MIME-Version: 1.0 Content-Type: multipart/related; boundary="----=_NextPart_01D5C24E.C6D2F790" This document is a Single File Web Page, also known as a Web Archive file. If you are seeing this message, your browser or editor doesn't support Web Archive files. Please download a browser that supports Web Archive, such as Microsoft Internet Explorer. ------=_NextPart_01D5C24E.C6D2F790 Content-Location: file:///C:/EA49A095/Faceaudrapeau.htm Content-Transfer-Encoding: quoted-printable Content-Type: text/html; charset="us-ascii"
Face au drapeau
By
Jules Verne
Table
des matières
I- Healthful-House<=
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style=3D'mso-no-proof:yes'>
II - Le comte d'Artigas=
. <=
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style=3D'mso-no-proof:yes'>
III - Double enlèvement. <=
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IV- La goélette Ebba.. <=
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V - Où suis-je?=
. <=
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VI - Sur le pont<=
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VII - Deux jours de navigation.. <=
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style=3D'mso-no-proof:yes'>
VIII - Back-Cup<=
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style=3D'mso-no-proof:yes'>
IX - Dedans<=
span
style=3D'mso-no-proof:yes'>
X - Ker Karraje<=
span
style=3D'mso-no-proof:yes'>
XI - Pendant cinq semaines. <=
span
style=3D'mso-no-proof:yes'>
XII - Les conseils de l'ingénieur Serkö<=
span
style=3D'mso-no-proof:yes'>
XIII - À Dieu vat!. <=
span
style=3D'mso-no-proof:yes'>
XIV - Le Sword aux prises avec le tug. <=
span
style=3D'mso-no-proof:yes'>
XV - Attente<=
span
style=3D'mso-no-proof:yes'>
XVI - Encore quelques heures. <=
span
style=3D'mso-no-proof:yes'>
XVII - Un contre cinq=
. <=
span
style=3D'mso-no-proof:yes'>
XVIII - À bord du Tonnant. <=
span
style=3D'mso-no-proof:yes'>
La
carte que reçut ce jour-là -- 15 juin 189.. -- le directeur d=
e
l'établissement
de Healthful-House, portait correctement ce simple
nom,
sans écusson ni couronne:
LE
COMTE D'ARTIGAS
Au-dessous
de ce nom, à l'angle de la carte, était écrite au
crayon
l'adresse suivante:
«À
bord de la goélette Ebba, au mouillage de New-
Pamplico-Sound.»
La
capitale de la Caroline du Nord -- l'un des quarante-quatre
États de l'Union à cette époque -- est l'assez importante ville de<= o:p>
la
province. C'est grâce à sa position centrale que cette cit&eac=
ute;
est
devenue
le siège de la législature, car d'autres l'égalent ou =
la
dépassent
en valeur industrielle et commerciale, -- telles
s'élève
au fond de l'estuaire de la Neuze-river, qui se jette dans
le Pamplico-Sound, sorte de vaste lac maritime, protégé par une<= o:p>
digue
naturelle, îles et flots du littoral carolinien.
Le
directeur de Healthful-House n'aurait jamais pu deviner pour
quel
motif il recevait cette carte, si elle n'eût été
accompagnée
d'un
billet demandant pour le comte d'Artigas la permission de
visiter
son établissement. Ce personnage espérait que le directeur
voudrait
bien donner consentement à cette visite, et il devait se
présenter
dans l'après-midi avec le capitaine Spade, commandant la
goélette
Ebba.
Ce
désir de pénétrer à l'intérieur de cette
maison de santé, très
célèbre
alors, très recherchée des riches malades des États-Un=
is,
ne
pouvait paraître que des plus naturels de la part d'un
étranger.
D'autres l'avaient déjà visitée, qui ne portaient pas =
un
aussi
grand nom que le comte d'Artigas, et ils n'avaient point
ménagé
leurs compliments au directeur de Healthful-House. Celui-ci
s'empressa
donc d'accorder l'autorisation sollicitée, et répondit
qu'il
serait honoré d'ouvrir au comte d'Artigas les portes de
l'établissement.
Healthful-House,
desservie par un personnel de choix, assurée du
concours
des médecins les plus en renom, était de création
privée.
Indépendante
des hôpitaux et des hospices, mais soumise à la
surveillance
de l'État, elle réunissait toutes les conditions de
confort
et de salubrité qu'exigent les maisons de ce genre,
destinées
à recevoir une opulente clientèle.
On
eût difficilement trouvé un emplacement plus agréable q=
ue celui
de
Healthful-House. Au revers d'une colline s'étendait un parc de
deux
cents acres, planté de ces essences magnifiques que prodigue
l'Amérique
septentrionale dans sa partie égale en latitude aux
groupes
des Canaries et de Madère. À la limite inférieure du p=
arc
s'ouvrait
ce large estuaire de la Neuze, incessamment rafraîchi
par
les brises du Pamplico-Sound et les vents de mer venus du
large
pardessus l'étroit lido du littoral.
Healthful-House,
où les riches malades étaient soignés dans
d'excellentes
conditions hygiéniques, était plus généralement=
réservée
au traitement des maladies chroniques; mais
l'administration
ne refusait pas d'admettre ceux qu'affectaient
des
troubles intellectuels, lorsque ces affections ne présentaient
pas
un caractère incurable.
Or,
précisément, -- circonstance qui devait attirer l'attention
sur
Healthful-House, et qui motivait peut-être la visite du comte
d'Artigas,
-- un personnage de grande notoriété y était tenu,
depuis
dix-huit mois, en observation toute spéciale.
Le
personnage dont il s'agit était un Français, nommé Tho=
mas
Roch,
âgé
de quarante-cinq ans. Qu'il fût sous l'influence d'une maladie
mentale,
aucun doute à cet égard. Toutefois, jusqu'alors, les
médecins
aliénistes n'avaient pas constaté chez lui une perte
définitive
de ses facultés intellectuelles. Que la juste notion
des
choses lui fit défaut dans les actes les plus simples de
l'existence,
cela n'était que trop certain. Cependant sa raison
restait
entière, puissante, inattaquable, lorsque l'on faisait
appel
à son génie, et qui ne sait que génie et folie confine=
nt
trop souvent l'un à l'autre! Il est vrai, ses facultés affectives<= o:p>
ou
sensoriales étaient profondément atteintes. Lorsqu'il y avait=
lieu
de les exercer, elles ne se manifestaient que par le délire
et
l'incohérence. Absence de mémoire, impossibilité
d'attention,
plus
de conscience, plus de jugement. Ce Thomas Roch n'était alors
qu'un
être dépourvu de raison, incapable de se suffire, privé=
de
cet
instinct naturel qui ne fait pas défaut même à l'animal=
, --
celui
de la conservation, -- et il fallait en prendre soin comme
d'un
enfant qu'on ne peut perdre de vue. Aussi, dans le pavillon
17
qu'il occupait au bas du parc de Healthful-House, son gardien
avait-il
pour tâche de le surveiller nuit et jour.
La
folie commune, lorsqu'elle n'est pas incurable, ne saurait être
guérie
que par des moyens moraux. La médecine et la thérapeutique
y
sont impuissantes, et leur inefficacité est depuis longtemps
reconnue
des spécialistes. Ces moyens moraux étaient-ils
applicables
au cas de Thomas Roch? il était permis d'en douter,
même
en ce milieu tranquille et salubre de Healthful-House. En
effet,
l'inquiétude, les changements d'humeur, l'irritabilité, les
bizarreries
de caractère, la tristesse, l'apathie, la répugnance
aux
occupations sérieuses ou aux plaisirs, ces divers symptômes
apparaissaient
nettement. Aucun médecin n'aurait pu s'y méprendre,
aucun
traitement ne semblait capable de les guérir ni de les
atténuer.
On a
justement dit que la folie est un excès de subjectivité,
c'est-à-dire
un état où l'âme accorde trop à son labeur
intérieur,
et
pas assez aux impressions du dehors. Chez Thomas Roch, cette
indifférence
était à peu près absolue. Il ne vivait qu'en dedans
de
lui-même, en proie à une idée fixe dont l'obsession l'a=
vait
amené
là où il en était. Se produirait-il une circonstance, =
un
contrecoup
qui «l'extérioriserait», pour employer un mot assez
exact,
c'était improbable, mais ce n'était pas impossible.
Il
convient d'exposer maintenant dans quelles conditions ce
Français
a quitté la
Unis,
pourquoi le gouvernement fédéral avait jugé prudent et=
nécessaire
de l'interner dans cette maison de santé, où l'on
noterait
avec un soin minutieux tout ce qui lui échapperait
d'inconscient
au cours de ses crises.
Dix-huit
mois auparavant, le ministre de la Marine à
reçut
une demande d'audience au sujet d'une communication que
désirait
lui faire ledit Thomas Roch.
Rien
que sur ce nom, le ministre comprit ce dont il s'agissait.
Bien
qu'il sût de quelle nature serait la communication, quelles
prétentions
l'accompagneraient, il n'hésita pas, et l'audience fut
immédiatement
accordée.
En
effet, la notoriété de Thomas Roch était telle que,
soucieux
des
intérêts dont il avait charge, le ministre ne pouvait
hésiter
à
recevoir le solliciteur, à prendre connaissance des propositions
que
celui-ci voulait personnellement lui soumettre.
Thomas
Roch était un inventeur, -- un inventeur de génie.
Déjà
d'importantes
découvertes avaient mis sa personnalité assez
bruyante
en lumière. Grâce à lui, des problèmes, de pure
théorie
jusqu'alors,
avaient reçu une application pratique. Son nom était
connu
dans la science. Il occupait l'une des premières places du
monde
savant. On va voir à la suite de quels ennuis, de quels
déboires,
de quelles déceptions, de quels outrages même dont
l'abreuvèrent
les plaisantins de la presse, il en arriva à cette
période
de la folie qui avait nécessité son internement à
Healthful-House.
Sa
dernière invention concernant les engins de guerre portait le
nom
de Fulgurateur Roch. Cet appareil possédait, à l'en croire,
une
telle supériorité sur tous autres, que l'État qui s'en=
rendrait
acquéreur serait le maître absolu des continents et des
mers.
On
sait trop à quelles difficultés déplorables se heurtent
les
inventeurs,
quand il s'agit de leurs inventions, et surtout
lorsqu'ils
tentent de les faire adopter par les commissions
ministérielles.
Nombre d'exemples, -- et des plus fameux, -- sont
encore
présents à la mémoire. Il est inutile d'insister sur c=
e
point,
car ces sortes d'affaires présentent parfois des dessous
difficiles
à éclaircir. Toutefois, en ce qui concerne Thomas Roch,
il
est juste d'avouer que, comme la plupart de ses prédécesseurs=
,
il
émettait des prétentions si excessives, il cotait la valeur d=
e
son nouvel engin à des prix si inabordables qu'il devenait à peu<= o:p>
près
impossible de traiter avec lui.
Cela
tenait, -- il faut le noter aussi, -- à ce que déjà,
à propos
d'inventions
précédentes dont l'application fut féconde en
résultats,
il s'était vu exploiter avec une rare audace. N'ayant
pu en
retirer le bénéfice qu'il devait équitablement attendr=
e,
son
humeur
avait commencé à s'aigrir. Devenu défiant, il
prétendait ne
se
livrer qu'à bon escient, imposer des conditions peut-être
inacceptables,
être cru sur parole, et, dans tous les cas, il
demandait
une somme d'argent si considérable, même avant toute
expérience,
que de telles exigences parurent inadmissibles.
En
premier lieu, ce Français offrit le Fulgurateur Roch à la
France.
Il fit connaître à la commission ayant qualité pour
recevoir
sa communication en quoi elle consistait. Il s'agissait
d'une
sorte d'engin autopropulsif, de fabrication toute spéciale,
chargé
avec un explosif composé de substances nouvelles, et qui ne
produisait
son effet que sous l'action d'un déflagrateur nouveau
aussi.
Lorsque
cet engin, de quelque manière qu'il eût été
envoyé,
éclatait,
non point en frappant le but visé, mais à la distance de
quelques
centaines de mètres, son action sur les couches
atmosphériques
était si énorme, que toute construction, fort
détaché
ou navire de guerre, devait être anéantie sur une zone de
dix
mille mètres carrés. Tel était le principe du boulet
lancé par
le
canon pneumatique Zalinski, déjà expérimenté
à cette époque,
mais
avec des résultats à tout le moins centuplés.
Si donc
l'invention de Thomas Roch possédait cette puissance,
c'était
la supériorité offensive ou défensive assurée
à son pays.
Toutefois
l'inventeur n'exagérait-il pas, bien qu'il eût fait ses
preuves
à propos d'autres engins de sa façon et d'un rendement
incontestable?
Des expériences pouvaient seules le démontrer. Or,
précisément,
il prétendait ne consentir à ces expériences
qu'après
avoir
touché les millions auxquels il évaluait la valeur de son
Fulgurateur.
Il
est certain qu'une sorte de déséquilibrement s'était a=
lors
produit
dans les facultés intellectuelles de Thomas Roch. Il
n'avait
plus l'entière possession de sa cérébralité. On=
le
sentait
engagé
sur une voie qui le conduirait graduellement à la folie
définitive.
Traiter dans les conditions qu'il voulait imposer, nul
gouvernement
n'aurait pu y condescendre.
La
commission française dut rompre tout pourparler, et les
journaux,
même ceux de l'opposition radicale, durent reconnaître
qu'il
était difficile de donner suite à cette affaire. Les
propositions
de Thomas Roch furent rejetées, sans qu'on eût à
craindre,
d'ailleurs, qu'un autre État pût consentir à les
accueillir.
Avec
cet excès de subjectivité qui ne cessa de s'accroître d=
ans
l'âme
si profondément bouleversée de Thomas Roch, on ne
s'étonnera
pas
que la corde du patriotisme, peu à peu détendue, eût fi=
ni
par
ne
plus vibrer. Il faut le répéter pour l'honneur de la nature
humaine,
Thomas Roch était, à cette heure, frappé d'inconscienc=
e.
Il ne
se survivait intact que dans ce qui se rapportait
directement
à son invention. Là-dessus, il n'avait rien perdu de
sa
puissance géniale. Mais en tout ce qui concernait les détails=
les
plus ordinaires de l'existence, son affaissement moral
s'accentuait
chaque jour et lui enlevait la complète
responsabilité
de ses actes.
Thomas
Roch fut donc éconduit. Peut-être alors eût-il convenu
d'empêcher
qu'il portât son invention autre part... On ne le fit
pas,
et ce fut un tort.
Ce
qui devait arriver, arriva. Sous une irritabilité croissante,
les
sentiments de patriotisme, qui sont de l'essence même du
citoyen,
-- lequel avant de s'appartenir appartient à son pays, --
ces
sentiments s'éteignirent dans l'âme de l'inventeur
déçu. Il
songea
aux autres nations, il franchit la frontière, il oublia
l'inoubliable
passé, il offrit le Fulgurateur à l'Allemagne.
Là,
dès qu'il sut quelles étaient les exorbitantes prétent=
ions
de
Thomas
Roch, le gouvernement refusa de recevoir sa communication.
Au surplus, la Guerre venait de mettre à l'étude la fabrication<= o:p>
d'un
nouvel engin balistique et crut pouvoir dédaigner celui de
l'inventeur
français.
Alors,
chez celui-ci, la colère se doubla de haine, -- une haine
d'instinct contre l'humanité, -- surtout après que ses démarches<= o:p>
eurent
échoué vis-à-vis du Conseil de l'Amirauté de la
Grande-
Bretagne.
Comme les Anglais sont des gens pratiques, ils ne
repoussèrent
pas tout d'abord Thomas Roch, ils le tâtèrent, ils le
circonvinrent.
Thomas Roch ne voulut rien entendre. Son secret
valait
des millions, il obtiendrait ces millions, ou l'on n'aurait
pas
son secret. L'Amirauté finit par rompre avec lui.
Ce
fut dans ces conditions, alors que son trouble intellectuel
empirait
de jour en jour, qu'il fit une dernière tentative vis-à-
vis
de l'Amérique, -- dix-huit mois environ avant le début de
cette
histoire.
Les
Américains, encore plus pratiques que les Anglais, ne
marchandèrent
pas le Fulgurateur Roch, auquel ils accordaient une
valeur
exceptionnelle, étant donné la notoriété du
chimiste
français.
Avec raison, ils le tenaient pour un homme de génie, et
prirent
des mesures justifiées par son état -- quitte à
l'indemniser
plus tard dans une équitable proportion.
Comme
Thomas Roch donnait des preuves trop visibles d'aliénation
mentale, l'administration, dans l'intérêt même de son invention,<= o:p>
jugea
opportun de l'enfermer.
On le
sait, ce n'est point au fond d'un hospice de fous que fut
conduit
Thomas Roch, mais à l'établissement de Healthful-House,
qui
offrait toute garantie pour le traitement de sa maladie. Et,
cependant,
bien que les soins les plus attentifs ne lui eussent
point
manqué, le but n'avait pas été atteint jusqu'à =
ce
jour.
Encore
une fois, -- il y a lieu d'insister sur ce point, -- c'est
que
Thomas Roch, si inconscient qu'il fût, se ressaisissait
lorsqu'on
le remettait sur le champ de ses découvertes. Il
s'animait,
il parlait avec la fermeté d'un homme qui est sûr de
lui,
avec une autorité qui imposait. Dans le feu de son éloquence,=
il décrivait les qualités merveilleuses de son Fulgurateur, les<= o:p>
effets
vraiment extraordinaires qui en résulteraient. Quant à la
nature de l'explosif et du déflagrateur, les éléments qui le<= o:p>
composaient,
leur fabrication, le tour de main qu'elle
nécessitait,
il se retranchait dans une réserve dont rien n'avait
pu le
faire sortir. Une ou deux fois, au plus fort d'une crise, on
eut
lieu de croire que son secret allait lui échapper, et toutes
les
précautions avaient été prises... Ce fut en vain. Si
Thomas
Roch
ne possédait même plus le sentiment de sa propre
conservation,
du moins s'assurait-il la conservation de sa
découverte.
Le
pavillon 17 du parc de Healthful-House était entouré d'un
jardin,
ceint de haies vives, dans lequel Thomas Roch pouvait se
promener
sous la surveillance de son gardien. Ce gardien occupait
le
même pavillon que lui, couchait dans la même chambre,
l'observait
nuit et jour, ne le quittait jamais d'une heure. Il
épiait
ses moindres paroles au cours des hallucinations qui se
produisaient
généralement dans l'état intermédiaire entre la=
veille
et le sommeil, il l'écoutait jusque dans ses rêves.
Ce
gardien se nommait Gaydon. Peu de temps après la séquestratio=
n
de
Thomas Roch, ayant appris que l'on cherchait un surveillant qui
parlât
couramment la langue de l'inventeur, il s'était présent&eacut=
e;
à
Healthful-House,
et avait été accepté en qualité de gardien du
nouveau
pensionnaire.
En
réalité, ce prétendu Gaydon était un
ingénieur français nommé
Simon
Hart, depuis plusieurs années au service d'une société=
de
produits
chimiques, établie dans le New-Jersey. Simon Hart, âgé =
de
quarante
ans, avait le front large, marqué du pli de
l'observateur,
l'attitude résolue qui dénotait l'énergie jointe &agra=
ve;
la
ténacité. Très versé dans ces diverses questions
auxquelles se
rattachait
le perfectionnement de l'armement moderne, ces
inventions
de nature à en modifier la valeur, Simon Hart
connaissait
tout ce qui s'était fait en matière d'explosifs, dont
on
comptait plus de onze cents à cette époque, -- et il n'en
était
plus
à apprécier un homme tel que Thomas Roch. Croyant à la=
puissance
de son Fulgurateur, il ne doutait pas qu'il fût en
possession
d'un engin capable de changer les conditions de la
guerre
sur terre et sur mer, soit pour l'offensive, soit pour la
défensive.
Il savait que la folie avait respecté en lui l'homme de
science,
que dans ce cerveau, en partie frappé, brillait encore
une
clarté, une flamme, la flamme du génie. Alors il eut cette
pensée:
c'est que si, pendant ses crises, son secret se révélait,
cette
invention d'un Français profiterait à un autre pays que la
France.
Son parti fut pris de s'offrir comme gardien de Thomas
Roch,
en se donnant pour un Américain très exercé à
l'emploi de la
langue
française. Il prétexta un voyage en Europe, il donna sa
démission,
il changea de nom. Bref, heureusement servie par les
circonstances,
la proposition qu'il fit fut acceptée, et voilà
comment,
depuis quinze mois, Simon Hart remplissait près du
pensionnaire
de Healthful-House l'office de surveillant.
Cette
résolution témoignait d'un dévouement rare, d'un noble=
patriotisme,
car il s'agissait d'un service pénible pour un homme
de la
classe et de l'éducation de Simon Hart. Mais -- qu'on ne
l'oublie
pas -- l'ingénieur n'entendait en aucune façon dépouil=
ler
Thomas
Roch, s'il parvenait à surprendre son invention, et celui-
ci en
aurait le légitime bénéfice.
Or,
depuis quinze mois, Simon Hart, ou plutôt Gaydon, vivait ainsi
près
de ce dément, observant, guettant, interrogeant même, sans
avoir
rien gagné. D'ailleurs, il était plus que jamais convaincu
de
l'importance de la découverte de Thomas Roch. Aussi, ce qu'il
craignait,
par-dessus tout, c'était que la folie partielle de ce
pensionnaire
dégénérât en folie générale, ou qu=
'une
crise suprême
anéantît
son secret avec lui.
Telle
était la situation de Simon Hart, telle était la mission &agr=
ave;
laquelle
il se sacrifiait tout entier dans l'intérêt de son pays.
Cependant,
malgré tant de déceptions et de déboires, la sant&eacu=
te;
de
Thomas
Roch n'était pas compromise, grâce à sa constitution
vigoureuse.
