc le président du
Conseil de guerre à lui poser la question suivante:
«Si vous n'étiez pas à Jacksonville ce jour-là,
voulez-vous dire où vous étiez?
-- Je le dirai quand il sera temps, répondit
simplement Texar. Il me suffit, pour l'heure, d'avoir établi que je n'ai pas
pris part personnellement à l'envahissement de la plantation. -- Et, mainte=
nant,
colonel, de quoi suis-je accusé encore?»
Texar, les bras croisés, jetant un regard plus
impudent que jamais sur ses accusateurs, les bravait en face.
L'accusation ne se fit pas attendre. Ce fut le
colonel Gardner qui la formula, et, cette fois, il devait être difficile d'y
répondre.
«Si vous n'étiez pas à Jacksonville, dit le
colonel, le rapporteur sera fondé à prétendre que vous étiez à la crique
Marino.
-- À la crique Marino?... Et qu'y aurais-je fa=
it?
-- Vous y avez enlevé ou fait enlever une enfa=
nt,
Diana Burbank, fille de James Burbank, et Zermah, femme du métis Mars, ici =
présent,
laquelle accompagnait cette petite fille.
-- Ah! c'est moi qu'on accuse de cet
enlèvement?... dit Texar d'un ton profondément ironique.
-- Oui!... Vous!... s'écrièrent à la fois James
Burbank, Gilbert, Mars, qui n'avaient pu se retenir.
-- Et pourquoi serait-ce moi, s'il vous plaît,
répondit Texar, et non toute autre personne?
-- Parce que vous seul aviez intérêt à commett=
re
ce crime, répondit le colonel.
-- Quel intérêt?
-- Une vengeance à exercer contre la famille
Burbank. Plus d'une fois déjà, James Burbank a dû porter plainte contre vou=
s.
Si, par suite d'alibis que vous invoquiez fort à propos, vous n'avez pas été
condamné, vous avez manifesté à diverses reprises l'intention de vous venge=
r de
vos accusateurs.
-- Soit! répondit Texar. Qu'entre James Burban=
k et
moi, il y ait une haine implacable, je ne le nie pas. Que j'aie eu intérêt à
lui briser le coeur en faisant disparaître son enfant, je ne le nie pas
davantage. Mais que je l'aie fait, c'est autre chose! Y a-t-il un témoin qui
m'ait vu?...
-- Oui», répondit le colonel Gardner.
Et aussitôt il pria Alice Stannard de vouloir =
bien
faire sa déposition sous serment.
Miss Alice raconta alors ce qui s'était passé =
à la
crique Marino, non sans que l'émotion lui coupât plusieurs fois la parole. =
Elle
fut absolument affirmative sur le fait incriminé. En sortant du tunnel, Mme
Burbank et elle avaient entendu un nom crié par Zermah, et ce nom, c'était
celui de Texar. Toutes deux, après avoir heurté les cadavres des Noirs
assassinés, s'étaient précipitées vers la rive du fleuve. Deux embarcations
s'en éloignaient, l'une qui entraînait les victimes, l'autre sur laquelle T=
exar
se tenait debout à l'arrière. Et, dans un reflet que l'incendie des chantie=
rs
de Camdless-Bay étendait jusqu'au Saint-John, Miss Alice avait parfaitement
reconnu l'Espagnol.
«Vous le jurez? dit le colonel Gardner.
-- Je le jure!» répondit la jeune fille.
Après une déclaration aussi précise, il ne pou=
vait
plus y avoir aucun doute possible sur la culpabilité de Texar. Et, cependan=
t, James
Burbank, ses amis, ainsi que tout l'auditoire, purent observer que l'accusé
n'avait rien perdu de son assurance habituelle.
«Texar, qu'avez-vous à répondre à cette
déposition? demanda le président du conseil.
-- Ceci, répliqua l'Espagnol. Je n'ai point la
pensée d'accuser Miss Alice Stannard de faux témoignage. Je ne l'accuserai =
pas davantage
de servir les haines de la famille Burbank, en affirmant sous serment que je
suis l'auteur d'un enlèvement dont je n'ai entendu parler qu'après mon
arrestation. Seulement, j'affirme qu'elle se trompe quand elle dit m'avoir =
vu,
debout, sur l'une des embarcations qui s'éloignaient de la crique Marino.
-- Cependant, reprit le colonel Gardner, si Mi=
ss
Alice Stannard peut s'être trompée sur ce point, elle ne peut se tromper en=
disant
qu'elle a entendu Zermah crier: À moi... c'est Texar!
-- Eh bien, répondit l'Espagnol, si ce n'est p=
as
Miss Alice Stannard qui s'est trompée, c'est Zermah, voilà tout.
-- Zermah aurait crié: c'est Texar! et ce ne
serait pas vous qui auriez été présent au moment du rapt?
-- Il le faut bien, puisque je n'étais pas dans
l'embarcation, et que je ne suis pas même venu à la crique Marino.
-- Il s'agit de le prouver.
-- Quoique ce ne soit pas à moi de faire la
preuve, mais à ceux qui m'accusent, rien ne sera plus facile.
-- Encore un alibi?... dit le colonel Gardner.=
-- Encore!» répondit froidement Texar.
À cette réponse, il se produisit dans le publi=
c un
mouvement d'ironie, un murmure de doute, qui n'était rien moins que favorab=
le à
l'accusé.
«Texar, demanda le colonel Gardner, puisque vo=
us
arguez d'un nouvel alibi, pouvez-vous l'établir?
-- Facilement, répondit l'Espagnol, et, pour c=
ela,
il me suffira de vous adresser une question, colonel?
-- Parlez.
-- Colonel Gardner, ne commandiez-vous pas les
troupes de débarquement lors de la prise de Fernandina et du fort Clinch pa=
r les
fédéraux?
-- En effet.
-- Vous n'avez point oublié, sans doute, qu'un
train, fuyant vers Cedar-Keys, a été attaqué par la canonnière Ottawa =
sur
le pont qui relie l'île Amélia au continent?
-- Parfaitement.
-- Or, le wagon de queue de ce train étant res=
té
en détresse sur le pont, un détachement des troupes fédérales s'empara de t=
ous
les fugitifs qu'il renfermait, et ces prisonniers, dont on prit les noms et=
le
signalement, ne recouvrèrent leur liberté que quarante- huit heures plus ta=
rd.
-- Je le sais, répondit le colonel Gardner.
-- Eh bien, j'étais parmi ces prisonniers.
-- Vous?
-- Moi!»
Un nouveau murmure, plus désapprobateur encore,
accueillit cette déclaration si inattendue.
«Donc, reprit Texar, puisque ces prisonniers o=
nt
été gardés à vue du 2 au 4 mars, et que l'envahissement de la plantation co=
mme l'enlèvement
qui m'est reproché, ont eu lieu dans la nuit du 3 mars, il est matérielleme=
nt
impossible que j'en sois l'auteur. Donc, Alice Stannard ne peut avoir enten=
du
Zermah crier mon nom. Donc, elle ne peut m'avoir vu sur l'embarcation qui
s'éloignait de la crique Marino, puisque, en ce moment, j'étais détenu par =
les autorités
fédérales!
-- Cela est faux! s'écria James Burbank. Cela =
ne
peut pas être!...
-- Et moi, ajouta Miss Alice, je jure que j'ai=
vu
cet homme, et que je l'ai reconnu!
-- Consultez les pièces», se contenta de répon=
dre
Texar.
Le colonel Gardner fit chercher parmi les pièc=
es,
mises à la disposition du commodore Dupont à Saint-Augustine, celle qui con=
cernait
les prisonniers faits le jour de la prise de Fernandina dans le train de
Cedar-Keys. On la lui apporta, et il dut constater, en effet, que le nom de
Texar s'y trouvait avec son signalement.
Il n'y avait donc plus de doute. L'Espagnol ne
pouvait être accusé de ce rapt. Miss Alice se trompait, en affirmant le
reconnaître. Il n'avait pu être, ce soir-là, à la crique Marino. Son absenc=
e de
Jacksonville, pendant quarante-huit heures, s'expliquait tout naturellement=
: il
était alors prisonnier à bord de l'un des bâtiments de l'escadre.
Ainsi, cette fois encore, un indiscutable alib=
i,
appuyé sur une pièce officielle, venait innocenter Texar du crime dont on l=
'accusait.
C'était à se demander, vraiment, si, dans les diverses plaintes antérieurem=
ent
portées contre lui, il n'y avait pas eu erreur manifeste, ainsi qu'il falla=
it
bien le reconnaître aujourd'hui pour cette double affaire de Camdless-Bay e=
t de
la crique Marino.
James Burbank, Gilbert, Mars, Miss Alice, fure=
nt accablés
par le dénouement de ce procès. Texar leur échappait encore, et, avec lui,
toute chance de jamais apprendre ce qu'étaient devenues Dy et Zermah.
En présence de l'alibi invoqué par l'accusé, le
jugement du Conseil de guerre ne pouvait être douteux. Texar fut renvoyé de=
s fins
de la plainte portée contre lui, sur les deux chefs de pillage et d'enlèvem=
ent.
Il sortit donc de la salle d'audience, la tête haute, au milieu des bruyants
hurrahs de ses amis.
Le soir même, l'Espagnol avait quitté Saint-Au=
gustine,
et nul n'aurait pu dire en quelle région de la Floride il était allé repren=
dre
sa mystérieuse vie d'aventure.
Ce jour même, 17 mars, James et Gilbert Burban=
k,
M. Stannard et sa fille, rentraient avec le mari de Zermah à la plantation =
de Camdless-Bay.
On ne put cacher la vérité à Mme Burbank. La
malheureuse mère en reçut un nouveau coup, qui pouvait être mortel dans l'é=
tat
de faiblesse où elle se trouvait.
Cette dernière tentative pour connaître le sor=
t de
l'enfant n'avait pas abouti. Texar s'était refusé à répondre. Et comment l'y
eût-on obligé, puisqu'il prétendait ne point être l'auteur de l'enlèvement?=
Non
seulement il le prétendait, mais, par un alibi non moins inexplicable que l=
es
précédents, il prouvait qu'il n'avait pu être à la crique Marino au moment =
où
s'accomplissait le crime. Puisqu'il avait été absous de l'accusation lancée
contre lui, il n'y avait plus à lui donner le choix entre une peine et un a=
veu
qui aurait pu mettre sur la trace de ses victimes.
«Mais, si ce n'est pas Texar, répétait Gilbert,
qui donc est coupable de ce crime?
-- Il a pu être exécuté par des gens à lui,
répondit M. Stannard, et sans qu'il ait été présent!
-- Ce serait la seule explication à donner,
répliquait Edward Carrol.
-- Non, mon père, non, monsieur Carrol! affirm=
ait
Miss Alice. Texar était dans l'embarcation qui entraînait notre pauvre peti=
te Dy!
Je l'ai vu... je l'ai reconnu, au moment où Zermah jetait son nom dans un
dernier appel!... Je l'ai vu... je l'ai vu!»
Que répondre à la déclaration si formelle de la
jeune fille? Aucune erreur de sa part n'était possible, répétait-elle à Cas=
tle-
House, comme elle l'avait juré devant le Conseil de guerre. Et pourtant, si
elle ne se trompait pas, comment l'Espagnol pouvait- il se trouver à ce mom=
ent
parmi les prisonniers de Fernandina, détenus à bord de l'un des bâtiments de
l'escadre du commodore Dupont?
C'était inexplicable. Toutefois, si les autres
pouvaient avoir un doute quelconque, Mars, lui, n'en avait pas. Il ne cherc=
hait
pas à comprendre ce qui paraissait être incompréhensible. Il était résolu à=
se
jeter sur la piste de Texar, et, s'il le retrouvait, il saurait bien lui fa=
ire
avouer son secret, dût-il le lui arracher par la torture!
«Tu as raison, Mars, répondit Gilbert. Mais il
faut, au besoin, se passer de ce misérable, puisqu'on ignore ce qu'il est
devenu!... Il faut reprendre nos recherches!... Je suis autorisé à rester à=
Camdless-Bay
tout le temps qui sera nécessaire, et dès demain...
-- Oui, monsieur Gilbert, dès demain!» répondit
Mars.
Et le métis regagna sa chambre, où il put donn=
er
un libre cours à sa douleur comme à sa colère.
Le lendemain, Gilbert et Mars firent leurs
préparatifs de départ. Ils voulaient consacrer cette journée à fouiller avec
plus de soin les moindres criques et les plus petits îlots, en amont de Cam=
dless-Bay
et sur les deux rives du Saint-John.
Pendant leur absence, James Burbank et Edward
Carrol allaient prendre leurs dispositions pour entreprendre une campagne p=
lus complète.
Vivres, munitions, moyens de transport, personnel, rien ne serait négligé p=
our
qu'elle pût être menée à bonne fin. S'il fallait s'engager jusque dans les
régions sauvages de la Basse- Floride, au milieu des marécages du sud, à
travers les Everglades, on s'y engagerait. Il était impossible que Texar eût
quitté le territoire floridien. À remonter vers le nord, il aurait trouvé l=
a barrière
de troupes fédérales qui stationnaient sur la frontière de la Géorgie. À te=
nter
de fuir par mer, il ne l'aurait pu qu'en essayant de franchir le détroit de
Bahama, afin de chercher asile dans les Lucayes anglaises. Or, les navires =
du
commodore Dupont occupaient les passes depuis Mosquito-Inlet jusqu'à l'entr=
ée
de ce détroit. Les chaloupes exerçaient un blocus effectif sur le littoral.=
De
ce côté, aucune chance d'évasion ne s'offrait à l'Espagnol. Il devait être =
en
Floride, caché sans doute là où, depuis quinze jours, ses victimes étaient
gardées par l'Indien Squambô. L'expédition projetée par James Burbank aurait
donc pour but de rechercher ses traces sur tout le territoire floridien.
Du reste, ce territoire jouissait maintenant d=
'une
tranquillité complète, due à la présence des troupes nordistes et des bâtim=
ents
qui en bloquaient la côte orientale.
Il va sans dire que le calme régnait également=
à
Jacksonville. Les anciens magistrats avaient repris leur place dans la
municipalité. Plus de citoyens emprisonnés pour leurs opinions tièdes ou co=
ntraires.
Dispersion totale des partisans de Texar, qui, dès la première heure, avaie=
nt
pu s'enfuir à la suite des milices floridiennes.
Au surplus, la guerre de Sécession se continua=
it
dans le centre des États-Unis à l'avantage marqué des fédéraux. Le 18 et le=
19,
la première division de l'armée du Potomac avait débarqué au fort Monroe. Le
22, la seconde se préparait à quitter Alexandria pour la même destination.
Malgré le génie militaire de cet ancien professeur de chimie, J. Jackson,
désigné sous le nom de Stonewal Jackson, le «mur de pierre», les sudistes
allaient être battus, dans quelques jours, au combat de Kernstown. Il n'y a=
vait
donc actuellement rien à craindre d'un soulèvement de la Floride, qui s'éta=
it
toujours montrée un peu indifférente, on ne saurait trop le signaler, aux
passions du Nord et du Sud.
Dans ces conditions, le personnel de Camdless-=
Bay,
dispersé après l'envahissement de la plantation, avait pu rentrer peu à peu=
. Depuis
la prise de Jacksonville, les arrêtés de Texar et de son Comité, relatifs à
l'expulsion des esclaves affranchis, n'avaient plus aucune valeur. À cette =
date
du 17 mars, la plupart des familles de Noirs, revenues sur le domaine,
s'occupaient déjà de relever les baraccons. En même temps, de nombreux ouvr=
iers
déblayaient les ruines des chantiers et des scieries, afin de rétablir
l'exploitation régulière des produits de Camdless-Bay. Perry et les
sous-régisseurs y déployaient une grande activité sous la direction d'Edward
Carrol. Si James Burbank lui laissait le soin de tout réorganiser, c'est qu=
'il
avait, lui, une autre tâche à remplir -- celle de retrouver son enfant. Aus=
si,
en prévision d'une campagne prochaine, réunissait-il tous les éléments de s=
on
expédition. Un détachement de douze Noirs affranchis, choisis parmi les plus
dévoués de la plantation, furent désignés pour l'accompagner dans ses
recherches. On peut être sûr que ces braves gens s'y appliqueraient de coeu=
r et
d'âme.
Restait donc à décider comment l'expédition se=
rait
conduite. À ce sujet, il y avait lieu d'hésiter. En effet, sur quelle parti=
e du
territoire les recherches seraient-elles d'abord dirigées? Cette question
devait évidemment primer toutes les autres.
Une circonstance inespérée, due uniquement au
hasard, allait indiquer avec une certaine précision quelle piste il convena=
it
de suivre au début de la campagne.
Le 19, Gilbert et Mars, partis dès le matin de
Castle-House, remontaient rapidement le Saint-John dans une des plus légère=
s embarcations
de Camdless-Bay. Aucun des Noirs de la plantation ne les accompagnait penda=
nt
ces explorations qu'ils recommençaient chaque jour sur les deux berges du f=
leuve.
Ils tenaient à opérer aussi secrètement que possible, afin de ne point donn=
er
l'éveil aux espions qui pouvaient surveiller les abords de Castle-House par
ordre de Texar.
Ce jour-là, tous deux se glissaient le long de=
la
rive gauche. Leur canot, s'introduisant à travers les grandes herbes, derri=
ère les
îlots détachés par la violence des eaux à l'époque des fortes marées
d'équinoxe, ne courait aucun risque d'être aperçu. Pour des embarcations
naviguant dans le lit du fleuve, il n'eût même pas été visible. Pas davanta=
ge
de la berge elle-même, dont la hauteur le mettait à l'abri des regards de
quiconque se fût aventuré sous son fouillis de verdure.
Il s'agissait, ce jour-là, de reconnaître les
criques et les rios les plus secrets que les comtés de Duval et de Putnam
déversent dans le Saint-John.
Jusqu'au hameau de Mandarin, l'aspect du fleuve
est presque marécageux. À mer haute, les eaux s'étendent sur ces rives, ext=
rêmement
basses, qui ne découvrent qu'à mi-marée, lorsque le jusant est suffisamment=
établi
pour ramener le Saint-John à son étiage normal. Sur la rive droite, toutefo=
is,
le niveau du sol est plus en relief. Les champs de maïs y sont à l'abri de =
ces inondations
périodiques qui n'auraient permis aucune culture. On peut même donner le no=
m de
coteau à cet emplacement où s'étagent les quelques maisons de Mandarin, et =
qui
se termine par un cap projeté jusqu'au milieu du chenal.
Au delà, de nombreuses îles occupent le lit pl=
us
rétréci du fleuve, et c'est en reflétant les panaches blanchâtres de leurs =
magnifiques
magnoliers que les eaux, divisées en trois bras, montent avec le flux ou
descendent avec le reflux -- ce dont le service de la batellerie peut profi=
ter
deux fois par vingt-quatre heures.
Après s'être engagés dans le bras de l'ouest,
Gilbert et Mars fouillaient les moindres interstices de la berge. Ils
cherchaient si quelque embouchure de rio ne s'ouvrait pas sous le branchage=
des
tulipiers, afin d'en suivre les sinuosités jusque dans l'intérieur. Là on ne
voyait déjà plus les vastes marécages du bas fleuve. C'étaient des vallons
hérissés de fougères arborescentes et de liquidambars dont les premières
floraisons, mélangées aux guirlandes de serpentaires et d'aristoloches,
imprégnaient l'air de parfums pénétrants. Mais, en ces différents endroits,=
les
rios ne présentaient aucune profondeur. Ils ne s'échappaient que sous la fo=
rme
de filets d'eau, impropres même à la navigation d'un squif, et le jusant les
laissait bientôt à sec. Aucune cabane sur leur bord. À peine quelques hutte=
s de
chasseurs, vides alors, et qui ne paraissaient pas avoir été récemment
occupées. Parfois, à défaut d'êtres humains, on eût pu croire que divers
animaux y avaient établi leur domicile habituel. Aboiements de chiens, miau=
lements
de chats, coassements de grenouilles, sifflements de reptiles, glapissement=
s de
renards, ces bruits variés frappaient tout d'abord l'oreille. Cependant, il=
n'y
avait là ni renards, ni chats, ni grenouilles, ni chiens, ni serpents. Ce
n'étaient que les cris d'imitation de l'oiseau-chat, sorte de grive brunâtr=
e, noire
de tête, rouge-orange de croupion, que l'approche du canot faisait partir à
tire d'aile.
Il était environ trois heures après-midi. À ce
moment, la légère embarcation donnait de l'avant sous un sombre fouillis de=
gigantesques
roseaux, lorsqu'un violent coup de la gaffe, manoeuvrée par Mars, lui fit
franchir une barrière de verdure qui semblait être impénétrable. Au delà
s'arrondissait une sorte d'entaille, d'un demi-acre d'étendue, dont les eau=
x,
abritées sous l'épais dôme des tulipiers, ne devaient jamais s'être échauff=
ées aux
rayons du soleil.
«Voilà un étang que je ne connaissais pas, dit
Mars, qui se redressait afin d'observer la disposition des berges au delà d=
e l'entaille.
-- Visitons-le, répondit Gilbert. Il doit
communiquer avec le chapelet des lagons, creusés à travers cette lagune.
Peut-être sont-ils alimentés par un rio, qui nous permettrait de remonter à=
l'intérieur
du territoire?
-- En effet, monsieur Gilbert, répondit Mars, =
et
j'aperçois l'ouverture d'une passe dans le nord-ouest de nous.
-- Pourrais-tu dire, demanda le jeune officier=
, en
quel endroit nous sommes?
-- Au juste, non, répondit Mars, à moins que c=
e ne
soit cette lagune qu'on appelle la Crique-Noire. Pourtant, je croyais, comm=
e tous
les gens du pays, qu'il était impossible d'y pénétrer et qu'elle n'avait au=
cune
communication avec le Saint-John.
-- Est-ce qu'il n'existait pas autrefois, dans
cette crique, un fortin élevé contre les Séminoles?
-- Oui, monsieur Gilbert. Mais, depuis bien des
années déjà, l'entrée de la crique s'est fermée sur le fleuve, et le fortin=
a été
abandonné. Pour mon compte, je n'y suis jamais allé, et, maintenant, il ne =
doit
plus en rester que des ruines.
-- Essayons de l'atteindre, dit Gilbert.
-- Essayons, répondit Mars, quoique ce soit
probablement bien difficile. L'eau ne tardera pas à disparaître, et le maré=
cage
ne nous offrira pas un sol assez résistant pour y marcher.
-- Évidemment, Mars. Aussi, tant qu'il y aura
assez d'eau, devrons-nous rester dans l'embarcation.
-- Ne perdons pas un instant, monsieur Gilbert=
. Il
est déjà trois heures, et la nuit viendra vite sous ces arbres.»
C'était la Crique-Noire, en effet, dans laquel=
le
Gilbert et Mars venaient de pénétrer, grâce à ce coup de gaffe, qui avait l=
ancé
leur embarcation à travers la barrière de roseaux. On le sait, cette lagune
n'était praticable que pour de légers squifs, semblables à celui dont se
servait habituellement Squambô, lorsque son maître ou lui s'aventurait sur =
le
cours du Saint-John. D'ailleurs, pour arriver au blockhaus, situé vers le
milieu de cette crique, à travers l'inextricable lacis des îlots et des pas=
ses,
il fallait être familiarisé avec leurs mille détours, et, depuis de longues
années, personne ne s'y était jamais hasardé. On ne croyait même plus à l'e=
xistence
du fortin. De là, sécurité complète pour l'étrange et malfaisant personnage=
qui
en avait fait son repaire habituel. De là, le mystère absolu qui entourait =
l'existence
privée de Texar.
Il eût fallu le fil d'Ariane pour se guider à
travers ce labyrinthe toujours obscur, même au moment où le soleil passait =
au méridien.
Toutefois, à défaut de ce fil, il se pouvait que le hasard permît de découv=
rir
l'îlot central de la Crique-Noire.
Ce fut donc à ce guide inconscient que durent
s'abandonner Gilbert et Mars. Lorsqu'ils eurent franchi la première entaill=
e,
ils s'engagèrent à travers les canaux, dont les eaux grossissaient alors av=
ec
la marée montante, même dans les plus étroits, lorsque la navigation y semb=
lait
praticable. Ils allaient comme s'ils eussent été entraînés par quelque
pressentiment secret, sans se demander de quelle façon ils pourraient reven=
ir
en arrière. Puisque tout le comté devait être exploré par eux, il importait=
que
rien de cette lagune n'échappât à leur investigation.
Après une demi-heure d'efforts, à l'estime de
Gilbert, le canot devait s'être avancé d'un bon mille à travers la crique. =
Plus
d'une fois, arrêté par quelque infranchissable berge, il avait dû se retirer
d'une passe pour en suivre une autre. Nul doute, pourtant, que la direction
générale eût été vers l'ouest. Le jeune officier ni Mars n'avaient encore
essayé de prendre terre -- ce qu'ils n'auraient pas fait sans difficulté,
puisque le sol des îlots était à peine élevé au-dessus de l'étiage moyen du
fleuve. Mieux valait ne pas quitter la légère embarcation, tant que le manq=
ue
d'eau n'arrêterait pas sa marche.
Cependant, ce n'était pas sans de grands effor=
ts
que Gilbert et Mars avaient franchi ce mille. Si vigoureux qu'il fût, le mé=
tis dut
prendre un peu de repos. Mais il ne voulut le faire qu'au moment où il eut
atteint un îlot plus vaste et plus haut de terrain, auquel arrivaient quelq=
ues
rayons de lumière à travers la trouée de ses arbres.
«Eh, voilà qui est singulier! dit-il.
-- Qu'y a-t-il?... demanda Gilbert.
-- Des traces de culture sur cet îlot», répond=
it
Mars.
Tous deux débarquèrent et prirent pied sur une
berge un peu moins marécageuse.
Mars ne se trompait pas. Les traces de culture
apparaissaient visiblement; quelques ignames poussaient çà et là; le sol se=
bossuait
de quatre à cinq sillons, creusés de main d'homme; une pioche abandonnée ét=
ait
encore fichée dans la terre.