La nervosité de son tempérament lui avait permis de
résister
à ces multiples causes destructives. De taille moyenne,
la
tête puissante, le front largement dégagé, le crâ=
ne
volumineux,
les
cheveux grisonnants, l'oeil hagard parfois, mais vif, fixe,
impérieux,
lorsque sa pensée dominante y faisait briller un
éclair,
une moustache épaisse sous un nez aux ailes palpitantes,
une
bouche aux lèvres serrées, comme si elles se fermaient pour n=
e
pas
laisser échapper un secret, la physionomie pensive, l'attitude
d'un
homme qui a longtemps lutté et qui est résolu à lutter
encore
--
tel était l'inventeur Thomas Roch, enfermé dans un des
pavillons
de Healthful-House, n'ayant peut-être pas conscience de
cette
séquestration, et confié à la surveillance de
l'ingénieur
Simon
Hart, devenu le gardien Gaydon.
Au
juste, qui était ce comte d'Artigas? Un Espagnol?... En somme,
son
nom semblait l'indiquer. Toutefois, au tableau d'arrière de sa
goélette
se détachait en lettres d'or le nom d'Ebba, et celui-là
est
de pure origine norvégienne. Et si l'on eût demandé
à ce
personnage
comment s'appelait le capitaine de l'Ebba: Spade,
aurait-il
répondu, et Effrondat son maître d'équipage, et
Hélim
son
maître coq, -- tous noms singulièrement disparates, qui
indiquaient
des nationalités très différentes.
Pouvait-on
déduire quelque hypothèse plausible du type que
présentait
le comte d'Artigas?... Difficilement. Si la coloration
de sa
peau, sa chevelure très noire, la grâce de son attitude
dénonçaient
une origine espagnole, l'ensemble de sa personne
n'offrait
point ces caractères de race qui sont spéciaux aux
natifs
de la péninsule ibérique.
C'était
un homme d'une taille au-dessus de la moyenne, très
robustement
constitué, âgé de quarante-cinq ans au plus. Avec sa
démarche
calme et hautaine, il ressemblait à quelque seigneur
indou
auquel se fût mêlé le sang des superbes types de la
Malaisie.
S'il n'était pas de complexion froide, du moins
s'attachait-il
à paraître tel avec son geste impérieux, sa parole
brève.
Quant à la langue dont son équipage et lui se servaient,
c'était
un de ces idiomes qui ont cours dans les îles de l'océan
Indien
et des mers environnantes. Il est vrai, lorsque ses
excursions
maritimes l'amenaient sur le littoral de l'Ancien ou du
Nouveau
Monde, il s'exprimait avec une remarquable facilité en
anglais,
ne trahissant que par un léger accent son origine
étrangère.
Ce
qu'avait été le passé du comte d'Artigas, les diverses=
péripéties
d'une existence des plus mystérieuses, ce qu'était son
présent,
de quelle source sortait sa fortune, -- évidemment
considérable
puisqu'elle lui permettait de vivre en fastueux
gentleman,
-- en quel endroit se trouvait sa résidence habituelle,
tout
au moins quel était le port d'attache de sa goélette,
personne
ne l'eût pu dire, et personne ne se fût hasardé à=
l'interroger
sur ce point, tant il se montrait peu communicatif.
Il ne
semblait pas homme à se compromettre dans une interview,
même
au profit des reporters américains.
Ce
que l'on savait de lui, c'était uniquement ce que disaient les
journaux,
lorsqu'ils signalaient la présence de l'Ebba en
quelque
port, et, en particulier, ceux de la côte orientale des
États-Unis.
Là, en effet, la goélette venait, presque à épo=
ques
fixes,
s'approvisionner de tout ce qui est indispensable aux
besoins
d'une longue navigation. Non seulement elle se
ravitaillait
en provisions de bouche, farines, biscuits,
conserves,
viande sèche et viande fraîche, boeufs et moutons sur
pied,
vins, bières et boissons alcooliques, mais aussi en
vêtements,
ustensiles, objets de luxe et de nécessaire, -- le tout
payé
de haut prix, soit en dollars, soit en guinées ou autres
monnaies
de diverses provenances.
Il
suit de là que, si l'on ne savait rien de la vie privée du
comte
d'Artigas, il n'en était pas moins fort connu dans les
divers
ports du littoral américain, depuis ceux de la presqu'île
floridienne
jusqu'à ceux de la Nouvelle-Angleterre.
Il
n'y a donc pas lieu de s'étonner que le directeur d'Healthful-
House
se fût trouvé très honoré de la demande du comte
d'Artigas,
qu'il
l'accueillît avec empressement.
C'était
la première fois que la goélette Ebba relâchait au port=
de
New-Berne. Et, sans doute, le seul caprice de son propriétaire
avait
dû l'amener à l'embouchure de la Neuze. Que serait-il venu
faire
en cette endroit?... Se ravitailler?... Non, car le
Pamplico-Sound
n'eût pas offert les ressources qu'offraient
d'autres
ports, tels que Boston, New-York, Dover, Savannah,
Wilmington
dans la Caroline du Nord, et Charleston dans la
Caroline
du Sud. En cet estuaire de la Neuze, sur le marché peu
important
de New-Berne, contre quelles marchandises le comte
d'Artigas
aurait-il pu échanger ses piastres et ses bank-notes? Ce
chef-lieu
du comté de Craven ne possède guère que cinq à =
six
mille
habitants.
Le commerce s'y réduit à l'exportation des graines, des
porcs,
des meubles, des munitions navales. En outre, quelques
semaines
avant, pendant une relâche de dix jours à Charleston, la
goélette
avait pris son complet chargement pour une destination
qu'on
ignorait, comme toujours.
Était-il
donc venu, cet énigmatique personnage, dans l'unique but
de
visiter Healthful-House?... Peut-être, et n'y avait-il rien de
surprenant
à cela, puisque cet établissement jouissait d'une très=
réelle
et très juste célébrité.
Peut-être
aussi le comte d'Artigas avait-il eu cette fantaisie de
se
rencontrer avec Thomas Roch? La notoriété universelle de
l'inventeur
français eût justifié cette curiosité.
Un
fou de génie, dont les inventions promettaient de révolutionn=
er
les
méthodes de l'art militaire moderne!
Dans
l'après-midi, ainsi que l'indiquait sa demande, le comte
d'Artigas
se présenta à la porte de Healthful-House, accompagné =
du
capitaine
Spade, le commandant de l'Ebba.
En
conformité des ordres donnés, tous deux furent admis et
conduits
dans le cabinet du directeur.
Celui-ci
fit au comte d'Artigas un accueil empressé, se mit à sa
disposition,
ne voulant laisser à personne l'honneur d'être son
cicérone,
et il reçut de sincères remerciements pour son
obligeance.
Tandis que l'on visitait les salles communes et les
habitations
particulières de l'établissement, le directeur ne
tarissait
pas sur les soins donnés aux malades, -- soins très
supérieurs,
si l'on voulait bien l'en croire, à ceux qu'ils
eussent
reçus dans leurs familles, traitements de luxe, répéta=
it-
il,
et dont les résultats avaient valu à Healthful-House un
succès
mérité.
Le
comte d'Artigas, écoutant sans se départir de son flegme
habituel,
semblait s'intéresser à cette faconde intarissable, afin
de
mieux dissimuler probablement le désir qui l'avait amené.
Cependant,
après une heure consacrée à cette promenade, crut-il
devoir
dire:
«N'avez-vous
pas, monsieur, un malade dont on a beaucoup parlé ces
derniers
temps, et qui a même contribué, dans une forte mesure, à=
;
attirer
l'attention publique sur Healthful-House?
--
C'est, je pense, de Thomas Roch que vous voulez parler,
monsieur
le comte?... demanda le directeur.
-- En
effet... de ce Français... de cet inventeur dont la raison
paraît
être très compromise...
-- Très
compromise, monsieur le comte, et peut-être est-il heureux
qu'elle
le soit! À mon avis, l'humanité n'a rien à gagner &agr=
ave;
ces
découvertes
dont l'application accroît les moyens de destruction,
trop
nombreux déjà...
--
C'est penser sagement, monsieur le directeur, et, à ce sujet,
mon
opinion est la vôtre. Le véritable progrès n'est pas de=
ce
côté,
et je regarde comme des génies malfaisants ceux qui marchent
dans
cette voie. -- Mais cet inventeur a-t-il donc perdu
entièrement
l'usage de ses facultés intellectuelles?...
--
Entièrement... non... monsieur le comte, si ce n'est en ce qui
concerne
les choses ordinaires de l'existence. À cet égard, il n'a
plus
ni compréhension ni responsabilité. Toutefois son géni=
e
d'inventeur
est resté intact, il a survécu à la
dégénérescence
mentale,
et, si l'on eût cédé à ses prétentions ho=
rs
de bon sens,
je ne
mets pas en doute qu'il fût sorti de ses mains un nouvel
engin
de guerre... dont le besoin ne se fait aucunement sentir...
--
Aucunement, monsieur le directeur, répéta le comte d'Artigas,=
que
le capitaine Spade parut approuver.
-- Du
reste, monsieur le comte, vous pourrez en juger par vous-
même.
Nous voici arrivés devant le pavillon occupé par Thomas
Roch.
Si sa claustration est très justifiée au point de vue de la
sécurité
publique, il n'en est pas moins traité avec tous les
égards
qui lui sont dus et les soins que nécessite son état. Et
puis,
à Healthful-House, il est à l'abri des indiscrets qui
pourraient
vouloir...»
Le
directeur compléta sa phrase par un hochement de tête des plus=
significatifs,
-- ce qui amena un imperceptible sourire sur les
lèvres
de l'étranger.
«Mais,
demanda le comte d'Artigas, est-ce que Thomas Roch n'est
jamais
laissé seul?...
--
Jamais, monsieur le comte, jamais. Il a près de lui en
surveillance
permanente un gardien qui parle sa langue et dont
nous
sommes absolument sûrs. Dans le cas où, d'une manière o=
u
d'une
autre, il lui échapperait quelque indication relative à sa
découverte,
cette indication serait à l'instant recueillie, et
l'on
verrait quel usage il conviendrait d'en faire.»
En ce
moment, le comte d'Artigas jeta un rapide coup d'oeil au
capitaine
Spade, lequel répondit par un geste qui semblait dire:
c'est
compris. Et, de fait, qui eût observé le capitaine pendant
cette
visite, aurait remarqué qu'il examinait avec une minutie
particulière
toute cette partie du parc entourant le pavillon 17,
les
diverses ouvertures qui y donnaient accès, -- probablement en
vue
d'un projet arrêté d'avance.
Le
jardin de ce pavillon confinait au mur d'enceinte de Healthful-
House.
À l'extérieur, ce mur fermait la base même de la collin=
e
dont
le revers s'allongeait en pente douce jusqu'à la rive droite
de la
Neuze.
Ce
pavillon n'avait qu'un rez-de-chaussée, surmonté d'une terras=
se
à
l'italienne. Le rez-de-chaussée comprenait deux chambres et une
antichambre,
avec fenêtres défendues par des barreaux de fer. De
chaque
côté de l'habitation se dressaient de beaux arbres, alors
dans
toute la splendeur de leurs frondaisons. En avant verdoyaient
de
fraîches pelouses veloutées, où ne manquaient ni les
arbrisseaux
variés, ni les fleurs éclatantes. L'ensemble
s'étendait
sur un demi-acre environ, à l'usage exclusif de Thomas
Roch,
libre d'aller à travers ce jardin sous la surveillance de
son
gardien.
Lorsque
le comte d'Artigas, le capitaine Spade et le directeur
pénétrèrent
dans cet enclos, celui qu'ils aperçurent à la porte du
pavillon
fut le gardien Gaydon.
Immédiatement,
le regard du comte d'Artigas se porta sur ce
gardien,
qu'il parut observer avec une insistance singulière, qui
ne
fut point remarquée du directeur.
Ce
n'était pas la première fois, cependant, que des étran=
gers
venaient
rendre visite à l'hôte du pavillon 17, car l'inventeur
français
passait à juste titre pour être le plus curieux
pensionnaire
de Healthful-House. Néanmoins, l'attention de Gaydon
fut
sollicitée par l'originalité du type que présentaient =
ces
deux
personnages,
dont il ignorait la nationalité. Si le nom du comte
d'Artigas
ne lui était pas inconnu, il n'avait jamais eu
l'occasion
de rencontrer ce riche gentleman pendant ses relâches
dans
les ports de l'est, et il ne savait pas que la goélette
Ebba
fût alors mouillée à l'entrée de la Neuze, au pi=
ed
de la
colline
de Healthful-House.
«Gaydon,
demanda le directeur, où est en ce moment Thomas Roch?...
--
Là, répondit le gardien, en montrant de la main un homme qui =
se
promenait
d'un pas méditatif sous les arbres en arrière du
pavillon.
-- M.
le comte d'Artigas a été autorisé à visiter
Healthful-House,
et il
n'a pas voulu repartir sans avoir vu Thomas Roch dont on n'a
que
trop parlé ces derniers temps...
-- Et
dont on parlerait bien davantage, répondit le comte
d'Artigas,
si le gouvernement fédéral n'eût pris la précaut=
ion
de
l'enfermer
dans cet établissement...
--
Précaution nécessaire, monsieur le comte.
--
Nécessaire, en effet, monsieur le directeur, et mieux vaut que
le
secret de cet inventeur s'éteigne avec lui, pour le repos du
monde.»
Après
avoir regardé le comte d'Artigas, Gaydon n'avait plus
prononcé
une seule parole, et, précédant les deux étrangers, il=
se
dirigea
vers le massif au fond de l'enclos.
Les
visiteurs n'eurent que quelques pas à faire pour se trouver en
face
de Thomas Roch.
Thomas
Roch ne les avait pas vus venir, et, lorsqu'ils furent à
courte
distance de lui, il est présumable qu'il ne remarqua point
leur
présence.
Entre
temps, le capitaine Spade, sans donner prise aux soupçons,
ne
cessait d'examiner la disposition des lieux, la place occupée
par
le pavillon 17 en cette partie inférieure du parc de
Healthful-House.
Lorsqu'il eut remonté les allées en pente, il
distingua
aisément l'extrémité d'une mâture qui pointait
au-dessus
du
mur d'enceinte. Pour reconnaître la mâture de la goélett=
e
Ebba,
il lui suffit d'un coup d'oeil, et il put s'assurer ainsi
que,
de ce côté, le mur longeait la rive droite de la Neuze.
Cependant
le comte d'Artigas observait l'inventeur français. Chez
cet
homme, vigoureux encore, -- il le reconnut, -- la santé ne
paraissait
pas avoir souffert d'une séquestration qui durait
depuis
dix-huit mois déjà. Mais son attitude bizarre, ses gestes
incohérents,
son oeil hagard, son inattention à tout ce qui se
faisait
autour de lui, ne dénotaient que trop un complet état
d'inconscience
et un abaissement profond des facultés mentales.
Thomas
Roch venait de s'asseoir sur un banc, et du bout d'une
badine
qu'il tenait à la main, il traça sur l'allée un profil=
de
fortification.
Puis, s'agenouillant, il fit de petites meules de
sable
qui figuraient évidemment des bastions. Alors, après avoir
détaché
quelques feuilles d'un arbuste voisin, il les planta sur
la
pointe des meules, comme autant de drapeaux minuscules, -- tout
cela
sérieusement, sans qu'il se fût en aucune façon
préoccupé des
personnes
qui le regardaient.
C'était
là un jeu d'enfants, mais un enfant n'aurait pas eu cette
gravité
caractéristique.
«Est-il
donc absolument fou?... demanda le comte d'Artigas, qui,
malgré
son impassibilité habituelle, parut ressentir quelque
désappointement.
-- Je
vous ai prévenu, monsieur le comte, qu'on ne pouvait rien en
obtenir,
répondit le directeur.
-- Ne
saurait-il au moins nous prêter quelque attention?...
--
L'y décider sera peut-être difficile.» Et, se retournant
vers
le
gardien: «Adressez-lui la parole, Gaydon, et peut-être, en
entendant
votre voix, viendra-t-il à vous répondre?...
-- Il
me répondra, soyez-en certain, monsieur le directeur», dit
Gaydon.
Puis, touchant son pensionnaire à l'épaule: «Thomas
Roch?...»
prononça-t-il d'un ton assez doux.
Celui-ci
releva la tête, et, de toutes les personnes présentes, il
ne
vit sans doute que son gardien, bien que le comte d'Artigas, le
capitaine
Spade qui venait de se rapprocher, et le directeur
formassent
cercle autour de lui.
«Thomas
Roch, dit Gaydon, qui s'exprimait en anglais, voici des
étrangers
désireux de vous voir... Ils s'intéressent à votre
santé...
à vos travaux...»
Ce
dernier mot fut le seul qui parut tirer l'inventeur de son
indifférence.
«Mes
travaux?...» répliqua-t-il en cette même langue anglaise=
qu'il
parlait comme sa langue originelle.
Prenant
alors un caillou entre son index et son pouce repliés,
comme
une bille entre les doigts d'un gamin, il le projeta contre
une
des meules de sable et l'abattit. Un cri de joie lui échappa.
«Par
terre!... Le bastion par terre!... Mon explosif a tout
détruit
d'un seul coup!»
Thomas
Roch s'était relevé, le feu du triomphe brillait dans ses
yeux.
«Vous
le voyez, dit le directeur en s'adressant au comte
d'Artigas,
l'idée de son invention ne l'abandonne jamais...
-- Et
mourra avec lui! affirma le gardien.
-- Ne
pourriez-vous, Gaydon, l'amener à causer de son
Fulgurateur?...
-- Si
vous m'en donnez l'ordre, monsieur le directeur...
j'essaierai...
-- Je
vous le donne, car je crois que cela peut intéresser le
comte
d'Artigas...
-- En
effet, répondit le comte d'Artigas, sans que sa froide
physionomie
laissât rien voir des sentiments qui l'agitaient.
-- Je
dois vous prévenir que je risque d'occasionner une nouvelle
crise...
fit observer le gardien.
--
Vous arrêterez la conversation lorsque vous le jugerez
convenable.
Dites à Thomas Roch qu'un étranger désire traiter avec=
lui
de l'achat de son Fulgurateur...
--
Mais ne craignez-vous pas que son secret ne lui échappe?...»
répliqua
le comte d'Artigas.
Et
cela fut dit avec tant de vivacité que Gaydon ne put retenir un
regard
de défiance dont ne parut point s'inquiéter cet
impénétrable
personnage.
«Il
n'y a rien à craindre, répondit-il, et aucune promesse
n'arrachera
son secret à Thomas Roch!... Tant qu'on ne lui aura
pas
mis dans la main les millions qu'il exige...
-- Je
ne les ai pas sur moi», répondit tranquillement le comte
d'Artigas.
Gaydon revint à son pensionnaire, et, comme la première
fois,
le touchant à l'épaule: «Thomas Roch, dit-il, voici des=
étrangers
qui se proposent d'acheter votre découverte...» Thomas
Roch
se redressa. «Ma découverte... s'écria-t-il, mon
explosif...
mon
déflagrateur?...»
Et
une animation croissante indiquait bien l'imminence de cette
crise
dont Gaydon avait parlé, et que provoquaient toujours les
questions
de ce genre.
«Combien
voulez-vous me l'acheter... combien?...» ajouta Thomas
Roch. Il n'y avait aucun inconvénient à lui promettre une somme si<= o:p>
énorme
qu'elle fût. «Combien... combien?... répétait-il.=
--
Dix millions de dollars, répondit Gaydon.
--
Dix millions?... s'écria Thomas Roch. Dix millions... un
Fulgurateur
dont la puissance est dix millions de fois supérieure
à
tout ce qu'on a fait jusqu'ici?... Dix millions... un projectile
autopropulsif
qui peut, en éclatant, étendre sa puissance
destructive
sur dix mille mètres carrés!... Dix millions... le
seul
déflagrateur capable de provoquer son explosion!... Mais
toutes
les richesses du monde ne suffiraient pas à payer le secret
de
mon engin, et plutôt que de le livrer à ce prix, je me
couperais
la langue avec les dents!... Dix millions, quand cela
vaut
un milliard... un milliard... un milliard!...»
Thomas
Roch se montrait bien l'homme auquel toute notion des
choses
faisait défaut, lorsqu'il s'agissait de traiter avec lui.
Et,
lors même que Gaydon lui eût offert dix milliards, cet
insensé
en
aurait exigé davantage.
Le
comte d'Artigas et le capitaine Spade n'avaient cessé de
l'observer
depuis le début de cette crise, -- le comte, toujours
flegmatique,
bien que son front se fût rembruni, -- le capitaine
secouant
la tête en homme qui semblait dire: Décidément, il n'y =
a
rien
à faire de ce malheureux!
Thomas
Roch, du reste, venait de s'enfuir, et il courait à travers
le
jardin, criant d'une voix étranglée par la colère:
«Des
milliards... des milliards!»
Gaydon,
s'adressant alors au directeur, lui dit:
«Je
vous avais prévenu!»
Puis,
il se mit à la poursuite de son pensionnaire, le rejoignit,
le
prit par le bras, et, sans éprouver trop de résistance, le
ramena
dans le pavillon, dont la porte fut aussitôt refermée.
Le
comte d'Artigas demeura seul avec le directeur, tandis que le
capitaine
Spade parcourait une dernière fois le jardin le long du
mur
inférieur.
«Je
n'avais point exagéré, monsieur le comte, déclara le
directeur.
Il est constant que la maladie de Thomas Roch fait
chaque
jour de nouveaux progrès. À mon avis, sa folie est
déjà
incurable.
Mît-on à sa disposition tout l'argent qu'il demande, on
n'en
pourrait rien tirer...
--
C'est probable, répondit le comte d'Artigas, et cependant, si
ses
exigences financières vont jusqu'à l'absurde, il n'en a pas
moins
inventé un engin d'une puissance pour ainsi dire infinie...
--
C'est l'opinion des personnes compétentes, monsieur le comte.
Mais
ce qu'il a découvert ne tardera pas à disparaître avec =
lui
dans
une de ces crises qui deviennent plus intenses et plus
fréquentes.
Bientôt, même, le mobile de l'intérêt, le seul qui=
semble
avoir survécu dans son âme, disparaîtra...
--
Restera peut-être le mobile de la haine!» murmura le comte
d'Artigas,
au moment où le capitaine Spade venait de le rejoindre
devant
la porte du jardin.
Une
demi-heure après, le comte d'Artigas et le capitaine Spade
suivaient
le chemin, bordé de hêtres séculaires, qui sépar=
e de
la
rive
droite de la Neuze l'établissement de Healthful-House. Tous
deux
avaient pris congé du directeur, -- celui-ci se disant très
honoré
de leur visite, ceux-là le remerciant de son bienveillant
accueil.
Une centaine de dollars, destinés au personnel de la
maison,
témoignaient des généreuses dispositions du comte
d'Artigas.
C'était, -- comment en douter? -- un étranger de la
plus
haute distinction, si c'est à la générosité que=
la
distinction
se mesure.
Sortis
par la grille qui fermait Healthful-House à mi-colline, le
comte
d'Artigas et le capitaine Spade avaient contourné le mur
d'enceinte,
dont l'élévation défiait toute tentative d'escalade.
Le
premier était pensif, et, d'ordinaire, son compagnon avait
l'habitude
d'attendre qu'il lui adressât la parole.
Le
comte d'Artigas ne s'y décida qu'au moment où, s'étant
arrêté
sur
le chemin, il put mesurer du regard la crête du mur derrière
lequel
s'élevait le pavillon 17.
«Tu
as eu le temps, demanda-t-il, de prendre une connaissance
exacte
des lieux?...
--
Exacte, monsieur le comte, répondit le capitaine Spade, en
insistant
sur le titre qu'il donnait à l'étranger.
--
Rien ne t'a échappé?...
--
Rien de ce qu'il était utile de savoir. Par sa situation
derrière
ce mur, le pavillon est facilement abordable, et, si vous
persistez
dans vos projets...
-- Je
persiste, Spade.
--
Malgré l'état mental où se trouve Thomas Roch?...
--
Malgré cet état, et si nous parvenons à l'enlever...
--
Cela, c'est mon affaire. La nuit venue, je me charge de
pénétrer
dans le parc de Healthful-House, puis dans l'enclos du
pavillon,
sans être aperçu de personne...
--
Par la grille d'entrée?...
--
Non... de ce côté.
--
Mais, de ce côté, il y a le mur, et après l'avoir franc=
hi,
comment
le repasseras-tu avec Thomas Roch, si ce fou appelle...
s'il
oppose quelque résistance... si son gardien donne l'alarme...
--
Que cela ne vous inquiète pas... Nous n'aurons qu'à entrer et
à
sortir
par cette porte.»
Le capitaine Spade montrait, à quelques pas, une étroite porte,<= o:p>
ménagée
dans le milieu de l'enceinte, qui ne servait, sans doute,
qu'aux
gens de la maison, lorsque leur service les appelait sur
les
bords de la Neuze.
«C'est
par là, reprit le capitaine Spade, que nous aurons accès
dans
le parc, et sans avoir eu la peine d'employer une échelle.
--
Cette porte est fermée...
--
Elle s'ouvrira.
--
N'y a-t-il donc pas des verrous intérieurement?...
-- Je
les ai repoussés pendant ma promenade au bas du jardin et le
directeur
n'en a rien vu...»
Le
comte d'Artigas s'approcha de la porte et dit: «Comment
l'ouvriras
tu?
-- En
voici la clé», répondit le capitaine Spade. Et il
présenta
une
clé qu'il avait retirée de la serrure, après avoir
dégagé les
verrous
de leur gâche. «On ne peut mieux, Spade, dit le comte
d'Artigas,
et il est probable que l'enlèvement ne présentera pas
trop
de difficultés. Rejoignons la goélette. Vers huit heures,
quand
il fera nuit, une des embarcations te déposera avec cinq
hommes...
--
Oui... cinq hommes, répondit le capitaine Spade. Ils suffiront
même
pour le cas où ce gardien aurait l'éveil, et qu'il fallû=
;t
se
débarrasser
de lui...
--
S'en débarrasser... répliqua le comte d'Artigas, soit... si
cela
était absolument nécessaire... Mais il est
préférable de
s'emparer
de ce Gaydon et de l'amener à bord de l'Ebba. Qui sait
s'il n'a pas déjà surpris une partie du secret de Thomas Roch?...<= o:p>
--
C'est juste.
-- Et
puis, Thomas Roch est habitué à lui, et j'entends ne rien
changer
à ses habitudes.»
Cette
réponse, le comte d'Artigas l'accompagna d'un sourire assez
significatif
pour que le capitaine Spade ne pût se méprendre sur
le
rôle réservé au surveillant de Healthful-House.
Le
plan de ce double rapt était donc arrêté, et il paraiss=
ait
avoir
toute chance de réussite. À moins que, pendant les deux
heures
de jour qui restaient encore, on ne s'aperçût que la clé=
;
manquait
à la porte du parc, que les verrous en avaient été
tirés,
le
capitaine Spade et ses hommes étaient assurés de pouvoir
pénétrer
à l'intérieur du parc de Healthful-House.
Il
convient d'observer, d'ailleurs, que, à l'exception de Thomas
Roch, soumis à une surveillance spéciale, les autres pensionnaires<= o:p>
de
l'établissement n'étaient l'objet d'aucune mesure de ce genre=
.
Ils
occupaient les pavillons ou les chambres des principaux
bâtiments
situés dans la partie supérieure du parc. Tout donnait &agrav=
e;
penser
que Thomas Roch et le gardien Gaydon, surpris isolément,
mis
dans l'impossibilité d'opposer une résistance sérieuse,
même
d'appeler
au secours, seraient victimes de cet enlèvement
qu'allait
tenter le capitaine Spade au profit du comte d'Artigas.
L'étranger
et son compagnon se dirigèrent alors vers une petite
anse
où les attendait un des canots de l'Ebba. La goélette
était
mouillée
à deux encablures, ses voiles serrées dans leurs étuis=
jaunâtres, ses vergues régulièrement apiquées, ainsi que cela se<= o:p>
fait
à bord des yachts de plaisance. Aucun pavillon ne se
déployait
au-dessus du couronnement. En tête du grand mât flottait
seulement
une légère flamme rouge que la brise de l'est, qui
tendait
à calmir, déroulait à peine.
Le
comte d'Artigas et le capitaine Spade embarquèrent dans le
canot.
Quatre avirons les eurent en quelques instants conduits à
la
goélette où ils montèrent par l'échelle
latérale.
Le
comte d'Artigas regagna aussitôt sa cabine à l'arrière,
tandis
que
le capitaine Spade se rendait à l'avant afin de donner ses
derniers
ordres.
Arrivé
près du gaillard, il se pencha au-dessus des bastingages de
tribord
et chercha du regard un objet qui surnageait à quelques
brasses.
C'était
une bouée de petit modèle, tremblotant au clapotis du
jusant
de la Neuze.
La
nuit tombait peu à peu. Vers la rive gauche de la sinueuse
rivière,
l'indécise silhouette de New-Berne commençait à se
fondre.
Les maisons se découpaient en noir sur un horizon encore
barré
d'une longue raie de feu au rebord des nuages de l'ouest. À
l'opposé,
le ciel s'estompait de quelques vapeurs épaisses. Mais
il ne
semblait pas que la pluie fût à craindre, et ces vapeurs se
maintenaient
dans les hautes zones du ciel.
Vers
sept heures, les premières lumières de New-Berne
scintillèrent
aux divers étages des maisons, tandis que les lueurs
des
bas quartiers se reflétaient en longs zigzags, vacillant à
peine
au-dessous des rives, car la brise mollissait avec le soir.
Les
barques de pêche remontaient doucement en regagnant les
criques
du port, les unes cherchant un dernier souffle avec leurs
voiles
distendues, les autres mues par leurs avirons dont le coup
sec
et rythmé se propageait au loin. Deux steamers passèrent en
lançant
des jets d'étincelles par leur double cheminée couronné=
;e
de
fumée noirâtre, battant les eaux de leurs puissantes aubes,
tandis
que le balancier de la machine s'élevait et s'abaissait au-
dessus
du spardeck, en hennissant comme un monstre marin.
À
huit heures le comte d'Artigas reparut sur le pont de la
goélette,
accompagné d'un personnage, âgé de cinquante ans
environ,
auquel il dit:
«Il
est temps, Serkö...
-- Je
vais prévenir Spade», répondit Serkö. Le capitaine=
les
rejoignit.
«Prépare-toi à partir, lui dit le comte d'Artigas.
--
Nous sommes prêts.
--
Fais en sorte que personne n'ait l'éveil à Healthful-House et=
ne
puisse se douter que Thomas Roch et son gardien ont été
conduits
à bord de l'Ebba...
--
Où on ne les trouverait pas, d'ailleurs, si l'on venait les y
chercher»,
ajouta Serkö. Et il haussa les épaules en riant de
bonne
humeur. «Néanmoins, mieux vaut ne point exciter les
soupçons»,
répondit le comte d'Artigas.
L'embarcation
était parée. Le capitaine Spade et cinq hommes y
prirent
place. Quatre d'entre eux saisirent les avirons. Le
cinquième,
le maître d'équipage Effrondat, qui devait garder le
canot,
se mit à la barre près du capitaine Spade.
«Bonne chance, Spade, s'écria Serkö en souriant, et opère sans<= o:p>
bruit,
comme un amoureux qui enlève sa belle...
--
Oui... à moins que ce Gaydon...
-- Il
nous faut Roch et Gaydon, dit le comte d'Artigas.
--
C'est compris!» répliqua le capitaine Spade.
Le
canot déborda, et les matelots le suivirent du regard jusqu'au
moment
où il disparut au milieu de l'obscurité.
Il
convient de noter qu'en attendant son retour, l'Ebba ne fit
aucun
préparatif d'appareillage. Sans doute, elle ne comptait
point quitter le mouillage de New-Berne après l'enlèvement. Et, au<= o:p>
vrai,
comment aurait-elle pu gagner la pleine mer? On ne sentait
plus
un souffle de brise, et le flot allait se faire sentir avant
une
demi-heure jusqu'à plusieurs milles en amont de la Neuze.
Aussi
la goélette ne se mit-elle pas à pic sur son ancre.
Mouillée
à deux encablures de la berge, l'Ebba aurait pu s'en
approcher
davantage et trouver encore quinze ou vingt pieds de
fond,
ce qui eût facilité l'embarquement, lorsque le canot serait
revenu
l'accoster. Mais si cette manoeuvre ne s'était pas
effectuée,
c'est que le comte d'Artigas avait eu des raisons pour
ne
point l'ordonner.
La
distance fut franchie en quelques minutes, le canot ayant passé
sans
être aperçu.
La
rive était déserte, -- désert aussi le chemin qui, sou=
s le
couvert
des grands hêtres, longeait le parc de Healthful-House.
Le
grappin, envoyé sur la berge, fut solidement assujetti. Le
capitaine
Spade et les quatre matelots débarquèrent, laissant le
maître
d'équipage à l'arrière, et ils disparurent sous l'obsc=
ure
voûte
des arbres.
Arrivés
devant le mur du parc, le capitaine Spade s'arrêta, et ses
hommes
se rangèrent de chaque côté de la porte.
Après
la précaution prise par le capitaine Spade, celui-ci n'avait
plus
qu'à introduire la clé dans la serrure, puis à repouss=
er
la
porte,
à moins toutefois qu'un des domestiques de l'établissement,
remarquant
qu'elle n'était pas fermée comme d'habitude, l'eût
verrouillée
à l'intérieur.
Dans
ce cas, l'enlèvement aurait été difficile, même =
en
admettant
qu'il
fût possible de franchir la crête du mur.
En
premier lieu, le capitaine Spade posa son oreille contre le
vantail.
Aucun
bruit de pas dans le parc, nulle allée et venue autour du
pavillon
17. Pas une feuille ne remuait aux branches des hêtres
qui
abritaient le chemin. Partout ce silence étouffé de la rase
campagne
par une nuit sans brise.
Le
capitaine Spade tira la clé de sa poche et la glissa dans la
serrure.
Le pêne joua et, sous une faible poussée, la porte
s'ouvrit
du dehors au-dedans.
Les
choses étaient donc en l'état où les avaient
laissées les
visiteurs
de Healthful-House.
Le
capitaine Spade entra dans l'enclos, après s'être assuré
que
personne
ne se trouvait au voisinage du pavillon, et les matelots
le
suivirent.
La
porte fut simplement repoussée contre le chambranle, ce qui
permettrait
au capitaine et aux matelots de s'élancer d'un pas
rapide
hors du parc.
En cette partie ombragée de hauts arbres, coupée de massifs, il<= o:p>
faisait
sombre à ce point qu'il aurait été malaisé de
distinguer
le
pavillon, si une des fenêtres n'eût brillé d'une vive
clarté.
Nul
doute que cette fenêtre fût celle de la chambre occupée =
par
Thomas
Roch et par le gardien Gaydon, puisque celui-ci quittait ni
de
jour ni de nuit le pensionnaire confié à sa surveillance. Aus=
si
le
capitaine Spade s'attendait-il à le trouver là.
Ses
quatre hommes et lui s'avancèrent prudemment, prenant garde
que
le bruit d'une pierre heurtée ou d'une branche écrasée
révélât
leur
présence. Ils gagnèrent ainsi du côté du pavillo=
n,
de manière
à
atteindre la porte latérale, près de laquelle la fenêtr=
e
s'éclairait
à travers les plis de ses rideaux.
Mais,
si cette porte était close, comment pénétrerait-on dan=
s la
chambre
de Thomas Roch? c'est ce qu'avait dû se demander le
capitaine
Spade. Puisqu'il ne possédait pas une clé qui pût
l'ouvrir,
ne serait-il pas nécessaire de casser une des vitres de
la
fenêtre, d'en faire jouer l'espagnolette d'un tour de main, de
se
précipiter dans la chambre, d'y surprendre Gaydon par une
brusque
agression, de le mettre hors d'état d'appeler à son
secours.
Et, en effet, comment procéder d'une autre façon?...
Néanmoins,
ce coup de force présentait certains dangers. Le
capitaine
Spade s'en rendait parfaitement compte, en homme auquel,
d'ordinaire,
la ruse allait mieux que la violence.
Mais
il n'avait pas le choix. L'essentiel, d'ailleurs, c'était
d'enlever
Thomas Roch, -- Gaydon par surcroît, conformément aux
intentions
du comte d'Artigas, -- et il fallait y réussir à tout
prix.
Arrivé
sous la fenêtre, le capitaine Spade se dressa sur la pointe
des
pieds, et, par un interstice des rideaux, il put du regard
embrasser
la chambre.
Gaydon
était là, près de Thomas Roch, dont la crise n'avait p=
as
encore
pris fin depuis le départ du comte d'Artigas. Cette crise
exigeait
des soins spéciaux, que le gardien donnait au malade
suivant
les indications d'un troisième personnage.
C'était
un des médecins de Healthful-House, que le directeur avait
immédiatement
envoyé au pavillon 17.
La
présence de ce médecin ne pouvait évidemment que
compliquer la
situation
et rendre l'enlèvement plus difficile.
Thomas
Roch était étendu sur une chaise longue tout habillé. =
En
ce
moment,
il paraissait assez calme. La crise, qui s'apaisait peu à
peu,
allait être suivie de quelques heures de torpeur et
d'assoupissement.
À
l'instant où le capitaine Spade s'était hissé à=
la
hauteur de la
fenêtre,
le médecin se préparait à se retirer. En prêtant=
l'oreille,
on put l'entendre affirmer à Gaydon que la nuit se
passerait
sans autre alerte, et qu'il n'aurait pas à intervenir
une seconde
fois.
Puis,
cela dit, le médecin se dirigea vers la porte, laquelle, on
ne
l'a point oublié, s'ouvrait près de cette fenêtre devan=
t
laquelle
attendaient le capitaine Spade et ses hommes. S'ils ne se
cachaient
pas, s'ils ne se blottissaient pas derrière les massifs
voisins
du pavillon, ils pouvaient être aperçus, non seulement du
docteur,
mais du gardien qui se disposait à le reconduire au-
dehors.
Avant
que tous deux eussent apparu sur le perron, le capitaine
Spade
fit un signe, et les matelots se dispersèrent, tandis que
lui
s'affalait au pied du mur.
Très
heureusement, la lampe était restée dans la chambre et il n'y=
avait
point risque d'être trahis par un jet de lumière.
Au
moment de prendre congé de Gaydon, le médecin, s'arrêta=
nt
sur
la
première marche, dit:
«Voilà
une des plus rudes attaques que notre malade ait subies!...
Il
n'en faudrait pas deux ou trois de ce genre pour qu'il perdît
le
peu de raison qui lui reste!
--
Aussi, répondit Gaydon, pourquoi le directeur n'interdit-il pas
à
tout visiteur l'entrée du pavillon?... C'est à un certain com=
te
d'Artigas,
aux choses dont il a parlé à Thomas Roch, que notre
pensionnaire
doit d'être dans l'état où vous l'avez trouvé.
--
J'appellerai là-dessus l'attention du directeur», répli=
qua
le
médecin.
Il
descendit alors les degrés du perron, et Gaydon l'accompagna
jusqu'au
fond de l'allée montante, après avoir laissé la porte =
du
pavillon
entrouverte.
Dès
que tous deux se furent éloignés d'une vingtaine de pas, le
capitaine
Spade se releva, et les matelots le rejoignirent.
Ne
fallait-il pas profiter de cette circonstance que le hasard
offrait
pour pénétrer dans la chambre, s'emparer de Thomas Roch,
alors
plongé dans un demi-sommeil, puis attendre que Gaydon fût de
retour
pour le saisir?...
Mais
dès que le gardien aurait constaté la disparition de Thomas
Roch,
il se mettrait à sa recherche, il appellerait, il donnerait
l'éveil...
Le médecin accourrait aussitôt... Le personnel de
Healthful-House
serait sur pied... Le capitaine Spade n'aurait pas
le
temps de gagner la porte de l'enceinte, de la franchir, de la
refermer
derrière lui...
Du
reste, il n'eut pas le loisir de réfléchir à ce sujet.=
Un
bruit
de
pas sur le sable indiquait que Gaydon gagnait le pavillon. Le
mieux
était de se précipiter sur lui, d'étouffer ses cris av=
ant
qu'il
eût pu donner l'alarme, de le mettre dans l'impossibilité de
se
défendre. À quatre, à cinq même, on aurait
aisément raison de
sa résistance, et on l'entraînerait hors du parc. Quant à<= o:p>
l'enlèvement
de Thomas Roch, il n'offrirait aucune difficulté,
puisque
ce malheureux dément n'aurait même pas connaissance de ce
que
l'on ferait de lui.
Cependant
Gaydon venait de tourner le massif, et se dirigeait vers
le
perron. Mais, au moment où il mettait le pied sur la première=
marche,
les quatre matelots s'abattirent sur lui, l'étendirent à
terre
sans lui avoir laissé la possibilité de pousser un cri, le
bâillonnèrent
avec un mouchoir, lui appliquèrent un bandeau sur
les
yeux, lui lièrent les bras et les jambes, et si étroitement
qu'il
fut réduit à ne plus être qu'un corps inerte.
Deux
des hommes restèrent à son côté, tandis que le
capitaine
Spade
et les autres s'introduisaient dans la chambre.
Ainsi
que le pensait le capitaine, Thomas Roch se trouvait en un
tel
état que le bruit ne l'avait même pas tiré de sa torpeu=
r.
Étendu
sur la chaise longue, les yeux clos, n'eût été sa
respiration
fortement accentuée, on aurait pu le croire mort. Il
ne
parut point indispensable de l'attacher ni de le bâillonner. Il
suffisait
que l'un des deux hommes le saisît par les pieds,
l'autre
par la tête, et ils le porteraient jusqu'à l'embarcation
gardée
par le maître d'équipage de la goélette.
C'est
ce qui fut fait en un instant.
Le
capitaine Spade quitta le dernier la chambre, après avoir eu le
soin d'éteindre la lampe et de refermer la porte. De cette façon,<= o:p>
il y
avait lieu d'admettre que l'enlèvement ne pourrait être
découvert
avant le lendemain et au plus tôt dans les premières
heures
de la matinée.
Même
manoeuvre pour le transport de Gaydon, qui s'effectua sans
difficulté.
Les deux autres hommes le soulevèrent, et, descendant
à
travers le jardin en contournant les massifs, gagnèrent vers le
mur
d'enceinte.
En
cette partie du parc, toujours déserte, l'obscurité se faisai=
t
plus
profonde. On ne voyait même plus, au revers de la colline,
les
lumières des bâtiments de la partie supérieure du parc =
et
des
autres
pavillons de Healthful-House.
Arrivé
devant la porte, le capitaine Spade n'eut que la peine de
la
tirer à lui.
Ceux
des hommes qui portaient le gardien la franchirent les
premiers.
Thomas Roch fut sorti le second aux bras des deux
autres.
Puis, le capitaine Spade passa à son tour et referma la
porte
avec cette clé qu'il se proposait de jeter dans les eaux de
la
Neuze, dès qu'il aurait rejoint l'embarcation de l'Ebba.
Personne
sur le chemin, personne sur la berge.
En
vingt pas, on retrouva le maître d'équipage Effrondat, qui
attendait,
assis contre le talus.