«La crique est donc habitée?... demanda Gilber=
t.
-- Il faut le croire, répondit Mars, ou, tout =
au
moins, est-elle connue des quelques coureurs du pays, peut-être des Indiens=
nomades,
qui y font pousser quelques légumes.
-- Il ne serait pas impossible alors qu'ils
eussent bâti des habitations... des cabanes...
-- En effet, monsieur Gilbert, et, s'il s'en
trouve une, nous saurons bien la découvrir.»
Il y avait grand intérêt à savoir quelles sort=
es
de gens pouvaient fréquenter cette Crique-Noire, s'il s'agissait de chasseu=
rs
des basses régions, qui s'y rendaient secrètement, ou de Séminoles, dont les
bandes fréquentent encore les marécages de la Floride.
Donc, sans songer au retour, Gilbert et Mars
reprirent leur embarcation, et s'enfoncèrent plus profondément à travers le=
s sinuosités
de la crique. Il semblait qu'une sorte de pressentiment les attirât vers ses
plus sombres réduits. Leurs regards, faits à l'obscurité relative que l'épa=
isse
ramure entretenait à la surface des îlots, se plongeaient en toutes directi=
ons.
Tantôt, ils croyaient apercevoir une habitation, et ce n'était qu'un rideau=
de feuillage,
tendu d'un tronc à l'autre. Tantôt ils se disaient: «Voilà un homme, immobi=
le,
qui nous regarde!» et il n'y avait là qu'une vieille souche bizarrement tor=
due,
dont le profil reproduisait quelque silhouette humaine. Ils écoutaient alor=
s...
Peut-être ce qui ne leur arrivait pas aux yeux, arriverait-il à leurs oreil=
les?
Il suffisait du moindre bruit pour déceler la présence d'un être vivant en
cette région déserte.
Une demi-heure après leur première halte, tous
deux étaient arrivés près de l'îlot central. Le blockhaus en ruine s'y cach=
ait si
complètement au plus épais du massif qu'ils n'en pouvaient rien apercevoir.=
Il
semblait même que la crique se terminait en cet endroit, que les passes
obstruées devenaient innavigables. Là, encore une infranchissable barrière =
de
halliers et de buissons se dressait entre les derniers détours des canaux et
les marécageuses forêts, dont l'ensemble s'étend à travers le comté de Duva=
l,
sur la gauche du Saint-John.
«Il me paraît impossible d'aller plus loin, dit
Mars. L'eau manque, monsieur Gilbert...
-- Et cependant, reprit le jeune officier, nous
n'avons pu nous tromper aux traces de culture. Des êtres humains fréquentent
cette crique. Peut-être y étaient-ils récemment? Peut-être y sont-ils encor=
e?...
-- Sans doute, reprit Mars, mais il faut profi=
ter
de ce qui reste de jour pour regagner le Saint-John. La nuit commence à se
faire, l'obscurité sera bientôt profonde, et comment se reconnaître au mili=
eu
de ces passes? Je crois, monsieur Gilbert, qu'il est prudent de revenir sur=
nos
pas, quitte à recommencer notre exploration demain au point du jour.
Retournons, comme d'habitude, à Castle-House. Nous dirons ce que nous avons=
vu,
nous organiserons une reconnaissance plus complète de la Crique-Noire dans =
de
meilleures conditions...
-- Oui... il le faut, répondit Gilbert. Cepend=
ant,
avant de partir, j'aurais voulu...»
Gilbert était resté immobile, jetant un dernier
regard sous les arbres, et il allait donner l'ordre de repousser l'embarcat=
ion,
lorsqu'il arrêta Mars d'un geste.
Le métis suspendit aussitôt sa manoeuvre, et, =
debout,
l'oreille tendue, il écouta.
Un cri, ou plutôt une sorte de gémissement con=
tinu
qu'on ne pouvait confondre avec les bruits habituels de la forêt, se faisait
entendre. C'était comme une lamentation de désespoir, la plainte d'un être
humain -- plainte arrachée par de vives souffrances. On eût dit le dernier
appel d'une voix qui allait s'éteindre.
«Un homme est là!... s'écria Gilbert. Il deman=
de
du secours!... Il se meurt peut-être!
-- Oui! répondit Mars. Il faut aller à lui!...=
Il
faut savoir qui il est!... Débarquons!»
Ce fut fait en un instant. L'embarcation ayant=
été
solidement attachée à la berge, Gilbert et Mars sautèrent sur l'îlot et s'e=
nfoncèrent
sous les arbres.
Là, encore, il y avait quelques traces sur des
sentes frayées à travers la futaie, même des pas d'hommes, dont les dernièr=
es lueurs
du jour laissaient apercevoir l'empreinte.
De temps en temps, Mars et Gilbert s'arrêtaien=
t.
Ils écoutaient. Les plaintes se faisaient-elles encore entendre? C'était su=
r elles,
sur elles seules, qu'ils pouvaient se guider.
Tous deux les entendirent de nouveau, très
rapprochées cette fois. Malgré l'obscurité qui devenait de plus en plus
profonde, il ne serait sans doute pas impossible d'arriver à l'endroit d'où
elles partaient.
Soudain un cri plus douloureux retentit. Il n'y
avait pas à se tromper sur la direction à suivre. En quelques pas, Gilbert =
et Mars
eurent franchi un épais hallier, et ils se trouvèrent en présence d'un homm=
e,
étendu près d'une palissade, qui râlait déjà.
Frappé d'un coup de couteau à la poitrine, un =
flot
de sang inondait ce malheureux. Les derniers souffles s'exhalaient de ses l=
èvres.
Il n'avait plus que quelques instants à vivre.
Gilbert et Mars s'étaient penchés sur lui. Il
rouvrit les yeux, mais essaya vainement de répondre aux questions qui lui
furent faites.
«Il faut le voir, cet homme! s'écria Gilbert. =
Une
torche... une branche enflammée!»
Mars avait déjà arraché la branche d'un des ar=
bres
résineux qui poussaient en grand nombre sur l'îlot. Il l'enflamma au moyen =
d'une
allumette, et sa lueur fuligineuse jeta quelque clarté dans l'ombre.
Gilbert s'agenouilla près du mourant. C'était =
un
noir, un esclave, jeune encore. Sa chemise écartée laissait voir un trou bé=
ant
à sa poitrine dont le sang s'échappait. La blessure devait être mortelle, le
coup de couteau ayant traversé le poumon.
«Qui es-tu?... Qui es-tu?» demanda Gilbert.
Nulle réponse.
«Qui t'a frappé?»
L'esclave ne pouvait plus proférer une seule
parole.
Cependant Mars agitait la branche, afin de
reconnaître le lieu où ce meurtre avait été commis.
Il aperçut alors la palissade, et, à travers la
poterne entrouverte, la silhouette indécise du blockhaus. C'était, en effet=
, le
fortin de la Crique-Noire dont on ne connaissait même plus l'existence dans
cette partie du comté de Duval.
«Le fortin!» s'écria Mars.
Et, laissant son maître près du pauvre Noir qui
agonisait, il s'élança à travers la poterne.
En un instant, Mars eut parcouru l'intérieur du
blockhaus, il eut visité les chambres qui s'ouvraient de part et d'autre su=
r le
réduit central. Dans l'une, il trouva un reste de feu qui fumait encore. Le
fortin avait donc été récemment occupé. Mais à quelle sorte de gens, Florid=
iens
ou Séminoles, avait-il pu servir de retraite? Il fallait à tout prix
l'apprendre, et de ce blessé qui se mourait. Il fallait savoir quels étaient
ses meurtriers, dont la fuite ne devait dater que de quelques heures.
Mars sortit du blockhaus, il fit le tour de la
palissade à l'intérieur de l'enclos, il promena sa torche sous les arbres..=
. Personne!
Si Gilbert et lui fussent arrivés dans la matinée, peut- être auraient-ils
trouvé ceux qui habitaient ce fortin. À présent, il était trop tard.
Le métis revint alors près de son maître et lui
apprit qu'ils étaient au blockhaus de la Crique-Noire.
«Cet homme a-t-il pu répondre? lui demanda-t-i=
l.
-- Non... répondit Gilbert. Il n'a plus sa
connaissance, et je doute qu'il puisse la retrouver!
-- Essayons, monsieur Gilbert, répondit Mars. =
Il y
a là un secret qu'il importe de connaître, et que personne ne pourra plus d=
ire lorsque
cet infortuné sera mort!
-- Oui, Mars! Transportons-le dans le fortin...
Là, peut-être reviendra-t-il à lui... Nous ne pouvons le laisser expirer su=
r cette
berge!...
-- Prenez la torche, monsieur Gilbert, répondit
Mars. Moi j'aurai la force de le porter.»
Gilbert saisit la résine enflammée. Le métis
souleva dans ses bras ce corps, qui n'était plus qu'une masse inerte, gravit
les degrés de la poterne, pénétra par l'embrasure qui donnait accès dans l'=
enclos,
et déposa son fardeau dans une des chambres du réduit.
Le mourant fut placé sur une couche d'herbes.
Mars, prenant alors sa gourde, l'introduisit entre ses lèvres.
Le coeur du malheureux battait encore, quoique
bien faiblement et à de longs intervalles. La vie allait lui manquer... Son
secret ne lui échapperait-il donc pas avant son dernier souffle?
Ces quelques gouttes d'eau-de-vie semblèrent le
ranimer un peu. Ses yeux se rouvrirent. Ils se fixèrent sur Mars et Gilbert,
qui essayaient de le disputer à la mort.
Il voulut parler... Quelques sons vagues
s'échappèrent de sa bouche, un nom peut-être!
«Parle!... parle!...» s'écriait Mars.
La surexcitation du métis était vraiment
inexplicable, comme si la tâche, à laquelle il avait voué toute sa vie, eût
dépendu des dernières paroles de ce mourant!
Le jeune esclave essayait vainement de prononc=
er
quelques paroles... Il n'en avait plus la force...
En ce moment, Mars sentit qu'un morceau de pap=
ier
était placé dans la poche de sa veste.
Se saisir de ce papier, l'ouvrir, le lire à la
lueur de la résine, cela fut fait en un instant.
Quelques mots y étaient tracés au charbon, et =
les
voici:
«Enlevées par Texar à la Crique Marino...
Entraînées aux Everglades... à l'île Carneral... Billet confié à ce jeune e=
sclave...
pour M. Burbank...»
C'était d'une écriture que Mars connaissait bi=
en.
«Zermah!...» s'écria-t-il.
À ce nom, le mourant rouvrit les yeux, et sa t=
ête
s'abaissa comme pour faire un signe affirmatif.
Gilbert le souleva à demi, et, l'interrogeant:=
«Zermah!» dit-il.
--Oui!
--Et Dy?...
--Oui!
-- Qui t'a frappé?
-- Texar!...»
Ce fut le dernier mot de ce pauvre esclave, qui
retomba mort sur la couche d'herbes.
Le soir même, un peu avant minuit, Gilbert et =
Mars
étaient de retour à Castle-House. Que de difficultés ils avaient dû vaincre=
pour
sortir de la Crique-Noire! Au moment où ils quittaient le blockhaus, la nuit
commençait à se faire dans la vallée du Saint- John. Aussi l'obscurité
était-elle déjà complète sous les arbres de la lagune. Sans une sorte
d'instinct qui guidait Mars à travers les passes, entre les îlots confondus
dans la nuit, ni l'un ni l'autre n'eussent pu regagner le cours du fleuve.
Vingt fois, leur embarcation dut s'arrêter devant un barrage qu'elle ne pou=
vait
franchir, et rebrousser chemin pour atteindre quelque chenal praticable. Il
fallut allumer des branches résineuses et les planter à l'avant du canot, a=
fin
d'éclairer la route tant bien que mal. Où les difficultés devinrent extrême=
s,
ce fut précisément quand Mars chercha à retrouver l'unique issue qui permet=
tait
aux eaux de s'écouler vers le Saint-John. Le métis ne reconnaissait plus la
brèche faite dans le fouillis des roseaux, par laquelle tous deux avaient p=
assé
quelques heures auparavant. Par bonheur, la marée descendait, et le canot p=
ut
se laisser aller au courant qui s'établissait par son déversoir naturel. Tr=
ois
heures plus tard, après avoir rapidement franchi les vingt milles qui sépar=
ent la
Crique-Noire de la plantation, Gilbert et Mars débarquaient au pied de
Camdless-Bay.
On les attendait à Castle-House. James Burbank=
ni
aucun des siens n'avaient encore regagné leurs chambres. Ils s'inquiétaient=
de
ce retard inaccoutumé. Gilbert et Mars avaient l'habitude de revenir chaque
soir. Pourquoi n'étaient-ils pas de retour? En devait-on conclure qu'ils
avaient trouvé une piste nouvelle, que leurs recherches allaient peut-être
aboutir? Que d'angoisses dans cette attente!
Ils arrivèrent enfin, et, à leur entrée dans le
hall, tous s'étaient précipités vers eux.
«Eh bien... Gilbert? s'écria James Burbank.
-- Mon père, répondit le jeune officier, Alice=
ne
s'est point trompée!... C'est bien Texar qui a enlevé ma soeur et Zermah.
-- Tu en as la preuve?
-- Lisez!»
Et Gilbert présenta ce papier informe, qui por=
tait
les quelques mots écrits de la main de la métisse.
«Oui, reprit-il, plus de doute possible, c'est
l'Espagnol! Et, ses deux victimes, il les a conduites ou fait conduire au v=
ieux
fortin de la Crique-Noire! C'est là qu'il demeurait à l'insu de tous. Un pa=
uvre
esclave, auquel Zermah avait confié ce papier, afin qu'il le fît parvenir à
Castle-House, et de qui elle a sans doute appris que Texar allait partir po=
ur
l'île Carneral, a payé de sa vie d'avoir voulu se dévouer pour elle. Nous
l'avons trouvé mourant, frappé de la main de Texar, et maintenant il est mo=
rt.
Mais, si Dy et Zermah ne sont plus à la Crique-Noire, nous savons, du moins=
dans
quelle partie de la Floride on les a entraînées. C'est aux Everglades, et c=
'est
là qu'il faut aller les reprendre. Dès demain, mon père, dès demain, nous
partirons...
-- Nous sommes prêts, Gilbert.
-- À demain donc!»
L'espoir était rentré à Castle-House. On ne
s'égarerait plus maintenant en recherches stériles. Mme Burbank, mise au
courant de cette situation, se sentit revivre. Elle eut la force de se rele=
ver,
de s'agenouiller pour remercier Dieu.
Ainsi, de l'aveu même de Zermah, c'était Texar=
en
personne qui avait présidé au rapt de la petite fille à la Crique Marino. C=
'était
lui que Miss Alice avait vu sur l'embarcation qui gagnait le milieu du fleu=
ve.
Et cependant, comment pouvait-on concilier ce fait avec l'alibi invoqué par
l'Espagnol? À l'heure où il commettait ce crime, comment pouvait-il être
prisonnier des fédéraux, à bord d'un des bâtiments de l'escadre? Évidemment,
cet alibi devait être faux, comme les autres, sans doute. Mais de quelle fa=
çon
l'était-il, et apprendrait-on jamais le secret de cette ubiquité dont Texar
semblait donner la preuve?
Peu importait, après tout. Ce qui était acquis
maintenant, c'est que la métisse et l'enfant avaient été conduites tout d'a=
bord
au blockhaus de la Crique-Noire, puis entraînées à l'île Carneral. C'est là
qu'il fallait les chercher, c'est là qu'il fallait surprendre Texar. Cette
fois, rien ne pourrait le soustraire au châtiment que méritaient depuis si
longtemps ses criminelles manoeuvres.
Il n'y avait pas un jour à perdre, d'ailleurs.=
De
Camdless-Bay aux Everglades la distance est assez considérable. Plusieurs j=
ours
devraient être employés à la franchir. Heureusement, ainsi que l'avait dit
James Burbank, l'expédition, organisée par lui, était prête à quitter
Castle-House.
Quant à l'île Carneral, les cartes de la pénin=
sule
floridienne en indiquaient la situation sur le lac Okee-cho-bee.
Ces Everglades constituent une région marécage=
use,
qui confine au lac Okee-cho-bee, un peu au-dessous du vingt-septième parall=
èle,
dans la partie méridionale de la Floride. Entre Jacksonville et ce lac, on
compte près de quatre cents milles[3]. Au delà, c'est un pays peu fréquenté,
qui était presque inconnu à cette époque.
Si le Saint-John eût été constamment navigable
jusqu'à sa source, le trajet aurait pu s'accomplir rapidement sans grandes =
difficultés;
mais, très probablement, on ne pourrait l'utiliser que sur un parcours de c=
ent
sept milles environ, c'est-à-dire jusqu'au lac George. Plus loin, sur son c=
ours
embarrassé d'îlots, barré d'herbages, sans chenal suffisamment tracé, à sec
parfois au plus bas du jusant, une embarcation un peu chargée eût rencontré=
de
sérieux obstacles ou éprouvé tout au moins des retards. Cependant, s'il éta=
it
possible de le remonter jusqu'au lac Washington, à peu près à la hauteur du
vingt-huitième degré de latitude, par le travers du cap Malabar, on se sera=
it
beaucoup rapproché du but. Toutefois, il n'y fallait pas autrement compter.=
Le
mieux était de se préparer pour un trajet de deux cent cinquante milles au
milieu d'une région presque abandonnée, où manqueraient les moyens de
transport, et aussi les ressources nécessaires à une expédition qui devait =
être
rapidement conduite. C'est, eu égard à de telles éventualités, que James
Burbank avait fait tous ses préparatifs.
Le lendemain, 20 mars, le personnel de
l'expédition était réuni sur le pier de Camdless-Bay. James Burbank et Gilb=
ert,
non sans éprouver une vive angoisse, avaient embrassé Mme Burbank, qui ne p=
ouvait
encore quitter sa chambre. Miss Alice, M. Stannard et les sous-régisseurs l=
es
avaient accompagnés. Pyg lui-même était venu faire ses adieux à M. Perry,
envers lequel il éprouvait maintenant une sorte d'affection. Il se souvenait
des leçons qu'il en avait reçues sur les inconvénients d'une liberté pour
laquelle il ne se sentait pas mûr.
L'expédition était ainsi composée: James Burba=
nk,
son beau-frère Edward Carrol, guéri de sa blessure, son fils Gilbert, le ré=
gisseur
Perry, Mars, plus une douzaine de Noirs choisis parmi les plus braves, les =
plus
dévoués du domaine -- en tout dix-sept personnes. Mars connaissait assez le
cours du Saint-John pour servir de pilote tant que la navigation serait
possible, en deçà comme au delà du lac George. Quant aux Noirs, habitués à
manier la rame, ils sauraient mettre leurs robustes bras en oeuvre, lorsque=
le
courant ou le vent ferait défaut.
L'embarcation -- une des plus grandes de
Camdless-Bay -- pouvait gréer une voile qui, depuis le vent arrière jusqu'au
largue, lui permettrait de suivre les détours d'un chenal parfois très sinu=
eux.
Elle portait des armes et des munitions en quantité suffisante pour que Jam=
es
Burbank et ses compagnons n'eussent rien à craindre des bandes de Séminoles=
de
la basse Floride, ni des compagnons de Texar, si l'Espagnol avait été rejoi=
nt
par quelques- uns de ses partisans. En effet, il avait fallu prévoir cette =
éventualité
qui pouvait entraver le succès de l'expédition.
Les adieux furent faits. Gilbert embrassa Miss
Alice, et James Burbank la pressa dans ses bras comme si elle eût été déjà =
sa fille.
«Mon père... Gilbert... dit-elle, ramenez-moi
notre petite Dy!... Ramenez-moi ma soeur...
-- Oui, chère Alice! répondit le jeune officie=
r,
oui!... Nous la ramènerons!... Que Dieu nous protège!»
M. Stannard, Miss Alice, les sous-régisseurs et
Pyg étaient restés sur le pier de Camdless-Bay pendant que l'embarcation s'=
en détachait.
Tous lui envoyèrent alors un dernier adieu, au moment où, prise par le vent=
de
nord-est et servie par la marée montante, elle disparaissait derrière la pe=
tite
pointe de la Crique Marino.
Il était environ six heures du matin. Une heure
après, l'embarcation passait devant le hameau de Mandarin, et, vers dix heu=
res,
sans qu'il eût été nécessaire de faire usage des avirons, elle se trouvait =
à la
hauteur de la Crique-Noire.
Le coeur leur battit à tous, quand ils rangère=
nt
cette rive gauche du fleuve, à travers laquelle pénétraient les eaux du flu=
x. C'était
au delà de ces massifs de roseaux, de cannas et de palétuviers que Dy et Ze=
rmah
avaient été entraînées tout d'abord. C'était là que, depuis plus de quinze
jours, Texar et ses complices les avaient si profondément cachées qu'il n'é=
tait
rien resté de leurs traces après le rapt. Dix fois, James Burbank et Stanna=
rd,
puis Gilbert et Mars, avaient remonté le fleuve à la hauteur de cette lagun=
e,
sans se douter que le vieux blockhaus leur servît de retraite.
Cette fois, il n'y avait plus lieu de s'y arrê=
ter.
C'était à quelques centaines de milles plus au sud qu'il fallait porter les=
recherches,
et l'embarcation passa devant la Crique-Noire sans y relâcher.
Le premier repas fut pris en commun. Les coffr=
es
renfermaient des provisions suffisantes pour une vingtaine de jours, et un
certain nombre de ballots qui serviraient à les transporter, lorsqu'il faud=
rait
suivre la route de terre. Quelques objets de campement devaient permettre de
faire halte, de jour ou de nuit, dans les bois épais dont sont couverts les
territoires riverains du Saint- John.
Vers onze heures, quand la mer vint à renverse=
r,
le vent resta favorable. Il fallut, néanmoins, armer les avirons pour maint=
enir
la vitesse. Les Noirs se mirent à la besogne, et, sous la poussée de cinq
couples vigoureux, l'embarcation continua de remonter rapidement le fleuve.=
Mars, silencieux, se tenait au gouvernail,
évoluant d'une main sûre à travers les bras que les îles et les îlots forme=
nt
au milieu du Saint-John. Il suivait les passes dans lesquelles le courant se
propageait avec moins de violence. Il s'y lançait sans une hésitation. Jama=
is
il ne s'engageait, par erreur, en un chenal impraticable, jamais il ne risq=
uait
de s'échouer sur un haut fond que la marée basse allait bientôt laisser à s=
ec.
Il connaissait le lit du fleuve jusqu'au lac George, comme il en connaissait
les détours au-dessous de Jacksonville, et il dirigeait l'embarcation avec
autant de sûreté que les canonnières du commandant Stevens qu'il avait pilo=
tées
à travers les sinuosités de la barre.
En cette partie de son cours, le Saint-John ét=
ait
désert. Le mouvement de batellerie qui s'y produit d'habitude pour le servi=
ce des
plantations, n'existait plus depuis la prise de Jacksonville. Si quelque
embarcation le remontait ou le descendait encore, c'était uniquement pour l=
es
besoins des troupes fédérales et les communications du commodore Stevens av=
ec
ses sous-ordres. Et même, très probablement, en amont de Picolata, ce mouve=
ment
serait absolument nul.
James Burbank arriva devant ce petit bourg vers
six heures du soir. Un détachement de nordistes occupait alors l'appontemen=
t de
l'escale. L'embarcation fut hélée et dut faire halte près du quai.
Là, Gilbert Burbank se fit reconnaître de
l'officier qui commandait à Picolata, et, muni du laisser-passer que lui av=
ait remis
le commandant Stevens, il put continuer sa route.
Cette halte n'avait duré que quelques instants.
Comme la marée montante commençait à se faire sentir, les avirons restèrent=
au repos,
et l'embarcation suivit rapidement sa route entre les bois profonds qui
s'étendent de chaque côté du fleuve. Sur la rive gauche, la forêt allait fa=
ire
suite au marécage, quelques milles au-dessus de Picolata. Quant aux forêts =
de
la rive droite, plus touffues, plus profondes, véritablement interminables,=
on
devait dépasser le lac George sans en avoir vu la fin. Sur cette rive, il e=
st
vrai, elles s'écartent un peu du Saint-John et laissent une large bande de
terrain, sur laquelle la culture a repris ses droits. Ici, vastes rizières,
champs de cannes et d'indigo, plantations de cotonniers, attestent encore la
fertilité de la presqu'île floridienne.
Un peu après six heures, James Burbank et ses
compagnons avaient perdu de vue, derrière un coude du fleuve, la tour rouge=
âtre
du vieux fort espagnol, abandonné depuis un siècle, qui domine les hautes c=
imes
des grands palmistes de la berge.
«Mars, demanda alors James Burbank, tu ne crai=
ns
pas de t'engager pendant la nuit sur le Saint-John?
-- Non, monsieur James, répondit Mars. Jusqu'au
lac George, je réponds de moi. Au delà, nous verrons. D'ailleurs, nous n'av=
ons pas
une heure à perdre, et, puisque la marée nous favorise, il faut en profiter.
Plus nous remonterons, moins elle sera forte, moins elle durera. Je vous
propose donc de faire route nuit et jour.»
La proposition de Mars était dictée par les
circonstances. Puisqu'il s'engageait à passer, il fallait se fier à son
adresse. On n'eut pas lieu de s'en repentir. Toute la nuit, l'embarcation r=
emonta
facilement le cours du Saint-John. La marée lui vint en aide pendant quelqu=
es
heures encore. Puis, les Noirs, se relevant aux avirons, purent gagner une
quinzaine de milles vers le sud.
On ne fit halte, ni cette nuit, ni dans la jou=
rnée
du 22, qui ne fut marquée par aucun incident, ni durant les douze heures su=
ivantes.
Le haut cours du fleuve semblait être absolument désert. On naviguait, pour
ainsi dire, au milieu d'une longue forêt de vieux cèdres, dont les masses
feuillues se rejoignaient parfois au-dessus du Saint-John en formant un épa=
is
plafond de verdure. De villages, on n'en voyait pas. De plantations ou d'ha=
bitations
isolées, pas davantage. Les terres riveraines ne se prêtaient à aucun genre=
de
culture. Il n'aurait pu venir à l'idée d'un colon d'y fonder un établisseme=
nt
agricole.