Thomas
Roch et Gaydon furent déposés à l'arrière du ca=
not,
dans
lequel
le capitaine Spade et ses matelots vinrent prendre place.
«Envoie
le grappin et vite», commanda le capitaine Spade au maître
d'équipage.
Celui-ci
exécuta l'ordre, puis, s'affalant le long de la berge,
embarqua
le dernier.
Les
quatre avirons frappèrent l'eau, et l'embarcation se dirigea
vers
la goélette. Un feu, en tête du mât de misaine, indiquait
son
mouillage,
et, vingt minutes avant, elle venait d'éviter sur son
ancre
avec le flot.
Deux
minutes après, le canot se trouvait rendu bord à bord avec
l'Ebba.
Le
comte d'Artigas était appuyé sur le bastingage, près d=
e
l'échelle
de coupée.
«C'est
fait, Spade?... demanda-t-il.
--
C'est fait.
--
Tous les deux?...
--
Tous les deux... le gardien et le gardé!...
--
Personne ne se doute à Healthful-House?...
--
Personne.» Il n'était pas présumable que Gaydon, les
oreilles
et
les yeux sous le bandeau, eût pu reconnaître la voix du comte
d'Artigas
et du capitaine Spade. Ce qu'il convient d'observer, au
surplus,
c'est que ni Thomas Roch ni lui ne furent immédiatement
hissés
à bord de la goélette. Il y eut des frôlements le long =
de
la
coque. Une demi-heure se passa, avant que Gaydon, qui avait
conservé
tout son sang-froid, se sentît soulevé, puis descendu à=
fond de cale. L'enlèvement étant accompli, il semblait que l'Ebba<= o:p>
n'avait
plus qu'à quitter son mouillage, afin de redescendre
l'estuaire,
à traverser le Pamplico-Sound, à donner en pleine mer.
Et,
cependant, il ne se fit à bord aucune de ces manoeuvres qui
accompagnent
l'appareillage d'un navire. N'était-il donc pas
dangereux,
pourtant, de demeurer à cette place, après le double
rapt
opéré dans la soirée? Le comte d'Artigas avait-il asse=
z
étroitement
caché ses prisonniers pour qu'ils ne pussent être
découverts,
si l'Ebba, dont la présence à proximité de
Healthful-House
devait paraître suspecte, recevait la visite des
agents
de New-Berne?...
Quoi
qu'il en soit, une heure après le retour de l'embarcation, --
sauf
les hommes de quart étendus à l'avant, -- l'équipage d=
ans
son
poste,
le comte d'Artigas, Serkö, le capitaine Spade dans leurs
cabines,
tous dormaient à bord de la goélette, immobile sur ce
tranquille
estuaire de la Neuze.
Ce
fut le lendemain seulement, et sans y mettre aucun
empressement,
que l'Ebba commença ses préparatifs. De
l'extrémité
du quai de New-Berne, on put voir, après le lavage du
pont,
l'équipage dégager les voiles de leurs étuis sous la
direction
du maître Effrondat, larguer les garcettes, parer les
drisses,
hisser les embarcations, en vue d'un appareillage.
À
huit heures du matin, le comte d'Artigas ne s'était pas encore
montré.
Son compagnon, l'ingénieur Serkö, -- ainsi le désignait-=
on
à
bord, -- n'avait pas encore quitté sa cabine. Quant au capitaine
Spade,
il s'occupait à donner aux matelots divers ordres qui
indiquaient
le départ immédiat.
L'Ebba
était un yacht remarquablement taillé pour la course,
bien
qu'il n'eût jamais figuré dans les matches de l'Amériqu=
e du
Nord
ou du Royaume-Uni. Sa mâture élevée, sa surface de voil=
ure,
la
croisure de ses vergues, son tirant d'eau qui lui assurait une
grande
stabilité même lorsqu'il se couvrait de toile, ses formes
élancées
à l'avant, fines à l'arrière, ses lignes d'eau
admirablement
dessinées, tout dénotait un navire très rapide,
très
marin,
capable de tenir par les plus gros temps.
En
effet, au plus près du vent, par forte brise, la goélette
Ebba
pouvait aisément enlever ses douze milles à l'heure.
Il
est vrai, les voiliers sont toujours soumis aux inconstances de
l'atmosphère.
Lorsque les calmes surviennent, ils doivent se
résigner
à ne plus faire route. Aussi, bien qu'ils possèdent des
qualités
nautiques supérieures à celles des steam-yachts, ils
n'ont
jamais les garanties de marche que la vapeur donne à ces
derniers.
Il
semble de là que, tout pesé, la supériorité
appartient au
navire
qui réunit les avantages de la voile et de l'hélice. Mais
telle
n'était pas, sans doute, l'opinion du comte d'Artigas,
puisqu'il
se contentait d'une goélette pour ses excursions
maritimes,
même lorsqu'il franchissait les limites de
l'Atlantique.
Ce
matin-là, le vent soufflait de l'ouest en petite brise. L'Ebba
serait
donc favorisée, d'abord pour sortir de l'estuaire de la
Neuze,
ensuite pour atteindre, à travers le Pamplico-Sound, un de
ces
inlets -- sortes de détroits -- qui établissent la
communication
entre le lac et la haute mer.
Deux
heures après, l'Ebba se balançait encore sur son ancre,
dont
la chaîne commençait à raidir avec la marée
descendante. La
goélette,
évitée de jusant, présentait son avant à
l'embouchure de
la
Neuze. La petite bouée qui, la veille, flottait par bâbord,
devait
avoir été relevée pendant la nuit, car on ne l'apercev=
ait
plus
dans le clapotis du courant.
Soudain,
un coup de canon retentit à la distance d'un mille. Une
légère
fumée couronna les batteries de la côte. Quelques
détonations
lui répondirent, envoyées par les pièces
échelonnées
sur
la chaîne des longues îles, du côté du large.
À
ce moment, le comte d'Artigas et l'ingénieur Serkö parurent sur=
le
pont.
Le
capitaine Spade vint à eux.
«Un
coup de canon... dit-il.
--
Nous l'attendions, répondit l'ingénieur Serkö, en haussa=
nt
légèrement
l'épaule.
--
Cela indique que notre opération a été découver=
te
par les gens
de
Healthful-House, reprit le capitaine Spade.
--
Assurément, répliqua l'ingénieur Serkö, et ces
détonations
signifient
l'ordre de fermer les passes.
-- En
quoi cela peut-il nous intéresser?... demanda d'un ton
tranquille
le comte d'Artigas.
-- En
rien», répondit l'ingénieur Serkö. Le capitaine Sp=
ade
avait
eu
raison de dire qu'à cette heure la disparition de Thomas Roch
et de
son gardien était connue du personnel de Healthful-House. En
effet,
au lever du jour, le médecin, qui s'était rendu au pavillon
17
pour sa visite habituelle, avait trouvé la chambre vide.
Aussitôt
prévenu, le directeur fit opérer des recherches à
l'intérieur
de l'enclos. L'enquête révéla que, si la porte du mur
d'enceinte,
dans la partie qui longe la base de la colline, était
fermée
à clé, la clé n'était plus sur la serrure, et, =
en
outre,
que
les verrous avaient été retirés de leurs gâches.
Aucun doute,
c'était
par cette porte que l'enlèvement s'était effectué pend=
ant
la
soirée ou pendant la nuit. À qui devait-il être
attribué?... À
ce
propos, impossible d'établir même une simple présomptio=
n,
ni de
soupçonner
qui que ce fût. Ce que l'on savait, c'est que, la
veille,
vers sept heures et demie du soir, un des médecins de
l'établissement
était venu voir Thomas Roth, en proie à une crise
violente.
Après lui avoir donné ses soins, l'ayant laissé dans u=
n
état
qui lui enlevait toute conscience de ses actes, il avait
quitté
le pavillon, accompagné du gardien Gaydon jusqu'au bout de
l'allée
latérale.
Que
s'était-il passé ensuite?... on l'ignorait.
La
nouvelle de ce double rapt fut envoyée télégraphiqueme=
nt
à New-
Berne,
et de là à Raleigh. Par dépêche, le gouverneur d=
e la
Caroline
du Nord donna aussitôt l'ordre de ne laisser sortir aucun
navire
du Pamplico-Sound, sans qu'il eût été l'objet d'une vis=
ite
minutieuse.
Une autre dépêche prévint le croiseur de station
Falcon
de se prêter à l'exécution de ces mesures. En même
temps,
des
prescriptions sévères furent prises à l'effet de mettr=
e en
surveillance
les villes et la campagne de toute la province.
Aussi,
en conséquence de cet arrêté, le comte d'Artigas put-il=
voir,
à deux milles dans l'est de l'estuaire, le Falcon
commencer
ses préparatifs d'appareillage. Or, pendant le temps
qui
lui serait nécessaire pour se mettre en pression, la goélette=
aurait
pu faire route sans crainte d'être poursuivie -- du moins
durant
une heure.
«Faut-il
lever l'ancre?... demanda le capitaine Spade.
--
Oui, puisque le vent est bon, mais ne marquer aucune hâte,
répondit
le comte d'Artigas.
-- Il
est vrai, ajouta l'ingénieur Serkö, les passes du Pamplico-
Sound
doivent être observées maintenant, et pas un navire ne
pourrait,
avant de gagner le large, éviter la visite de gentlemen
aussi
curieux qu'indiscrets...
--
Appareillons quand même, ordonna le comte d'Artigas. Lorsque
les
officiers du croiseur ou les agents de la douane auront
perquisitionné
à bord de l'Ebba, l'embargo sera levé pour elle,
et je
serais bien étonné si on ne lui accordait pas libre
passage...
--
Avec mille excuses, mille souhaits de bon voyage et de prompt
retour!»
répliqua l'ingénieur Serkö, dont la phrase se termina pa=
r
un
rire prolongé.
Lorsque
la nouvelle fut connue à New-Berne, les autorités se
demandèrent
d'abord s'il y avait eu fuite ou enlèvement de Thomas
Roch
et de son gardien. Comme une fuite n'aurait pu s'opérer sans
la
connivence de Gaydon, cette idée fut abandonnée. Dans la
pensée
du
directeur et de l'administration, la conduite du gardien Gaydon
ne
pouvait prêter à aucun soupçon.
Donc,
il s'agissait d'un enlèvement, et on peut imaginer quel
effet
cet événement produisit dans la ville. Quoi! l'inventeur
français,
si sévèrement gardé, avait disparu, et avec lui le
secret
de ce Fulgurateur dont personne n'avait encore pu se rendre
maître!...
Est-ce qu'il n'en résulterait pas de très graves
conséquences?...
La découverte du nouvel engin n'était-elle pas
définitivement
perdue pour l'Amérique?... À supposer que le coup
eût
été fait au profit d'une autre nation, cette nation
n'obtiendrait-elle
pas enfin de Thomas Roch, tombé en son pouvoir,
ce
que le gouvernement fédéral n'avait pu obtenir?... Et, de bon=
ne
foi,
comment admettre que les auteurs du rapt eussent agi pour le
compte
d'un simple particulier?...
Aussi,
les mesures s'étendirent-elles sur les divers comtés de la
Caroline
du Nord. Une surveillance spéciale fut organisée le long
des
routes, des railroads, autour des habitations des villes et
de la
campagne. Quant à la mer, elle allait être fermée sur t=
out
le littoral depuis Wilmington jusqu'à Norfolk. Aucun bâtiment ne<= o:p>
serait
exempté de la visite des officiers ou agents, et il devrait
être
retenu au moindre indice suspect. Et, non seulement le
Falcon
faisait ses préparatifs d'appareillage, mais quelques
steam-launches,
en réserve dans les eaux du Pamplico-Sound, se
disposaient
à le parcourir en tous sens avec injonction de
fouiller,
jusqu'à fond de cale, navires de commerce, navires de
plaisance,
barques de pêche, -- aussi bien ceux qui demeuraient à
leur
poste de mouillage que ceux qui s'apprêtaient à prendre le
large.
Et,
cependant, la goélette Ebba se mettait en mesure de lever
l'ancre.
Au total, il ne paraissait pas que le comte d'Artigas
éprouvât
le moindre souci des précautions ordonnées par
l'administration,
ni des éventualités auxquelles il serait exposé,
si
l'on trouvait à son bord Thomas Roch et le gardien Gaydon.
Vers
neuf heures, les dernières manoeuvres furent achevées.
L'équipage
de la goélette vira au cabestan. La chaîne remonta à
travers
l'écubier, et, au moment où l'ancre était à pic,
les
voiles
furent rapidement bordées.
Quelques
instants plus tard, sous ses deux focs, sa trinquette, sa
misaine,
sa grande voile et ses flèches, l'Ebba mit le cap à
l'est,
afin de doubler la rive gauche de la Neuze.
À
vingt-cinq kilomètres de New-Berne, l'estuaire se coude
brusquement,
et, sur une étendue à peu près égale, remonte v=
ers
le
nord-ouest en s'élargissant. Après avoir passé devant Croatan et<= o:p>
Havelock,
l'Ebba atteignit le coude, et fila dans la direction
du
nord en serrant le vent le long de la rive gauche. Il était
onze
heures, lorsque, favorisée par la brise, et n'ayant rencontré=
ni le
croiseur ni les steam-launches, elle évolua à la pointe de
l'île
de Sivan, au-delà de laquelle se développe le Pamplico-
Sound.
Cette
vaste surface liquide mesure une centaine de kilomètres
depuis
l'île Sivan jusqu'à l'île Roadoke. Du côté =
de
la mer
s'égrène
un chapelet de longues et étroites îles, -- autant de
digues
naturelles, qui courent sud et nord, depuis le cap Look-out
jusqu'au
cap Hatteras, et depuis ce dernier jusqu'au cap Henri, à
la
hauteur de la cité de Norfolk, située dans l'État de
Virginie,
limitrophe
de la Caroline du Nord.
Le
Pamplico-Sound est éclairé par de multiples feux, dispos&eacu=
te;s
sur
les
îlots et les îles, de manière à rendre possible la
navigation
pendant
la nuit. De là, grande facilité pour les bâtiments,
désireux
de chercher un refuge contre les houles de l'Atlantique,
et
qui sont assurés d'y trouver de bons mouillages.
Plusieurs
passes établissent la communication entre le Pamplico-
Sound
et l'océan Atlantique. Un peu en dehors des feux de l'île
Sivan,
s'ouvrent l'Ocracoke-inlet, au-delà l'Hatteras-inlet, puis,
au-dessus,
ces trois autres qui portent les noms de Logger-Head,
de
New-inlet et d'Oregon.
Il
résulte de cette disposition que la passe qui se présentait
à
la
goélette étant celle d'Ocracoke, on devait présumer qu=
e
l'Ebba
y donnerait, afin de ne pas changer ses amures.
Il
est vrai, le Falcon surveillait alors cette partie du
Pamplico-Sound,
visitant les bâtiments de commerce et les barques
de
pêche qui manoeuvraient pour sortir. Et, de fait, à cette
heure,
par une entente commune des ordres reçus de
l'administration,
chaque passe était observée par des navires de
l'État,
sans parler des batteries qui commandaient le large.
Arrivée
par le travers d'Ocracoke-inlet, l'Ebba ne chercha point
à
s'en rapprocher non plus qu'à éviter les chaloupes à
vapeur qui
évoluaient
à travers le Pamplico-Sound. Il semblait que ce yacht
de
plaisance ne voulût faire qu'une promenade matinale, et il
continua
sa marche indifférente en gagnant vers le détroit
d'Hatteras.
C'était
par cette passe, sans doute, et pour des raisons de lui
connues,
que le comte d'Artigas avait l'intention de sortir, car
sa
goélette, arrivant d'un quart, prit alors cette direction.
Jusqu'à
ce moment, l'Ebba n'avait point été accostée par les
agents
des douanes, ni par les officiers du croiseur, bien qu'elle
n'eût
rien fait pour se dérober. D'ailleurs, comment serait-elle
parvenue
à tromper leur surveillance?
L'autorité,
par privilège spécial, consentait-elle donc à lui
épargner
les ennuis d'une visite?... Estimait-on ce comte
d'Artigas
un trop haut personnage pour contrarier sa navigation,
ne
fût-ce qu'une heure?... C'eût été invraisemblable,
puisque,
tout
en le tenant pour un étranger, menant la grande existence des
favorisés
de la fortune, personne ne savait, en somme, ni qui il
était,
ni d'où il venait, ni où il allait.
La
goélette poursuivit ainsi sa route d'une allure gracieuse et
rapide
sur les eaux calmes du Pamplico-Sound. Son pavillon, -- un
croissant
d'or frappé à l'angle d'une étamine rouge, flottant
à sa
corne,
-- se déployait largement sous la brise...
Le
comte d'Artigas était assis, à l'arrière, dans un de c=
es
fauteuils
d'osier, en usage à bord des bâtiments de plaisance.
L'ingénieur
Serkö et le capitaine Spade causaient avec lui.
«Ils
ne se pressent pas de nous honorer de leur coup de chapeau,
messieurs
les officiers de la marine fédérale, fit observer
l'ingénieur
Serkö.
--
Qu'ils viennent à bord quand ils le voudront, répondit le com=
te
d'Artigas
du ton de la plus complète indifférence.
--
Sans doute, ils attendent l'Ebba à l'entrée de l'inlet
d'Hatteras,
observa le capitaine Spade.
--
Qu'ils l'attendent», conclut le riche yachtman. Et il retomba
dans
cette flegmatique insouciance qui lui était habituelle. On
devait
croire, d'ailleurs, que l'hypothèse du capitaine Spade se
réaliserait,
car il était visible que l'Ebba se dirigeait vers
l'inlet indiqué. Si le Falcon ne se déplaçait pas encore pour<= o:p>
venir
la «raisonner», il le ferait certainement lorsqu'elle se
présenterait
à l'entrée de la passe. En cet endroit, il lui serait
impossible
de se refuser à la visite prescrite, si elle voulait
sortir
du Pamplico-Sound pour atteindre la pleine mer.
Et il
ne paraissait point, au surplus, qu'elle voulût l'éviter en
aucune
façon. Est-ce donc que Thomas Roch et Gaydon étaient si
bien
cachés à bord que les agents de l'État ne pourraient l=
es
découvrir?...
Cette supposition était permise, mais peut-être le
comte
d'Artigas eût-il montré moins de confiance s'il eût su q=
ue
l'Ebba
avait été signalée d'une façon toute
spéciale au croiseur
et
aux chaloupes de douane.
En effet, la venue de l'étranger à Healthful-House n'avait fait<= o:p>
qu'attirer
l'attention sur lui. Évidemment, le directeur ne
pouvait
avoir eu aucun motif de suspecter les mobiles de sa
visite.
Cependant, quelques heures seulement après son départ, le
pensionnaire
et son surveillant avaient été enlevés, et, depuis,
personne
n'avait été reçu au pavillon 17, personne ne
s'était mis
en
rapport avec Thomas Roch. Aussi, les soupçons éveillés=
,
l'administration
se demanda-t-elle s'il ne fallait pas voir la
main
de ce personnage dans cette affaire. Une fois la disposition
des
lieux observée, les abords du pavillon reconnus, le compagnon
du
comte d'Artigas n'avait-il pu repousser les verrous de la
porte,
en retirer la clé, revenir à la nuit tombante, se glisser
à
l'intérieur
du parc, procéder à cet enlèvement dans des conditions=
relativement
faciles, puisque la goélette Ebba n'était mouillée
qu'à
deux ou trois encablures de l'enceinte?...
Or,
ces suspicions, que ni le directeur ni le personnel de
l'établissement
n'avaient éprouvées au début de l'enquête,
grandirent,
lorsqu'on vit la goélette lever l'ancre, descendre
l'estuaire
de la Neuze et manoeuvrer de façon à gagner l'une des
passes
du Pamplico-Sound.
Ce
fut donc par ordre des autorités de New-Berne que le croiseur
Falcon
et les embarcations à vapeur de la douane furent chargées
de suivre la goélette Ebba, de l'arrêter avant qu'elle eût<= o:p>
franchi
l'un des inlets, de la soumettre aux fouilles les plus
sévères,
de ne laisser inexplorée aucune partie de ses cabines, de
ses
roufs, de ses postes, de sa cale. On ne lui accorderait pas la
libre
pratique sans que la certitude fût acquise que Thomas Roch
et
Gaydon n'étaient point à bord.
Assurément,
le comte d'Artigas ne pouvait se douter que des
soupçons
particuliers se portaient sur lui, que son yacht était
spécialement
signalé aux officiers et aux agents. Mais, quand même
il
l'eût su, est-ce que cet homme de si superbe dédain, de si
hautaine
allure, eût daigné en prendre le moindre souci?...
Vers
trois heures de l'après-midi, la goélette, qui croisait &agra=
ve;
moins
d'un mille d'Hatteras-inlet, évolua de manière à conse=
rver
le
milieu de la passe.
Après
avoir visité quelques barques de pêche qui faisaient route
vers
le large, le Falcon attendait à l'entrée de l'inlet. Selon
toute
probabilité, l'Ebba n'avait pas la prétention de sortir
inaperçue,
ni de forcer de voile pour se soustraire aux formalités
qui
concernaient tous les navires du Pamplico-Sound. Ce n'était
pas un simple voilier qui aurait pu échapper à la poursuite d'un<= o:p>
bâtiment
de guerre, et si la goélette n'obéissait pas à
l'injonction
de mettre en panne, un ou deux projectiles l'y
eussent
bientôt contrainte.
En ce
moment, une embarcation, portant deux officiers et une
dizaine
de matelots, se détacha du croiseur; puis, ses avirons
bordés,
elle fila de façon à couper la route de l'Ebba.
Le
comte d'Artigas, de la place qu'il occupait à l'arrière,
regarda
insoucieusement cette manoeuvre, après avoir allumé un
cigare
de pur havane.