Le 23, dès les premières lueurs du jour, le fl=
euve
s'évasa en une large nappe liquide, dont les berges se dégageaient enfin de=
l'interminable
forêt. Le pays, très plat, se reculait jusqu'aux limites d'un horizon éloig=
né
de plusieurs milles.
C'était un lac -- le lac George -- que le
Saint-John traverse du sud au nord, et auquel il emprunte une partie de ses
eaux.
«Oui! C'est bien le lac George, dit Mars, que =
j'ai
déjà visité, lorsque j'accompagnais l'expédition chargée de relever le haut=
cours
du fleuve.
-- Et à quelle distance, demanda James Burbank,
sommes-nous maintenant de Camdless-Bay?
-- À cent milles environ, répondit Mars.
-- Ce n'est pas encore le tiers du parcours que
nous avons à faire pour atteindre les Everglades, fit observer Edward Carro=
l.
-- Mars, demanda Gilbert, comment allons-nous
procéder maintenant? Faut-il abandonner l'embarcation afin de longer une des
rives du Saint-John? Cela ne se fera pas sans peine ni retard. Ne serait-il=
donc
pas possible, le lac George une fois traversé, de continuer à suivre cette
route d'eau jusqu'au point où elle cessera d'être navigable? Ne peut-on
essayer, quitte à débarquer si l'on échoue et si l'on ne peut se remettre à
flot? Cela vaut du moins la peine d'être tenté. -- Qu'en penses-tu?
-- Essayons, monsieur Gilbert», répondit Mars.=
En effet, il n'y avait rien de mieux à faire.<= o:p>
Il serait toujours temps de prendre pied. À
voyager par eau, c'étaient bien des fatigues épargnées et aussi bien des
retards.
L'embarcation se lança donc à la surface du lac
George, dont elle prolongea la rive orientale.
Autour de ce lac, sur ces terrains sans relief=
, la
végétation n'est pas si fournie qu'au bord du fleuve. De vastes marais s'ét=
endent
presque à perte de vue. Quelques portions du sol, moins exposées à
l'envahissement des eaux, étalent leurs tapis de noirs lichens, où se détac=
hent
les nuances violettes de petits champignons qui poussent là par milliards. =
Il
n'aurait pas fallu se fier à ces terres mouvantes, sortes de mollières qui =
ne
peuvent offrir au marcheur un point d'appui solide. Si James Burbank et ses
compagnons eussent dû cheminer sur cette partie du territoire floridien, ils
n'y auraient réussi qu'au prix des plus grands efforts, des plus extrêmes
fatigues, de retards infiniment prolongés, en admettant qu'il n'eût pas fal=
lu
revenir en arrière. Seuls, des oiseaux aquatiques -- pour la plupart des
palmipèdes -- peuvent s'aventurer à travers ce marécage, où l'on compte, en=
nombre
infini, des sarcelles, des canards, des bécassines. Il y avait là de quoi
s'approvisionner sans peine, si l'embarcation eût été à court de vivres.
D'ailleurs, pour chasser sur ces rives, on aurait dû affronter toute une lé=
gion
de serpents fort dangereux, dont les sifflements aigus se faisaient entendr=
e à
la surface des tapis d'alves et de conferves. Ces reptiles, il est vrai,
trouvent des ennemis acharnés parmi les bandes de pélicans blancs, bien arm=
és
pour cette guerre sans merci, et qui pullulent sur ces rives malsaines du l=
ac
George.
Cependant l'embarcation filait avec rapidité. =
Sa
voile hissée, un vif vent du nord la poussait en bonne direction. Grâce à c=
ette
fraîche brise, les avirons purent se reposer pendant toute cette journée, s=
ans
qu'il s'en suivît aucun retard. Aussi, le soir venu, les trente milles de
longueur que le lac George mesure du nord au sud avaient-ils été vivement
enlevés sans fatigues. Vers six heures, James Burbank et sa petite troupe
s'arrêtaient à l'angle inférieur par lequel le Saint-John se jette dans le =
lac.
Si l'on fit halte -- halte qui ne dura que le
temps de prendre langue, soit une demi-heure au plus -- c'est parce que tro=
is
ou quatre maisons formaient hameau en cet endroit. Elles étaient occupées p=
ar
quelques-uns de ces Floridiens nomades, qui se livrent plus spécialement à =
la
chasse et à la pêche au commencement de la belle saison. Sur la proposition
d'Edward Carrol, il parut opportun de demander quelques renseignements rela=
tifs
au passage de Texar, et on eut raison de le faire.
Un des habitants de ce hameau fut interrogé.
Pendant les journées précédentes, avait-il aperçu une embarcation, traversa=
nt
le lac George et se dirigeant vers le lac Washington, -- embarcation qui de=
vait
contenir sept ou huit personnes, plus une femme de couleur et une enfant, u=
ne
petite fille, blanche d'origine?
«En effet, répondit cet homme, il y a
quarante-huit heures, j'ai vu passer une embarcation qui doit être celle do=
nt
vous parlez.
-- Et a-t-elle fait halte à ce hameau? demanda
Gilbert.
-- Non! Elle s'est au contraire hâtée d'aller
rejoindre le haut cours du fleuve. J'ai distinctement vu, à bord, ajouta le=
Floridien,
une femme avec une petite fille dans ses bras.
-- Mes amis, s'écria Gilbert, bon espoir! Nous
sommes bien sur les traces de Texar!
-- Oui! répondit James Burbank. Il n'a sur nous
qu'une avance de quarante-huit heures, et, si notre embarcation peut encore
nous porter pendant quelques jours, nous gagnerons sur lui!
-- Connaissez-vous le cours du Saint-John en a=
mont
du lac George? demanda Edward Carrol au Floridien.
-- Oui, monsieur, et je l'ai même remonté sur =
un
parcours de plus de cent milles.
-- Pensez-vous qu'il puisse être navigable pour
une embarcation comme la nôtre?
-- Que tire-t-elle?
-- Trois pieds à peu près, répondit Mars.
-- Trois pieds? dit le Floridien. Ce sera bien
juste en de certains endroits. Cependant, en sondant les passes, je crois q=
ue vous
pourrez arriver jusqu'au lac Washington.
-- Et là, demanda M. Carrol, à quelle distance
serons-nous du lac Okee-cho-bee?
-- À cent cinquante milles environ.
-- Merci, mon ami.
-- Embarquons, s'écria Gilbert, et naviguons
jusqu'à ce que l'eau nous manque.»
Chacun reprit sa place. Le vent ayant calmi av=
ec
le soir, les avirons furent gréés et maniés avec vigueur. Les rives rétréci=
es du
fleuve disparurent rapidement. Avant la complète tombée de la nuit, on gagna
plusieurs milles vers le sud. Il ne fut pas question de s'arrêter, puisqu'on
pouvait dormir à bord. La lune était presque pleine. Le temps resterait ass=
ez
clair pour ne point gêner la navigation. Gilbert avait pris la barre. Mars =
se
tenait à l'avant, un long espar à la main. Il sondait sans cesse, et, lorsq=
u'il
rencontrait le fond, faisait venir l'embarcation sur tribord ou sur bâbord.=
À
peine toucha-t-elle cinq ou six fois durant cette traversée nocturne, et el=
le
put se dégager sans grand effort. Si bien que, vers quatre heures du matin,=
au
moment où le soleil se montra, Gilbert n'estima pas à moins de quinze mille=
s le
chemin parcouru pendant la nuit.
Que de chances en faveur de James Burbank et d=
es
siens, si le fleuve, navigable quelques jours encore, les menait presque à =
leur
but!
Cependant plusieurs difficultés matérielles
surgirent durant cette journée. Par suite de la sinuosité du fleuve, des
pointes se projettent fréquemment en travers de son cours. Les sables, accu=
mulés,
multiplient les hauts fonds qu'il faut contourner. Autant d'allongements de=
la
route, et, par cela même, quelques retards. On ne pouvait, non plus, toujou=
rs
utiliser le vent, qui n'aurait pas cessé d'être favorable, si de nombreux
détours n'eussent modifié l'allure de l'embarcation. Les Noirs se courbaient
alors sur leurs avirons et déployaient une telle vigueur qu'ils parvenaient=
à
regagner le temps perdu.
Il se présentait aussi de ces obstacles
particuliers au Saint- John. C'étaient des îles flottantes formées par une
prodigieuse accumulation d'une plante exubérante, le «pistia», que certains=
explorateurs
du fleuve floridien ont justement comparée à une gigantesque laitue, étalée=
à
la surface des eaux. Ce tapis herbeux offre assez de solidité pour que les
loutres et les hérons puissent y prendre leurs ébats. Il importait, toutefo=
is,
de ne point s'engager à travers de telles masses végétales, d'où l'on ne se=
fût
pas tiré sans peine. Lorsque leur apparition était signalée, Mars prenait
toutes les précautions possibles pour les éviter.
Quant aux rives du fleuve, d'épaisses forêts l=
es
encaissaient alors. On ne voyait plus ces innombrables cèdres, dont le Sain=
t- John
baigne les racines en aval de son cours. Là poussent des quantités de pins,
hauts de cent cinquante pieds, appartenant à l'espèce du pin austral, qui
trouvent des éléments favorables à leur végétation au milieu de ces terrain=
s,
au sous-sol inondé, appelés «barrens». L'humus y présente une élasticité tr=
ès sensible,
et telle, en quelques points, qu'un piéton peut perdre l'équilibre, lorsqu'=
il
marche à sa surface. Heureusement, la petite troupe de James Burbank n'eut
point à en faire l'épreuve. Le Saint-John continuait à la transporter à tra=
vers
les régions de la Floride inférieure.
La journée se passa sans incidents. La nuit de
même. Le fleuve ne cessait d'être absolument désert. Pas une embarcation sur
ses eaux. Pas une cabane sur ses rives. De cette circonstance, d'ailleurs, =
il
n'y avait point à se plaindre. Mieux valait ne trouver personne en cette
contrée lointaine, où les rencontres risquent fort d'être mauvaises, car les
coureurs des bois, les chasseurs de profession, les aventuriers de toute
provenance, sont gens plus que suspects.
On devait craindre également la présence des
milices de Jacksonville ou de Saint-Augustine que Dupont et Stevens avaient=
obligées
à se retirer vers le sud. Cette éventualité eût été plus redoutable encore.
Parmi ces détachements il y avait assurément des partisans de Texar, qui
auraient voulu se venger de James et de Gilbert Burbank. Or, la petite trou=
pe
devait éviter tout combat, si ce n'est avec l'Espagnol, au cas où il faudra=
it
lui arracher ses prisonnières par la force.
Heureusement, James Burbank et les siens furen=
t si
bien servis dans ces circonstances que, le 25 au soir, la distance entre le=
lac
George et le lac Washington avait été franchie. Arrivée à la lisière de cet
amas d'eaux stagnantes, l'embarcation dut faire halte. L'étroitesse du fleu=
ve,
le peu de profondeur de son cours, lui interdisaient de remonter plus avant
vers le sud.
En somme, les deux tiers étant faits, James Bu=
rbank
et les siens ne se trouvaient plus qu'à cent quarante milles des Everglades=
.
Le lac Washington, long d'une dizaine de mille=
s,
est un des moins importants de cette région de la Floride méridionale. Ses
eaux, peu profondes, sont embarrassées d'herbes que le courant arrache aux
prairies flottantes -- véritables nids à serpents qui rendent très dangereu=
se
la navigation à sa surface. Il est donc désert comme ses rives, étant peu
propice à la chasse, à la pêche, et il est rare que les embarcations du
Saint-John s'aventurent jusqu'à lui.
Au sud du lac, le fleuve reprend son cours en
s'infléchissant plus directement vers le midi de la presqu'île. Ce n'est pl=
us
alors qu'un ruisseau sans profondeur, dont les sources sont situées à trente
milles dans le sud, entre 28°et 27°de latitude.
Le Saint-John cesse d'être navigable au-dessou=
s du
lac Washington. Quelques regrets qu'en éprouvât James Burbank, il fallut
renoncer au transport par eau, afin de prendre la voie de terre, au milieu =
d'un
pays très difficile, le plus souvent marécageux, à travers des forêts sans =
fin,
dont le sol, coupé de rios et de fondrières, ne peut que retarder la marche=
des
piétons.
On débarqua. Les armes, les ballots qui
renfermaient les provisions, furent répartis entre chacun des Noirs. Ce n'é=
tait
pas là de quoi fatiguer ou embarrasser le personnel de l'expédition. De ce
chef, il n'y aurait aucune cause de retard. Tout avait été réglé d'avance.
Quand il faudrait faire halte, le campement pourrait être organisé en quelq=
ues
minutes.
Tout d'abord, Gilbert, aidé de Mars, s'occupa =
de
cacher l'embarcation. Il importait qu'elle pût échapper aux regards, dans le
cas où un parti de Floridiens ou de Séminoles viendrait visiter les rives du
lac Washington. Il fallait que l'on fût assuré de la retrouver au retour po=
ur
redescendre le cours du Saint-John. Sous la ramure retombante des arbres, d=
e la
rive, entre les roseaux gigantesques qui la défendent, on put aisément ména=
ger
une place à l'embarcation, dont le mât avait été préalablement couché. Et e=
lle était
si bien enfouie sous l'épaisse verdure, qu'il eût été impossible de
l'apercevoir du haut des berges.
Il en était de même, sans doute, d'une autre
barque que Gilbert aurait eu grand intérêt à retrouver. C'était celle qui a=
vait
amené Dy et Zermah au lac Washington. Évidemment, vu l'innavigabilité des e=
aux,
Texar avait dû l'abandonner aux environs de cet entonnoir par lequel le lac=
se
déverse dans le fleuve. Ce que James Burbank était forcé de faire alors,
l'Espagnol devait l'avoir fait aussi.
C'est pourquoi on entreprit de minutieuses
recherches pendant les dernières heures du jour, afin de retrouver cette
embarcation. C'eût été là un précieux indice, et la preuve que Texar avait =
suivi
le fleuve jusqu'au lac Washington.
Les recherches furent vaines. L'embarcation ne=
put
être découverte, soit que les investigations n'eussent pas été portées assez
loin, soit que l'Espagnol l'eût détruite, dans la pensée qu'il n'aurait plu=
s à
s'en servir, s'il était parti sans esprit de retour.
Combien le voyage avait dû être pénible entre =
le
lac Washington et les Everglades! Plus de fleuve pour épargner de si longue=
s fatigues
à une femme, et à une enfant. Dy, portée dans les bras de la métisse, Zerma=
h,
forcée de suivre des hommes accoutumés à de pareilles marches à travers cet=
te
contrée difficile, les insultes, les violences, les coups qui ne lui étaient
pas épargnés pour hâter son pas, les chutes dont elle essayait de préserver=
la petite
fille sans songer à elle-même, tous eurent dans l'esprit la vision de ces
lamentables scènes. Mars se représentait sa femme exposée à tant de
souffrances, il pâlissait de colère, et ces mots s'échappaient alors de sa
bouche:
«Je tuerai Texar!»
Que n'était-il déjà à l'île Carneral, en prése=
nce
du misérable, dont les abominables machinations avaient tant fait souffrir =
la famille
Burbank, et qui lui avait enlevé Zermah, sa femme!
Le campement avait été établi à l'extrémité du
petit cap qui se projette hors de l'angle nord du lac. Il n'eût pas été pru=
dent
de s'engager, au milieu de la nuit, à travers un territoire inconnu, sur le=
quel
le champ de vue était nécessairement très restreint. Aussi, après délibérat=
ion,
fut-il décidé que l'on attendrait les premières lueurs de l'aube avant de se
remettre en marche. Le risque de s'égarer sous ces épaisses forêts était tr=
op
grand pour que l'on voulût s'y exposer.
Nul incident, du reste, pendant la nuit. À qua=
tre
heures, au moment où montait le petit jour, le signal du départ fut donné. =
La moitié
du personnel devait suffire à porter les ballots de vivres et les effets de
campement. Les noirs pourraient donc se relayer entre eux. Tous, maîtres et
serviteurs, étaient armés de carabines Minié, qui se chargent d'une balle e=
t de
quatre chevrotines, et de ces revolvers Colt, dont l'usage s'était si répan=
du
parmi les belligérants depuis le commencement de la guerre de Sécession. Da=
ns
ces conditions, on pouvait résister sans désavantage à une soixantaine de
Séminoles, et même, s'il le fallait, attaquer Texar, fût-il entouré d'un pa=
reil
nombre de ses partisans.
Il avait paru convenable, tant que cela serait
possible, de côtoyer le Saint-John. Le fleuve coulait alors vers le sud, pa=
r conséquent
dans la direction du lac Okee-cho-bee. C'était comme un fil tendu à travers=
le
long labyrinthe des forêts. On pouvait le suivre sans s'exposer à commettre
d'erreur. On le suivit.
Ce fut assez facile. Sur la rive droite se dessinait une sorte de sentier -- véritable chemin de halage, qui aurait pu servir à remorquer quelque léger canot sur le haut cours du fleuve. On marc= ha d'un pas rapide, Gilbert et Mars en avant, James Burbank et Edward Carrol en arrière, le régisseur Perry au milieu du personnel des Noirs, qui se remplaçaient toutes les heures dans le transport des ballots. Avant de part= ir, un repas sommaire avait été pris. S'arrêter à midi pour dîner, à six heures= du soir pour souper, camper, si l'obscurité ne permettait pas d'aller plus ava= nt, se remettre en route, s'il paraissait possible de se diriger à travers la forêt: tel était le programme adopté et qui serait observé rigoureusement.<= o:p>
Tout d'abord, il fallut contourner la rive
orientale du lac Washington -- rive assez plate et d'un sol presque mouvant.
Les forêts reparurent alors. Ni comme étendue ni comme épaisseur, elles
n'étaient ce qu'elles devaient être plus tard. Cela tenait à la nature même=
des
essences qui les composaient.
En effet, il n'y avait là que des futaies de
campêches, à petites feuilles, à grappes jaunes, dont le coeur, de couleur
brunâtre, est utilisé pour la teinture; puis, des ormes du Mexique, des gua=
zumas,
à bouquets blancs, employés à tant d'usages domestiques, et dont l'ombre
guérit, dit-on, des rhumes les plus obstinés -- même les rhumes de cerveau.=
Çà
et là poussaient aussi quelques groupes de quinquinas, qui ne sont ici que
simples plantes arborescentes, au lieu de ces arbres magnifiques qu'ils for=
ment
au Pérou, leur pays natal. Enfin, par larges corbeilles, sans avoir jamais
connu les soins de la culture savante, s'étalaient des plantes à couleurs
vives, gentianes, amaryllis, asclépias, dont les fines houppes servent à la
fabrication de certains tissus. Toutes, plantes et fleurs, suivant la remar=
que
de l'un des explorateurs[4] les plus compétents de la Floride, «jaunes ou b=
lanches
en Europe, revêtent en Amérique les diverses nuances du rouge depuis le pou=
rpre
jusqu'au rosé le plus tendre.»
Vers le soir, ces futaies disparurent pour fai=
re
place à la grande cyprière, qui s'étend jusqu'aux Everglades.
Pendant cette journée, on avait fait une vingt=
aine
de milles. Aussi Gilbert demanda-t-il si ses compagnons ne se sentaient pas=
trop
fatigués.
«Nous sommes prêts à repartir, monsieur Gilber=
t,
dit l'un des Noirs, parlant au nom de ses camarades.
-- Ne risquons-nous pas de nous égarer pendant=
la
nuit? fit observer Edward Carrol.
-- Nullement, répondit Mars, puisque nous
continuerons à côtoyer le Saint-John.
-- D'ailleurs, ajouta le jeune officier, la nu=
it
sera claire. Le ciel est sans nuages. La lune, qui va se lever vers neuf
heures, durera jusqu'au jour. En outre, la ramure des cyprières est peu épa=
isse,
et l'obscurité y est moins profonde qu'en toute autre forêt.»
On partit donc. Le lendemain matin, après avoir
cheminé une partie de la nuit, la petite troupe s'arrêtait pour prendre son
premier repas au pied d'un de ces gigantesques cyprès, qui se comptent par =
millions
dans cette région de la Floride.
Qui n'a pas exploré ces merveilles naturelles =
ne
peut se les figurer. Qu'on imagine une prairie verdoyante, élevée à plus de=
cent
pieds de hauteur, que supportent des fûts droits comme s'ils étaient faits =
au
tour, et sur laquelle on aimerait à pouvoir marcher. Au-dessous le sol est =
mou
et marécageux. L'eau séjourne incessamment sur un sol imperméable, où pullu=
lent
grenouilles, crapauds, lézards, scorpions, araignées, tortues, serpents, oi=
seaux
aquatiques de toutes les espèces. Plus haut, tandis que les orioles -- sort=
es
de loriots aux pennes dorées, passent comme des étoiles filantes, les écure=
uils
se jouent dans les hautes branches, et les perroquets remplissent la forêt =
de leur
assourdissant caquetage. En somme, curieuse contrée, mais difficile à
parcourir.
Il fallait donc étudier avec soin le terrain s=
ur
lequel on s'aventurait. Un piéton aurait pu s'enliser jusqu'aux aisselles d=
ans
les nombreuses fondrières. Cependant, avec quelque attention, et grâce à la
clarté de la lune que tamisait le haut feuillage, on parvint à s'en tirer m=
ieux
que mal.
Le fleuve permettait de se tenir en bonne
direction. Et c'était fort heureux, car tous ces cyprès se ressemblent, tro=
ncs contournés,
tordus, grimaçants, creusés à leur base, jetant de longues racines qui boss=
uent
le sol, et se relevant à une hauteur de vingt pieds en fûts cylindriques. Ce
sont de véritables manches de parapluie, à poignée rugueuse, dont la tige
droite supporte une immense ombrelle verte, laquelle, à vrai dire, ne protè=
ge
ni de la pluie ni du soleil.
Ce fut sous l'abri de ces arbres que James Bur=
bank
et ses compagnons s'engagèrent un peu après le lever du jour. Le temps était
magnifique. Nul orage à craindre, ce qui aurait pu changer le sol en un mar=
ais
impraticable. Néanmoins il fallait choisir les passages, afin d'éviter les
fondrières qui ne s'assèchent jamais. Fort heureusement, le long du Saint-J=
ohn,
dont la rive droite se trouve un peu en contre-haut, les difficultés devaie=
nt
être moindres. À part le lit des ruisseaux qui se jettent dans le fleuve et=
que
l'on devait contourner ou passer à gué, le retard fut sans importance.
Pendant cette journée, on ne releva aucune tra=
ce
qui indiquât la présence d'un parti de sudistes ou de Séminoles, aucun vest=
ige
non plus de Texar ni de ses compagnons. Il pouvait se faire que l'Espagnol =
eût
suivi la rive gauche du fleuve. Ce ne serait point là un obstacle. Par une =
rive
comme par l'autre, on allait aussi directement vers cette basse Floride,
indiquée par le billet de Zermah.
Le soir venu, James Burbank s'arrêta pendant s=
ix
heures. Ensuite, le reste de la nuit s'écoula dans une marche rapide. Le ch=
eminement
se faisait en silence sous la cyprière endormie. Le dôme de feuillage ne se
troublait d'aucun souffle. La lune, à demi rongée déjà, découpait en noir s=
ur
le sol le léger réseau de la ramure, dont le dessin s'agrandissait par la
hauteur des arbres. Le fleuve murmurait à peine sur son lit d'une pente pre=
sque
insensible. Nombre de bas-fonds émergeaient de sa surface, et il n'aurait p=
as
été difficile de le traverser, si cela eût été nécessaire.
Le lendemain, après une halte de deux heures, =
la
petite troupe reprit, dans l'ordre adopté, la direction vers le sud. Toutef=
ois,
pendant cette journée, le fil conducteur, qui avait été suivi jusqu'alors,
allait se rompre ou plutôt arriver au bout de son écheveau. En effet, le
Saint-John, déjà réduit à un simple filet liquide, disparut sous un bouquet=
de
quinquinas qui buvaient à sa source même. Au delà, la cyprière cachait
l'horizon sur les trois quarts de son périmètre.
En cet endroit, apparut un cimetière disposé,
suivant la coutume indigène, pour des Noirs devenus chrétiens et restés dan=
s la
mort fidèles à la foi catholique. Çà et là, des croix modestes, les unes de
pierre, les autres de bois, posées sur les renflements du sol, marquaient l=
es
tombes entre les arbres. Deux ou trois sépultures aériennes, que supportaie=
nt
des branchages fixés au sol, berçaient au gré du vent quelque cadavre rédui=
t à
l'état de squelette.
«L'existence d'un cimetière en ce lieu, fit
observer Edward Carrol, pourrait bien indiquer la proximité d'un village ou=
hameau...
-- Qui ne doit plus exister actuellement, répo=
ndit
Gilbert, puisqu'on n'en trouve pas trace sur nos cartes. Ces disparitions de
villages ne sont que trop fréquentes dans la Floride inférieure, soit que l=
es
habitants les aient abandonnés, soit qu'ils aient été détruits par les Indi=
ens.
-- Gilbert, dit James Burbank, maintenant que =
nous
n'avons plus le Saint-John pour nous guider, comment procéderons-nous?
-- La boussole nous donnera la direction, mon
père, répondit le jeune officier. Quelles que soient l'étendue et l'épaisse=
ur
de la forêt, il est impossible de nous y perdre!
-- Eh bien, en route, monsieur Gilbert! s'écria
Mars, qui, pendant les haltes ne pouvait se tenir en place. En route, et que
Dieu nous conduise!»
Un demi-mille au delà du cimetière nègre, la
petite troupe s'engagea sous le plafond de verdure, et, la boussole aidant,
elle descendit presque directement vers le sud.