Lorsque
l'embarcation ne fut plus qu'à une demi-encablure, un des
hommes
se leva et agita un pavillon.
«Signal
d'arrêt, dit l'ingénieur Serkö.
-- En
effet, répondit le comte d'Artigas.
--
Ordre d'attendre...
--
Attendons.» Le capitaine Spade prit aussitôt ses dispositions
pour
mettre en panne. La trinquette, les focs et la grande voile
furent
traversés, tandis que le point de la misaine était relev&eacu=
te;,
la
barre dessous. L'erre de la goélette se cassa, et ne tarda pas
à
s'immobiliser, ne subissant plus que l'action de la mer
descendante,
qui dérivait vers la passe. Quelques coups d'aviron
amenèrent
l'embarcation du Falcon bord à bord avec l'Ebba. Une
gaffe
la crocha aux porte-haubans du grand mât. L'échelle fut
déroulée
à la coupée, et les deux officiers, suivis de huit
hommes,
montèrent sur le pont, deux matelots restant à la garde du
canot.
L'équipage de la goélette se rangea sur une ligne près=
du
gaillard
d'avant. L'officier supérieur en grade, -- un lieutenant
de
vaisseau, -- s'avança vers le propriétaire de l'Ebba, qui
venait
de se lever, et voici quelles demandes et réponses furent
échangées
entre eux:
«Cette
goélette appartient au comte d'Artigas devant qui j'ai
l'honneur
de me trouver?...
--
Oui, monsieur.
--
Elle se nomme?
--
Ebba.
-- Et
elle est commandée?...
-- Par
le capitaine Spade.
-- Sa
nationalité?...
--
Indo-malaise.»
L'officier
regarda le pavillon de la goélette, tandis que le comte
d'Artigas
ajoutait:
«Puis-je
savoir pour quel motif, monsieur, j'ai le plaisir de vous
voir
à mon bord?
--
Ordre a été donné, répondit l'officier, de visi=
ter
tous les
navires
qui sont mouillés en ce moment dans le Pamplico-Sound ou
qui
veulent en sortir.»
Il ne
crut pas devoir insister sur ce point que, plus que tout
autre
bâtiment, l'Ebba devait être soumise aux ennuis d'une
rigoureuse
perquisition.
«Vous
n'avez sans doute pas, monsieur le comte, l'intention de
vous
refuser...
--
Nullement, monsieur, répondit le comte d'Artigas. Ma goélette=
est à votre disposition depuis la pomme de ses mâts jusqu'au fond<= o:p>
de sa
cale. Je vous demanderai seulement pourquoi les navires qui
se
trouvent aujourd'hui à l'intérieur du Pamplico-Sound sont
astreints
à ces formalités?...
-- Je
ne vois aucune raison de vous laisser dans l'ignorance,
monsieur
le comte, répondit l'officier. Un enlèvement, effectué
à
Healthful-House,
vient d'être signalé au gouverneur de la
Caroline,
et l'administration veut s'assurer que ceux qui en
furent
l'objet n'ont pas été embarqués pendant la nuit...
--
Est-ce possible?... dit le comte d'Artigas, en jouant la
surprise.
Et quelles sont les personnes qui ont ainsi disparu de
Healthful-House?...
-- Un
inventeur, un fou, qui a été victime de cet attentat ainsi
que
son gardien...
-- Un
fou, monsieur!... S'agirait-il, par hasard, du Français
Thomas
Roch?...
-- De
lui-même.
-- Ce
Thomas Roch que j'ai vu hier pendant une visite à
l'établissement...
que j'ai questionné en présence du directeur...
qui a
été pris d'une violente crise au moment où nous l'avon=
s
quitté,
le capitaine Spade et moi?...»
L'officier
observait l'étranger avec une extrême attention,
cherchant
à surprendre quelque chose de suspect dans son attitude
ou
dans ses paroles.
«Cela
n'est pas croyable!» ajouta le comte d'Artigas. Et il dit
cela,
comme s'il venait d'entendre parler pour la première fois du
rapt
de Healthful-House. «Monsieur, reprit-il, je comprends ce que
doivent
être les inquiétudes de l'administration, étant
donné la
personnalité
de ce Thomas Roch, et j'approuve les mesures qui ont
été
décidées. Inutile de vous affirmer que ni l'inventeur
français
ni
son surveillant ne sont à bord de l'Ebba. Du reste, vous
pouvez
vous en assurer en visitant la goélette aussi
minutieusement
qu'il vous conviendra. -- Capitaine Spade, veuillez
accompagner
ces messieurs.» Cette réponse faite, après avoir
salué
froidement
le lieutenant du Falcon, le comte d'Artigas revint
s'asseoir
dans son fauteuil et replaça le cigare entre ses lèvres.
Les
deux officiers et les huit matelots, conduits par le capitaine
Spade,
commencèrent aussitôt leurs perquisitions. En premier lieu,
par
le capot du rouf, ils descendirent au salon d'arrière, --
salon
luxueusement aménagé, meublé, panneaux en bois
précieux,
objets
d'art de haute valeur, tapis et tentures d'étoffes de grand
prix.
Il va
sans dire que ce salon, les cabines y attenant, la chambre
du
comte d'Artigas, furent fouillés avec le soin qu'auraient
été
capables
d'y apporter les agents les plus expérimentés de la
police.
Le capitaine Spade se prêtait d'ailleurs à ces recherches,
ne
voulant pas que les officiers pussent conserver le moindre
soupçon
à l'égard du propriétaire de l'Ebba.
Après
le salon et les chambres de l'arrière, on passa dans la
salle
à manger, richement ornée. On fouilla les offices, la
cuisine,
et, sur l'avant, les cabines du capitaine Spade et du
maître
d'équipage, puis le poste des hommes, sans que ni Thomas
Roch
ni Gaydon eussent été découverts.
Restait
alors la cale et ses divers aménagements, qui exigeaient
une
très précise perquisition. Aussi, lorsque les panneaux furent=
relevés,
le capitaine Spade dut-il faire allumer deux fanaux afin
de
faciliter la visite.
Cette
cale ne contenait que des caisses à eau, des provisions de
toute
sorte, des barriques de vin, des pipes d'alcool, des fûts de
gin,
de brandevin et de whisky, des tonneaux de bière, un stock de
charbon,
le tout en abondance, comme si la goélette eût ét&eacut=
e;
pourvue
pour un long voyage. Entre les vides de cette cargaison,
les
matelots américains se glissèrent jusqu'au vaigrage
intérieur,
jusqu'à
la carlingue, s'introduisant dans les interstices des
ballots
et des sacs... Ils en furent pour leur peine.
Évidemment,
c'était à tort que le comte d'Artigas avait pu être
soupçonné
d'avoir pris part à l'enlèvement du pensionnaire de
Healthful-House
et de son gardien.
Cette
perquisition, qui dura deux heures environ, se termina sans
avoir
donné aucun résultat.
À
cinq heures et demie, les officiers et les hommes du Falcon
remontèrent
sur le pont de la goélette, après avoir
consciencieusement
opéré à l'intérieur et acquis l'absolue
certitude
que ni Thomas Roch ni Gaydon ne s'y trouvaient. À
l'extérieur,
ils visitèrent inutilement le gaillard d'avant et les
embarcations.
Leur conviction fut donc que l'Ebba avait été
suspectée
par erreur.
Les
deux officiers n'avaient plus alors qu'à prendre congé du
comte
d'Artigas, et ils s'avancèrent vers lui.
«Vous nous excuserez de vous avoir dérangé, monsieur le comte, dit<= o:p>
le
lieutenant.
--
Vous ne pouviez qu'obéir aux ordres dont l'exécution vous
était
confiée,
messieurs...
-- Ce
n'était d'ailleurs qu'une simple formalité», crut devoi=
r
ajouter
l'officier. Le comte d'Artigas, par un léger mouvement de
tête,
indiqua qu'il voulait bien admettre cette réponse.
«Je vous avais affirmé, messieurs, que je n'étais pour rien dans<= o:p>
cet
enlèvement...
--
Nous n'en doutons plus, monsieur le comte, et il ne nous reste
qu'à
rejoindre notre bord.
--
Comme il vous plaira. -- La goélette Ebba a-t-elle maintenant
libre
passage?...
--
Assurément.
-- Au
revoir, messieurs, au revoir, car je suis un habitué de ce
littoral,
et je ne tarderai pas à y revenir. J'espère qu'à mon
retour
vous aurez découvert l'auteur de ce rapt et
réintégré
Thomas
Roch à Healthful-House. Ce résultat est à désir=
er
dans
l'intérêt
des États-Unis, et j'ajouterai dans l'intérêt de
l'humanité.»
Ces
paroles prononcées, les deux officiers saluèrent courtoisemen=
t
le
comte d'Artigas, qui répondit par un léger mouvement de
tête.
Le
capitaine Spade les accompagna jusqu'à la coupée, et, suivis =
de
leurs
matelots, ils rallièrent le croiseur, qui les attendait à
deux
encablures.
Sur
un signe du comte d'Artigas, le capitaine Spade commanda de
rétablir
la voilure, telle qu'elle était avant que la goélette eû=
;t
mis
en panne. La brise avait fraîchi, et, d'une rapide allure,
l'Ebba
se dirigea vers l'inlet d'Hatteras.
Une
demi-heure après, la passe franchie, le yacht naviguait en
pleine
mer.
Pendant
une heure, le cap fut maintenu vers l'est-nord-est. Mais,
ainsi
que cela se produit d'habitude, la brise, qui venait de
terre,
ne se faisait plus sentir à quelques milles du littoral.
L'Ebba,
encalminée, les voiles battant sur les mâts, l'action du
gouvernail
nulle, demeura stationnaire à la surface d'une mer que
ne
troublait pas le moindre souffle.
Il
semblait, dès lors, que la goélette serait dans
l'impossibilité
de
continuer sa route de toute la nuit.
Le
capitaine Spade était resté en observation à l'avant.
Depuis la
sortie
de l'inlet, son regard ne cessait de se porter tantôt à
bâbord,
tantôt à tribord, comme s'il eût essayé d'apercev=
oir
quelque
objet flottant dans ces parages.
En ce
moment, il cria d'une voix forte:
«À
carguer tout!»
En
exécution de cet ordre, les matelots s'empressèrent de largue=
r
les
drisses, et les voiles abattues furent serrées sur les
vergues,
sans que l'on prît soin de les recouvrir de leurs étuis.
L'intention
du comte d'Artigas était-elle d'attendre le retour de
l'aube
à cette place, en même temps que la brise du matin? Mais il
est
rare que l'on ne demeure pas sous voiles afin d'utiliser les
premiers
souffles favorables.
Le
canot fut mis à la mer, et le capitaine Spade y descendit
accompagné
d'un matelot qui le dirigea à la godille vers un objet
surnageant
à une dizaine de toises de bâbord.
Cet
objet était une petite bouée semblable à celle qui
flottait
sur
les eaux de la Neuze, alors que l'Ebba stationnait près de
la
berge de Healthful-House.
Dès
que cette bouée eut été relevée ainsi qu'une am=
arre
qui y
était
fixée, le canot la transporta sur l'avant de la goélette.
Au
commandement du maître d'équipage, une remorque, envoyé=
e du
bord,
fut rattachée à la première amarre. Puis le capitaine
Spade
et le
matelot remontèrent sur le pont de la goélette, aux
portemanteaux
de laquelle on hissa le canot.
Presque
aussitôt, la remorque se tendit, et l'Ebba, à sec de
toile,
prit direction vers l'est avec une vitesse qui ne pouvait
être
inférieure à une dizaine de milles.
La
nuit était close, et les feux du littoral américain eurent
bientôt
disparu dans les brumes de l'horizon.
(Notes
de l'ingénieur Simon Hart.)
Où
suis-je?... Que s'est-il passé depuis cette agression soudaine,
dont
j'ai été victime à quelques pas du pavillon?...
Je
venais de quitter le docteur, j'allais gravir les marches du
perron,
rentrer dans la chambre, en fermer la porte, reprendre mon
poste
près de Thomas Roch, lorsque plusieurs hommes m'ont assailli
et
terrassé?... Qui sont-ils?... Je n'ai pu les reconnaître, ayan=
t
les
yeux bandés... Je n'ai pu appeler au secours, ayant un bâillon=
sur la bouche... Je n'ai pu résister, car ils m'avaient lié bras<= o:p>
et
jambes... Puis, en cet état, j'ai senti qu'on me soulevait, que
l'on
me transportait l'espace d'une centaine de pas... que l'on me
hissait...
que l'on me descendait... que l'on me déposait...
Où?...
où?...
Et
Thomas Roch, qu'est-il devenu?... Est-ce à lui qu'on en voulait
plutôt
qu'à moi?... Hypothèse infiniment probable. Pour tous, je
n'étais
que le gardien Gaydon, non l'ingénieur Simon Hart, dont la
véritable
qualité, la véritable nationalité n'ont jamais donn&ea=
cute;
prise
au soupçon, et pourquoi aurait-on tenu à s'emparer d'un
simple
surveillant d'hospice?...
Il y
a donc eu enlèvement de l'inventeur français, cela ne fait
pas
doute... Si on l'a arraché de Healthful-House, n'est-ce pas
avec
l'espérance de lui tirer ses secrets?...
Mais
je raisonne dans la supposition que Thomas Roch a disparu
avec
moi... Cela est-il?... Oui... cela doit être... cela est...
Je ne
puis hésiter à cet égard... Je ne suis pas entre les m=
ains
de
malfaiteurs qui n'auraient eu que le projet de voler... Ils
n'eussent
pas agi de la sorte... Après m'avoir mis dans
l'impossibilité
d'appeler, m'avoir jeté dans un coin du jardin au
milieu
d'un massif... après avoir enlevé Thomas Roch, ils ne
m'auraient
pas renfermé... où je suis maintenant...
Où?...
C'est l'invariable question que, depuis quelques heures, je
ne
parviens pas à résoudre.
Quoi
qu'il en soit, me voici lancé dans une extraordinaire
aventure,
qui se terminera... De quelle façon, je l'ignore... je
n'ose
même en prévoir le dénouement. En tout cas, mon intenti=
on
est
d'en fixer, minute par minute, les moindres circonstances dans
ma
mémoire, puis, si cela est possible, de consigner par écrit m=
es
impressions
quotidiennes... Qui sait ce que me réserve l'avenir,
et
pourquoi ne finirais-je pas, dans les nouvelles conditions où
je me
trouve, par découvrir le secret du Fulgurateur Roch?... Si
je
dois être délivré un jour, il faut qu'on le connaisse, =
ce
secret,
et que l'on sache aussi quel est l'auteur ou quels sont
les
auteurs de ce criminel attentat dont les conséquences peuvent
être
si graves!
J'en reviens sans cesse à cette question, espérant qu'un incident<= o:p>
se
chargera d'y répondre:
Où
suis-je?...
Reprenons
les choses dès le début.
Après
avoir été transporté à bras hors de
Healthful-House, j'ai
senti
que l'on me déposait, sans brutalité, d'ailleurs, sur les
bancs
d'une embarcation qui a donné la bande, -- un canot, sans
doute,
et de petite dimension...
À
ce premier balancement en a succédé presque aussitôt un
autre, -
- ce
que j'attribue à l'embarquement d'une seconde personne. Dès
lors
puis-je douter qu'il s'agit de Thomas Roch?... Lui, on n'aura
pas
eu à prendre la précaution de le bâillonner, de lui voi=
ler
les
yeux,
de lui attacher les pieds et les mains. Il devait encore
être
dans un état de prostration qui lui interdisait toute
résistance,
toute conscience de l'acte attentatoire dont il était
l'objet.
La preuve que je ne me trompe pas, c'est qu'une odeur
caractéristique
d'éther s'est introduite sous mon bâillon. Or,
hier,
avant de nous quitter, le docteur avait administré quelques
gouttes
d'éther au malade, et, -- je me le rappelle, -- un peu de
cette
substance, si prompte à se volatiliser, était tombée s=
ur
ses
vêtements,
alors qu'il se débattait au paroxysme de sa crise.
Donc,
rien d'étonnant à ce que cette odeur eût persisté=
;,
ni que
mon
odorat en ait été affecté sensiblement. Oui... Thomas =
Roch
était
là, dans ce canot, étendu près de moi... Et si j'eusse=
tardé
de
quelques minutes à regagner le pavillon, je ne l'y aurais pas
retrouvé...
J'y
songe... pourquoi faut-il que ce comte d'Artigas ait eu la
malencontreuse
fantaisie de visiter Healthful-House? Si mon
pensionnaire n'avait pas été mis en sa présence, rien de tout cela<= o:p>
ne
serait arrivé. De lui avoir parlé de ses inventions a
déterminé
chez
Thomas Roch cette crise d'une exceptionnelle violence. Le
premier
reproche revient au directeur, qui n'a pas tenu compte de
mes
avertissements...
S'il
m'eût écouté, le médecin n'aurait pas
été appelé à donner ses
soins
à mon pensionnaire, la porte du pavillon aurait été cl=
ose,
et le
coup eût manqué...
Quant
à l'intérêt que peut présenter l'enlèveme=
nt
de Thomas Roch,
soit
au profit d'un particulier, soit au profit de l'un des États
de
l'Ancien Continent, inutile d'insister à ce sujet. Là-dessus,=
ce me
semble, je dois être pleinement rassuré. Personne ne pourra
réussir
là où j'ai échoué depuis quinze mois. Au
degré
d'affaissement
intellectuel où mon compatriote est réduit, toute
tentative
pour lui arracher son secret sera sans résultat. Au
vrai,
son état ne peut plus qu'empirer, sa folie devenir absolue,
même
sur les points où sa raison est restée intacte jusqu'à=
ce
jour.
Somme
toute, il ne s'agit pas de Thomas Roch en ce moment, il
s'agit
de moi, et voici ce que je constate.
À
la suite de quelques balancements assez vifs, le canot s'est mis
en
mouvement sous la poussée des avirons. Le trajet n'a duré
qu'une
minute à peine. Un léger choc s'est produit. À coup
sûr,
l'embarcation,
après avoir heurté une coque de navire, s'est
rangée
contre. Il s'est fait une certaine agitation bruyante. On
parlait,
on commandait, on manoeuvrait... Sous mon bandeau, sans
rien
comprendre, j'ai perçu un murmure confus de voix, qui a
continué
pendant cinq à six minutes...
La
seule pensée qui ait pu me venir à l'esprit, c'est qu'on alla=
it
me
transborder du canot sur le bâtiment auquel il appartient,
m'enfermer
à fond de cale jusqu'au moment où ledit bâtiment serait=
en
pleine mer. Tant qu'il naviguera sur les eaux du Pamplico-
Sound,
il est évident qu'on ne laissera ni Thomas Roch ni son
gardien
paraître sur le pont...
En effet, toujours bâillonné, on m'a saisi par les jambes et les<= o:p>
épaules.
Mon impression a été, non point que des bras me
soulevaient
au-dessus du bastingage d'un bâtiment, mais qu'ils
m'affalaient
au contraire... Était-ce pour me lâcher... me
précipiter
à l'eau, afin de se débarrasser d'un témoin
gênant?...
Cette idée m'a traversé un instant l'esprit, un frisson d'angoisse<= o:p>
m'a
couru de la tête aux pieds... Instinctivement, j'ai pris une
large
respiration, et ma poitrine s'est gonflée de cet air qui ne
tarderait
peut-être pas à lui manquer...
Non!
on m'a descendu avec de certaines précautions sur un plancher
solide,
qui m'a donné la sensation d'une froideur métallique.
J'étais
couché en long. À mon extrême surprise, les liens qui
m'entravaient
avaient été relâchés. Les piétinements ont
cessé
autour
de moi. Un instant après, j'ai entendu le bruit sonore
d'une
porte qui se refermait...
Me
voici... Où?... Et d'abord, suis-je seul?... J'arrache le
bâillon
de ma bouche et le bandeau de mes yeux...
Tout
est noir, profondément noir. Pas le plus mince rayon de
clarté,
pas même cette vague perception de lumière que conserve la
prunelle
dans les chambres closes hermétiquement...
J'appelle...
j'appelle à plusieurs reprises... Aucune réponse. Ma
voix
est étouffée, comme si elle traversait un milieu impropre
à
transmettre
des sons.
En
outre, l'air que je respire est chaud, lourd, épaissi, et le
jeu
de mes poumons va devenir difficile, impossible, si cet air
n'est
pas renouvelé...
Alors,
en étendant les bras, voici ce qu'il m'est permis de
reconnaître
au toucher:
J'occupe
un compartiment à parois de tôle, qui ne mesure pas plus
de
trois à quatre mètres cubes. Lorsque je promène ma main
sur ces
tôles,
je constate qu'elles sont boulonnées comme les cloisons
étanches
d'un navire.
En
fait d'ouverture, il me semble que sur l'une des parois se
dessine
le cadre d'une porte, dont les charnières excèdent la
cloison
de quelques centimètres. Cette porte doit s'ouvrir du
dehors
en dedans, et c'est par là sans doute que l'on m'a
introduit
à l'intérieur de cet étroit compartiment.
Mon
oreille collée contre la porte, je n'entends aucun bruit. Le
silence
est aussi absolu que l'obscurité, -- silence bizarre,
troublé
seulement, lorsque je remue, par la sonorité du plancher
métallique.
Rien de ces rumeurs sourdes qui règnent d'habitude à
bord
des navires, ni le vague frôlement du courant le long de sa
coque,
ni le clapotis de la mer qui lèche sa carène. Rien non plus
de ce
bercement qui eût dû se produire, car, dans l'estuaire de la
Neuze,
la marée détermine toujours un mouvement ondulatoire tr&egrav=
e;s
sensible.