Pendant la première partie de la journée, aucun
incident à relater. Jusqu'alors, rien n'avait entravé cette campagne de rec=
herches,
en serait-il ainsi jusqu'à la fin? Atteindrait-on le but ou la famille Burb=
ank
serait-elle condamnée au désespoir? Ne pas retrouver la petite fille et Zer=
mah,
les savoir livrées à toutes les misères, exposées à tous les outrages, et ne
pouvoir les y soustraire, c'eût été un supplice de tous les instants.
Vers midi, on s'arrêta. Gilbert, tenant compte=
du
chemin parcouru depuis le lac Washington, estimait que l'on se trouvait à c=
inquante
milles du lac Okee-cho-bee. Huit jours s'étaient écoulés depuis le départ de
Camdless-Bay, et plus de trois cents milles[5] avaient été enlevés avec une
rapidité exceptionnelle. Il est vrai, le fleuve d'abord, presque jusqu'à sa
source, la cyprière ensuite, n'avaient point présenté d'obstacles véritable=
ment
sérieux. En l'absence de ces grandes pluies qui auraient pu rendre innaviga=
ble le
cours du Saint-John et détremper les terrains au delà, par ces belles nuits=
que
la lune imprégnait d'une clarté superbe, tout avait favorisé le voyage et l=
es
voyageurs.
À présent, une distance relativement courte les
séparait de l'île Carneral. Entraînés comme ils l'étaient par huit jours
d'efforts constants, ils espéraient avoir atteint leur but avant quarante- =
huit
heures. Alors on toucherait au dénouement qu'il était impossible de prévoir=
.
Cependant, si la bonne fortune les avait secon=
dés
jusqu'alors, James Burbank et ses compagnons, pendant la seconde partie de =
cette
journée, purent craindre de se heurter à d'insurmontables difficultés.
La marche avait été reprise dans les conditions
habituelles, après le repas de midi. Rien de nouveau dans la nature du terr=
ain,
larges flaques d'eau et nombreuses fondrières à éviter, quelques ruisseaux
qu'il fallait passer avec de l'eau jusqu'à mi-jambe. En somme, la route n'é=
tait
que fort peu allongée par les écarts qu'elle imposait.
Toutefois, vers quatre heures du soir, Mars
s'arrêta soudain. Puis, lorsqu'il eût été rejoint par ses compagnons, il le=
ur
fit remarquer des traces de pas imprimées sur le sol.
«Il ne peut être douteux, dit James Burbank,
qu'une troupe d'hommes a récemment passé par ici.
-- Et une troupe nombreuse, ajouta Edward Carr=
ol.
-- De quel côté viennent ces traces, vers quel
côté se dirigent- elles? demanda Gilbert. Voilà ce qu'il est nécessaire de
constater avant de prendre une résolution.»
En effet, et ce fut fait avec soin.
Pendant cinq cents yards dans l'est, on pouvait
suivre les empreintes de pas qui se prolongeaient même bien au delà; mais i=
l parut
inutile de les relever plus loin. Ce qui était démontré par la direction de=
ces
pas, c'est qu'une troupe, d'au moins cent cinquante à deux cents hommes, ap=
rès
avoir quitté le littoral de l'Atlantique, venait de traverser cette portion=
de
la cyprière. Du côté de l'ouest, ces traces continuaient à se diriger vers =
le golfe
du Mexique, traversant ainsi par une sécante la presqu'île floridienne,
laquelle, à cette latitude, ne mesure pas deux cents milles de largeur. On =
put
également observer que ce détachement, avant de reprendre sa marche dans la
même direction, avait fait halte précisément à l'endroit que James Burbank =
et
les siens occupaient alors.
En outre, après avoir recommandé à leurs
compagnons de se tenir prêts à toute alerte, Gilbert et Mars, s'étant portés
pendant un quart de mille sur la gauche de la forêt, purent constater que c=
es empreintes
prenaient franchement la route du sud.
Lorsque tous deux furent de retour au campemen=
t,
voici ce que dit Gilbert:
«Nous sommes précédés par une troupe d'hommes =
qui
suit exactement le chemin que nous suivons nous-mêmes depuis le lac Washing=
ton.
Ce sont des gens armés, puisque nous avons trouvé les morceaux de cartouches
qui leur ont servi à allumer leurs feux dont il ne reste plus que des charb=
ons
éteints.
«Quels sont ces hommes? je l'ignore. Ce qui est
certain, c'est qu'ils sont nombreux et qu'ils descendent vers les Everglade=
s.
-- Ne serait-ce point une troupe de Séminoles
nomades? demanda Edward Carrol.
-- Non, répondit Mars. La trace des pas indique
nettement que ces hommes sont américains...
-- Peut-être des soldats de la milice
floridienne?... fit observer James Burbank.
-- C'est à craindre, répondit Perry. Ils parai=
ssent
être en trop grand nombre pour appartenir au personnel de Texar...
-- À moins que cet homme n'ait été rejoint par=
une
bande de ses partisans, dit Edward Carrol. Dès lors, il ne serait pas surpr=
enant
qu'ils fussent là plusieurs centaines...
-- Contre dix-sept!... répondit le régisseur.<= o:p>
-- Eh! qu'importe! s'écria Gilbert. S'ils nous
attaquent ou s'il faut les attaquer, pas un de nous ne reculera!
-- Non!... Non!...» s'écrièrent les courageux
compagnons du jeune officier.
C'était là un entraînement bien naturel, sans
doute. Et, cependant, à la réflexion, on devait comprendre tout ce qu'une p=
areille
éventualité eût présenté de mauvaises chances.
Toutefois, bien que cette pensée se présentât
probablement à l'esprit de tous, elle ne diminua rien du courage de chacun.
Mais, si près du but, rencontrer l'obstacle! Et quel obstacle! Un détacheme=
nt
de sudistes, peut-être des partisans de Texar, qui cherchaient à rejoindre
l'Espagnol aux Everglades, afin d'y attendre le moment de reparaître dans le
nord de la Floride!
Oui! c'était là ce que l'on devait certainement
craindre. Tous le sentaient. Aussi, après le premier mouvement d'enthousias=
me, restaient-ils
muets, pensifs, regardant leur jeune chef, se demandant quel ordre il allait
leur donner.
Gilbert, lui aussi, avait subi l'impression
commune. Mais, redressant la tête:
«En avant!» dit-il.
Oui! il fallait aller en avant. Cependant, en
présence d'éventualités redoutables, toutes les précautions devaient être p=
rises.
Il était indispensable d'éclairer la marche, de reconnaître les épaisseurs =
de
la cyprière, de se tenir prêt à tout événement.
Les armes furent donc visitées avec soin et mi=
ses
en état de servir au premier signal. À la moindre alerte, les ballots dépos=
és à
terre, tous prendraient part à la défense. Quant à la disposition du person=
nel
en marche, il ne serait pas modifié; Gilbert et Mars continueraient de rest=
er à
l'avant-garde, à une distance plus grande, afin de prévenir toute surprise.
Chacun était prêt à faire, son devoir, bien que ces braves gens eussent vis=
iblement
le coeur serré depuis qu'un obstacle se dressait entre eux et le but qu'ils
voulaient atteindre.
Le pas n'avait point été ralenti. Toutefois, il
avait paru prudent de ne pas suivre les traces toujours nettement indiquées.
Mieux valait, s'il était possible, ne point se rencontrer avec le détacheme=
nt
qui s'avançait dans la direction des Everglades. Malheureusement, on reconn=
ut
bientôt que ce serait assez difficile. En effet, ce détachement n'allait pa=
s en
ligne directe. Les empreintes faisaient de nombreux crochets à droite, à ga=
uche
- - ce qui indiquait une certaine hésitation dans la marche. Néanmoins, leur
direction générale était vers le sud.
Encore un jour d'écoulé. Aucune rencontre n'av=
ait
obligé James Burbank à s'arrêter. Il avait cheminé d'un bon pas et gagnait =
évidemment
sur la troupe qui s'aventurait à travers la cyprière. Cela se reconnaissait=
aux
traces multiples qui, d'heure en heure, apparaissaient plus fraîches sur ce=
sol
un peu plastique. Rien n'avait été plus aisé que de constater le nombre des
haltes qui étaient faites, soit au moment des repas, -- et alors les emprei=
ntes
se croisant, indiquaient des allées et venues en tous sens, -- soit lorsqu'=
il
n'y avait eu qu'un temps d'arrêt, sans doute pour quelque délibération sur =
la
route à suivre.
Gilbert et Mars ne cessaient d'étudier ces mar=
ques
avec une extrême attention. Comme elles pouvaient leur apprendre bien des c=
hoses,
ils les observaient avec autant de soin que les Séminoles, si habiles à étu=
dier
les moindres indices sur les terrains qu'ils parcourent aux époques de chas=
se
ou de guerre.
Ce fut à la suite d'un de ces examens approfon=
dis,
que Gilbert put dire affirmativement.
«Mon père, nous avons maintenant la certitude =
que
ni Zermah ni ma soeur ne font partie de la troupe qui nous précède. Comme il
n'y a aucune trace des pas d'un cheval sur le sol, si Zermah se trouvait là=
, il
est évident qu'elle irait à pied en portant ma soeur dans ses bras, et ses
vestiges seraient aisément reconnaissables, comme ceux de Dy pendant les
haltes. Mais il n'existe pas une seule empreinte d'un pied de femme ou
d'enfant. Quant à ce détachement, nul doute qu'il soit muni d'armes à feu. =
En
maint endroit, on trouve des coups de crosse sur le sol. J'ai même remarqué
ceci: c'est que ces crosses doivent être semblables à celles des fusils de =
la
marine. Il est donc probable que les milices floridiennes avaient à leur
disposition des armes de ce modèle, sans quoi ce serait inexplicable. En ou=
tre,
et cela n'est malheureusement que trop certain, cette troupe est au moins d=
ix
fois plus nombreuse que la nôtre. Donc, il faut manoeuvrer avec une extrême
prudence à mesure que l'on se rapproche d'elle!»
Il n'y avait qu'à suivre les recommandations du
jeune officier. C'est ce qui fut fait. Quant aux déductions qu'il tirait de=
la quantité
et de la forme des empreintes, elles devaient être justes. Que la petite Dy=
ni
Zermah ne fissent point partie de ce détachement, cela paraissait certain. =
De
là, cette conclusion qu'on ne se trouvait pas sur la piste de l'Espagnol. Le
personnel, venu de la Crique-Noire, ne pouvait être si important ni si bien=
armé.
Donc, il ne semblait pas douteux qu'il y eût là une forte troupe de milices
floridiennes se dirigeant vers les régions méridionales de la péninsule, et,
par conséquent, sur les Everglades, où Texar était probablement arrivé depu=
is
un ou deux jours.
En somme, cette troupe, ainsi composée, était
redoutable pour les compagnons de James Burbank.
Le soir, on s'arrêta à la limite d'une étroite
clairière. Elle avait dû être occupée quelques heures avant, ainsi que l'in=
diquaient,
cette fois, des amas de cendres à peine refroidies, restes des feux qui ava=
ient
été allumés pour le campement.
On prit alors le parti de ne se remettre en ma=
rche
qu'après la chute du jour. La nuit serait obscure. Le ciel était nuageux. L=
a lune,
presque à son dernier quartier, ne devait se lever que fort tard. Cela
permettrait de se rapprocher du détachement dans des conditions meilleures.
Peut-être serait-il possible de le reconnaître, sans avoir été aperçu, de le
tourner en se dissimulant sous les profondeurs de la forêt, de prendre les =
devants
pour se porter vers le sud-est, de manière à le précéder au lac Okee-cho-be=
e et
à l'île Carneral.
La petite troupe, ayant toujours Mars et Gilbe=
rt
en éclaireurs, partit vers huit heures et demie, et s'engagea silencieuseme=
nt sous
le dôme des arbres, au milieu d'une assez profonde obscurité. Pendant deux
heures environ, tous cheminèrent ainsi, assourdissant le bruit de leurs pas
pour ne point se trahir.
Un peu après dix heures, James Burbank arrêta =
d'un
mot le groupe de Noirs, en tête duquel il se trouvait avec le régisseur. So=
n fils
et Mars venaient de se replier rapidement sur eux. Tous, immobiles, attenda=
ient
l'explication de cette brusque retraite.
Cette explication fut bientôt donnée.
«Qu'y a-t-il?... demanda James Burbank.
Qu'avez-vous aperçu, Mars et toi?...
-- Un campement établi sous les arbres et dont=
les
feux sont encore très visibles.
-- Loin d'ici?... demanda Edward Carrol.
-- À cent pas.
-- Avez-vous pu reconnaître quels sont les gens
qui occupent ce campement?
-- Non, car les feux commencent à s'éteindre,
répondit Gilbert. Mais je crois que nous ne nous sommes pas trompés en éval=
uant
leur nombre à deux cent hommes!
-- Dorment-ils, Gilbert?
-- Oui, pour la plupart, non sans s'être gardés
toutefois. Nous avons aperçu quelques sentinelles, le fusil à l'épaule, qui
vont et viennent entre les cyprès.
-- Que devons-nous faire? demanda Edward Carro=
l en
s'adressant au jeune officier.
-- Tout d'abord, répondit Gilbert, reconnaître=
, si
c'est possible, quel peut être ce détachement, avant d'essayer de le tourne=
r.
-- Je suis prêt à aller en reconnaissance, dit
Mars.
-- Et moi, à vous accompagner, ajouta Perry.
-- Non, j'irai, répondit Gilbert. Je ne puis m=
'en
rapporter qu'à moi seul...
-- Gilbert, dit James Burbank, il n'est pas un=
de
nous qui ne demande à risquer sa vie dans l'intérêt commun. Mais, pour fair=
e cette
reconnaissance avec quelque chance de ne pas être aperçu, il faut être seul=
...
-- C'est seul que j'irai.
-- Non, mon fils, je te demande de rester avec
nous, répondit M. Burbank. Mars suffira.
-- Je suis prêt, mon maître!»
Et Mars, sans en demander davantage, disparut =
dans
l'ombre.
En même temps, James Burbank et les siens se
préparèrent pour résister à n'importe quelle attaque. Les ballots furent
déposés à terre. Les porteurs reprirent leurs armes. Tous, le fusil à la ma=
in,
se blottirent derrière les fûts de cyprès, de manière à se réunir en un
instant, si un mouvement de concentration devenait nécessaire.
De l'endroit que James Burbank occupait, on ne
pouvait apercevoir le campement. Il fallait s'approcher d'une cinquantaine =
de
pas pour que les feux, alors très affaiblis, devinssent visibles. De là,
nécessité d'attendre que le métis fût de retour, avant de prendre le parti
qu'exigeaient les circonstances. Très impatient, le jeune lieutenant s'était
porté à quelques yards du lieu de halte.
Mars s'avançait alors avec une extrême prudenc=
e,
ne quittant l'abri d'un tronc d'arbre que pour un autre. Il s'approchait ai=
nsi avec
moins de risques d'être aperçu. Il espérait arriver assez près pour observe=
r la
disposition des lieux, reconnaître le nombre des hommes, et surtout à quel
parti ils appartenaient. Cela ne laisserait pas d'être assez difficile. La =
nuit
était sombre, et les feux ne donnaient plus aucune clarté. Pour réussir, il
fallait se glisser jusqu'au campement. Or, Mars avait assez d'audace pour le
faire, assez d'adresse pour tromper la vigilance des sentinelles qui étaien=
t de
garde.
Cependant Mars gagnait du terrain. Afin de ne
point être embarrassé, le cas échéant, il n'avait pris ni fusil ni revolver=
. Il
n'était armé que d'une hache, car il convenait d'éviter toute détonation et=
de
se défendre sans bruit.
Bientôt le brave métis ne fut plus qu'à très
courte distance de l'un des hommes de garde, lequel n'était lui-même qu'à s=
ept
ou huit yards du campement. Tout était silencieux. Évidemment fatigués par =
une
longue marche, ces gens dormaient d'un profond sommeil. Seules, les sentine=
lles
veillaient à leur poste avec plus ou moins de vigilance -- ce dont Mars ne
tarda pas à s'apercevoir.
En effet, si l'un des hommes, qu'il observait
depuis quelques instants, était debout, il ne remuait plus. Son fusil repos=
ait
sur le sol. Accoté contre un cyprès, la tête basse, il semblait prêt à succ=
omber
au sommeil. Peut-être ne serait-il pas impossible de se glisser derrière lu=
i et
d'atteindre ainsi la limite du campement.
Mars s'approchait lentement du factionnaire,
lorsque le bruit d'une branche sèche qu'il venait de briser du pied, révéla
soudain sa présence. Aussitôt l'homme se redressa, releva la tête, se pench=
a,
regarda à droite, à gauche. Sans doute, il vit quelque chose de suspect, ca=
r il
saisit son fusil et l'épaula...
Avant qu'il eût fait feu, Mars avait arraché
l'arme braquée sur sa poitrine et terrassé le factionnaire, après lui avoir
appliqué sa large main sur la bouche, sans qu'il eût pu jeter un cri.
Un instant après, cet homme était bâillonné,
enlevé dans les bras du vigoureux métis, contre lequel il se défendait en v=
ain,
et rapidement emporté vers la clairière où se tenait James Burbank.
Rien n'avait donné l'éveil aux autres sentinel=
les
qui gardaient le campement, -- preuve qu'elles veillaient avec négligence. =
Quelques
instants après, Mars arrivait avec son fardeau et le déposait aux pieds de =
son
jeune maître.
En un instant, le groupe des Noirs se fut ress=
erré
autour de James Burbank, de Gilbert, d'Edward Carrol, du régisseur Perry.
L'homme, à demi suffoqué, n'aurait pu prononcer un seul mot, même sans bâil=
lon.
L'obscurité ne permettait ni de voir sa figure ni de reconnaître, à son
vêtement, s'il faisait ou non partie de la milice floridienne.
Mars lui enleva le mouchoir qui comprimait sa bouche, et il fallut attendre qu'il eût repris ses sens pour l'interroger.<= o:p>
«À moi! s'écria-t-il enfin.
-- Pas un cri! lui dit James Burbank en le
contenant. Tu n'as rien à craindre de nous!
-- Que me veut-on?...
-- Que tu répondes franchement!
-- Cela dépendra des questions que vous me fer=
ez,
répliqua cet homme qui venait de retrouver une certaine assurance. -- Avant=
tout,
êtes-vous pour le Sud ou pour le Nord?
-- Pour le Nord.
-- Je suis prêt à répondre!»
Ce fut Gilbert qui continua l'interrogatoire.<= o:p>
«Combien d'hommes, demanda-t-il, compte le
détachement qui est campé là-bas?
-- Près de deux cents.
-- Et il se dirige?...
-- Vers les Everglades.
-- Quel est son chef?
-- Le capitaine Howick!
-- Quoi! Le capitaine Howick, un des officiers=
du Wasbah! s'écria Gilbert.
-- Lui-même!
-- Ce détachement est donc composé de marins de
l'escadre du commodore Dupont?
-- Oui, fédéraux, nordistes, anti-esclavagiste=
s,
unionistes!» répondit l'homme, qui semblait tout fier d'énoncer ces diverse=
s qualifications
données au parti de la bonne cause.
Ainsi, au lieu d'une troupe de milices
floridiennes que James Burbank et les siens croyaient avoir devant eux, au =
lieu
d'une bande des partisans de Texar, c'étaient des amis qui leur arrivaient,
c'étaient des compagnons d'armes, dont le renfort venait si à propos!
«Hurrah! hurrah!» s'écrièrent-ils avec une tel=
le
vigueur que tout le campement en fut réveillé.
Presque aussitôt, des torches brillaient dans
l'ombre. On se rejoignait, on se réunissait dans la clairière, et le capita=
ine Howick,
avant toute explication, serrait la main du jeune lieutenant, qu'il ne
s'attendait guère à trouver sur la route des Everglades.
Les explications ne furent ni longues ni
difficiles.
«Mon capitaine, demanda Gilbert, pouvez-vous
m'apprendre ce que vous venez faire dans la Basse-Floride?
-- Mon cher Gilbert, répondit le capitaine How=
ick,
nous y sommes envoyés en expédition par le commodore.
-- Et vous venez?...
-- De Mosquito-Inlet, d'où nous avons d'abord
gagné New-Smyrna dans l'intérieur du comté.
-- Je vous demanderai alors, mon capitaine, qu=
el
est le but de votre expédition?
-- Elle a pour but de châtier une bande de
partisans sudistes, qui ont attiré deux de nos chaloupes dans un guet-apens=
, et
de venger la mort de nos braves camarades!»
Et voici ce que raconta le capitaine Howick, -=
- ce
que ne pouvait connaître James Burbank, car le fait s'était passé deux jour=
s après
son départ de Camdless-Bay.
On n'a pas oublié que le commodore Dupont
s'occupait alors d'organiser le blocus effectif du littoral. À cet effet, s=
a flottille
battait la mer depuis l'île Anastasia, au-dessus de Saint-Augustine, jusqu'à
l'ouvert du canal qui sépare les îles de Bahama du cap Sable, situé à la po=
inte
méridionale de la Floride. Mais cela ne lui parut pas suffisant, et il réso=
lut
de traquer les embarcations sudistes jusque dans les petits cours d'eau de =
la péninsule.
C'est dans ce but qu'une de ces expéditions,
comprenant un détachement de marins et deux chaloupes de l'escadre, fut env=
oyée
sous le commandement de deux officiers, qui, malgré leur personnel restrein=
t,
n'hésitèrent pas à se lancer sur les rivières du comté.
Or, des bandes de sudistes surveillaient ces
agissements des fédéraux. Ils laissèrent les chaloupes s'engager dans cette
partie sauvage de la Floride, ce qui était une regrettable imprudence, puis=
que
Indiens et milices occupaient cette région. Il en résulta ceci: c'est que l=
es
chaloupes furent attirées dans une embuscade du côté du lac Kissimmee, à
quatre-vingts milles dans l'ouest du cap Malabar. Elles furent attaquées pa=
r de
nombreux partisans, et là périrent, avec un certain nombre de matelots, les
deux commandants qui dirigeaient cette funeste expédition. Les survivants ne
regagnèrent Mosquito-Inlet que par miracle. Aussitôt le commodore Dupont
ordonna de se mettre sans retard à la poursuite des milices floridiennes po=
ur
venger le massacre des fédéraux.
Un détachement de deux cents marins, sous les
ordres du capitaine Howick, fut donc débarqué près de Mosquito-Inlet. Il eut
bientôt atteint la petite ville de New-Smyrna, à quelques milles de la côte.
Après avoir pris les renseignements qui lui étaient nécessaires, le capitai=
ne
Howick se mit en marche vers le sud- ouest. En effet, c'était aux Everglade=
s,
où il comptait rencontrer le parti auquel on attribuait le guet-apens de
Kissimmee, qu'il conduisait son détachement, et il ne s'en trouvait plus qu=
'à
une assez courte distance.
Tel était le fait qu'ignoraient James Burbank =
et
ses compagnons, au moment où ils venaient d'être rejoints par le capitaine
Howick dans cette partie de la cyprière.
Alors demandes et réponses de s'échanger
rapidement entre le capitaine et le lieutenant à propos de tout ce qui pouv=
ait
les intéresser dans le présent et pour l'avenir.
«Tout d'abord, dit Gilbert, apprenez que, nous
aussi, nous marchons vers les Everglades.
-- Vous aussi? répondit l'officier, très surpr=
is
de cette communication. Qu'allez-vous y faire?
-- Poursuivre des coquins, mon capitaine, et l=
es
punir comme ceux que vous allez châtier!
-- Quels sont ces coquins?
-- Avant de vous répondre, mon capitaine, dema=
nda
Gilbert, permettez-moi de vous poser une question. Depuis quand avez-vous q=
uitté
New-Smyrna avec vos hommes?
-- Depuis huit jours.
-- Et vous n'avez rencontré aucun parti sudiste
dans l'intérieur du comté?
-- Aucun, mon cher Gilbert, répondit le capita=
ine
Howick. Mais nous savons de source sure que certains détachements des milic=
es se
sont réfugiés dans la Basse-Floride.
-- Quel est donc le chef de ce détachement que
vous poursuivez? Le connaissez-vous?
-- Parfaitement, et j'ajoute même que, si nous
parvenons à nous emparer de sa personne, monsieur Burbank n'aura pas à le r=
egretter.
-- Que voulez-vous dire?... demanda vivement J=
ames
Burbank au capitaine Howick.
-- Je veux dire que ce chef est précisément l'=
Espagnol
que le Conseil de guerre de Saint-Augustine a récemment acquitté, faute de
preuves, dans l'affaire de Camdless-Bay...
-- Texar?»
Tous venaient de jeter ce nom, et avec quel ac=
cent
de surprise, on l'imaginera sans peine!
«Comment, s'écria Gilbert, c'est Texar, le che=
f de
ces partisans que vous cherchez à atteindre?
-- Lui-même! Il est l'auteur du guet-apens de
Kissimmee, de ce massacre accompli par une cinquantaine de coquins de son
espèce qu'il commandait en personne, et, ainsi que nous l'avons appris à Ne=
w-Smyrna,
il s'est réfugié dans la région des Everglades.
-- Et si vous parvenez à vous emparer de ce
misérable?... demanda Edward Carrol.
-- Il sera fusillé sur place, répondit le
capitaine Howick. C'est l'ordre formel du commodore, et cet ordre, monsieur
Burbank, tenez pour assuré qu'il sera immédiatement mis à exécution!»
On se figure aisément l'effet que cette révéla=
tion
produisit sur James Burbank et les siens. Avec le renfort amené par le
capitaine Howick, c'était la délivrance presque certaine de Dy et de Zermah=
, c'était
la capture assurée de l'Espagnol et de ses complices, c'était l'immanquable
châtiment qui punirait enfin tant de crimes. Aussi, que de bonnes poignées =
de
main s'échangèrent entre les marins du détachement fédéral et les Noirs ame=
nés
de Camdless-Bay, et comme les hurrahs retentirent avec entrain!
Gilbert mit alors le capitaine Howick au coura=
nt
de ce que ses compagnons et lui venaient faire dans le Sud de la Floride. P=
our eux,
avant tout, il s'agissait de délivrer Zermah et l'enfant, entraînées jusqu'à
l'île Carneral, ainsi que l'indiquait le billet de la métisse. Le capitaine
apprit en même temps que l'alibi, invoqué par l'Espagnol devant le Conseil =
de
guerre, n'aurait dû obtenir aucune créance, bien qu'on ne parvînt pas à
comprendre comment il avait pu l'établir. Mais, ayant à répondre maintenant=
du
rapt et du massacre de Kissimmee, il paraissait difficile que Texar pût
échapper au châtiment de ce double crime.
Toutefois, une observation inattendue fut faite
par James Burbank, qui s'adressa au capitaine Howick:
«Pouvez-vous me dire, demanda-t-il, à quelle d=
ate
s'est passé le fait relatif aux chaloupes fédérales?
-- Exactement, monsieur Burbank. C'est le 22 m=
ars
que nos marins ont été massacrés.
-- Eh bien, répondit James Burbank, à la date =
du
22 mars, Texar était encore à la Crique-Noire, qu'il se préparait seulement=
à quitter.
Dès lors, comment aurait-il pris part au massacre qui se faisait à deux cen=
ts
milles de là, près du lac Kissimmee?
-- Vous dites?... s'écria le capitaine.
-- Je dis que Texar ne peut être le chef de ces
sudistes qui ont attaqué vos chaloupes!
-- Vous vous trompez, monsieur Burbank, reprit=
le
capitaine Howick. L'Espagnol a été vu par les marins échappés au désastre. =
Ces
marins, je les ai interrogés moi-même, et ils connaissaient Texar qu'ils
avaient eu toute facilité de voir à Saint-Augustine.
-- Cela ne peut être, capitaine, répliqua James
Burbank. Le billet écrit par Zermah, billet qui est entre nos mains, prouve
qu'à la date du 22 mars, Texar était encore à la Crique-Noire.»
Gilbert avait écouté sans interrompre. Il
comprenait que son père devait avoir raison. L'Espagnol n'avait pu se trouv=
er,
le jour du massacre, aux environs du lac Kissimmee.
«Qu'importe, après tout! dit-il alors. Il y a =
dans
l'existence de cet homme des choses si inexplicables que je ne chercherai p=
as à
les débrouiller. Le 22 mars, il était encore à la Crique-Noire, c'est Zermah
qui le dit. Le 22 mars, il était à la tête d'un parti floridien à deux cents
milles de là, c'est vous qui le dites d'après le rapport de vos marins, mon
capitaine. Soit! Mais, ce qui est certain, c'est qu'il est maintenant aux
Everglades. Or, dans quarante-huit heures, nous pouvons l'avoir atteint!
-- Oui, Gilbert, répondit le capitaine Howick,=
et,
que ce soit pour le rapt ou pour le guet-apens, si l'on fusille ce misérabl=
e, je
le tiendrai pour justement fusillé! En route!»
Le fait n'en était pas moins absolument
incompréhensible, comme tant d'autres qui se rapportaient à la vie privée de
Texar. Il y avait encore là quelque inexplicable alibi, et on eût dit que l=
'Espagnol
possédait véritablement le pouvoir de se dédoubler.
Ce mystère s'éclaircirait-il? on ne pouvait
l'affirmer. Quoi qu'il en soit, il fallait s'emparer de Texar, et c'est à c=
ela qu'allaient
tendre les marins du capitaine Howick réunis aux compagnons de James Burban=
k.
Une région à la fois horrible et superbe, ces
Everglades. Situées dans la partie méridionale de la Floride, elles se
prolongent jusqu'au cap Sable, dernière pointe de la péninsule. Cette régio=
n, à
vrai dire, n'est qu'un immense marais presque au niveau de l'Atlantique. Les
eaux de la mer l'inondent par grandes masses, lorsque les tempêtes de l'Océ=
an
ou du golfe du Mexique les y précipitent, et elles restent mélangées avec l=
es
eaux du ciel que la saison hivernale déverse en épaisses cataractes. De là,=
une
contrée, moitié liquide, moitié solide, dont l'habitabilité est presque
impossible.
Pour ceinture, ces eaux ont des cadres de sable
blanc, qui en accusent vivement la couleur sombre, miroirs multiples où se =
réfléchit
seulement le vol des innombrables oiseaux qui passent à leur surface. Elles=
ne
sont pas poissonneuses, mais les serpents y pullulent.
Il ne faudrait pas croire, cependant, que le
caractère général de cette région soit l'aridité. Non, et c'est précisément=
à
la surface des îles, baignées par les eaux malsaines des lacs, que la nature
reprend ses droits. La malaria est, pour ainsi dire, vaincue par les parfums
que répandent les admirables fleurs de cette zone. Les îles sont embaumées =
des
odeurs de mille plantes, épanouies avec une splendeur qui justifie le poéti=
que
nom de la péninsule floridienne. Aussi est-ce en ces oasis salubres des Eve=
rglades
que les Indiens nomades vont se réfugier pendant leurs haltes, dont la durée
n'est jamais longue.
Lorsqu'on a pénétré de quelques milles sur ce
territoire, on trouve une assez vaste nappe d'eau, le lac Okee-cho-bee, sit=
ué
un peu au-dessous du vingt-septième parallèle. C'était dans un angle de ce =
lac
que gisait l'île Carneral, où Texar s'était assuré une retraite inconnue, d=
ans
laquelle il pouvait défier toute poursuite.
Contrée digne de Texar et de ses compagnons! A=
lors
que la Floride appartenait encore aux Espagnols, n'est-ce pas là, plus part=
iculièrement,
que s'enfuyaient les malfaiteurs de race blanche, afin d'échapper à la just=
ice
de leur pays? Mêlés aux populations indigènes, chez lesquelles se retrouve
encore le sang caraïbe, n'ont-ils pas fait souche de ces Creeks, de ces Sém=
inoles,
de ces Indiens nomades, qu'il a fallu réduire par une longue et sanglante
guerre, et dont la soumission, plus ou moins complète, ne date que de 1845?=
L'île Carneral semble devoir être à l'abri de
toute agression. Dans sa partie orientale, il est vrai, elle n'est séparée =
que
par un étroit canal de la terre ferme -- si l'on peut donner ce nom au maré=
cage
qui entoure le lac. Ce canal mesure une centaine de pieds qu'il faut franch=
ir
avec une barge grossière. Nul autre moyen de communication.
S'échapper de ce côté, passer à la nage, c'est
impossible. Comment oserait-on se risquer à travers ces eaux limoneuses,
hérissées de longues herbes enlaçantes et qui fourmillent de reptiles?
Au delà se dresse la cyprière, avec ses terrai=
ns à
demi submergés qui n'offrent que d'étroits passages, très difficiles à reco=
nnaître.
Et, en outre, que d'obstacles! un sol argileux qui s'attache au pied comme =
une
glu, des troncs énormes jetés en travers, une odeur de moisissure qui suffo=
que!
Là poussent aussi de redoutables plantes, des phylacies, dont le contact est
plus venimeux que celui des chardons, et, surtout, des milliers de ces «péz=
izes»,
champignons gigantesques qui sont explosifs comme s'ils renfermaient des
charges de fulmi-coton ou de dynamite. En effet, au moindre choc, il se pro=
duit
une violente détonation. En un instant, l'atmosphère s'emplit de volutes
rougeâtres. Cette poussière de spores ténues prend à la gorge et engendre u=
ne éruption
de brûlantes pustules. Il n'est donc que prudent d'éviter ces végétations
malfaisantes, comme on évite les plus dangereux animaux du monde tératologi=
que.
L'habitation de Texar n'était rien de plus qu'=
un
ancien wigwam indien, construit en paillis sous le couvert de grands arbres=
, dans
la partie orientale de l'île. Entièrement caché au milieu de la verdure, on=
ne
pouvait l'apercevoir, même de la rive la plus proche. Les deux limiers le
gardaient avec autant de vigilance qu'ils gardaient le blockhaus de la
Crique-Noire. Instruits autrefois à donner la chasse à l'homme, ils auraient
mis en pièces quiconque se fût approché du wigwam.
C'était là que, depuis deux jours, Zermah et la
petite Dy avaient été conduites. Le voyage, assez facile en remontant le co=
urs
du Saint-John jusqu'au lac Washington, était devenu très rude à travers la
cyprière, même pour des hommes vigoureux, habitués à ce climat malsain,
accoutumés aux longues marches au milieu des forêts et des marécages. Que l=
'on
juge de ce qu'avaient dû souffrir une femme et une enfant! Zermah était for=
te,
cependant, courageuse et dévouée. Pendant tout ce trajet, elle portait Dy, =
qui
eût vite usé ses petites jambes à faire ces longues étapes. Zermah se fût
traînée sur les genoux pour lui épargner une fatigue. Aussi était-elle à bo=
ut
de forces, quand elle arriva à l'île Carneral.
Et maintenant, après ce qui s'était passé au
moment où Texar et Squambô l'entraînaient hors de la Crique-Noire, comment
n'eût-elle pas désespéré? Si elle ignorait que le billet remis par elle au =
jeune
esclave était tombé entre les mains de James Burbank, du moins savait-elle =
qu'il
avait payé de sa vie l'acte de dévouement qu'il voulait accomplir pour la
sauver. Surpris au moment où il cherchait à quitter l'îlot pour se rendre à
Camdless-Bay, il avait été frappé mortellement. Et alors la métisse se disa=
it
que James Burbank ne serait jamais instruit de ce qu'elle avait appris du m=
alheureux
Noir, c'est-à-dire que l'Espagnol et son personnel se préparaient à partir =
pour
l'île Carneral. Dans ces conditions, comment parviendrait-on à se lancer sur
ses traces?
Zermah ne pouvait donc plus conserver l'ombre =
d'un
espoir. En outre toute chance de salut allait s'évanouir au milieu de cette=
région
dont elle connaissait, par ouï-dire, les sauvages horreurs. Elle ne le sava=
it
que trop! Aucune évasion ne serait possible!
En arrivant, la petite fille se trouvait dans =
un
état d'extrême faiblesse. La fatigue, d'abord, malgré les soins incessants =
de Zermah,
puis l'influence d'un climat détestable, avaient profondément altéré sa san=
té.
Pâle, amaigrie, comme si elle eût été empoisonnée par les émanations de ces
marécages, elle n'avait plus la force de se tenir debout, à peine celle de
prononcer quelques paroles, et c'était toujours pour demander sa mère. Zerm=
ah
ne pouvait plus lui dire, comme elle le faisait pendant les premiers jours =
de
leur arrivée à la Crique-Noire, qu'elle reverrait bientôt Mme Burbank, que =
son
père, son frère, Miss Alice, Mars, ne tarderaient pas à les rejoindre. Avec=
son
intelligence si précoce et comme affinée déjà par le malheur depuis les scè=
nes
épouvantables de la plantation, Dy comprenait qu'elle avait été arrachée du
foyer maternel, qu'elle était entre les mains d'un méchant homme, que si on=
ne
venait pas à son secours, elle ne reverrait plus Camdless-Bay.
Maintenant, Zermah ne savait que répondre, et,
malgré tout son dévouement, voyait la pauvre enfant dépérir.
Le wigwam n'était, on l'a dit, qu'une grossière
cabane qui eût été très insuffisante pendant la période hivernale. Alors le
vent et la pluie le pénétraient de toutes parts. Mais, dans la saison chaud=
e,
dont l'influence se faisait déjà sentir sous cette latitude, elle pouvait au
moins protéger ses hôtes contre les ardeurs du soleil.
Ce wigwam était divisé en deux chambres d'inég=
ale
grandeur: l'une, assez étroite, à peine éclairée, ne communiquait pas
directement avec l'extérieur et s'ouvrait sur l'autre chambre. Celle-ci, as=
sez vaste,
prenait jour par une porte ménagée sur la façade principale, c'est-à-dire s=
ur
celle qui regardait la berge du canal.
Zermah et Dy avaient été reléguées dans la pet=
ite
chambre, où elles n'eurent à leur disposition que quelques ustensiles et un=
e litière
d'herbe qui servait de couchette.
L'autre chambre était occupée par Texar et
l'Indien Squambô, lequel ne quittait jamais son maître. Là, pour meubles, i=
l y
avait une table avec plusieurs cruches d'eau-de-vie, des verres et quelques
assiettes, une sorte d'armoire aux provisions, un tronc à peine équarri pour
banc, deux bottes d'herbes pour toute literie. Le feu nécessaire à l'apprêt=
des
repas, on le faisait dans un foyer de pierre disposé à l'extérieur, dans
l'angle du wigwam. Il suffisait aux besoins d'une alimentation qui ne se
composait que de viande séchée, de venaison dont un chasseur pouvait facile=
ment
s'approvisionner sur l'île, de légumes et de fruits presque à l'état sauvag=
e --
enfin de quoi ne pas mourir de faim.
Quant aux esclaves, au nombre d'une demi-douza=
ine,
que Texar avait amenés de la Crique-Noire, ils couchaient dehors, comme les
deux chiens, et, comme eux, ils veillaient aux abords du wigwam, n'ayant po=
ur
abri que les grands arbres, dont les basses branches s'entremêlaient au-des=
sus
de leur tête.
Cependant, dès le premier jour, Dy et Zermah
eurent la liberté d'aller et de venir. Elles ne furent point emprisonnées d=
ans
leur chambre, si elles l'étaient dans l'île Carneral. On se contentait de l=
es
surveiller -- précaution bien inutile, car il était impossible de franchir =
le
canal sans se servir de la barge que gardait sans cesse un des Noirs. Penda=
nt
qu'elle promenait la petite fille, Zermah se fut bientôt rendu compte des
difficultés que présenterait une évasion.
Ce jour-là, si la métisse ne fut pas perdue de=
vue
par Squambô, elle ne rencontra point Texar. Mais, la nuit venue, elle enten=
dit la
voix de l'Espagnol. Il échangeait quelques paroles avec Squambô, auquel il
recommandait une surveillance sévère. Et bientôt, sauf Zermah, tous dormaie=
nt
dans le wigwam.
Jusqu'alors, il faut le dire, Zermah n'avait pu
tirer une seule parole de Texar. En remontant le fleuve vers le lac Washing=
ton,
elle l'avait inutilement interrogé sur ce qu'il comptait faire de l'enfant =
et
d'elle, allant même des supplications aux menaces.
Pendant qu'elle parlait, l'Espagnol se content=
ait
de fixer sur elle ses yeux froids et méchants. Puis, haussant les épaules, =
il faisait
le geste d'un homme qu'on importune et dédaignait de répondre.
Toutefois, Zermah ne se tenait pas pour battue.
Arrivée à l'île Carneral, elle prit la résolution de se retrouver avec Texa=
r,
afin d'exciter sa pitié, sinon pour elle, du moins pour cette malheureuse
enfant, ou, à défaut de pitié, de le prendre par l'intérêt.
L'occasion se présenta.
Le lendemain, pendant que la petite fille
sommeillait, Zermah se dirigea vers le canal.
Texar se promenait en ce moment sur la rive. Il
donnait, avec Squambô, quelques ordres à ses esclaves occupés d'un travail =
de faucardement
pour dégager les herbes, dont l'accumulation rendait assez difficile le
fonctionnement de la barge.
Pendant cette besogne, deux Noirs battaient la
surface du canal avec de longues perches, afin d'effrayer les reptiles dont=
les
têtes se dressaient hors des eaux.
Un instant après, Squambô quitta son maître, et
celui-ci se disposait à s'éloigner, lorsque Zermah alla droit à lui.
Texar la laissa venir, et, quand la métisse l'=
eut
rejoint, il s'arrêta.
«Texar, dit Zermah d'un ton ferme, j'ai à vous
parler. Ce sera la dernière fois, sans doute, et je vous prie de m'entendre=
.»
L'Espagnol, qui venait d'allumer une cigarette=
, ne
répondit pas. Aussi Zermah, après avoir attendu quelques instants, reprit-e=
lle en
ces termes:
«Texar, voulez-vous me dire enfin ce que vous
comptez faire de Dy Burbank?»
Nulle réponse.
«Je ne chercherai pas, ajouta la métisse, à vo=
us
apitoyer sur mon propre sort. Il ne s'agit que de cette enfant dont la vie =
est compromise,
et qui vous échappera bientôt...»
Devant cette affirmation, Texar fit un geste q=
ui
trahissait la plus absolue incrédulité.
«Oui, bientôt, reprit Zermah. Si ce n'est pas =
par
la fuite, ce sera par la mort!»
L'Espagnol, après avoir rejeté lentement la fu=
mée
de sa cigarette, se contenta de répondre:
«Bah! La petite fille se remettra avec quelques
jours de repos, et je compte sur tes bons soins, Zermah, pour nous conserver
cette précieuse existence!
-- Non, je vous le répète, Texar. Avant peu, c=
ette
enfant sera morte, et morte sans profit pour vous!
-- Sans profit, répliqua Texar, quand je la ti= ens loin de sa mère mourante, de son père, de son frère, réduits au désespoir!<= o:p>
-- Soit! dit Zermah. Aussi êtes-vous assez ven=
gé,
Texar, et, croyez-moi, vous auriez plus d'avantages à rendre cette enfant à=
sa
famille qu'à la retenir ici.
-- Que veux-tu dire?
-- Je veux dire que vous avez assez fait souff=
rir
James Burbank. Maintenant votre intérêt doit parler...
-- Mon intérêt?...
-- Assurément, Texar, répondit Zermah en
s'animant. La plantation de Camdless-Bay a été dévastée, Mme Burbank est
mourante, peut- être morte au moment où je vous parle, sa fille a disparu, =
et
son père chercherait vainement à retrouver ses traces. Tous ces crimes, Tex=
ar,
ont été commis par vous, je le sais, moi! J'ai le droit de vous le dire en
face. Mais prenez garde! Ces crimes se découvriront un jour. Eh bien, pense=
z au
châtiment qui vous atteindra. Oui! Votre intérêt vous commande d'avoir piti=
é.
Je ne parle pas pour moi, que mon mari ne retrouvera plus à son retour. Non=
! je
ne parle que pour cette pauvre petite qui va mourir. Gardez-moi, si vous le
voulez, mais renvoyez cette enfant à Camdless-Bay, rendez-la à sa mère. On =
ne
vous demandera plus jamais compte du passé. Et même, si vous l'exigez, ce s=
era
à prix d'or que l'on vous payera la liberté de cette petite fille. Texar, s=
i je
prends sur moi de vous parler ainsi, de vous proposer cet échange, c'est qu=
e je
connais jusqu'au fond de leur coeur James Burbank et les siens. C'est qu'ils
sacrifieraient, je le sais, toute leur fortune pour sauver cette enfant, et,
j'en atteste Dieu, ils tiendront la promesse que vous fait leur esclave!
-- Leur esclave?... s'écria Texar ironiquement=
. Il
n'y a plus d'esclaves à Camdless-Bay!
-- Si, Texar, car, pour rester près de mon maî=
tre,
je n'ai pas accepté d'être libre!
-- Vraiment, Zermah, vraiment! répondit
l'Espagnol. Eh bien, puisqu'il ne te répugne pas d'être esclave, nous sauro=
ns
nous entendre. Il y a six, ou sept ans, j'ai voulu t'acheter à mon ami Tick=
born.
J'ai offert de toi, de toi seule, une somme considérable, et tu
m'appartiendrais depuis cette époque, si James Burbank n'était venu t'enlev=
er à
son profit. Maintenant, je t'ai et je te garde.
-- Soit! Texar, répondit Zermah, je serai votre
esclave. Mais, cette enfant, ne la rendrez-vous pas?...
-- La fille de James Burbank, répliqua Texar a=
vec
l'accent de la plus violente haine, la rendre à son père?... Jamais!
-- Misérable! s'écria Zermah que l'indignation
emportait. Eh bien, si ce n'est pas son père, c'est Dieu qui l'arrachera de=
tes
mains!»
Un ricanement, un haussement d'épaules, ce fut
toute la réponse de l'Espagnol. Il avait roulé une seconde cigarette qu'il
alluma tranquillement au reste de la première, et il s'éloigna en remontant=
la
rive du canal, sans même regarder Zermah.
Certes, la courageuse métisse l'aurait frappé
comme une bête fauve au risque d'être massacrée par Squambô et ses compagno=
ns,
si elle avait eu une arme. Mais elle ne pouvait rien. Immobile, elle regard=
ait
les Noirs travaillant sur la berge. Nulle part un visage ami, rien que des
faces farouches de brutes qui ne semblaient plus appartenir à l'humanité. E=
lle
rentra dans le wigwam pour reprendre son rôle de mère près de l'enfant qui
l'appelait d'une voix faible.
Zermah essaya de consoler la pauvre petite
créature qu'elle prit dans ses bras. Ses baisers la ranimèrent un peu. Elle=
lui
fit une boisson chaude qu'elle prépara au foyer extérieur près duquel elle =
venait
de la transporter. Elle lui donna tous les soins que lui permettaient son
dénuement et son abandon. Dy la remerciait d'un sourire... Et quel sourire!=
...
plus triste que n'eussent été des larmes!
Zermah ne revit pas l'Espagnol de toute la
journée. Elle ne le recherchait plus d'ailleurs. À quoi bon? Il ne reviendr=
ait
pas à d'autres sentiments, et la situation s'empirerait avec de nouvelles
récriminations.
En effet, si jusqu'alors, pendant son séjour à=
la
Crique-Noire et depuis son arrivée à l'île Carneral, les mauvais traitement=
s avaient
été épargnés à l'enfant comme à Zermah, elle avait tout à craindre d'un tel
homme. Il suffisait d'un accès de fureur pour qu'il se laissât emporter aux
dernières violences. Aucune pitié ne pouvait sortir de cette âme perverse, =
et,
puisque son intérêt ne l'avait pas emporté sur sa haine, Zermah devait reno=
ncer
à tout espoir dans l'avenir. Quant aux compagnons de l'Espagnol, Squambô, l=
es
esclaves, comment leur demander d'être plus humains que leur maître? Ils
savaient quel sort attendait celui d'entre eux qui eût seulement témoigné un
peu de sympathie. De ce côté, il n'y avait rien à espérer. Zermah était donc
livrée à elle seule. Son parti fut pris. Elle résolut de tenter de s'enfuir=
dès
la nuit suivante.
Mais de quelle façon? Ne fallait-il pas que la
ceinture d'eau qui entourait l'île Carneral fût franchie. Si, devant le wig=
wam,
cette partie du lac n'offrait que peu de largeur, on ne pouvait pas, cepend=
ant,
la traverser à la nage. Restait donc une seule chance: s'emparer de la barge
pour atteindre l'autre bord du canal.
Le soir arriva, puis la nuit qui devait être t=
rès
obscure, mauvaise même, car la pluie commençait à tomber et le vent menaçai=
t de
se déchaîner sur le marécage.
S'il était impossible que Zermah sortît du wig=
wam
par la porte de la grande chambre, peut-être ne lui serait-il pas difficile=
de faire
un trou dans le mur de paillis, de passer par ce trou, d'attirer Dy après e=
lle.
Une fois au-dehors, elle aviserait.
Vers dix heures, on n'entendait plus à l'extér=
ieur
que les sifflements de la rafale. Texar et Squambô dormaient. Les chiens, b=
lottis
sous quelque fourré, ne rôdaient même pas autour de l'habitation.
Le moment était favorable.
Tandis que Dy reposait sur la couche d'herbes,
Zermah commença à retirer doucement la paille et les roseaux qui
s'enchevêtraient dans le mur latéral du wigwam.
Au bout d'une heure, le trou n'était pas encore
suffisant pour que la petite fille et elle pussent y trouver passage, et el=
le
allait continuer de l'agrandir, quand un bruit l'arrêta soudain.
Ce bruit se produisait dehors au milieu de
l'obscurité profonde. C'étaient les aboiements des limiers qui signalaient
quelques allées et venues sur la berge. Texar et Squambô, subitement réveil=
lés,
quittèrent précipitamment leur chambre.
Des voix se firent alors entendre. Évidemment,=
une
troupe d'hommes venait d'arriver sur la rive opposée du canal. Zermah dut s=
uspendre
sa tentative d'évasion, irréalisable en ce moment.
Bientôt, malgré les grondements de la rafale, =
il
fut facile de distinguer des bruits de pas nombreux sur le sol.
Zermah, l'oreille tendue, écoutait. Que se pas=
sait-il?
La providence avait-elle pitié d'elle? Lui envoyait-elle un secours sur leq=
uel
elle ne pouvait plus compter?
Non, et elle le comprit. N'y aurait-il pas eu
lutte entre les arrivants et les gens de Texar, attaque pendant la traversé=
e du
canal, cris de part et d'autre, détonations d'armes à feu? Et rien de tout
cela. C'était plutôt un renfort qui venait à l'île Carneral.
Un instant après, Zermah observa que deux
personnes rentraient dans le wigwam. L'Espagnol était accompagné d'un autre
homme qui ne pouvait être Squambô, puisque la voix de l'Indien se faisait e=
ncore
entendre au-dehors, du côté du canal.
Deux hommes, cependant, étaient dans la chambr=
e.
Ils avaient commencé à causer en baissant la voix, lorsqu'ils s'interrompir=
ent.
L'un d'eux, une lanterne à la main, venait de =
se
diriger vers la chambre de Zermah. Celle-ci n'eut que le temps de se jeter =
sur
la litière d'herbe, de manière à cacher le trou fait au mur latéral.
Texar -- c'était lui -- entrouvrit la porte,
regarda dans la chambre, aperçut la métisse étendue près de la petite fille=
et
qui semblait dormir profondément. Puis il se retira.
Zermah vint alors reprendre sa place derrière =
la
porte qui avait été refermée.
Si elle ne pouvait rien voir de ce qui se pass=
ait
dans la chambre, ni reconnaître l'interlocuteur de Texar, elle pouvait
l'entendre. Et voici ce qu'elle entendit.
«Toi, à l'île Carneral?
-- Oui, depuis quelques heures.
-- Je te croyais à Adamsville[6], aux environs=
du
lac Apopka[7]?
-- J'y étais il y a huit jours.
-- Et pourquoi es-tu venu?
-- Il le fallait.