Mais,
en réalité, ce compartiment où je suis emprisonn&eacut=
e;
appartient-il
à un navire?... Puis-je affirmer qu'il flotte à la
surface
des eaux de la Neuze, bien que j'aie été transporté pa=
r
une
embarcation dont le trajet n'a duré qu'une minute?... En
effet,
pourquoi ce canot, au lieu de rejoindre un bâtiment
quelconque
qui l'attendait au pied de Healthful-House, n'aurait-il
point
rallié un autre point de la rive?... Et, dans ce cas, ne
serait-il
pas possible que j'eusse été déposé à te=
rre,
au fond
d'une
cave?... Cela expliquerait cette immobilité complète du
compartiment.
Il est vrai, il y a ces cloisons métalliques, ces
tôles
boulonnées, et aussi cette vague émanation saline répa=
ndue
autour
de moi -- cette odeur sui generis, dont l'air est
généralement
imprégné à l'intérieur des navires, et sur la
nature
de
laquelle je ne puis me tromper...
Un
intervalle de temps que j'estime à quatre heures s'est
écoulé
depuis
mon incarcération. Il doit donc être près de minuit. Va=
is-
je
rester ainsi jusqu'au matin?... Il est heureux que j'aie dîné
à
six
heures, suivant les règlements de Healthful-House. Je ne
souffre
pas de la faim, et je suis plutôt pris d'une forte envie
de
dormir. Cependant, j'aurai, je l'espère, l'énergie de
résister
au
sommeil... Je ne me laisserai pas y succomber... Il faut me
ressaisir
à quelque chose du dehors... À quoi?... Ni son ni
lumière ne pénètrent dans cette boite de tôle... Attendons!...<= o:p>
Peut-être,
si faible qu'il soit, un bruit arrivera-t-il à mon
oreille?...
Aussi est-ce dans le sens de l'ouïe que se concentre
toute
ma puissance vitale... Et puis, je guette toujours, -- en
cas
que je ne serais pas sur la terre ferme, -- un mouvement, une
oscillation,
qui finira par se faire sentir... En admettant que le
bâtiment
soit encore mouillé sur ses ancres, il ne peut tarder à
appareiller...
ou... alors... je ne comprendrais plus pourquoi on
nous
aurait enlevés, Thomas Roch et moi...
Enfin...
ce n'est point une illusion... Un léger roulis me berce
et me
donne la certitude que je ne suis point à terre... bien
qu'il
soit peu sensible, sans choc, sans à-coups... C'est plutôt
une
sorte de glissement à la surface des eaux...
Réfléchissons
avec sang-froid. Je suis à bord d'un des navires
mouillés
à l'embouchure de la Neuze, et qui attendait sous voile
ou
sous vapeur le résultat de l'enlèvement. Le canot m'y a
transporté;
mais, je le répète, je n'ai point eu la sensation
qu'on
me hissait par-dessus des bastingages... Ai-je donc été
glissé
à travers un sabord percé dans la coque? Peu importe,
après
tout!
Que l'on m'ait ou non descendu à fond de cale, je suis sur
un
appareil flottant et mouvant...
Sans
doute, la liberté me sera bientôt rendue, ainsi qu'à Th=
omas
Roch,
-- en admettant qu'on l'ait enfermé avec autant de soin que
moi.
Par liberté, j'entends la faculté d'aller à ma convena=
nce
sur
le
pont de ce bâtiment. Toutefois, ce ne sera pas avant quelques
heures,
car il ne faut pas que nous puissions être aperçus. Donc,
nous
ne respirerons l'air du dehors qu'à l'heure où le bâtim=
ent
aura
gagné la pleine mer. Si c'est un navire à voiles, il aura
dû
attendre
que la brise s'établisse, -- cette brise qui vient de
terre
au lever du jour et favorise la navigation sur le Pamplico-
Sound.
Il est vrai, si c'est un bateau à vapeur...
Non!...
À bord d'un steamer se propagent inévitablement des
exhalaisons
de houille, de graisses, des odeurs échappées des
chambres
de chauffe qui seraient arrivées jusqu'à moi... Et puis,
les
mouvements de l'hélice ou des aubes, les trépidations des
machines,
les à-coups des pistons, je les eusse ressentis...
En
somme, le mieux est de patienter. Demain seulement, je serai
extrait
de ce trou. D'ailleurs, si l'on ne me rend pas la liberté,
on
m'apportera quelque nourriture. Quelle apparence y a-t-il que
l'on
veuille me laisser mourir de faim?... Il eût été plus
expéditif
de m'envoyer au fond de la rivière et de ne point
m'embarquer...
Une fois au large, qu'y a-t-il à craindre de
moi?...
Ma voix ne pourra plus se faire entendre... Quant à mes
réclamations,
inutiles, à mes récriminations, plus inutiles
encore!
Et
puis, que suis-je pour les auteurs de cet attentat?... Un
simple
surveillant d'hospice, un Gaydon sans importance...
C'est
Thomas Roch qu'il s'agissait d'enlever de Healthful-House...
Moi... je n'ai été pris que par surcroît... parce que je suis<= o:p>
revenu
au pavillon à cet instant...
Dans
tous les cas, quoi qu'il arrive, quels que soient les gens
qui
ont conduit cette affaire, en quelque lieu qu'ils m'emmènent,
je
m'en tiens à cette résolution: continuer à jouer mon
rôle de
gardien.
Personne, non! personne ne soupçonnera que, sous l'habit
de
Gaydon, se cache l'ingénieur Simon Hart. À cela, deux
avantages:
d'abord, on ne se défiera pas d'un pauvre diable de
surveillant,
et, en second lieu, peut-être pourrai-je pénétrer les
mystères
de cette machination et les mettre à profit, si je
parviens
à m'enfuir...
Où
ma pensée s'égare-t-elle?... Avant de prendre la fuite,
attendons
d'être arrivé à destination. Il sera temps de songer
à
s'évader,
si quelque occasion se présente... Jusque-là,
l'essentiel
est qu'on ne sache pas qui je suis, et on ne le saura
pas.
Maintenant,
certitude complète à cet égard, nous sommes en cours
de
navigation. Toutefois, je reviens sur ma première idée. Non!.=
..
le
navire qui nous emporte, s'il n'est pas un steamer, ne doit pas
être
non plus un voilier. Il est incontestablement poussé par un
puissant
engin de locomotion. Que je n'entende point ces bruits
spéciaux
des machines à vapeur, quand elles actionnent des hélices
ou
des roues, d'accord; que ce navire ne soit pas ébranlé sous l=
e
va-et-vient
des pistons dans les cylindres, je suis forcé de
l'admettre.
C'est plutôt qu'un mouvement continu et régulier, une
sorte
de rotation directe qui se communique au propulseur, quel
qu'il
puisse être. Aucune erreur n'est possible: le bâtiment est
mu
par un mécanisme particulier... Lequel?...
S'agirait-il
d'une de ces turbines dont on a parlé depuis quelque
temps,
et qui, manoeuvrées à l'intérieur d'un tube immerg&eac=
ute;,
sont
destinées
à remplacer les hélices, utilisant mieux qu'elles la
résistance
de l'eau et imprimant une vitesse plus considérable?...
Encore
quelques heures, et je saurai à quoi m'en tenir sur ce
genre
de navigation, qui semble s'opérer dans un milieu
parfaitement
homogène.
D'ailleurs,
-- effet non moins extraordinaire, -- les mouvements
de
roulis et de tangage ne sont aucunement sensibles. Or, comment
se
fait-il que le Pamplico-Sound soit dans un tel état de
tranquillité?...
Rien que les courants de mer montante et
descendante
suffisent d'ordinaire à troubler sa surface.
Il
est vrai, peut-être le flot est-il étale à cette heure,=
et,
je
m'en
souviens, la brise de terre était tombée hier avec le soir.
N'importe!
Cela me paraît inexplicable, car un bâtiment, mû par un
propulseur,
quelle que soit sa vitesse, éprouve toujours des
oscillations
dont je ne puis saisir le plus léger indice.
Voilà
de quelles pensées obsédantes ma tête est maintenant
remplie!
Malgré une pressante envie de dormir, malgré la torpeur
qui
m'envahit au milieu de cette atmosphère étouffante, j'ai
résolu
de ne point m'abandonner au sommeil. Je veillerai jusqu'au
jour,
et encore ne fera-t-il jour pour moi qu'au moment où ce
compartiment
recevra la lumière extérieure. Et, peut-être ne
suffira-t-il
pas que la porte s'ouvre, et faudra-t-il qu'on me
sorte
de ce trou, qu'on me ramène sur le pont...
Je m'accote à l'un des angles des cloisons, car je n'ai pas même<= o:p>
un
banc pour m'asseoir. Mais, comme mes paupières sont alourdies,
comme je me sens en proie à une sorte de somnolence, je me relève.<= o:p>
La
colère me prend, je frappe les parois du poing, j'appelle... En
vain
mes mains se meurtrissent contre les boulons des tôles, et
mes
cris ne font venir personne.
Oui!...
cela est indigne de moi. Je me suis promis de me modérer,
et
voilà que, dès le début, je perds la possession de
moi-même, et
me
conduis en enfant...
Il
est de toute certitude que l'absence de tangage et de roulis
prouve
au moins que le navire n'a pas encore atteint la pleine
mer. Est-ce
que, au lieu de traverser le Pamplico-Sound, il aurait
remonté
le cours de la Neuze?... Non! Pourquoi s'enfoncerait-il au
milieu
des territoires du comté?... Si Thomas Roch a été
enlevé de
Healthful-House,
c'est que ses ravisseurs avaient l'intention de
l'entraîner
hors des États-Unis, -- probablement dans une île
lointaine
de l'Atlantique, ou sur un point quelconque de l'Ancien
Continent.
Donc, ce n'est pas la Neuze, de cours peu étendu, que
remonte
notre appareil marin... Nous sommes sur les eaux du
Pamplico-Sound,
qui doit être au calme blanc.
Soit!
lorsque le navire aura pris le large, il ne pourra échapper
aux
oscillations de la houle, qui, même alors que la brise est
tombée,
se fait toujours sentir pour les bâtiments de moyenne
grandeur.
À moins d'être à bord d'un croiseur ou d'un
cuirassé...
et ce
n'est pas le cas, j'imagine!
En ce
moment, il me semble bien... En effet... je ne me trompe
pas...
Un bruit se produit à l'intérieur... un bruit de pas... Ces
pas
se rapprochent de la cloison de tôle, dans laquelle est percée=
la
porte du compartiment... Ce sont des hommes de l'équipage, sans
doute...
Cette porte va-t-elle s'ouvrir enfin?... J'écoute... Des
gens
parlent, et j'entends leur voix... mais je ne puis les
comprendre...
Ils se servent d'une langue qui m'est inconnue...
J'appelle...
je crie... Pas de réponse!
Il
n'y a donc qu'à attendre, attendre, attendre! Ce mot-là, je m=
e
le
répète, et il bat dans ma pauvre tête comme le battant
d'une
cloche!
Essayons
de calculer le temps qui s'est écoulé.
En
somme, je ne puis pas l'évaluer à moins de quatre ou cinq
heures
depuis que le navire s'est mis en marche. À mon estime,
minuit
est passé. Par malheur, ma montre ne peut me servir au
milieu
de cette profonde obscurité.
Or,
si nous naviguons depuis cinq heures, le navire est
actuellement
en dehors du Pamplico-Sound, qu'il en soit sorti par
l'Ocracoke-inlet
ou par l'Hatteras-inlet. J'en conclus qu'il doit
être
au large du littoral -- d'un bon mille au moins... Et,
cependant,
je ne ressens rien de la houle du large...
C'est
là l'inexplicable, c'est là l'invraisemblable... Voyons...
Est-ce
que je me suis trompé?... Est-ce que j'ai été dupe d'u=
ne
illusion?...
Ne suis-je point renfermé à fond de cale d'un
bâtiment
en marche?...
Une
nouvelle heure vient de s'écouler, et, soudain, les
trépidations
des machines ont cessé... Je me rends parfaitement
compte
de l'immobilité du navire qui m'emporte... Était-il donc
rendu
à destination?... Dans ce cas, ce ne pourrait être que dans
un
des ports du littoral, au nord ou au sud du Pamplico-Sound...
Mais
quelle apparence que Thomas Roch, arraché de Healthful-House,
ait
été ramené en terre ferme?... L'enlèvement ne
pourrait tarder
à
être connu, et ses auteurs s'exposeraient à être
découverts par
les
autorités de l'Union...
D'ailleurs,
si le bâtiment est actuellement au mouillage, je vais
entendre
le bruit de la chaîne à travers l'écubier, et, quand il=
viendra
à l'appel de son ancre, une secousse se produira, -- une
secousse
que je guette... que je reconnaîtrai... Cela ne saurait
tarder
de quelques minutes.
J'attends...
j'écoute...
Un
morne et inquiétant silence règne à bord... C'est &agr=
ave;
se demander
s'il
y a sur ce navire d'autres êtres vivants que moi...
À
présent, je me sens envahir par une sorte de torpeur...
L'atmosphère
est viciée... La respiration me manque... Ma poitrine
est
comme écrasée d'un poids dont je ne puis me délivrer..=
.
Je
veux résister... C'est impossible... J'ai dû m'étendre =
dans
un
coin
et me débarrasser d'une partie de mes vêtements, tant la
température
est élevée... Mes paupières s'alourdissent, se
ferment,
et je tombe dans une prostration, qui va me plonger en un
lourd
et irrésistible sommeil...
Combien
de temps ai-je dormi?... Je l'ignore. Fait-il nuit, fait-
il
jour?... Je ne saurais le dire. Mais, ce que j'observe en
premier
lieu, c'est que ma respiration est plus facile. Mes
poumons
s'emplissent d'un air qui n'est plus empoisonné d'acide
carbonique.
Est-ce
que cet air a été renouvelé tandis que je dormais?... =
Le
compartiment a-t-il été ouvert?... Quelqu'un est-il entré dans cet<= o:p>
étroit
réduit?...
Oui...
et j'en ai la preuve.
Ma
main -- au hasard -- vient de saisir un objet, un récipient
rempli
d'un liquide dont l'odeur est engageante. Je le porte à mes
lèvres,
qui sont brûlantes, car je suis torturé par la soif à c=
e
point
que je me contenterais même d'une eau saumâtre.
C'est
de l'ale, -- une ale de bonne qualité, -- qui me rafraîchit,
me
réconforte, et dont j'absorbe une pinte entière.
Mais
si on ne m'a pas condamné à mourir de soif, on ne m'a pas, je=
suppose,
condamné à mourir de faim?...
Non...
Dans un des coins a été déposé un panier, et ce
panier
contient
une miche de pain avec un morceau de viande froide.
Je
mange donc... je mange avidement, et les forces peu à peu me
reviennent.
Décidément,
je ne suis pas aussi abandonné que je l'aurais pu
craindre.
On s'est introduit dans ce trou obscur, et, par la
porte,
a pénétré un peu de cet oxygène du dehors sans
lequel
j'aurais
été asphyxié. Puis, on a mis à ma disposition de
quoi
calmer
ma soif et ma faim jusqu'à l'heure où je serai
délivré.
Combien
de temps cette incarcération durera-t-elle encore?... Des
jours...
des mois?... Il ne m'est pas possible, d'ailleurs, de
calculer
le temps qui s'est écoulé pendant mon sommeil ni
d'établir
avec quelque approximation l'heure qu'il est. J'avais
bien
eu soin de remonter ma montre, mais ce n'est pas une montre à
répétition...
Peut-être, en tâtant les aiguilles?... Oui... il me
semble
que la petite est sur le chiffre huit... du matin, sans
doute...
Ce
dont je suis certain, par exemple, c'est que le bâtiment n'est
plus
en marche. Il ne se produit pas la plus légère secousse &agra=
ve;
bord
-- ce qui indique que le propulseur est au repos. Cependant
les
heures se passent, des heures interminables, et je me demande
si l'on
n'attendra pas la nuit pour entrer de nouveau dans ce
compartiment,
afin de l'aérer comme on l'a fait pendant que je
dormais,
en renouveler les provisions... Oui... on veut profiter
de
mon sommeil...
Cette
fois, j'y suis résolu... je résisterai... Et même, je
feindrai
de dormir... et quelle que soit la personne qui entrera,
je
saurai l'obliger à me répondre!
Me voici à l'air libre et je respire à pleins poumons... On m'a<= o:p>
enfin
extrait de cette boîte étouffante et remonté sur le pon=
t du
navire...
Tout d'abord, en parcourant l'horizon du regard, je n'ai
plus
aperçu aucune terre... Rien que cette ligne circulaire qui
délimite
la mer et le ciel!
Non!...
Il n'y a pas même une apparence de continent à l'ouest, de
ce
côté où le littoral de l'Amérique du Nord se
développe sur des
milliers
de milles.
En ce
moment, le soleil, à son déclin, n'envoie plus que des
rayons
obliques à la surface de l'Océan... Il doit être enviro=
n
six
heures du soir... Je consulte ma montre... Oui, six heures et
treize
minutes.
Voici
ce qui s'est passé pendant cette nuit du 17 juin.
J'attendais,
comme je l'ai dit, que s'ouvrît la porte du
compartiment,
bien décidé à ne point succomber au sommeil. Je ne
doutais pas qu'il fît jour alors, et la journée s'avançait, et<= o:p>
personne
ne venait. Des provisions qui avaient été mises à ma
disposition,
il ne restait plus rien. Je commençais à souffrir de
la
faim, sinon de la soif, ayant conservé un peu d'ale.
Dès
mon réveil, certains frémissements de la coque m'avaient
donné
à
penser que le bâtiment s'était remis en marche, après a=
voir
stationné
depuis la veille, -- probablement dans quelque crique
déserte
de la côte, puisque je n'avais rien ressenti des secousses
qui accompagnent
l'opération du mouillage.
Il
était donc six heures, lorsque des pas ont résonné
derrière la
cloison
métallique du compartiment. Allait-on entrer?... Oui... Un
grincement
de serrure s'est produit, et la porte s'est ouverte. La
lueur
d'un fanal a dissipé la profonde obscurité au milieu de
laquelle
j'étais plongé depuis mon arrivée à bord.
Deux
hommes ont apparu, que je n'ai pas eu le loisir de dévisager.
Ces
deux hommes m'ont saisi par les bras, et un épais morceau de
toile
a enveloppé ma tête, de telle sorte qu'il me fut impossible
de
rien voir.
Que
signifiait cette précaution?... Qu'allait-on faire de moi?...
J'ai
voulu me débattre... On m'a solidement maintenu... J'ai
interrogé...
Je n'ai pu obtenir aucune réponse. Quelques paroles
ont
été échangées entre ces hommes, dans une langue=
que
je ne
comprenais
pas, et dont je n'ai pu reconnaître la provenance.
Décidément,
on usait de peu d'égards envers moi! Il est vrai, un
gardien
de fous, pourquoi se gêner avec un si infime
personnage?...
Mais je ne suis pas bien sûr que l'ingénieur Simon
Hart
eût été l'objet de meilleurs traitements.
Cette
fois, cependant, on ne m'a pas bâillonné, on ne m'a lié=
ni
les
bras ni les jambes. On s'est contenté de me tenir
vigoureusement,
et je n'aurais pu fuir.
Un
instant après, je suis entraîné hors du compartiment et
poussé
à
travers une étroite coursive. Sous mes pieds résonnent les
marches
d'un escalier métallique. Puis, un air frais frappe mon
visage,
et, à travers le morceau de toile, je respire avidement.
Alors
on me soulève, et les deux hommes me déposent sur un
plancher
qui, cette fois, n'est pas fait de plaques de tôle et
doit
être le pont d'un navire.
Enfin
les bras qui me serraient se relâchent. Me voici libre de
mes
mouvements. J'arrache aussitôt la toile qui me recouvre la
tête,
et je regarde...
Je suis à bord d'une goélette en pleine marche, dont le sillage<= o:p>
laisse
une longue trace blanche.
Il
m'a fallu saisir un des galhaubans pour ne pas choir, ébloui
que
je suis par le grand jour, après cet emprisonnement de
quarante-huit
heures au milieu d'une complète obscurité.
Sur
le pont vont et viennent une dizaine d'hommes à la physionomie
rude,
-- des types très dissemblables, auxquels je ne saurais
assurer
une origine quelconque. D'ailleurs c'est à peine s'ils
font
attention à moi.
Quant
à la goélette, d'après mon estime, elle peut jauger de
deux
cent
cinquante à trois cents tonneaux. Assez large de flancs, sa
mâture
est forte, et sa surface de voilure doit lui donner une
rapide
allure par belle brise.
À
l'arrière, un homme au visage hâlé est au gouvernail. Sa
main,
sur
les poignées de la roue, maintient la goélette contre des
embardées
assez violentes.
J'aurais
voulu lire le nom de ce navire, qui a l'aspect d'un yacht
de
plaisance. Mais ce nom, est-il inscrit au tableau d'arrière ou
sur
les pavois de l'avant?...
Je me
dirige vers un des matelots, et lui dis:
«Quel
est ce navire?...»
Nulle
réponse, et j'ai même lieu de croire que cet homme ne me
comprend
pas.
«Où
est le capitaine?...» ai-je ajouté.
Le matelot n'a pas plus répondu à cette question qu'à la<= o:p>
précédente.
Je me
transporte vers l'avant.
En
cet endroit, au-dessus des montants du guindeau, est suspendue
une
cloche... Sur le bronze de cette cloche, peut-être un nom est-
il
gravé -- le nom de la goélette?...
Aucun
nom.
Je
reviens vers l'arrière, et, m'adressant à l'homme de barre, j=
e
renouvelle
ma question...
Cet
homme me lance un regard peu sympathique, hausse les épaules,
et
s'arc-boute solidement pour ramener la goélette jetée sur
bâbord
dans un violent écart.
L'idée
me vient de voir si Thomas Roch est là... Je ne l'aperçois
pas...