-- Nous ne devions jamais nous rencontrer, tu =
le
sais, que dans le marais de la Crique-Noire, et seulement lorsque quelques
lignes de toi m'en donnaient avis!
-- Je te le répète, il m'a fallu partir
précipitamment et me réfugier aux Everglades.
-- Pourquoi?
-- Tu vas l'apprendre.
-- Ne risques-tu pas de nous compromettre?...<= o:p>
-- Non! Je suis arrivé de nuit, et aucun de tes
esclaves n'a pu me voir.»
Si, jusqu'alors, Zermah ne comprenait rien à c=
ette
conversation, elle ne devinait pas, non plus, qui pouvait être cet hôte ina=
ttendu
du wigwam. Il y avait là certainement deux hommes qui parlaient, et il
semblait, cependant, que ce fût un seul homme qui fit demandes et réponses.
Même inflexion de la voix, même sonorité. On eût dit que toutes ces paroles
sortaient de la même bouche. Zermah essayait vainement de regarder à travers
quelque interstice de la porte. La chambre, faiblement éclairée, restait da=
ns
une demi-ombre qui ne permettait pas de distinguer le moindre objet. La mét=
isse
dut donc se borner à surprendre le plus possible de cette conversation qui
pouvait être d'une extrême importance pour elle.
Après un moment de silence, les deux hommes
avaient continué comme il suit. Évidemment, ce fut Texar qui posa cette
question:
«Tu n'es pas venu seul?
-- Non, et quelques-uns de nos partisans m'ont
accompagné jusqu'aux Everglades.
-- Combien sont-ils?
-- Une quarantaine.
-- Ne crains-tu pas qu'ils soient mis au coura=
nt
de ce que nous avons pu dissimuler depuis si longtemps?
-- Aucunement. Ils ne nous verront jamais
ensemble. Quand ils quitteront l'île Carneral, ils n'auront rien su, et rie=
n ne
sera changé au programme de notre vie!»
En ce moment, Zermah crut entendre le froissem=
ent
de deux mains qui venaient de se serrer.
Puis, la conversation fut reprise en ces terme=
s:
«Que s'est-il donc passé depuis la prise de
Jacksonville?
-- Une affaire assez grave. Tu sais que Dupont
s'est emparé de Saint-Augustine?
-- Oui, je le sais, et toi, sans doute, tu
n'ignores pas pourquoi je dois le savoir!
-- En effet! L'histoire du train de Fernandina=
est
venue à propos pour te permettre d'établir un alibi qui a mis le Conseil da=
ns l'obligation
de t'acquitter!
-- Et il n'en avait guère envie! Bah!... Ce n'=
est
pas la première fois que nous échappons ainsi...
-- Et ce ne sera pas la dernière. Mais peut-êt=
re
ignores-tu quel a été le but des fédéraux en occupant Saint-Augustine? Ce
n'était pas tant pour réduire la capitale du comté de Saint-John que pour o=
rganiser
le blocus du littoral de l'Atlantique.
-- Je l'ai entendu dire.
-- Eh bien, surveiller la côte depuis l'embouc=
hure
du Saint-John jusqu'aux îles de Bahama, cela n'a pas paru suffisant à Dupon=
t, qui
a voulu poursuivre la contrebande de guerre dans l'intérieur de la Floride.=
Il
s'est donc décidé à envoyer deux chaloupes avec un détachement de marins,
commandés par deux officiers de l'escadre. -- Avais-tu connaissance de cette
expédition?
-- Non.
-- Mais à quelle date as-tu donc quitté la
Crique-Noire?... Quelques jours après ton acquittement?...
-- Oui! Le 22 de ce mois.
-- En effet, l'affaire est du 22.»
Il faut faire observer que Zermah, non plus, ne
pouvait rien savoir du guet-apens de Kissimmee, dont le capitaine Howick av=
ait parlé
à Gilbert Burbank, lors de leur rencontre dans la forêt.
Elle apprit donc alors, en même temps que l'ap=
prit
l'Espagnol, comment, après l'incendie des chaloupes, c'est à peine si une d=
ouzaine
de survivants avaient pu porter au commodore la nouvelle de ce désastre.
«Bien!... Bien! s'écria Texar. Voilà une heure=
use
revanche de la prise de Jacksonville, et puissions-nous attirer encore ces
damnés nordistes au fond de notre Floride! Ils y resteront jusqu'au dernier=
!
-- Oui, jusqu'au dernier, reprit l'autre, surt=
out
s'ils s'aventurent au milieu de ces marécages des Everglades. Et précisémen=
t,
nous les y verrons avant peu.
-- Que veux-tu dire?
-- Que Dupont a juré de venger la mort de ses
officiers et de ses marins. Aussi une nouvelle expédition a-t-elle été envo=
yée
dans le Sud du comté de Saint-Jean.
-- Les fédéraux viennent de ce côté?...
-- Oui, mais plus nombreux, bien armés, se ten=
ant
sur leurs gardes, se défiant des embuscades!
-- Tu les as rencontrés?...
-- Non, car nos partisans ne sont pas en force,
cette fois, et nous avons dû reculer. Mais, en reculant, nous les attirons =
peu
à peu. Lorsque nous aurons réuni les milices qui battent le territoire, nous
tomberons sur eux, et pas un n'échappera!
-- D'où sont-ils partis?
-- De Mosquito-Inlet.
-- Par où viennent-ils?
-- Par la cyprière.
-- Où peuvent-ils être en ce moment?
-- À quarante milles environ de l'île Carneral=
.
-- Bien, répondit Texar. Il faut les laisser
s'engager vers le sud, car il n'y a pas un jour à perdre pour concentrer le=
s milices.
S'il le faut, dès demain, nous partirons pour chercher refuge du côté du ca=
nal
de Bahama...
-- Et là, si nous étions trop vivement pressés
avant d'avoir pu réunir nos partisans, nous trouverions une retraite assurée
dans les îles anglaises!»
Les divers sujets, qui venaient d'être traités
dans cette conversation, étaient du plus grand intérêt pour Zermah. Si Texa=
r se
décidait à quitter l'île emmènerait-il ses prisonnières ou les laisserait-i=
l au
wigwam sous la garde de Squambô? Dans ce dernier cas, il conviendrait de ne
tenter l'évasion qu'après le départ de l'Espagnol. Peut-être, alors, la mét=
isse
pourrait-elle agir avec plus de chances de succès. Et puis, ne pouvait-il se
faire que le détachement fédéral, qui parcourait en ce moment la Basse-Flor=
ide,
arrivât sur les bords du lac Okee-cho-bee, en vue de l'île Carneral?
Mais tout cet espoir auquel Zermah venait de se
reprendre, s'évanouit aussitôt.
En effet, à la demande qui lui fut posée sur ce
qu'il ferait de la métisse et de l'enfant, Texar répondit sans hésiter:
«Je les emmènerai, s'il le faut, jusqu'aux île=
s de
Bahama.
-- Cette petite fille pourra-t-elle supporter =
les
fatigues de ce nouveau voyage?...
-- Oui! j'en réponds, et, d'ailleurs, Zermah s=
aura
bien les lui éviter pendant la route!...
-- Cependant, si cette enfant venait à mourir?=
...
-- J'aime mieux la voir morte que de la rendre=
à
son père!
-- Ah! tu hais bien ces Burbank!...
-- Autant que tu les hais toi-même!»
Zermah, ne se contenant plus, fut sur le point=
de
repousser la porte pour se mettre face à face avec ces deux hommes, si semb=
lables
l'un à l'autre, non seulement par la voix, mais par les mauvais instincts, =
par
le manque absolu de conscience et de coeur. Elle parvint à se maîtriser,
pourtant. Mieux valait entendre jusqu'à la dernière les paroles qui
s'échangeaient entre Texar et son complice. Lorsque leur conversation serait
achevée, peut-être s'endormiraient-ils? Alors il serait temps d'accomplir u=
ne
évasion devenue nécessaire, avant que le départ se fût effectué.
Évidemment, l'Espagnol se trouvait dans la
situation d'un homme qui a tout à apprendre de celui qui lui parle. Aussi
fut-ce lui qui continua d'interroger.
«Qu'y a-t-il de nouveau dans le Nord?
demanda-t-il.
-- Rien de très important. Malheureusement, il
semble que les fédéraux aient l'avantage, et il est à craindre que la cause=
de l'esclavage
soit finalement perdue!
-- Bah! fit Texar d'un ton d'indifférence.
-- Au fait, nous ne sommes ni pour le Sud ni p=
our
le Nord! répondit l'autre.
-- Non, et ce qui nous importe, pendant que les
deux partis se déchirent, c'est de toujours être du côté où il y a le plus =
à gagner!»
En parlant ainsi, Texar se révélait tout entie=
r.
Pêcher dans l'eau trouble de la guerre civile, c'était uniquement à quoi pr=
étendaient
ces deux hommes.
«Mais, ajouta-t-il, que s'est-il passé plus
spécialement en Floride depuis huit jours?
-- Rien que tu ne saches. Stevens est toujours
maître du fleuve jusqu'à Picolata.
-- Et il ne semble pas qu'il veuille remonter,=
au
delà, le cours du Saint-John?...
-- Non, les canonnières ne cherchent point à
reconnaître le Sud du comté. D'ailleurs, je crois que cette occupation ne
tardera pas à prendre fin, et, dans ce cas, le fleuve tout entier serait re=
ndu
à la circulation des confédérés!
-- Que veux-tu dire?
-- Le bruit court que Dupont a l'intention
d'abandonner la Floride, en n'y laissant que deux ou trois navires pour le
blocus des côtes!
-- Serait-il possible?
-- Je te répète qu'il en est question, et, si =
cela
est, Saint- Augustine sera bientôt évacuée.
-- Et Jacksonville?...
-- Jacksonville également.
-- Mille diables! Je pourrais donc y revenir,
reformer notre Comité, reprendre la place que les fédéraux m'ont fait perdr=
e!
Ah! maudits nordistes, que le pouvoir me revienne, et l'on verra comment j'=
en
userai!...
-- Bien dit!
-- Et si James Burbank, si sa famille, n'ont p=
as
encore quitté Camdless-Bay, si la fuite ne les a pas soustraits à ma vengea=
nce,
ils ne m'échapperont plus!
-- Et je t'approuve! Tout ce que tu as souffert
par cette famille, je l'ai souffert comme toi! Ce que tu veux, je le veux
aussi. Ce que tu hais, je le hais! Tous deux, nous ne faisons qu'un...
-- Oui!... un!» répondit Texar.
La conversation fut interrompue un instant. Le
choc des verres apprit à Zermah que l'Espagnol et «l'autre» buvaient ensemb=
le.
Zermah était atterrée. À les entendre, il semb=
lait
que ces deux hommes eussent une part égale dans tous les crimes commis dern=
ièrement
en Floride, et plus particulièrement contre la famille Burbank. Elle le com=
prit
bien davantage, en les écoutant pendant une demi-heure encore. Elle connut
alors quelques détails de cette vie étrange de l'Espagnol. Et toujours la m=
ême
voix qui faisait les demandes et les réponses, comme si Texar eût été seul à
parler dans la chambre. Il y avait là un mystère que la métisse aurait eu le
plus grand intérêt à découvrir. Mais, si ces misérables se fussent doutés q=
ue
Zermah venait de surprendre une partie de leurs secrets, auraient-ils hésit=
é à
conjurer ce danger en la tuant? Et que deviendrait l'enfant, quand Zermah s=
erait
morte!
Il pouvait être onze heures du soir. Le temps
n'avait pas cessé d'être affreux. Vent et pluie soufflaient et tombaient sa=
ns relâche.
Très certainement, Texar et son compagnon n'iraient pas s'exposer au-dehors.
Ils passeraient la nuit dans le wigwam. Ils ne mettraient pas leurs projets=
à
exécution avant le lendemain.
Et Zermah n'en douta plus, quand elle entendit=
le
complice de Texar -- ce devait être lui -- demander:
«Eh bien, quel parti prendrons-nous?
-- Celui-ci, répondit l'Espagnol. Demain, pend=
ant
la matinée, nous irons avec nos gens reconnaître les environs du lac. Nous =
explorerons
la cyprière sur trois ou quatre milles, après avoir détaché en avant ceux de
nos compagnons qui la connaissent le mieux, et plus particulièrement Squamb=
ô.
Si rien n'indique l'approche du détachement fédéral, nous reviendrons et no=
us attendrons
jusqu'au moment où il faudra battre en retraite. Si, au contraire, la situa=
tion
est prochainement menacée, je réunirai nos partisans et mes esclaves, et
j'entraînerai Zermah jusqu'au canal de Bahama. Toi, de ton côté, tu t'occup=
eras
de rassembler les milices éparses dans la Basse-Floride.
-- C'est entendu, répondit l'autre. Demain,
pendant que vous ferez cette reconnaissance, je me cacherai dans les bois de
l'île. Il ne faut pas que l'on puisse nous voir ensemble!
-- Non, certes! s'écria Texar. Le diable me ga=
rde
de risquer une pareille imprudence qui dévoilerait notre secret! Donc, ne n=
ous revoyons
pas avant la nuit prochaine au wigwam. Et même, si je suis obligé de partir
dans la journée, tu ne quitteras l'île qu'après moi. Rendez-vous, alors, aux
environs du cap Sable!»
Zermah sentit bien qu'elle ne pourrait plus êt=
re
délivrée par les fédéraux.
Le lendemain, en effet, s'il avait connaissanc=
e de
l'approche du détachement, l'Espagnol ne quitterait-il pas l'île avec elle?=
...
La métisse ne pouvait donc plus être sauvée que
par elle-même, quels que fussent les périls, pour ne pas dire les
impossibilités, d'une évasion dans des conditions si difficiles.
Et pourtant, avec quel courage elle l'eût tent=
ée,
si elle avait su que James Burbank, Gilbert, Mars, quelques-uns de ses
camarades de la plantation, s'étaient mis en campagne pour l'arracher aux m=
ains
de Texar, que son billet leur avait appris de quel côté il fallait porter l=
eurs
recherches, que déjà M. Burbank avait remonté le cours du Saint-John au del=
à du
lac Washington, qu'une grande partie de la cyprière était traversée, que la
petite troupe de Camdless-Bay venait de se joindre au détachement du capita=
ine Howick,
que c'était Texar, Texar lui-même, que l'on regardait comme l'auteur du
guet-apens de Kissimmee, que ce misérable allait être poursuivi à outrance,
qu'il serait fusillé, sans autre jugement, si l'on parvenait à se saisir de=
sa
personne!...
Mais Zermah ne pouvait rien savoir. Elle ne de=
vait
plus attendre aucun secours... Aussi était-elle fermement décidée à tout br=
aver
pour quitter l'île Carneral.
Cependant il lui fallait retarder de vingt-qua=
tre
heures l'exécution de ce projet, bien que la nuit, très noire, fût favorabl=
e à
une évasion. Les partisans, qui n'avaient point cherché un abri sous les
arbres, occupaient alors les abords du wigwam. On les entendait aller et ve=
nir
sur la berge, fumant ou causant. Or, sa tentative manquée, son projet
découvert, Zermah se fût mise dans une situation pire, et eût peut-être att=
iré
sur elle les violences de Texar.
D'ailleurs, le lendemain, ne se présenterait-il
pas quelque meilleure occasion de fuir? L'Espagnol n'avait-il pas dit que s=
es compagnons,
ses esclaves, même l'Indien Squambô, l'accompagneraient, afin d'observer la
marche du détachement fédéral? N'y aurait-il pas là une circonstance dont
Zermah pourrait profiter pour accroître ses chances de succès? Si elle parv=
enait
à franchir le canal sans avoir été vue, une fois dans la forêt, elle ne dou=
tait
pas d'être sauvée, Dieu aidant. En se cachant, elle saurait bien éviter de
retomber entre les mains de Texar. Le capitaine Howick ne devait plus être
éloigné. Puisqu'il s'avançait vers le lac Okee-cho-bee, n'avait-elle pas
quelques chances d'être délivrée par lui?
Il convenait donc d'attendre au lendemain. Mai= s un incident vint détruire cet échafaudage sur lequel reposaient les dernières = chances de Zermah et compromettre définitivement sa situation vis- à-vis de Texar.<= o:p>
En ce moment, on frappa à la porte du wigwam.
C'était Squambô qui se fit reconnaître de son maître.
«Entre!» dit l'Espagnol.
Squambô entra.
«Avez-vous des ordres à me donner pour la nuit?
demanda-t-il.
-- Que l'on veille avec soin, répondit Texar, =
et
qu'on me prévienne à la moindre alerte.
-- Je m'en charge, répliqua Squambô.
-- Demain, dans la matinée, nous irons en
reconnaissance à quelques milles dans la cyprière.
-- Alors la métisse et Dy?
-- Seront aussi bien gardées que d'habitude.
Maintenant, Squambô, que personne ne nous dérange au wigwam!
-- C'est entendu.
-- Que font nos hommes?
-- Ils vont, viennent, et paraissent peu dispo=
sés
à prendre du repos.
-- Que pas un ne s'éloigne!
-- Pas un.
-- Et le temps?...
-- Moins mauvais. La pluie ne tombe plus, et la
rafale ne tardera pas à s'apaiser.
-- Bien.»
Zermah n'avait cessé d'écouter. La conversation
allait évidemment prendre fin, quand un soupir étouffé, une sorte de râle, =
se
fit entendre.
Tout le sang de Zermah lui reflua au coeur.
Elle se releva, se précipita vers la couche
d'herbes, se pencha sur la petite fille...
Dy venait de se réveiller, et dans quel état! =
Un
souffle rauque s'échappait de ses lèvres. Ses petites mains battaient l'air=
, comme
si elle eût voulu l'attirer vers sa bouche. Zermah ne put saisir que ces mo=
ts:
«À boire!... À boire!...»
La malheureuse enfant étouffait. Il fallait la
porter immédiatement au-dehors. Dans cette obscurité profonde, Zermah, affo=
lée,
la prit entre ses bras pour la ranimer de son propre souffle. Elle la senti=
t se
débattre dans une sorte de convulsion. Elle jeta un cri... elle repoussa la
porte de sa chambre...
Deux hommes étaient là, debout, devant Squambô,
mais si semblables de figure et de corps, que Zermah n'aurait pu reconnaître
lequel des deux était Texar.
Quelques mots suffiront à expliquer ce qui,
jusqu'ici, a paru inexplicable dans cette histoire. On verra ce que peuvent
imaginer certains hommes, quand leur mauvaise nature, aidée d'une réelle in=
telligence,
les pousse dans la voie du mal.
Ces hommes, devant lesquels Zermah venait
subitement d'apparaître, étaient deux frères, deux jumeaux.
Où étaient-ils nés? Eux-mêmes ne le savaient p=
as
au juste. Dans quelque petit village du Texas, sans doute -- d'où ce nom de=
Texar,
par changement de la dernière lettre du mot.
On sait ce qu'est ce vaste territoire, situé au
sud des États- Unis, sur le golfe du Mexique.
Après s'être révolté contre les Mexicains, le
Texas, soutenu par les Américains dans son oeuvre d'indépendance, s'annexa =
à la
fédération en 1845, sous la présidence de John Tyler.
C'était, quinze ans avant cette annexion, que =
deux
enfants abandonnés furent trouvés dans un village du littoral texien, recue=
illis,
élevés par la charité publique.
L'attention avait été tout d'abord attirée sur=
ces
deux enfants à cause de leur merveilleuse ressemblance. Même geste, même vo=
ix, même
attitude, même physionomie, et, faut-il ajouter, mêmes instincts qui
témoignaient d'une perversité précoce. Comment furent-ils élevés, dans quel=
le
mesure reçurent-ils quelque instruction, on ne peut le dire, ni à quelle
famille ils appartenaient. Peut-être, à l'une de ces familles nomades qui c=
oururent
le pays après la déclaration d'indépendance.
Dès que les frères Texar, pris d'un irrésistib=
le
désir de liberté, crurent pouvoir se suffire à eux-mêmes, ils disparurent. =
Ils comptaient
vingt-quatre ans à eux deux. Dès lors, à n'en pas douter, leurs moyens
d'existence furent uniquement le vol dans les champs, dans les fermes, ici =
du
pain, là des fruits, en attendant le pillage à main armée et les expédition=
s de
grande route, auxquels ils s'étaient préparés dès l'enfance.
Bref, on ne les revit plus dans les villages et
hameaux texiens qu'ils avaient l'habitude de fréquenter, en compagnie de ma=
lfaiteurs
qui exploitaient déjà leur ressemblance.
Bien des années s'écoulèrent. Les frères Texar
furent bientôt oubliés, même de nom. Et, quoique ce nom dût avoir, plus tar=
d,
un déplorable retentissement en Floride, rien ne vint révéler que tous deux
eussent passé leur premier âge dans les provinces littorales du Texas.
Comment en eût-il été autrement, puisque depuis
leur disparition, par suite d'une combinaison dont il va être parlé, jamais=
on
ne connut deux Texar? C'est même sur cette combinaison qu'ils avaient échaf=
audé
toute une série de forfaits qu'il devait être si difficile de constater et =
de
punir.
Effectivement -- on l'apprit plus tard, lorsque
cette dualité fut découverte et matériellement établie --, pendant un certa=
in
nombre d'années, de vingt à trente ans, les deux frères vécurent séparés. I=
ls
cherchaient la fortune par tous les moyens. Ils ne se retrouvaient qu'à de
rares intervalles, à l'abri de tout regard, soit en Amérique, soit dans que=
lque
autre partie du monde où les avait entraînés leur destinée.
On sut aussi que l'un ou l'autre -- lequel, on
n'aurait pu le dire, peut-être tous les deux -- firent le métier de négrier=
s.
Ils transportaient ou plutôt faisaient transporter des cargaisons d'esclaves
des côtes d'Afrique aux États du Sud de l'Union. Dans ces opérations, ils ne
remplissaient que le rôle d'intermédiaires entre les traitants du littoral =
et
les capitaines des bâtiments employés à ce trafic inhumain.
Leur commerce prospéra-t-il? On ne sait. Pourt=
ant,
c'est peu probable. En tout cas, il diminua dans une proportion notable, et=
s'interrompit
finalement, lorsque la traite, dénoncée comme un acte barbare, fut peu à peu
abolie dans le monde civilisé. Les deux frères durent même renoncer à ce ge=
nre
de trafic.
Cependant, cette fortune après laquelle ils co=
uraient
depuis si longtemps, qu'ils voulaient acquérir à tout prix, cette fortune n=
'était
pas faite, et il fallait la faire. C'est alors que ces deux aventuriers
résolurent de mettre à profit leur extraordinaire ressemblance.
En pareil cas, il arrive le plus souvent que ce
phénomène se modifie lorsque les enfants sont devenus des hommes.
Pour les Texar, il n'en fut pas ainsi. À mesure
qu'ils prenaient de l'âge, leur ressemblance physique et morale, on ne dira=
pas
s'accentuait, mais restait ce qu'elle avait été -- absolue. Impossible de
distinguer l'un de l'autre, non seulement par les traits du visage ou la
conformation du corps, mais aussi par les gestes ou les inflexions de la vo=
ix.
Les deux frères résolurent d'utiliser cette
particularité naturelle pour accomplir les actes les plus détestables, avec=
la possibilité,
si l'un d'eux était accusé, de pouvoir établir un alibi de nature à prouver=
son
innocence. Aussi, pendant que l'un exécutait le crime convenu entre eux,
l'autre se montrait-il publiquement en quelque lieu, de façon que, grâce à
l'alibi, la non-culpabilité fût démontrée ipso facto.
Il va sans dire que toute leur adresse devait
s'ingénier à ne jamais se laisser arrêter en flagrant délit. En effet, l'al=
ibi n'aurait
pu être invoqué, et la machination n'eût pas tardé à être découverte.
Le programme de leur vie ainsi arrêté, les deux
jumeaux vinrent en Floride, où ni l'un ni l'autre n'étaient connus encore. =
Ce
qui les y attirait, c'étaient les nombreuses occasions que devait offrir un
État où les Indiens soutenaient toujours une lutte acharnée contre les
Américains et les Espagnols.
Ce fut vers 1850 ou 1851 que les Texar apparur=
ent
dans la péninsule floridienne. C'est Texar, non les Texar qu'il convient de
dire. Conformément à leur programme, jamais ils ne se montrèrent à la fois,
jamais on ne les rencontra le même jour dans le même lieu, jamais on n'appr=
it
qu'il existât deux frères de ce nom.
D'ailleurs, en même temps qu'ils couvraient le=
ur
personne du plus complet incognito, ils avaient rendu non moins mystérieux =
le
lieu habituel de leur retraite.
On le sait, ce fut au fond de la Crique-Noire
qu'ils se réfugièrent. L'îlot central, le blockhaus abandonné, ils les déco=
uvrirent
pendant une exploration qu'ils faisaient sur les rives du Saint-John. C'est=
là
qu'ils emmenèrent quelques esclaves, auxquels leur secret n'avait point été
révélé. Seul, Squambô connaissait le mystère de leur double existence. D'un
dévouement à toute épreuve pour les deux frères, d'une discrétion absolue s=
ur tout
ce qui les touchait, ce digne confident de Texar était l'exécuteur impitoya=
ble
de leurs volontés.
Il va sans dire que ceux-ci ne paraissaient ja=
mais
ensemble à la Crique-Noire. Lorsqu'ils avaient à causer de quelque affaire,=
ils
s'avertissaient par correspondance. On a vu qu'à cet effet, ils n'employaie=
nt
pas la poste. Un billet glissé dans les nervures d'une feuille, cette feuil=
le
fixée à la branche d'un tulipier qui croissait dans le marais voisin de la
Crique-Noire, il ne leur en fallait pas plus. Chaque jour, non sans
précautions, Squambô se rendait au marais. S'il était porteur d'une lettre
écrite par celui des Texar qui était à la Crique-Noire, il l'accrochait à l=
a branche
du tulipier. Si c'était l'autre frère qui avait écrit, l'Indien prenait sa
lettre à l'endroit convenu et la rapportait au fortin.
Après leur arrivée en Floride, les Texar n'ava=
ient
guère tardé à se lier avec ce que la population comptait de pire sur le ter=
ritoire.
Bien des malfaiteurs devinrent leurs complices dans nombre de vols qui fure=
nt
commis à cette époque, puis, plus tard, leurs partisans, lorsqu'ils furent
amenés à jouer un rôle pendant la guerre de Sécession. Tantôt l'un tantôt
l'autre se mettait à leur tête, et ils ne surent jamais que ce nom de Texar
appartenait à deux jumeaux.
On s'explique, maintenant, comment, lors des
poursuites exercées à propos de divers crimes, tant d'alibis purent être
invoqués par les Texar et durent être admis sans contestation possible. Il =
en fut
ainsi pour les affaires dénoncées à la justice dans la période antérieure à
cette histoire, -- entre autres, au sujet d'une ferme incendiée. Bien que J=
ames
Burbank et Zermah eussent positivement reconnu l'Espagnol comme l'auteur de
l'incendie, celui-ci fut acquitté par le tribunal de Saint-Augustine, puisq=
ue,
au moment du crime, il prouva qu'il était à Jacksonville dans la tienda de =
Torillo
-- ce dont témoignèrent de nombreux témoins. De même pour la dévastation de
Camdless-Bay. Comment Texar eût-il pu conduire les pillards à l'assaut de
Castle-House, comment aurait-il pu enlever la petite Dy et Zermah, puisqu'i=
l se
trouvait au nombre des prisonniers faits par les fédéraux à Fernandina et
détenus sur un des navires de la flottille? Le Conseil de guerre avait donc=
été
dans l'obligation de l'acquitter, malgré tant de preuves, malgré la déposit=
ion
sous serment de Miss Alice Stannard.
Et même, en admettant que la dualité des Texar=
fût
enfin reconnue, très probablement on ne saurait jamais lequel avait pris pe=
rsonnellement
part à ces divers crimes. Après tout, n'étaient- ils pas tous les deux
coupables et au même degré, tantôt complices, tantôt auteurs principaux dans
ces attentats qui, depuis tant d'années, désolaient le territoire de la hau=
te Floride?
Oui, certes, et le châtiment ne serait que trop justement mérité, qui attei=
ndrait
l'un ou l'autre -- ou l'un et l'autre.
Quant à ce qui s'était passé dernièrement à
Jacksonville, il est probable que les deux frères avaient joué tour à tour =
le
même rôle, après que l'émeute eut renversé les autorités régulières de la c=
ité.
Lorsque Texar 1 s'absentait pour quelque expédition convenue, Texar 2 le
remplaçait dans l'exercice de ses fonctions, sans que leurs partisans pusse=
nt
s'en douter. On doit donc admettre qu'ils prirent une part égale aux excès
commis à cette époque contre les colons d'origine nordiste et contre les pl=
anteurs
du sud favorables aux opinions anti-esclavagistes.
Tous deux, on le comprend, devaient toujours ê=
tre
au courant de ce qui se passait dans les États du centre de l'Union, où la
guerre civile offrait tant de phases imprévues, comme dans l'État de Florid=
e.
Ils avaient acquis, d'ailleurs, une véritable influence sur les petits Blan=
cs
des comtés, sur les Espagnols, même sur les Américains, partisans de
l'esclavage, enfin sur toute la partie détestable de la population. En ces
conjonctures, ils avaient dû souvent correspondre, se donner rendez-vous en
quelque endroit secret, conférer pour la conduite de leurs opérations, se
séparer afin de préparer leurs futurs alibis.
C'est ainsi qu'au moment où l'un était détenu =
sur
un des bâtiments de l'escadre, l'autre organisait l'expédition contre
Camdless-Bay. Et l'on sait comment il avait été renvoyé des fins de la plai=
nte par
le Conseil de guerre de Saint-Augustine.
Il a été dit plus haut que l'âge avait absolum=
ent
respecté cette phénoménale ressemblance des deux frères. Cependant, il étai=
t possible
qu'un accident physique, une blessure, vînt altérer cette ressemblance, et =
que
l'un ou l'autre fût affecté de quelque signe particulier. Or, cela eût suff=
i à
compromettre le succès de leurs machinations.
Et dans cette vie aventureuse, exposée à tant =
de
mauvais coups, ne couraient-ils pas des risques, dont les conséquences, si
elles eussent été irréparables, ne leur auraient plus permis de se substitu=
er
l'un à l'autre?
Mais, du moment que ces accidents pouvaient se
réparer, la ressemblance ne devait point en souffrir.
C'est ainsi que, dans une attaque de nuit, que=
lque
temps après leur arrivée en Floride, un des Texar eut la barbe brûlée par u=
n coup
de feu qui lui fut tiré à bout portant. Aussitôt, l'autre se hâta de raser =
sa
barbe, afin d'être imberbe comme son frère.
Et, l'on s'en souvient, ce fait a été mentionn=
é à
propos de celui des Texar qui se trouvait au fortin au début de cette histo=
ire.
Autre fait qui exige aussi une explication. On=
n'a
pas oublié qu'une nuit, pendant qu'elle était encore à la Crique-Noire, Zer=
mah
vit l'Espagnol se faire tatouer le bras. Voici pourquoi. Son frère était au
nombre de ces voyageurs floridiens qui, pris par une bande de Séminoles, av=
aient
été marqués d'un signe indélébile au bras gauche. Immédiatement, décalque d=
e ce
signe fut envoyé au fortin, et Squambô put le reproduire par un tatouage. L=
'identité
continua donc à être absolue.
En vérité, on serait tenté d'affirmer que si T=
exar
1 avait été amputé d'un membre, Texar 2 se fût soumis à la même amputation!=
Bref, pendant une dizaine d'année, les frères
Texar ne cessèrent de mener cette vie en partie double, mais avec une telle
habileté, une telle prudence, qu'ils avaient pu jusqu'alors déjouer toutes =
les
poursuites de la justice floridienne.
Les deux jumeaux s'étaient-ils enrichis à ce
métier? Oui, sans doute, dans une certaine mesure. Une assez forte somme
d'argent, économisée sur le produit du pillage et des vols, était cachée da=
ns
un réduit secret du blockhaus de la Crique-Noire. Par précaution, cet argent
avait été emporté par l'Espagnol, lorsqu'il s'était décidé à partir pour l'=
île
Carneral, et l'on peut être certain qu'il ne le laisserait pas au wigwam, s=
'il
était contraint de fuir au delà du détroit de Bahama.
Cependant, cette fortune ne leur paraissait pas
suffisante. Aussi voulaient-ils l'accroître, avant d'aller en jouir, sans
danger, dans quelque pays de l'Europe ou du Nord-Amérique.
D'ailleurs, en apprenant que le commodore Dupo=
nt
avait l'intention d'évacuer bientôt la Floride, les deux frères s'étaient d=
it
que l'occasion se présenterait de s'enrichir encore, et qu'ils feraient pay=
er
cher aux colons nordistes ces quelques semaines de l'occupation fédérale. I=
ls
étaient donc résolus à voir venir les choses. Une fois à Jacksonville, grâc=
e à
leurs partisans, grâce à tous les sudistes compromis avec eux, ils sauraient
bien reprendre la situation qu'une émeute leur avait donnée et qu'une émeut=
e pouvait
leur rendre.
Les Texar avaient, cependant, un moyen assuré
d'acquérir ce qui leur manquait pour être riches, même au delà de leurs dés=
irs.
En effet, que n'écoutaient-ils la proposition =
que
Zermah venait de faire à l'un d'eux? Que ne consentaient-ils à rendre la pe=
tite
Dy à ses parents désespérés? James Burbank eût certainement racheté au prix=
de
sa fortune la liberté de son enfant. Il se serait engagé à ne déposer aucune
plainte, à ne provoquer aucune poursuite contre l'Espagnol. Mais, chez les
Texar, la haine parlait plus haut que l'intérêt, et, s'ils voulaient
s'enrichir, ils voulaient aussi s'être vengés de la famille Burbank avant d=
e quitter
la Floride.
On sait maintenant tout ce qu'il importait de
connaître sur le compte des frères Texar. Il n'y a plus qu'à attendre le
dénouement de cette histoire.
Inutile d'ajouter que Zermah avait tout compri=
s,
lorsqu'elle se trouva soudain en présence de ces hommes. La reconstitution =
du passé
se fit instantanément dans son esprit. Stupéfaite en les regardant, elle
restait immobile, comme enracinée au sol, tenant la petite fille dans ses b=
ras.
Heureusement, l'air plus abondant de cette chambre avait écarté de l'enfant
tout danger de suffocation.
Quant à Zermah, son apparition en présence des
deux frères, ce secret qu'elle venait de surprendre, c'était pour elle un a=
rrêt
de mort.
Devant Zermah, les Texar, si maîtres d'eux qu'=
ils
fussent, n'avaient pu se contenir. Depuis leur enfance, on peut le dire, c'=
était
la première fois qu'ils étaient vus ensemble par une tierce personne. Et ce=
tte
personne était leur mortelle ennemie. Aussi, dans un premier mouvement, ils
allaient s'élancer sur elle, ils allaient la tuer, afin de sauver ce secret=
de
leur double existence...
L'enfant s'était redressée dans les bras de
Zermah, et, tendant ses petites mains, criait:
«J'ai peur!... J'ai peur!»
Sur un geste des deux frères, Squambô marcha
brusquement vers la métisse, il la prit par l'épaule, il la repoussa dans sa
chambre, et la porte se referma sur elle.
Squambô revint alors près des Texar. Son attit=
ude
disait qu'ils n'avaient qu'à lui commander; il obéirait. Toutefois, l'impré=
vu
de cette scène les avait troublés plus qu'on n'aurait pu l'imaginer, étant
donné leur caractère audacieux et violent. Ils semblaient se consulter du
regard.
Cependant Zermah s'était jetée dans un coin de=
la
chambre, après avoir déposé la petite fille sur la couche d'herbe. Le
sang-froid lui revint. Elle s'approcha de la porte, afin d'entendre ce qui =
allait
maintenant être dit. Dans un instant, son sort serait décidé, sans doute. M=
ais
les Texar et Squambô venaient de sortir du wigwam, et leurs paroles
n'arrivaient plus à l'oreille de Zermah.
Voici les propos qui s'échangèrent entre eux:<= o:p>
«Il faut que Zermah meure!
-- Il le faut! Dans le cas où elle parviendrai=
t à
s'échapper, comme dans le cas où les fédéraux parviendraient à la reprendre=
, nous
serions perdus! Qu'elle meure donc!
-- À l'instant!» répondit Squambô.
Et il se dirigeait vers le wigwam, son coutela=
s à
la main, lorsqu'un des Texar l'arrêta.
«Attendons, dit-il. Il sera toujours temps de
faire disparaître Zermah, dont les soins sont nécessaires à l'enfant jusqu'=
à ce
que nous l'ayons remplacée près d'elle. Auparavant, essayons de nous rendre
compte de la situation. Un détachement de nordistes bat en ce moment la
cyprière par ordre de Dupont. Eh bien, explorons d'abord les environs de l'=
île
et du lac. Rien ne prouve que ce détachement, qui descend vers le sud, se
dirigera de ce côté. S'il vient, nous aurons le temps de fuir. S'il ne vient
pas, nous resterons ici, et nous le laisserons s'engager dans les profondeu=
rs
de la Floride. Là, il sera à notre merci, car nous aurons eu le temps de ré=
unir
la plus grande partie des milices qui errent sur le territoire. Au lieu de =
le
fuir, c'est nous qui le poursuivrons, en force. Il sera facile de lui coupe=
r la
retraite, et, si quelques marins ont pu échapper au massacre de Kissimmee, =
cette
fois, pas un n'en reviendra!»
Dans les circonstances actuelles, c'était
évidemment le meilleur parti à prendre. Un grand nombre de sudistes occupai=
ent
alors la région n'attendant que l'occasion de tenter un coup contre les féd=
éraux.
Quand un des Texar et ses compagnons auraient opéré une reconnaissance, ils
décideraient s'ils devaient rester sur l'île Carneral, ou s'ils se repliera=
ient
vers la région du cap Sable. C'est ce qui serait établi le lendemain même.
Quant à Zermah, quel que fût le résultat de l'exploration, Squambô serait
chargé de s'assurer sa discrétion avec un coup de poignard.
«Pour l'enfant, ajouta l'un des frères, il est=
de
notre intérêt de lui conserver la vie. Elle n'a pu comprendre ce qu'a compr=
is Zermah,
et elle peut devenir le prix de notre rançon au cas où nous tomberions entre
les mains d'Howick. Afin de racheter sa fille, James Burbank accepterait to=
utes
les propositions qu'il nous plairait d'imposer, non seulement la garantie de
notre impunité, mais le prix, quel qu'il fût, que nous mettrions à la liber=
té
de son enfant.
-- Zermah morte, dit l'Indien, n'est-il pas à
craindre que cette petite succombe?
-- Non, les soins ne lui manqueront pas, répon=
dit
l'un des Texar, et je trouverai facilement une Indienne qui remplacera la
métisse.
-- Soit! Avant tout, il faut que nous n'ayons =
plus
rien à redouter de Zermah!
-- Bientôt, quoi qu'il arrive, elle aura cessé=
de
vivre!»
Là finit l'entretien des deux frères, et Zermah
les entendit rentrer dans le wigwam.
Quelle nuit passa la malheureuse femme! Elle se
savait condamnée et ne songeait même pas à elle. De son sort, elle s'inquié=
tait
peu, ayant toujours été prête à donner sa vie pour ses maîtres. Mais c'étai=
t Dy
abandonnée aux duretés de ces hommes sans pitié. En admettant qu'ils eussent
intérêt à ce que l'enfant vécût, ne succomberait-elle pas, lorsque Zermah ne
serait plus là pour lui donner ses soins?
Aussi, cette pensée lui revint-elle avec une
obstination, une obsession pour ainsi dire inconsciente -- cette pensée de
prendre la fuite, avant que Texar l'eût séparée de l'enfant.
Pendant cette interminable nuit, la métisse ne
songea qu'à mettre son projet à exécution. Toutefois, dans cette conversati=
on
elle avait retenu, entre autres choses, que, le lendemain, un des Texar et =
ses
compagnons devaient aller explorer les environs du lac. Évidemment, cette
exploration ne serait faite qu'avec la possibilité de résister au détacheme=
nt
fédéral, si on le rencontrait. Texar se ferait donc accompagner, avec tout =
son personnel,
des partisans amenés par son frère. Celui-ci resterait sur l'île, sans dout=
e,
autant pour n'être point reconnu que pour veiller sur le wigwam. C'est alor=
s que
Zermah tenterait de s'enfuir. Peut-être parviendrait-elle à trouver une arm=
e quelconque,
et, en cas de surprise, elle n'hésiterait pas à s'en servir.
La nuit s'écoula. Vainement Zermah avait-elle
essayé de tirer une indication de tous les bruits qui se produisaient sur
l'île, et toujours avec la pensée que la troupe du capitaine Howick allait =
peut-être
arriver pour s'emparer de Texar.
Quelques instants avant le lever du jour, la
petite fille, un peu reposée, se réveilla. Zermah lui donna quelques gouttes
d'eau qui la rafraîchirent. Puis, la regardant comme si ses yeux ne devaien=
t bientôt
plus la voir, elle la serra contre sa poitrine. Si, en ce moment, on fût en=
tré
pour l'en séparer, elle se serait défendue avec la fureur d'une bête fauve =
que
l'on veut éloigner de ses petits.
«Qu'as-tu, bonne Zermah? demanda l'enfant.
-- Rien... rien! murmura la métisse.
-- Et maman... quand la reverrons-nous?
-- Bientôt... répondit Zermah. Aujourd'hui
peut-être!... Oui, ma chérie!... Aujourd'hui j'espère que nous serons loin.=
..
-- Et ces hommes que j'ai vus, cette nuit?...<= o:p>
-- Ces hommes, répondit Zermah, tu les as bien
regardés?...
-- Oui... et ils m'ont fait peur!
-- Mais tu les as bien vus, n'est-ce pas?... T=
u as
remarqué comme ils se ressemblaient?...
-- Oui... Zermah!
-- Eh bien, souviens-toi de dire à ton père, e=
t à
ton frère, qu'ils sont deux frères... entends-tu, deux frères Texar, et si =
ressemblants
qu'on ne peut reconnaître l'un de l'autre!...
-- Toi aussi, tu le diras?... répondit la peti=
te
fille.
-- Je le dirai... oui!... Cependant, si je n'é=
tais
pas là, il ne faudrait pas oublier...
-- Et pourquoi ne serais-tu pas là? demanda
l'enfant, qui passait ses petits bras au cou de la métisse comme pour mieux
s'attacher à elle.
-- J'y serai, ma chérie, j'y serai!... Mainten=
ant,
si nous partons... comme nous aurons une longue route à faire... il faut pr=
endre
des forces!... Je vais faire ton déjeuner...
-- Et toi?
-- J'ai mangé pendant que tu dormais, et je n'=
ai
plus faim!»
La vérité est que Zermah n'aurait pu manger, si
peu que ce fût, dans l'état de surexcitation où elle se trouvait. Après son
repas, l'enfant se remit sur sa couche d'herbes.
Zermah vint alors se placer près d'un intersti=
ce
que les roseaux du paillis laissaient entre eux à l'angle de la chambre. De=
là,
pendant une heure, elle ne cessa d'observer ce qui se passait au- dehors, c=
ar
c'était pour elle de la plus grande importance.
On faisait les préparatifs de départ. Un des
frères -- un seul -- présidait à la formation de la troupe qu'il allait
conduire dans la cyprière. L'autre, que personne n'avait vu, avait dû se
cacher, soit au fond du wigwam, soit en quelque coin de l'île.
C'est, du moins, ce que pensa Zermah, connaiss=
ant
le soin qu'ils mettaient à dissimuler le secret de leur existence. Elle se =
dit même
que ce serait peut-être à celui qui resterait dans l'île qu'incomberait la
tâche de surveiller l'enfant et elle.
Zermah ne se trompait pas, ainsi qu'on va bien=
tôt
le voir.
Cependant les partisans et les esclaves étaient
réunis au nombre d'une cinquantaine devant le wigwam, attendant pour partir=
les
ordres de leur chef.
Il était environ neuf heures du matin, lorsque=
la
troupe se disposa à gagner la lisière de la forêt -- ce qui exigea un certa=
in
temps, la barge ne pouvant prendre que cinq à six hommes à la fois. Zermah =
les
vit descendre par petits groupes, puis remonter l'autre rive. Toutefois, à
travers le paillis, elle ne pouvait apercevoir la surface du canal, situé t=
rès
en contrebas du niveau de l'île.
Texar, qui était resté le dernier, disparut à =
son
tour, suivi de l'un des chiens dont l'instinct devait être utilisé pendant =
l'exploration.
Sur un geste de son maître, l'autre limier revint vers le wigwam, comme s'il
eût été seul chargé de veiller à sa porte.
Un instant après, Zermah aperçut Texar qui
gravissait la berge opposée et s'arrêtait un instant pour reformer sa troup=
e.
Puis, tous, Squambô en tête, accompagné du chien, disparurent derrière les
gigantesques roseaux sous les premiers arbres de la forêt. Sans doute, un d=
es
Noirs avait dû ramener la barge, afin que personne ne pût passer dans l'île.
Cependant la métisse ne put le voir, et pensa qu'il avait dû suivre les bor=
ds
du canal.
Elle n'hésita plus.
Dy venait de se réveiller. Son corps amaigri
faisait peine à voir sous ses vêtements usés par tant de fatigues.
«Viens, ma chérie, dit Zermah.
-- Où? demanda l'enfant.
-- Là... dans la forêt!... Peut-être y
trouverons-nous ton père... ton frère!... Tu n'auras pas peur?...
-- Avec toi, jamais!» répondit la petite fille=
.
Alors la métisse entr'ouvrit la porte de sa
chambre avec précaution. Comme elle n'avait entendu aucun bruit dans la cha=
mbre
à côté, elle supposait que Texar ne devait pas être dans le wigwam.
En effet, il n'y avait personne.
Tout d'abord, Zermah chercha quelque arme dont
elle était décidée à se servir contre quiconque tenterait de l'arrêter. Il y
avait sur la table un de ces larges coutelas dont les Indiens font usage da=
ns
leurs chasses. La métisse s'en saisit et le cacha sous son vêtement. Elle p=
rit
aussi un peu de viande sèche, qui devait assurer sa nourriture pendant quel=
ques
jours.
Il s'agissait maintenant de sortir du wigwam.
Zermah regarda à travers les trous du paillis dans la direction du canal. A=
ucun
être vivant n'errait sur cette portion de l'île, pas même celui des deux ch=
iens
qui avait été laissé à la garde de l'habitation.
La métisse, rassurée, essaya d'ouvrir la porte
extérieure.
Cette porte, fermée en dehors, résista.
Aussitôt Zermah rentra dans sa chambre avec
l'enfant. Il n'y avait plus qu'une chose à faire: c'était d'utiliser le tro=
u à
demi-percé déjà à travers la paroi du wigwam.
Ce travail ne fut pas difficile. La métisse pu=
t se
servir de son coutelas pour trancher les roseaux entrelacés dans le paillis=
, --
opération qui fut faite avec aussi peu de bruit que possible.
Toutefois, si le limier qui n'avait pas suivi
Texar ne parut pas, en serait-il ainsi lorsque Zermah serait dehors? Ce chi=
en n'accourrait-il
pas, ne se jetterait-il pas sur elle et sur la petite fille? Autant aurait =
valu
se trouver en face d'un tigre!
Il ne fallait pas hésiter, cependant. Aussi, le
passage ouvert, Zermah attira l'enfant qu'elle embrassa dans une étreinte p=
assionnée.
La petite fille lui rendit ses baisers avec effusion. Elle avait compris: il
fallait fuir, fuir par ce trou.
Zermah se glissa à travers l'ouverture. Puis,
après avoir porté ses regards à droite, à gauche, elle écouta. Pas un bruit=
ne
se faisait entendre. La petite Dy apparut alors à l'orifice du trou.
En ce moment, un aboiement retentit. Encore fo=
rt
éloigné, il semblait venir de la partie ouest de l'île. Zermah avait saisi =
l'enfant.
Le coeur lui battait à se rompre. Elle ne se croirait relativement en sûreté
qu'après avoir disparu derrière les roseaux de l'autre rive.
Mais, traverser, sur une centaine de pas, l'es=
pace
qui séparait le wigwam du canal, c'était la phase la plus critique de
l'évasion. On risquait d'être aperçu soit de Texar, soit de celui des escla=
ves
qui avait dû rester sur l'île.
Heureusement, à droite du wigwam, un épais fou=
rré
de plantes arborescentes, entremêlées de roseaux, s'étendait jusqu'au bord =
du canal,
à quelques yards seulement de l'endroit où devait se trouver la barge.
Zermah résolut de s'engager entre les végétati=
ons
touffues de ce fourré, projet qui fut aussitôt mis à exécution. Les hautes =
plantes
livrèrent passage aux deux fugitives, et le feuillage se referma sur elles.
Quant aux aboiements du chien, on ne les entendait plus.
Ce glissement à travers le fourré ne se fit pas
sans peine. Il fallait s'introduire entre les tiges des arbrisseaux qui ne =
laissaient
entre eux qu'un étroit espace. Bientôt Zermah eut ses vêtements en lambeaux,
ses mains en sang. Peu importait, si l'enfant pouvait éviter d'être déchirée
par ces longues épines. Ce n'est pas la courageuse métisse à qui ces piqûres
eussent pu arracher un signe de douleur. Cependant, malgré tous les soins q=
u'elle
prît, la petite fille fut plusieurs fois atteinte aux mains et aux bras. Dy=
ne
poussa pas un cri, ne fit pas entendre une plainte.
Bien que la distance à franchir fût relativeme=
nt
courte -- une soixantaine de yards au plus -- il ne fallut pas moins d'une
demi- heure pour atteindre le canal.
Zermah s'arrêta alors, et, à travers les rosea=
ux,
elle regarda du côté du wigwam, puis du côté de la forêt.
Personne sous les hautes futaies de l'île. Sur
l'autre rive, aucun indice de la présence de Texar et de ses compagnons, qui
devaient être alors à un ou deux milles dans l'intérieur. À moins de rencon=
tre
avec les nordistes, ils ne seraient pas de retour avant quelques heures.
Cependant Zermah ne pouvait croire qu'elle eût=
été
laissée seule au wigwam. Il n'était pas supposable, non plus, que celui des=
Texar,
qui était arrivé la veille avec ses partisans, eût quitté l'île pendant la
nuit, ni que le chien l'eût suivi. D'ailleurs la métisse n'avait-elle pas
entendu des aboiements -- preuve que le limier rôdait encore sous les arbre=
s? À
tout instant, elle pouvait les voir apparaître l'un ou l'autre. Peut-être, =
en
se hâtant, parviendrait-elle à gagner la cyprière?
On se le rappelle, tandis que Zermah observait=
les
mouvements des compagnons de l'Espagnol, elle n'avait pu voir la barge au
moment où elle traversait le canal, dont le lit était caché par la hauteur =
et
l'épaisseur des roseaux.
Or, Zermah ne doutait pas que cette barge eût =
été
ramenée par l'un des esclaves. Cela importait à la sécurité du wigwam pour =
le
cas où les soldats du capitaine Howick auraient tourné les sudistes.
Et pourtant, si la barge était restée sur l'au=
tre
rive, s'il avait paru prudent de ne pas la renvoyer, afin d'assurer plus
rapidement le passage de Texar et des siens suivis de trop près par les féd=
éraux,
comment la métisse ferait-elle pour se transporter sur l'autre bord? Lui
faudrait-il s'enfuir à travers les futaies de l'île? Et là, devrait-elle
attendre que l'Espagnol fût parti pour aller chercher un nouveau refuge au =
fond
des Everglades? Mais, s'il se décidait à le faire, ne serait-ce pas sans av=
oir
tout tenté pour reprendre Zermah et l'enfant. Donc, tout était là: se servi=
r de
la barge afin de traverser le canal.