N'est-il pas à bord?... Cela serait inexplicable. Pourquoi
aurait-on
enlevé de Healthful-House le gardien Gaydon seul?...
Personne
n'a jamais pu soupçonner que je fusse l'ingénieur Simon
Hart,
et, lors même qu'on le saurait, quel intérêt y aurait-il=
eu
à
s'emparer de ma personne, et que pourrait-on attendre de moi?...
Aussi,
puisque Thomas Roch n'est pas sur le pont, j'imagine qu'il
doit
être enfermé dans l'une des cabines, et puisse-t-il avoir
été
traité
avec plus d'égards que son ex-gardien!
Voyons
donc -- et comment cela ne m'a-t-il pas frappé
immédiatement
-- dans quelles conditions marche-t-elle, cette
goélette?...
Les voiles sont serrées... il n'y a pas un pouce de
toile
dehors... la brise est tombée... les quelques souffles
intermittents,
qui viennent de l'est, sont contraires, puisque
nous
avons le cap dans cette direction... Et, cependant, la
goélette
file avec rapidité, piquant un peu du nez, tandis que son
étrave
fend les eaux, dont l'écume glisse sur sa ligne de
flottaison.
Un sillage, comme une moire onduleuse, s'étend au loin
en
arrière.
Ce
navire est-il donc un steam-yacht?... Non!... Aucune cheminée
ne se
dresse entre son grand mât et son mât de misaine... Est-ce
un
bateau mû par l'électricité, possédant soit une
batterie
d'accumulateurs,
soit des piles d'une puissance considérable, qui
actionnent
son hélice et lui impriment une pareille vitesse?...
En
effet, je ne saurais m'expliquer autrement cette navigation.
Dans
tous les cas, puisque le propulseur ne peut être qu'une
hélice,
en me penchant au-dessus du couronnement, je la verrai
fonctionner,
et il ne me restera plus qu'à reconnaître de quelle
source
mécanique provient son mouvement.
L'homme
de barre me laisse approcher, non sans m'adresser un
regard
ironique.
Je me
penche en dehors, et j'observe...
Nulle
trace de ces bouillonnements qu'aurait produits la rotation
d'une
hélice... Rien qu'un sillage plat, s'étendant à trois =
ou
quatre
encablures, tel qu'en laisse un bâtiment entraîné par un=
e
voilure
puissante...
Mais
quel est donc l'engin propulsif qui donne à cette goélette
cette
merveilleuse vitesse? Je l'ai dit, le vent est plutôt
défavorable,
la mer ne se soulève qu'en de longues ondulations qui
ne
déferlent pas...
Je le
saurai pourtant, et, sans que l'équipage se préoccupe de ma
personne,
je retourne vers l'avant.
Arrivé
près du capot du poste, me voici en présence d'un homme
dont
la figure ne m'est pas inconnue... Accoudé tout à
côté, cet
homme
me laisse approcher de lui et me regarde... Il semble
attendre
que je lui adresse la parole...
La
mémoire me revient... C'est le personnage qui accompagnait le
comte
d'Artigas pendant sa visite à Healthful-House. Oui... il n'y
a pas
d'erreur...
Ainsi,
c'est ce riche étranger qui a enlevé Thomas Roch, et je
suis
à bord de l'Ebba, son yacht bien connu sur ces parages de
l'Est-Amérique!...
Soit! L'homme qui est devant moi me dira ce que
j'ai
le droit de savoir. Je me souviens que le comte d'Artigas et
lui
parlaient la langue anglaise... Il me comprendra et ne pourra
refuser
de répondre à mes questions.
Dans
ma pensée, cet homme doit être le capitaine de la goéle=
tte
Ebba.
«Capitaine,
lui dis-je, c'est vous que j'ai vu à Healthful-
House...
Vous me reconnaissez?...»
Lui
se contente de me dévisager et ne daigne pas me répondre.
«Je
suis le surveillant Gaydon, ai-je repris, le gardien de Thomas
Roch,
et je veux savoir pourquoi vous m'avez enlevé et mis à bord
de
cette goélette?...»
Ledit
capitaine m'interrompt d'un signe, et encore, ce signe,
n'est-ce
pas à moi qu'il s'adresse, mais à quelques matelots
postés
près du gaillard d'avant.
Ceux-ci
accourent, me prennent les bras, et, s'inquiétant peu du
mouvement
de colère que je ne puis retenir, m'obligent à descendre
l'escalier
du capot de l'équipage.
Cet
escalier n'est à vrai dire qu'une échelle à barreaux de
fer
perpendiculairement
fixée à la cloison. Sur le palier, de chaque
côté,
s'ouvre une porte, qui établit la communication entre le
poste,
la cabine du capitaine et d'autres chambres contiguës.
Allait-on
de nouveau me plonger dans le sombre réduit que j'ai
déjà
occupé à fond de cale?...
Je
tourne à gauche, l'on m'introduit à l'intérieur d'une
cabine,
éclairée
par un des hublots de la coque, repoussé en ce moment, et
qui
laisse passer un air vif. L'ameublement comprend un cadre avec
sa
literie, une table, un fauteuil, une toilette, une armoire.
Sur
la table, mon couvert est mis. Je n'ai plus qu'à m'asseoir,
et,
comme l'aide-cuisinier allait se retirer après avoir
déposé
divers
plats, je lui adresse la parole.
Encore
un muet celui-là, -- un jeune garçon de race nègre, et=
peut-être
ne comprend-il pas ma langue?...
La
porte refermée, je mange avec appétit, remettant à plus
tard
des
questions qui ne resteront pas toujours sans réponses.
Il
est vrai, je suis prisonnier, -- mais cette fois, dans des
conditions
de confort infiniment préférables, et qui me seront
conservées,
je l'espère, jusqu'à notre arrivée à destinatio=
n.
Et
alors, je m'abandonne à un cours d'idées dont la premiè=
;re
est
celle-ci:
c'est le comte d'Artigas qui avait préparé cette affaire
d'enlèvement,
c'est lui qui est l'auteur du rapt de Thomas Roch,
et nul doute que l'inventeur français ne soit installé dans une<= o:p>
non
moins confortable cabine à bord de l'Ebba.
En
somme, qui est-il, ce personnage?... D'où vient-il, cet
étranger?...
S'il s'est emparé de Thomas Roch, est-ce donc qu'il
veut,
à n'importe quel prix, s'approprier le secret de son
Fulgurateur?...
C'est vraisemblable. Aussi devrai-je prendre garde
à
ne point trahir mon identité, car toute chance de redevenir
libre
m'échapperait, si l'on apprenait la vérité sur mon com=
pte.
Mais
que de mystères à percer, que d'inexplicable à expliqu=
er,
--
l'origine
de ce d'Artigas, ses intentions pour l'avenir, la
direction
que suit sa goélette, le port auquel elle est
attachée...
et aussi cette navigation, sans voile et sans hélice,
avec
une vitesse d'au moins dix milles à l'heure!...
Enfin,
avec le soir, un air plus frais pénètre à travers le
hublot
de la
cabine. Je le ferme au moyen de sa vis, et, puisque ma porte
est
verrouillée à l'extérieur, le mieux est de me jeter su=
r le
cadre,
de m'endormir aux douces oscillations de cette singulière
Ebba
à la surface de l'Atlantique.
Le
lendemain, je suis levé dès l'aube, je procède à=
; ma
toilette,
je
m'habille, et j'attends.
L'idée
me vient aussitôt de voir si la porte de la cabine est
fermée...
Non,
elle ne l'est pas. Je pousse le vantail, je gravis l'échelle
de
fer, et me voici sur le pont.
À
l'arrière, tandis que les matelots vaquent aux travaux de
lavage,
deux hommes, dont l'un est le capitaine, sont en train de
causer.
Celui-ci ne manifeste aucune surprise en m'apercevant, et,
d'un
signe de tête, me désigne à son compagnon.
L'autre,
que je n'ai jamais vu, est un individu d'une cinquantaine
d'années,
barbe et chevelure noires mélangées de fils d'argent,
figure
ironique et fine, oeil agile, physionomie intelligente.
Celui-là
se rapproche du type hellénique, et je n'ai plus douté
qu'il
fût d'origine grecque, quand je l'ai entendu appeler Serkö -
-
l'ingénieur Serkö -- par le capitaine de l'Ebba.
Quant
à ce dernier, il se nomme Spade, -- le capitaine Spade, --
et ce
nom a bien l'air d'être de provenance italienne. Ainsi un
Grec,
un Italien, un équipage composé de gens recrutés en to=
us
les
coins
du globe, et embarqués sur une goélette à nom
norvégien...
ce
mélange me paraît, à bon droit, suspect.
Et le
comte d'Artigas, avec son nom espagnol, son type
asiatique...
d'où vient-il?...
Le
capitaine Spade et l'ingénieur Serkö s'entretiennent à v=
oix
basse.
Le premier surveille de près l'homme de barre, qui ne
semble
pas avoir à se préoccuper des indications du compas plac&eacu=
te;
dans l'habitacle devant ses yeux. Il paraît plutôt obéir aux<= o:p>
gestes
de l'un des matelots de l'avant, qui lui indique s'il doit
venir
sur tribord ou sur bâbord.
Thomas
Roch est là, près du roufle... Il regarde cette immense mer
déserte,
qu'aucun contour de terre ne limite à l'horizon. Deux
matelots,
placés près de lui, ne le perdent pas de vue. Ne
pouvait-on
tout craindre de ce fou, -- même qu'il se jetât par-
dessus
le bord?...
Je ne
sais s'il me sera permis de communiquer avec mon ancien
pensionnaire?...
Tandis
que je m'avance vers lui, le capitaine Spade et l'ingénieur
Serkö
m'observent.
Je
m'approche de Thomas Roch, qui ne me voit pas venir, et me
voici
à son côté.
Thomas
Roch n'a point l'air de me reconnaître, et ne fait pas un
seul
mouvement. Ses yeux, qui brillent d'un vif éclat, ne cessent
de
parcourir l'espace. Heureux de respirer cette atmosphère
vivifiante
et chargée d'émanations salines, sa poitrine se gonfle
en de longues aspirations. À cet air suroxygéné se joint la<= o:p>
lumière
d'un magnifique soleil, débordant un ciel sans nuages, et
dont
les rayons le baignent tout entier. Se rend-il compte du
changement
survenu dans sa situation?... Ne se souvient-il plus
déjà
de Healthful-House, du pavillon où il était prisonnier, de
son
gardien Gaydon?... C'est infiniment probable. Le passé s'est
effacé
de son souvenir, et il est tout au présent.
Mais,
à mon avis, même sur le pont de l'Ebba, dans ce milieu de
la
pleine mer, Thomas Roch est toujours l'inconscient que j'ai
soigné
durant quinze mois. Son état intellectuel n'a pas changé,
la
raison ne lui reviendra que lorsqu'on l'entretiendra de ses
découvertes.
Le comte d'Artigas connaît cette disposition mentale
pour
en avoir fait l'expérience pendant sa visite, et c'est
évidemment
sur cette disposition qu'il se fonde pour surprendre
tôt
ou tard le secret de l'inventeur. Qu'en pourrait-il faire?...
«Thomas
Roch?...» ai-je dit.
Ma
voix le frappe, et, après s'être fixés un instant sur m=
oi,
ses
yeux
se détournent vivement.
Je
prends sa main, je la presse, mais il la retire brusquement,
puis
s'éloigne, -- sans m'avoir reconnu, -- et il se dirige vers
l'arrière
de la goélette, où se trouvent l'ingénieur Serkö =
et
le
capitaine
Spade.
A-t-il
donc la pensée de s'adresser à l'un de ces deux hommes, et
s'ils
lui parlent, leur répondra-t-il, -- ce dont il s'est
dispensé
à mon égard?...
Juste
à ce moment, sa physionomie vient de s'éclairer d'une lueur
d'intelligence,
et son attention -- je ne puis en douter -- est
attirée
par la marche bizarre de la goélette.
En
effet, ses regards se portent sur la mâture de l'Ebba, dont
les
voiles sont serrées, et qui glisse rapidement à la surface de=
ces
eaux calmes...
Thomas
Roch rétrograde alors, il remonte la coursive de tribord,
il
s'arrête à la place où devrait se dresser une
cheminée, si
l'Ebba
était un steam-yacht, -- une cheminée dont
s'échapperaient
des tourbillons de fumée noire...
Ce
qui m'a semblé si étrange paraît tel à Thomas
Roch... Il ne
peut
s'expliquer ce que j'ai trouvé inexplicable, et, comme je
l'ai
fait, il gagne l'arrière afin de voir fonctionner l'hélice...=
Sur
les flancs de la goélette gambade une troupe de marsouins. Si
vite
que file l'Ebba, ces agiles animaux la dépassent sans
peine,
cabriolant, se culbutant, se jouant dans leur élément
naturel
avec une merveilleuse souplesse.
Thomas
Roch ne s'attache pas à les suivre du regard. Il se penche
au-dessus
des bastingages...
Aussitôt
l'ingénieur Serkö et le capitaine Spade se rapprochent de
lui,
et, craignant qu'il ne tombe à la mer, ils le retiennent
d'une
main ferme, puis le ramènent sur le pont.
J'observe,
d'ailleurs, -- car j'en ai la longue expérience, -- que
Thomas
Roch est en proie à une vive surexcitation. Il tourne sur
lui-même,
il gesticule, des phrases incohérentes, qui ne
s'adressent
à personne, sortent de sa bouche...
Cela
n'est que trop visible, une crise est prochaine, -- une crise
semblable
à celle qui l'a saisi pendant la dernière soirée
passée
au
pavillon de Healthful-House, et dont les conséquences ont
été
si
funestes. Il va falloir s'emparer de lui, le descendre dans sa
cabine,
où l'on m'appellera peut-être à lui donner ces soins
spéciaux
dont j'ai l'habitude...
En attendant,
l'ingénieur Serkö et le capitaine Spade ne le
perdent
pas de vue. Vraisemblablement, leur intention est de le
laisser
faire, et voici ce qu'il fait:
Après
s'être dirigé vers le grand mât, dont ses yeux ont vaine=
ment
cherché
la voilure, il l'atteint, il l'entoure de ses bras, il
essaie
de l'ébranler en le secouant par le râtelier de tournage,
comme
s'il voulait l'abattre...
Et,
alors, voyant ses efforts infructueux, ce qu'il a tenté au
grand
mât, il va le tenter au mât de misaine. Sa nervosité cro=
ît
au
fur et à mesure. Des cris inarticulés succèdent aux va=
gues
paroles
qui lui échappent...
Soudain,
il se précipite vers les haubans de bâbord et s'y
accroche.
Je me demande s'il ne va pas s'élancer sur les
enfléchures,
monter jusqu'aux barres du hunier... Si on ne
l'arrête
pas, il risque de choir sur le pont, ou, dans un vif
mouvement
de roulis, d'être jeté à la mer...
Sur
un signe du capitaine Spade, des matelots accourent, le
prennent
à bras-le-corps, sans pouvoir lui faire lâcher les
haubans,
tant ses mains les serrent avec vigueur. Au cours d'une
crise,
je le sais, ses forces sont décuplées. Pour le maîtrise=
r,
il
m'a fallu souvent appeler des gardiens à mon aide...
Cette
fois, les hommes de la goélette -- des gaillards taillés en
force
-- ont raison du malheureux dément. Thomas Roch est étendu
sur
le pont, où deux matelots le contiennent malgré son
extraordinaire
résistance.
Il
n'y a plus qu'à le descendre dans sa cabine, à l'y laisser au=
repos
jusqu'à ce que cette crise ait pris fin. C'est même ce qui
va
être fait conformément à l'ordre donné par un
nouveau
personnage,
dont la voix vient frapper mon oreille...
Je me
retourne, et je le reconnais.
C'est
le comte d'Artigas, la physionomie sombre, l'attitude
impérieuse,
tel que je l'ai vu à Healthful-House.
Aussitôt
je vais à lui. Il me faut une explication quand même...
et je
l'aurai.
«De
quel droit... monsieur?... ai-je demandé.
-- Du
droit du plus fort!» me répond le comte d'Artigas.
Et il
se dirige vers l'arrière, tandis que l'on emporte Thomas
Roch
dans sa cabine.
Peut-être
-- si les circonstances l'exigent, -- serai-je amené à
dire
au comte d'Artigas que je suis l'ingénieur Simon Hart. Qui
sait
si je n'obtiendrai pas plus d'égards qu'en restant le gardien
Gaydon?...
Toutefois, cette mesure mérite réflexion. En effet, je
suis
toujours dominé par la pensée que, si le propriétaire =
de
l'Ebba
a fait enlever l'inventeur français, c'est dans l'espoir
de
s'assurer la possession du Fulgurateur Roch, auquel ni l'Ancien
ni le
Nouveau Continent n'ont voulu mettre le prix inacceptable
qui en était demandé. Eh bien, dans le cas où Thomas Roch<= o:p>
viendrait
à livrer son secret, ne vaut-il pas mieux que j'aie
continué
d'avoir accès près de lui, que l'on m'ait conservé mes=
fonctions
de surveillant, que je sois chargé des soins nécessité=
s
par
son état?... Oui, je dois me réserver cette possibilité=
; de
tout
voir, de tout entendre... qui sait?... d'apprendre enfin ce
qu'il
m'a été impossible de découvrir à Healthful-Hou=
se!
À
présent, où va la goélette Ebba?... Première
question.
Qui
est ce comte d'Artigas?... Deuxième question.
La
première sera résolue dans quelques jours, sans doute,
étant
donné
la rapidité avec laquelle marche ce fantastique yacht de
plaisance
sous l'action d'un propulseur dont je finirai bien par
reconnaître
le fonctionnement.
Quant
à la seconde question, il est moins certain que je puisse
jamais
l'éclaircir.
À
mon avis, en effet, ce personnage énigmatique doit avoir un
intérêt
majeur à cacher son origine, et, je le crains, nul indice
ne me
permettra d'établir sa nationalité. Si ce comte d'Artigas
parle
couramment l'anglais, -- j'ai pu m'en assurer pendant sa
visite
au pavillon 17, -- il le fait avec un accent rude et
vibrant,
qui ne se retrouve pas chez les peuples du Nord. Cela ne
me
rappelle rien de ce que j'ai entendu au cours de mes voyages à
travers
les deux mondes, -- si ce n'est peut-être cette dureté
caractéristique
des idiomes de la Malaisie. Et, en vérité, avec
son
teint chaud, presque olivâtre, tirant sur le cuivre, sa
chevelure
crêpelée d'un noir d'ébène, son regard sortant d=
'une
profonde
orbite et qui jaillit comme un dard d'une prunelle
immobile,
sa taille élevée, la carrure de ses épaules, son relie=
f
musculaire
très accentué qui décèle une grande vigueur
physique,
il ne
serait pas impossible que le comte d'Artigas appartînt à
quelqu'une
de ces races de l'Extrême-Orient.
Pour
moi, ce nom d'Artigas n'est qu'un nom d'emprunt, comme doit
l'être
aussi ce titre de comte. Si sa goélette porte une
appellation
norvégienne, lui, à coup sûr, n'est point d'origine
scandinave.
Il n'a rien des hommes de l'Europe septentrionale, ni
la
physionomie calme, ni les cheveux blonds, ni ce doux regard qui
s'échappe
de leurs yeux d'un bleu pâle.
Enfin,
quel qu'il soit, cet homme a fait enlever Thomas Roch, --
moi
avec, -- et ce ne peut-être que dans un mauvais dessein.
Maintenant,
a-t-il opéré au profit d'une puissance étrangèr=
e,
ou
dans
son propre intérêt?... A-t-il voulu être seul à
profiter de
l'invention
de Thomas Roch et se trouve-t-il donc dans des
conditions
à pouvoir en profiter?... C'est une troisième question
à
laquelle je ne saurais encore répondre. Par tout ce que je
verrai
dans la suite, tout ce que j'entendrai, peut-être
parviendrai-je
à la résoudre, avant d'avoir pu m'enfuir, en
admettant
que la fuite soit exécutable?...
L'Ebba
continue de naviguer dans les conditions inexplicables
que
l'on connaît. Je suis libre de parcourir le pont, sans jamais
dépasser
le poste d'équipage dont le capot s'ouvre sur l'avant du
mât
de misaine.
En
effet, une fois, j'ai voulu m'avancer jusqu'à l'emplanture du
beaupré,
d'où j'aurais pu, en me penchant au-dehors, voir l'étrave
de la
goélette fendre les eaux. Mais, en conséquence d'ordres
évidemment
donnés, les matelots de quart se sont opposés à mon
passage,
et l'un d'eux m'a dit d'un ton brusque en un rauque
anglais:
«À
l'arrière... À l'arrière!... Vous gênez la
manoeuvre!»
La
manoeuvre?... On ne manoeuvre pas.
A-t-on
compris que je cherchais à découvrir à quel genre de
propulsion
obéissait la goélette?... C'est probable, et le
capitaine
Spade, qui a été témoin de cette scène, a d&uci=
rc;
deviner que
je
cherchais à me rendre compte de cette navigation. Même un
surveillant d'hospice ne saurait être que très étonné qu'un<= o:p>
navire,
sans voilure, sans hélice, soit animé d'une pareille
vitesse.
Enfin, pour une raison ou pour une autre, l'avant du pont
de
l'Ebba m'est défendu.
Vers
dix heures, la brise se lève, -- une brise du nord-ouest très=
favorable,
-- et le capitaine Spade donne ses instructions au
maître
d'équipage.
Aussitôt
celui-ci, le sifflet aux lèvres, fait hisser la grande
voile,
la misaine et les focs. On n'eût pas opéré avec plus de=
régularité
et de discipline à bord d'un navire de guerre.
L'Ebba
s'incline légèrement sur bâbord, et sa vitesse
s'accélère
notablement.