Zermah n'eut qu'à se glisser entre les roseaux=
sur
un espace de cinq ou six yards. Arrivée en cet endroit, elle s'arrêta...
La barge était sur l'autre rive.
La situation était désespérée. Comment passer?=
Un
audacieux nageur n'aurait pu le faire, sans courir le risque de perdre vingt
fois la vie. Qu'il n'y eût qu'une centaine de pieds d'une rive à l'autre, s=
oit!
Mais, faute d'une barque, il était impossible de les franchir. Des têtes
triangulaires pointaient çà et là hors des eaux, et les herbes s'agitaient =
sous
la passée rapide des reptiles.
La petite Dy, au comble de l'épouvante, se
pressait contre Zermah. Ah! si pour le salut de l'enfant, il eût suffi de se
jeter au milieu de ces monstres, qui l'eussent enlacée comme un gigantesque=
poulpe
aux mille tentacules, la métisse n'aurait pas hésité un instant!
Mais, pour la sauver, il fallait une circonsta=
nce
providentielle. Cette circonstance, à Dieu seul de la faire naître. Zermah
n'avait plus de recours qu'en lui. Agenouillée sur la berge, elle implorait
Celui qui dispose du hasard, dont il fait le plus souvent l'agent de ses
volontés.
Cependant, d'un moment à l'autre, quelques-uns=
des
compagnons de Texar pouvaient se montrer sur la lisière de la forêt. Si d'u=
n moment
à l'autre, celui des Texar, qui était resté sur l'île, revenait au wigwam, =
n'y
trouvant plus Dy ni Zermah, ne se mettrait-il à leur recherche?...
«Mon Dieu... s'écria la malheureuse femme, ayez
pitié!...»
Soudain ses regards se portèrent sur la droite=
du
canal.
Un léger courant entraînait les eaux vers le n=
ord
du lac où coulent quelques affluents du Calaooschatches, un des petits fleu=
ves
qui se déversent dans le golfe du Mexique, et par lequel s'alimente le lac
Okee-cho-bee à l'époque des grandes marées mensuelles.
Un tronc d'arbre, qui dérivait par la droite,
venait d'accoster. Or, ce tronc ne pourrait-il suffire à la traversée du ca=
nal,
puisqu'un coude de la rive, détournant le courant à quelques yards au-desso=
us,
le rejetait vers la cyprière? Oui, évidemment. En tout cas, si, par malheur=
, ce
tronc revenait vers l'île, les fugitives ne seraient pas plus compromises
qu'elles ne l'étaient en ce moment.
Sans plus réfléchir, comme par instinct, Zerma=
h se
précipita vers l'arbre flottant. Si elle eût pris le temps de la réflexion,
peut- être se fût-elle dit que des centaines de reptiles pullulaient sous l=
es
eaux, que les herbes pouvaient retenir ce tronc au milieu du canal! Oui! ma=
is
tout valait mieux que de rester sur l'île! Aussi Zermah, tenant Dy dans ses
bras, après s'être accotée aux branches, s'écarta de la rive.
Aussitôt le tronc reprit le fil de l'eau, et le
courant tendit à le ramener vers l'autre bord.
Cependant Zermah cherchait à se cacher au mili=
eu
du branchage qui la couvrait en partie. D'ailleurs les deux berges étaient =
désertes.
Aucun bruit ne venait ni du côté de l'île, ni du côté de la cyprière. Une f=
ois
le canal traversé, la métisse saurait bien trouver un abri jusqu'au soir, en
attendant qu'elle pût s'enfoncer dans la forêt sans courir le risque d'être
aperçue. L'espoir lui était revenu. À peine se préoccupait-elle des reptile=
s,
dont les gueules s'ouvraient de chaque côté du tronc d'arbre et qui se glis=
saient
jusque dans ses basses branches. La petite fille avait fermé les yeux. D'une
main, Zermah la tenait serrée contre sa poitrine. De l'autre elle était prê=
te à
frapper ces monstres. Mais, soit qu'ils fussent effrayés à la vue du coutel=
as
qui les menaçait, soit qu'ils ne fussent redoutables que sous les eaux, ils=
ne
s'élancèrent point sur l'épave.
Enfin le tronc atteignit le milieu du canal, d=
ont
le courant portait obliquement vers la forêt. Avant un quart d'heure, s'il =
ne s'embarrassait
pas dans les plantes aquatiques, il devait avoir accosté l'autre berge. Et
alors, si grands que les dangers fussent encore, Zermah se croirait hors des
atteintes de Texar.
Soudain, elle serra plus étroitement l'enfant =
dans
ses bras.
Des aboiements furieux éclataient sur l'île.
Presque aussitôt, un chien apparut le long de la rive qu'il descendait en b=
ondissant.
Zermah reconnut le limier, laissé à la
surveillance du wigwam, que l'Espagnol n'avait point emmené avec lui.
Là, le poil hérissé, l'oeil en feu, il était p= rêt à s'élancer, au milieu des reptiles qui s'agitaient à la surface des eaux.<= o:p>
Au même moment, un homme parut sur la berge.
C'était celui des frères Texar resté sur l'île.
Prévenu par les aboiements du chien, il venait d'accourir.
Ce que fut sa colère quand il aperçut Dy et Ze=
rmah
sur cet arbre en dérive, il serait difficile de l'imaginer. Il ne pouvait s=
e mettre
à leur poursuite, puisque la barge se trouvait de l'autre côté du canal. Po=
ur
les arrêter, il n'y avait qu'un moyen: tuer Zermah, au risque de tuer l'enf=
ant
avec elle!
Texar, armé de son fusil, l'épaula, et visa la
métisse qui cherchait à couvrir la petite fille de son corps.
Tout à coup, le chien, en proie à une excitati=
on
folle, se précipita dans le canal. Texar pensa qu'il fallait d'abord le lai=
sser
faire.
Le chien se rapprochait rapidement du tronc.
Zermah, son coutelas bien emmanché dans sa main, se tenait prête à le
frapper... Cela ne fut pas nécessaire.
En un instant, les reptiles eurent enlacé
l'animal, qui, après avoir répondu par des coups de crocs à leurs venimeuses
morsures, disparut bientôt sous les herbes.
Texar avait assisté à la mort du chien, sans a=
voir
eu le temps de lui porter secours. Zermah allait lui échapper...
«Meurs donc!» s'écria-t-il en tirant sur elle.=
Mais l'épave avait alors atteint vers l'autre
rive, et la balle ne fit qu'effleurer l'épaule de la métisse.
Quelques instants plus tard, le tronc accostai=
t.
Zermah, emportant la petite fille, prenait pied sur la berge, disparaissait=
au milieu
des roseaux, où un second coup de feu n'eût pu l'atteindre, et s'engageait =
sous
les premiers arbres de la cyprière.
Cependant, si la métisse n'avait plus rien à
redouter de celui des Texar qui était retenu sur l'île, elle risquait encor=
e de
retomber entre les mains de son frère.
Aussi, tout d'abord, sa préoccupation fut-elle=
de
s'éloigner le plus vite et le plus loin possible de l'île Carneral. La nuit=
venue,
elle chercherait à se diriger vers le lac Washington. Employant tout ce qu'=
elle
possédait de force physique, d'énergie morale, elle courut, plutôt qu'elle =
ne
marcha, au hasard, tenant dans ses bras l'enfant, qui n'aurait pu la suivre
sans la retarder. Les petites jambes de Dy se seraient refusées à courir su=
r ce
sol inégal, au milieu des fondrières qui fléchissaient comme des trappes de
chasseur, entre ces larges racines dont l'enchevêtrement formait autant d'o=
bstacles
insurmontables pour elles.
Zermah continua donc à porter son cher fardeau,
dont elle ne semblait même pas sentir le poids. Parfois, elle s'arrêtait --=
moins
pour reprendre haleine que pour prêter l'oreille à tous les bruits de la fo=
rêt.
Tantôt elle croyait entendre des aboiements qui auraient été ceux de l'autre
limier emmené par Texar, tantôt quelques coups de feu lointains. Alors elle=
se
demandait si les partisans sudistes n'étaient pas aux prises avec le
détachement fédéral. Puis, lorsqu'elle avait reconnu que ces divers bruits =
n'étaient
que les cris d'un oiseau imitateur ou la détonation de quelque branche sèche
dont les fibres éclataient comme des coups de pistolet sous la brusque
expansion de l'air, elle reprenait sa marche un instant interrompue.
Maintenant, remplie d'espoir, elle ne voulait rien voir des dangers qui la
menaçaient, avant qu'elle eût atteint les sources du Saint-John.
Pendant une heure, elle s'éloigna ainsi du lac
Okee-cho-bee, obliquant vers l'est, afin de se rapprocher du littoral de l'=
Atlantique.
Elle se disait avec raison que les navires de l'escadre devaient croiser su=
r la
côte de la Floride pour attendre le détachement envoyé sous les ordres du
capitaine Howick. Et ne pouvait-il se faire que plusieurs chaloupes fussent=
en observation
le long du rivage?...
Tout à coup, Zermah s'arrêta. Cette fois, elle=
ne
se trompait pas. Un furieux aboiement retentissait sous les arbres, et se r=
approchait
sensiblement. Zermah reconnut celui qu'elle avait si souvent entendu, penda=
nt
que les limiers rôdaient autour du blockhaus de la Crique-Noire.
«Ce chien est sur nos traces, pensa-t-elle, et
Texar ne peut être loin maintenant!»
Aussi son premier soin fut-il de chercher un
fourré pour s'y blottir avec l'enfant. Mais pourrait-elle échapper au flair
d'un animal aussi intelligent que féroce, dressé autrefois à poursuivre les
esclaves marrons, à découvrir leur piste?
Les aboiements se rapprochaient de plus en plu=
s,
et déjà même des cris lointains se faisaient entendre.
À quelques pas de là se dressait un vieux cypr=
ès,
creusé par l'âge, sur lequel les serpentaires et les lianes avaient jeté un=
épais
réseau de brindilles.
Zermah se blottit dans cette cavité assez gran=
de
pour contenir la petite fille et elle, et dont le réseau de lianes les reco=
uvrit
toutes deux.
Mais le limier était sur leurs traces. Un inst=
ant
après, Zermah l'aperçut devant l'arbre. Il aboyait avec une fureur croissan=
te
et s'élança d'un bond sur le cyprès.
Un coup de coutelas le fit reculer, puis hurler
avec plus de violence.
Presque aussitôt, un bruit de pas se fit enten=
dre.
Des voix s'appelaient, se répondaient, et, parmi elles, les voix si reconna=
issables
de Texar et de Squambô.
C'étaient bien l'Espagnol et ses compagnons qui
gagnaient du côté du lac, afin d'échapper au détachement fédéral. Ils l'ava=
ient
inopinément rencontré dans la cyprière, et, n'étant pas en force, ils se
dérobaient en toute hâte. Texar cherchait à regagner l'île Carneral par le =
plus
court, afin de mettre une ceinture d'eau entre les fédéraux et lui. Comme
ceux-ci ne pourraient franchir le canal sans une embarcation, ils seraient
arrêtés devant cet obstacle. Alors, pendant ces quelques heures de répit, l=
es partisans
sudistes chercheraient à atteindre l'autre côté de l'île; puis, la nuit ven=
ue,
ils essaieraient d'utiliser la berge pour débarquer sur la rive méridionale=
du
lac.
Lorsque Texar et Squambô arrivèrent en face du
cyprès devant lequel le chien aboyait toujours, ils virent le sol rouge du =
sang
qui s'écoulait par une blessure ouverte au flanc de l'animal.
«Voyez!... Voyez! s'écria l'Indien.
-- Ce chien a été blessé? répondit Texar.
-- Oui!... blessé d'un coup de couteau, il n'y=
a
qu'un instant!... Son sang fume encore!
-- Qui a pu?...»
En ce moment, le chien se précipita de nouveau=
sur
le réseau de feuillage que Squambô écarta du bout de son fusil. «Zermah!...=
s'écria-t-il.
-- Et l'enfant!... répondit Texar.
-- Oui!... Comment ont-elles pu s'enfuir?...
-- À mort, Zermah, à mort!»
La métisse, désarmée par Squambô au moment où =
elle
allait frapper l'Espagnol, fut tirée si brutalement de la cavité que la pet=
ite fille
lui échappa et roula au milieu de ces champignons géants, de ces pézizes si
abondantes au milieu des cyprières.
Au choc, un des champignons éclata comme une a=
rme
à feu. Une poussière lumineuse fusa dans l'air. À l'instant, d'autres péziz=
es firent
explosion à leur tour. Ce fut un fracas général, comme si la forêt eût été
emplie de pièces d'artifice qui se croisaient en tous sens.
Aveuglé par ces myriades de spores, Texar avai=
t dû
lâcher Zermah qu'il tenait sous son coutelas, tandis que Squambô était aveu=
glé par
ces brûlantes poussières. Par bonheur, la métisse et l'enfant, étendues sur=
le
sol, n'étaient pas atteintes par ces spores qui crépitaient au-dessus d'ell=
es.
Cependant Zermah ne pouvait échapper à Texar.
Déjà, après une dernière série d'explosions, l'air était devenu respirable.=
..
De nouvelles détonations éclatèrent alors, --
détonations d'armes à feu, cette fois.
C'était le détachement fédéral qui se jetait s=
ur
les partisans sudistes. Ceux-ci, aussitôt entourés par les marins du capita=
ine Howick,
durent mettre bas les armes. À ce moment, Texar, qui venait de ressaisir
Zermah, la frappa en pleine poitrine.
«L'enfant!... Emporte l'enfant!» cria-t-il à
Squambô.
Déjà l'Indien avait pris la petite fille et fu=
yait
du côté du lac, quand un coup de feu retentit... Il tomba mort, frappé d'une
balle que Gilbert venait de lui envoyer à travers le coeur.
Maintenant, tous étaient là, James et Gilbert
Burbank, Edward Carrol, Perry, Mars, les Noirs de Camdless-Bay, les marins =
du capitaine
Howick qui tenaient en joue les sudistes, et, parmi eux, Texar, debout près=
du
cadavre de Squambô.
Quelques-uns avaient pu s'échapper, cependant,=
du
côté de l'île Carneral. Et qu'importait! La petite fille n'était-elle pas e=
ntre
les bras de son père, qui la serrait comme s'il eût craint qu'on la lui rav=
ît
de nouveau? Gilbert et Mars, penchés sur Zermah, essayaient de la ranimer. =
La
pauvre femme respirait encore, mais ne pouvait parler. Mars lui soutenait la
tête, l'appelait, l'embrassait...
Zermah ouvrit les yeux. Elle vit l'enfant dans=
les
bras de M. Burbank, elle reconnut Mars qui la couvrait de baisers, elle lui
sourit. Puis ses paupières se refermèrent...
Mars, s'étant relevé, aperçut alors Texar, et
bondit sur lui, répétant ces mots qui étaient si souvent sortis de sa bouch=
e:
«Tuer Texar!... Tuer Texar!
-- Arrête, Mars, dit le capitaine Howick, et
laisse-nous faire justice de ce misérable!»
Se retournant vers l'Espagnol:
«Vous êtes Texar, de la Crique-Noire?
demanda-t-il.
-- Je n'ai pas à répondre, répliqua Texar.
-- James Burbank, le lieutenant Gilbert, Edward
Carrol, Mars vous connaissent et vous reconnaissent!
-- Soit!
-- Vous allez être fusillé!
-- Faites!»
Alors, à l'extrême surprise de tous ceux qui
l'entendirent, la petite Dy, s'adressant à M. Burbank:
«Père, dit-elle, ils sont deux frères... deux
méchants hommes... qui se ressemblent...
-- Deux hommes?...
-- Oui!... ma bonne Zermah m'a bien recommandé=
de
te le dire!...»
Il eût été difficile de comprendre ce que
signifiaient ces singulières paroles de l'enfant. Mais l'explication en fut
presque aussitôt donnée et d'une façon très inattendue.
En effet, Texar avait été conduit au pied d'un
arbre. Là, regardant James Burbank en face, il fumait une cigarette qu'il v=
enait
d'allumer, quand, soudain, au moment où s'alignait le peloton d'exécution, =
un
homme bondit et vint se placer près du condamné.
C'était le second Texar, auquel ceux de ses
partisans qui avaient regagné l'île Carneral, venaient d'apprendre
l'arrestation de son frère.
La vue de ces deux hommes, si ressemblants,
expliqua ce que signifiaient les paroles de la petite fille. On eut enfin l=
'explication
de cette vie de crimes, toujours protégée par d'inexplicables alibis.
Et maintenant le passé des Texar, reconstitué =
rien
que par leur présence, se dressait devant eux.
Toutefois, l'intervention du frère allait amen=
er
une certaine hésitation dans l'accomplissement des ordres du commodore.
En effet, l'ordre d'exécution immédiate, donné=
par
Dupont, ne concernait que l'auteur du guet-apens dans lequel avaient péri l=
es officiers
et les marins des chaloupes fédérales. Quant à l'auteur du pillage de
Camdless-Bay et du rapt, celui-là devrait être ramené à Saint-Augustine, où=
il
serait jugé à nouveau et condamné sans nul doute. Et pourtant, ne pouvait-on
considérer les deux frères comme également responsables de cette longue sér=
ie
de crimes qu'ils avaient pu impunément commettre?
Oui, certes! Cependant, par respect de la légalité, le capitaine Howick crut devoir leur poser la question suivante:<= o:p>
«Lequel de vous deux, demanda-t-il, se reconna=
ît
coupable du massacre de Kissimmee?»
Il n'obtint aucune réponse.
Évidemment, les Texar étaient résolus à garder=
le
silence à toutes les demandes qui leur seraient faites.
Seule, Zermah aurait pu indiquer la part qui
revenait à chacun dans ces crimes. En effet, celui des deux frères, qui se
trouvait avec elle à la Crique-Noire le 22 mars, ne pouvait être l'auteur du
massacre, commis, ce jour-là, à cent milles, dans le Sud de la Floride. Or,
celui-là, le véritable auteur du rapt, Zermah aurait eu un moyen de le
reconnaître. Mais n'était-elle pas morte à présent?...
Non, et soutenue par son mari, on la vit
apparaître. Puis, d'une voix qu'on entendait à peine:
«Celui qui est coupable de l'enlèvement, dit-e=
lle,
a le bras gauche tatoué...»
À ces paroles, on put voir le même sourire de
dédain se dessiner sur les lèvres des deux frères, et, relevant leur manche,
ils montrèrent sur leur bras gauche un tatouage identique.
Devant cette nouvelle impossibilité de les
distinguer l'un de l'autre, le capitaine Howick se borna à dire:
«L'auteur des massacres de Kissimmee doit être
fusillé. -- Quel est-il de vous deux?
-- Moi!» répondirent en même temps les deux
frères.
Sur cette réponse, le peloton d'exécution mit =
en
joue les condamnés qui s'étaient embrassés pour la dernière fois.
Une détonation retentit. La main dans la main,
tous deux tombèrent.
Ainsi finirent ces hommes, chargés de tous ces
crimes qu'une extraordinaire ressemblance leur avait permis de commettre im=
punément
depuis tant d'années. Le seul sentiment humain qu'ils eussent jamais éprouv=
é,
cette farouche amitié de frère à frère qu'ils ressentaient l'un pour l'autr=
e,
les avait suivis jusque dans la mort.
Cependant la guerre civile se poursuivait avec=
ses
phases diverses. Quelques événements s'étaient récemment accomplis, dont Ja=
mes
Burbank n'avait pu avoir connaissance depuis son départ de Camdless-Bay et
qu'il n'apprit qu'au retour.
En somme, il semblait que, pendant cette pério=
de,
l'avantage eût été obtenu par les confédérés concentrés autour de Corinth, =
au moment
où les fédéraux occupaient la position de Pittsburg- Landing. L'armée
séparatiste avait, pour la commander, Johnston, général en chef, et sous lu=
i,
Beauregard, Hardee, Braxton-Bagg, l'évêque Polk, autrefois élève de West-Po=
int,
et elle profita habilement de l'imprévoyance des nordistes. Le 5 avril, à
Shiloh, ceux-ci s'étaient laissé surprendre -- ce qui avait amené la disper=
sion
de la brigade Hea-body et la retraite de Sherman. Toutefois, les confédérés
payèrent cruellement le succès qu'ils venaient d'obtenir; l'héroïque Johnst=
on
fut tué pendant qu'il repoussait l'armée fédérale.
Tel avait été le premier jour de la bataille d=
u 5
avril. Le surlendemain, le combat s'engagea sur toute la ligne, et Sherman =
parvint
à reprendre Shiloh. À leur tour, les confédérés durent fuir devant les sold=
ats
de Grant. Sanglante bataille! Sur quatre- vingt mille hommes engagés, vingt
mille blessés ou morts!
Ce fut ce dernier fait de guerre que James Bur=
bank
et ses compagnons apprirent le lendemain de leur arrivée à Castle-House, où=
ils
avaient pu rentrer dès le 7 avril.
En effet, après l'exécution des frères Texar, =
ils
avaient suivi le capitaine Howick, qui conduisait son détachement et ses pr=
isonniers
vers le littoral. Au cap Malabar stationnait un des bâtiments de la flottil=
le
en croisière sur la côte. Ce bâtiment les amena à Saint-Augustine. Puis, une
canonnière, qui les prit à Picolata, vint les débarquer au pier de
Camdless-Bay.
Tous étaient donc de retour à Castle-House -- =
même
Zermah, qui avait survécu à ses blessures. Transportée jusqu'au navire fédé=
ral par
Mars et ses camarades, les soins ne lui avaient pas manqué à bord. Et, d'ai=
lleurs,
si heureuse d'avoir sauvé sa petite Dy, d'avoir retrouvé tous ceux qu'elle
aimait, aurait-elle pu mourir?
Après tant d'épreuves, on comprend ce que dut =
être
la joie de cette famille, dont tous les membres étaient enfin réunis pour n=
e plus
jamais se séparer. Mme Burbank, son enfant près d'elle, revint peu à peu à =
la
santé. N'avait-elle pas près d'elle son mari, son fils, Miss Alice qui alla=
it
devenir sa fille, Zermah et Mars? Et plus rien à craindre désormais du
misérable ou plutôt des deux misérables, dont les principaux complices étai=
ent
entre les mains des fédéraux.
Cependant un bruit s'était répandu, et, on ne =
l'a
pas oublié, il en avait été question dans l'entretien des deux frères à l'î=
le Carneral.
On disait que les nordistes allaient abandonner Jacksonville, que le commod=
ore
Dupont, bornant son action au blocus du littoral, se préparait à retirer les
canonnières qui assuraient la sécurité du Saint-John. Ce projet pouvait
évidemment compromettre la sécurité des colons dont on connaissait la sympa=
thie
pour les idées anti-esclavagistes -- et plus particulièrement de James Burb=
ank.
Le bruit était fondé. En effet, à la date du 8=
, le
lendemain du jour où toute la famille s'était retrouvée à Castle-House, les=
fédéraux
opéraient l'évacuation de Jacksonville. Aussi, quelques- uns des habitants,=
qui
s'étaient montrés favorables à la cause unioniste, crurent-ils devoir se
réfugier, les uns à Port-Royal, les autres à New-York.
James Burbank ne jugea pas à propos de les imi=
ter.
Les Noirs étaient revenus à la plantation, non comme esclaves, mais comme a=
ffranchis,
et leur présence pouvait assurer la sécurité de Camdless-Bay. D'ailleurs, la
guerre entrait dans une phase favorable au Nord -- ce qui allait permettre à
Gilbert de rester quelque temps à Castle-House, pour célébrer son mariage a=
vec
Alice Stannard.
Les travaux de la plantation avaient donc
recommencé, et l'exploitation eut bientôt repris son cours. Il n'était plus=
question
de mettre en demeure James Burbank d'exécuter l'arrêté qui expulsait les af=
franchis
du territoire de la Floride. Texar et ses partisans n'étaient plus là pour
soulever la populace. D'ailleurs, les canonnières du littoral auraient
promptement rétabli l'ordre à Jacksonville.
Quant aux belligérants, ils allaient être aux
prises pendant trois ans encore, et, même, la Floride était destinée à rece=
voir
de nouveau quelques contrecoups de la guerre.
En effet, cette année, au mois de septembre, l=
es
navires du commodore Dupont apparurent à la hauteur du Saint-John-Bluffs, v=
ers
l'embouchure du fleuve, et Jacksonville fut reprise une deuxième fois. Une
troisième fois, en 1866, le général Seymour vint l'occuper, sans avoir épro=
uvé
de résistance sérieuse.
Le 1er janvier 1863, une proclamation du prési=
dent
Lincoln avait aboli l'esclavage dans tous les États de l'Union. Toutefois, =
la guerre
ne fut terminée que le 9 avril 1865. Ce jour-là, à Appomaltox-Court-House, =
le
général Lee se rendit avec toute son armée au général Grant, après une
capitulation qui fut à l'honneur des deux partis.
Il y avait donc eu quatre ans d'une lutte acha=
rnée
entre le Nord et le Sud. Elle avait coûté deux milliards sept cents million=
s de
dollars, et fait tuer plus d'un demi-million d'hommes; mais l'esclavage éta=
it
aboli dans toute l'Amérique du Nord.
Ainsi fut à jamais assurée l'indivisibilité de=
la
République des États-Unis, grâce aux efforts de ces Américains, dont, près =
d'un
siècle avant, les ancêtres avaient affranchi leur pays dans la guerre de
l'indépendance.
[=
1]
Environ 3000 hectares. [2] Éga=
lement
orthographié baracon : Sorte de comptoir européen sur le litt=
oral
africain où les noirs, vendus comme esclaves, étaient rassemblés avant d'êt=
re embarqués
sur les vaisseaux négriers. [3]
Environ 180 lieues. [4] M.
Poussielgue, mort malheureusement avant d'avoir pu achever son voyage
d'exploration. [5] Plus de 140
lieues. [6] Petite ville du co=
mté de
Putnam. [7] Lac qui alimente u=
n des
principaux affluents du Saint-John.