Cependant le moteur n'a point cessé de fonctionner,
car
les voiles ne sont pas aussi pleines qu'elles auraient dû
l'être,
si la goélette n'eût été soumise qu'à leur
seule action.
Toutefois
elles n'en aident pas moins la marche, grâce à la
fraîche
brise, qui s'est régulièrement établie.
Le
ciel est beau, les nuages de l'ouest se dissipent dès qu'ils
atteignent
les hauteurs du zénith, et la mer resplendit sous
l'averse
des rayons solaires.
Ma
préoccupation est alors de relever, dans la mesure du possible,
la
route que nous suivons. J'ai assez voyagé sur mer pour savoir
évaluer
la vitesse d'un bâtiment. À mon avis, celle de l'Ebba
doit
être comprise entre dix et onze milles. Quant à la
direction,
elle est toujours la même, et il m'est facile de le
vérifier,
en m'approchant de l'habitacle placé devant l'homme de
barre.
Si l'avant de l'Ebba est interdit au gardien Gaydon, il
n'en est pas ainsi de l'arrière. À maintes reprises j'ai pu jeter<= o:p>
un
rapide regard sur la boussole, dont l'aiguille marque
invariablement
l'est, ou, avec plus d'exactitude, l'est-sud-est.
Voici
donc dans quelles conditions nous naviguons à travers cette
partie
de l'océan Atlantique, limitée au couchant par le littoral
des
États-Unis d'Amérique.
Je
fais appel à mes souvenirs: quels sont les îles ou groupes
d'îles
qui se rencontrent dans cette direction, avant les terres
de
l'Ancien Continent?
La Caroline du Nord, que la goélette a quittée depuis quarante-<= o:p>
huit
heures, est traversée par le trente-cinquième parallèl=
e,
et
ce
parallèle, prolongé vers le levant, doit, si je ne me trompe,=
couper
la côte africaine à peu près à la hauteur du Mar=
oc.
Mais,
sur
son passage, gît l'archipel des Açores, à trois mille
milles
environ
de l'Amérique. Or, est-il présumable que l'Ebba ait
l'intention
de rallier cet archipel, que son port d'attache se
trouve
dans l'une de ces îles qui forment un domaine insulaire du
Portugal?...
Non, je ne saurais admettre cette hypothèse.
D'ailleurs,
avant les Açores, sur la ligne du trente-cinquième
parallèle,
à la distance de douze cents kilomètres seulement, se
rencontre
le groupe des Bermudes, qui appartient à l'Angleterre.
Il me
paraîtrait moins hypothétique que, si le comte d'Artigas
s'est
chargé de l'enlèvement de Thomas Roch pour le compte d'une
puissance
européenne, cette puissance fût le Royaume-Uni de
Grande-Bretagne
et d'Irlande. À vrai dire, reste toujours le cas
où
ce personnage n'aurait agi qu'en vue de son propre intérêt.
Pendant
cette journée, à trois ou quatre reprises, le comte
d'Artigas est venu prendre place à l'arrière. De là, son regard<= o:p>
m'a
paru interroger attentivement les divers points de l'horizon.
Lorsqu'une
voile ou une fumée apparaît au large, il les observe
longuement,
en se servant d'une puissante lorgnette marine.
J'ajoute qu'il n'a même pas daigné remarquer ma présence sur le<= o:p>
pont.
De
temps en temps, le capitaine Spade le rejoint, et tous deux
échangent
quelques paroles dans une langue que je ne puis ni
comprendre
ni reconnaître.
C'est
avec l'ingénieur Serkö que le propriétaire de l'Ebba
s'entretient
le plus volontiers, lequel paraît être fort avant
dans
son intimité. Assez loquace, moins rébarbatif, moins ferm&eac=
ute;
que
ses compagnons de bord, à quel titre cet ingénieur se trouve-=
t-il
sur la goélette?... Est-ce un ami particulier du comte
d'Artigas?...
Court-il les mers avec lui, partageant cette
existence
si enviable d'un riche yachtman?... Au total, cet homme
est
le seul qui paraisse me témoigner, sinon un peu de sympathie,
du
moins un peu d'intérêt.
Quant
à Thomas Roch, je ne l'ai pas aperçu de toute la matiné=
;e,
et
il
doit être enfermé dans sa cabine, sous l'influence de cette
crise
de la veille qui n'a pas encore pris fin.
J'en
ai même eu la certitude, lorsque, vers trois heures après
midi,
le comte d'Artigas, au moment où il allait redescendre par
le
capot, m'a fait signe de m'approcher.
J'ignore
ce qu'il me veut, ce comte d'Artigas, mais je sais bien
ce
que je vais lui dire.
«Est-ce
que ces crises auxquelles est sujet Thomas Roch durent
longtemps?...
me demande-t-il en anglais.
--
Parfois quarante-huit heures, ai-je répondu.
-- Et
qu'y a-t-il à faire?...
--
Rien qu'à le laisser tranquille jusqu'à ce qu'il s'endorme.
Après
une nuit de sommeil, l'accès est terminé, et Thomas Roch
reprend
son état habituel d'inconscience.
--
Bien, gardien Gaydon, vous lui continuerez vos soins comme à
Healthful-House,
si cela est nécessaire...
--
Mes soins?...
-- Oui... à bord de la goélette... en attendant que nous soyons<= o:p>
arrivés...
--
Où?...
--
Où nous serons demain dans l'après-midi», me rép=
ond
le comte
d'Artigas.
Demain...
pensai-je. Il ne s'agit donc pas d'atteindre la côte
d'Afrique,
ni même l'archipel des Açores?... Subsisterait alors
l'hypothèse
que l'Ebba va relâcher aux Bermudes...
Le
comte d'Artigas allait mettre le pied sur la première marche du
capot,
lorsque je l'interpelle à mon tour. «Monsieur, dis-je, je
veux
savoir... j'ai le droit de savoir où je vais... et...
--
Ici, gardien Gaydon, vous n'avez aucun droit. Bornez-vous à
répondre,
lorsqu'on vous interroge.
-- Je
proteste...
--
Protestez», me réplique ce personnage impérieux et haut=
ain,
dont
l'oeil me lance un mauvais regard. Et, descendant par le
capot du rouf, il me laisse en présence de l'ingénieur Serkö.<= o:p>
«À
votre place, je me résignerais, gardien Gaydon... dit celui-ci
en
souriant. Quand on est pris dans un engrenage...
-- Il
est permis de crier... je suppose...
-- À quoi bon... lorsque personne n'est à portée de vous<= o:p>
entendre?...
-- On
m'entendra plus tard, monsieur...
--
Plus tard... c'est long!... Enfin... criez à votre aise!» Et
c'est
sur ce conseil ironique que l'ingénieur Serkö m'abandonne &agra=
ve;
mes
réflexions. Vers quatre heures, un grand navire est signalé
à
six
milles dans l'est, courant à contre-bord de nous. Sa marche
est rapide, et il grandit à vue d'oeil. Des tourbillons noirâtres<= o:p>
s'échappent
de ses deux cheminées. C'est un bâtiment de guerre,
car
une étroite flamme se déroule à la tête de son g=
rand
mât, et
bien
qu'aucun pavillon ne flotte à sa corne, je crois reconnaître
un
croiseur de la marine fédérale. Je me demande alors si l'Ebba=
lui
fera le salut d'usage, lorsqu'elle sera par son travers. Non,
et en
ce moment, la goélette évolue avec l'évidente intentio=
n de
s'éloigner.
Ces façons ne m'étonnent pas autrement de la part d'un
yacht
si suspect. Mais, ce qui me cause la plus vive surprise,
c'est la manière de manoeuvrer du capitaine Spade. En effet, après<= o:p>
s'être
rendu à l'avant près du guindeau, il s'arrête devant un=
petit
appareil signalétique, semblable à ceux qui sont destin&eacut=
e;s
à
l'envoi
des ordres dans la chambre des machines d'un steamer. Dès
qu'il
a pressé un des boutons de cet appareil, l'Ebba laisse
arriver
d'un quart vers le sud-est en même temps que les écoutes
des
voiles sont mollies en douceur par les hommes de l'équipage.
Évidemment,
un ordre «quelconque» a été transmis au
mécanicien de
la
machine «quelconque», qui imprime à la goélette c=
et
inexplicable
déplacement sous l'action d'un moteur «quelconque»
dont
le principe m'échappe encore.
Il
résulte de cette manoeuvre que l'Ebba s'éloigne obliquement
du
croiseur, dont la direction ne s'est point modifiée. Pourquoi
un
bâtiment de guerre aurait-il cherché à détourner=
de
sa route ce
yacht
de plaisance, qui ne peut exciter aucun soupçon?...
Mais
c'est de toute autre façon que se comporte l'Ebba, lorsque,
vers
six heures du soir, un second bâtiment se montre par le
bossoir
de bâbord. Cette fois, au lieu de l'éviter, le capitaine
Spade,
après avoir envoyé un ordre au moyen de l'appareil, reprend
sa
direction à l'est, -- ce qui va l'amener dans les eaux dudit
bâtiment.
Une
heure plus tard, les deux navires sont par le travers l'un de
l'autre,
séparés par une distance de trois ou quatre milles
environ.
La
brise est alors complètement tombée. Le navire, qui est un
long-courrier,
un trois-mâts de commerce, s'occupe de serrer ses
hautes
voiles. Il est inutile de compter sur le retour du vent
pendant
la nuit, et demain, sur cette mer si calme, ce trois-mâts
sera
nécessairement à cette place. Quant à l'Ebba, mue par =
son
mystérieux
propulseur, elle continue de s'en rapprocher.
Il va
de soi que le capitaine Spade a commandé d'amener les
voiles,
et l'opération est exécutée, sous la direction du
maître
Effrondat,
avec cette promptitude que l'on admire à bord des
yachts
de course.
Au
moment où l'obscurité commence à se faire, les deux
bâtiments
ne
sont plus qu'à un intervalle d'un mille et demi.
Le
capitaine Spade se dirige alors vers moi, m'accoste près de la
coupée
de tribord, et, sans plus de cérémonie, m'enjoint de
descendre
dans ma cabine.
Je
n'ai qu'à obéir. Cependant, avant de quitter le pont, j'obser=
ve
que
le maître d'équipage ne fait point allumer les feux de
position,
tandis que le trois-mâts a disposé les siens, -- feu
vert
à tribord et feu rouge à bâbord. Je ne mets pas en doute
que
la
goélette ait l'intention de passer inaperçue dans les eaux de=
ce
navire. Quant à sa marche, elle a été quelque peu
ralentie,
sans
que sa direction se soit modifiée. J'estime que, depuis la
veille,
l'Ebba a dû gagner deux cents milles vers l'est. J'ai
réintégré
ma cabine sous l'impression d'une vague appréhension.
Mon
souper est déposé sur la table; mais, inquiet je ne sais
pourquoi,
j'y touche à peine, et je me couche, attendant un
sommeil
qui ne veut pas venir. Cet état de malaise se prolonge
pendant
deux heures. Le silence n'est troublé que par les
frémissements
de la goélette, le murmure de l'eau qui file sur le
bordage,
les légers à-coups que produit son déplacement à=
; la
surface
de cette paisible mer... Mon esprit, hanté des souvenirs
de
tout ce qui s'est accompli en ces deux dernières journées, n'=
a
trouvé
aucun apaisement. C'est demain, dans l'après-midi, que nous
serons
arrivés... C'est demain que mes fonctions devront reprendre
à
terre auprès de Thomas Roch, «si cela est nécessaire&ra=
quo;,
a dit le
comte
d'Artigas. La première fois que j'ai été enfermé
à fond de
cale,
si je me suis aperçu que la goélette s'était mise en
marche
au
large du Pamplico-Sound, en ce moment, -- il devait être
environ
dix heures, -- je sens qu'elle vient de s'arrêter.
Pourquoi
cet arrêt?... Lorsque le capitaine Spade m'a ordonné de
quitter
le pont, nous n'avions aucune terre en vue. En cette
direction,
les cartes n'indiquent que le groupe des Bermudes, et,
à
la nuit tombante, il s'en fallait encore de cinquante à soixante
milles
que les vigies eussent été en mesure de le signaler.
Du
reste, non seulement la marche de l'Ebba est suspendue, mais
son
immobilité est presque complète. À peine
éprouve-t-elle un
faible
balancement d'un bord sur l'autre, très doux, très éga=
l.
La
houle
est peu sensible. Aucun souffle de vent ne se propage à la
surface
de la mer.
Ma
pensée se reporte alors sur ce navire de commerce que nous
avions
à un mille et demi, lorsque j'ai regagné ma cabine. Si la
goélette
a continué de se diriger vers lui, elle l'aura rejoint.
Maintenant
qu'elle est stationnaire, les deux bâtiments ne doivent
plus
être qu'à une ou deux encablures l'un de l'autre. Ce trois-
mâts,
encalminé déjà au coucher du soleil, n'a pu se
déplacer vers
l'ouest.
Il est là, et, si la nuit était claire, je l'apercevrais
à
travers le hublot.
L'idée
me vient qu'il se présente peut-être une occasion dont il y
aurait
lieu de profiter. Pourquoi ne tenterais-je pas de
m'échapper,
puisque tout espoir de jamais recouvrer ma liberté
m'est
interdit?... Je ne sais pas nager, il est vrai, mais, après
m'être
jeté à la mer avec une des bouées du bord, me serait-i=
l
impossible
d'atteindre le trois-mâts, à la condition d'avoir su
tromper
la surveillance des matelots de quart?...
Donc,
en premier lieu, il s'agit de quitter ma cabine, de gravir
l'escalier
du capot... Je n'entends aucun bruit dans le poste de
l'équipage
ni sur le pont de l'Ebba... Les hommes doivent dormir
à
cette heure... Essayons...
Lorsque
je veux ouvrir la porte de ma cabine, je m'aperçois
qu'elle
est fermée extérieurement, et cela était à
prévoir.
Je
dois abandonner ce projet qui, d'ailleurs, avait tant de
chances
d'insuccès contre lui!...
Le
mieux serait de dormir, car je suis très fatigué d'esprit, si=
je ne le suis pas de corps. En proie à d'incessantes obsessions, à<= o:p>
des
associations d'idées contradictoires, si je pouvais les noyer
dans
le sommeil...
Il
faut que j'y sois parvenu, puisque je viens d'être éveill&eacu=
te;
par
un
bruit -- un bruit insolite, tel que je n'en ai point encore
entendu
à bord de la goélette.
Le
jour commençait à blanchir la vitre de mon hublot tourn&eacut=
e;
à
l'est.
Je consulte ma montre... Elle marque quatre heures et demie
du
matin.
Mon
premier soin est de me demander si l'Ebba s'est remise en
marche.
Non, certainement...
ni avec sa voilure, ni avec son moteur.
Certaines
secousses se manifesteraient auxquelles je ne me
tromperais
pas. D'ailleurs, la mer paraît être aussi tranquille au
lever
du soleil qu'elle l'était la veille à son coucher. Si
l'Ebba
a navigué pendant les quelques heures que j'ai dormi, du
moins
est-elle immobile en ce moment.
Le
bruit dont je parle provient de rapides allées et venues sur le
pont,
-- des pas de gens lourdement chargés. En même temps, il me
semble
qu'un tumulte du même genre emplit la cale au-dessous du
plancher
de ma cabine, et à laquelle donne accès le grand panneau
en
arrière du mât de misaine. Je constate aussi que la
goélette
est
frôlée extérieurement le long de ses flancs, dans la pa=
rtie
émergée
de sa coque. Est-ce que des embarcations l'ont
accostée?...
Les hommes sont-ils occupés à charger ou à
décharger
des
marchandises?...
Et,
cependant, il n'est pas possible que nous soyons à
destination.
Le comte d'Artigas a dit que l'Ebba ne serait pas
arrivée
avant vingt-quatre heures. Or, je le répète, elle étai=
t
hier
soir à cinquante ou soixante milles des terres les plus
rapprochées,
le groupe des Bermudes. Qu'elle soit revenue vers
l'ouest,
qu'elle se trouve à proximité de la côte américa=
ine,
c'est inadmissible, étant donné la distance. Et puis, j'ai lieu de<= o:p>
croire
que la goélette est restée stationnaire durant toute la
nuit.
Avant de m'endormir, j'avais constaté qu'elle venait de
s'arrêter.
En cet instant, je constate qu'elle ne s'est pas remise
en
marche.
J'attends
donc qu'il me soit permis de remonter sur le pont. La
porte
de ma cabine est toujours fermée en dehors, je viens de m'en
assurer.
Que l'on m'empêche d'en sortir, lorsqu'il fera grand
jour,
cela me paraît improbable.
Une
heure s'écoule. La clarté matinale pénètre par =
le
hublot. Je
regarde
au travers... Un léger brouillard couvre l'Océan, mais il
ne
tardera pas à se fondre sous les premiers rayons solaires.
Comme
ma vue peut s'étendre à la portée d'un demi-mille, si =
le
trois-mâts
n'est pas visible, cela doit tenir à ce qu'il stationne
par
bâbord de l'Ebba, du côté que je ne puis apercevoir.
Voici
qu'un bruit de grincement se fait entendre, et la clé joue
dans
la serrure. Je pousse la porte qui est ouverte, je gravis
l'échelle
de fer, je mets le pied sur le pont, au moment où les
hommes
referment le panneau de l'avant.
Je
cherche le comte d'Artigas des yeux... Il n'est pas là et n'a
point
quitté sa cabine.
Le
capitaine Spade et l'ingénieur Serkö surveillent l'arrimage
d'un
certain nombre de ballots, qui, sans doute, viennent d'être
retirés
de la cale et transportés à l'arrière. Cette
opération
expliquerait
les allées et venues bruyantes que j'ai entendues à
mon
réveil. Il est évident que si l'équipage s'occupe de
remonter
les
marchandises, c'est que notre arrivée est prochaine... Nous ne
sommes
plus éloignés du port, et peut-être la goélette =
y
mouillera-t-elle
dans quelques heures...
Eh
bien!... et le voilier qui était par notre hanche de bâbord?..=
.
Il
doit être à la même place, puisque la brise n'a pas repr=
is
depuis
la veille...
Mes
regards se dirigent de ce côté...
Le
trois-mâts a disparu, la mer est déserte, et il n'y a pas un
navire
au large, pas une voile à l'horizon, ni vers le nord ni
vers
le sud...
Après
avoir réfléchi, voici la seule explication que je puisse me
donner,
bien qu'elle ne soit acceptable que sous réserves: quoique
je ne
m'en sois pas aperçu, l'Ebba se sera remise en route
pendant
que je dormais, laissant en arrière le trois-mâts
encalminé,
et c'est la raison pour laquelle je ne le vois plus par
le
travers de la goélette.
Du
reste, je me garde bien d'aller interroger le capitaine Spade à
ce
sujet, ni même l'ingénieur Serkö: ils ne daigneraient poi=
nt
m'honorer
d'une réponse.
À
cet instant, d'ailleurs, le capitaine Spade se dirige vers
l'appareil
des signaux, et presse un des boutons de la plaque
supérieure.
Presque aussitôt, l'Ebba éprouve une assez sensible
secousse
à l'avant. Puis, ses voiles toujours serrées, elle
reprend
son extraordinaire marche vers le levant.
Deux
heures après, le comte d'Artigas apparaît à l'orifice d=
u
capot
du rouf et gagne sa place habituelle près du couronnement.
L'ingénieur
Serkö et le capitaine Spade vont aussitôt échanger
quelques
mots avec lui.
Tous
trois braquent leurs lorgnettes marines et observent
l'horizon
du sud-est au nord-est.
On ne
s'étonnera pas si mes regards se fixent obstinément dans
cette
direction. Mais, n'ayant pas de lorgnette, je n'ai rien pu
distinguer
au large.
Le
repas de midi terminé, nous sommes remontés sur le pont, --
tous
à l'exception de Thomas Roch, qui n'est pas sorti de sa
cabine.
Vers
une heure et demie, la terre est signalée par un des matelots
grimpé
aux barres du mât de misaine. Étant donné que l'Ebba fi=
le
avec
une extrême vitesse, je ne tarderai pas à voir se dessiner
les
premiers contours d'un littoral.
En
effet, deux heures après, une vague silhouette s'arrondit à
moins
de huit milles. À mesure que la goélette s'approche, les
profils
s'accusent plus nettement. Ce sont ceux d'une montagne, ou
tout
au moins d'une terre assez élevée. De son sommet s'éch=
appe
un
panache
qui se dresse vers le zénith.
Un
volcan dans ces parages?... Alors ce serait donc...
À
mon avis, l'Ebba n'a pu rencontrer en cette partie de
l'Atlantique
d'autre groupe que celui des Bermudes. Cela résulte à
la
fois de la distance parcourue à partir de la côte
américaine et
de la
direction suivie depuis la sortie du Pamplico-Sound. Cette
direction
a constamment été celle du sud-sud-est, et cette
distance,
en la rapprochant de la vitesse de marche, doit être
approximativement
évaluée entre neuf cents et mille kilomètres.
Cependant
la goélette n'a pas ralenti sa rapide allure. Le comte
d'Artigas
et l'ingénieur Serkö se tiennent à l'arrière,
près de
l'homme
de barre. Le capitaine Spade est venu se poster à l'avant.
Or,
n'allons-nous pas dépasser cet îlot, qui paraît
isolé, et le
laisser
dans l'ouest?...
Ce
n'est pas probable, puisque nous sommes au jour et à l'heure
indiqués
pour l'arrivée de l'Ebba à son port d'attache...
En ce
moment, tous les matelots sont rangés sur le pont, prêts &agra=
ve;
manoeuvrer,
et le maître d'équipage Effrondat prend ses
dispositions
pour un prochain mouillage.
Avant deux heures je saurai à quoi m'en tenir. Ce sera la première<= o:p>
réponse
faite à l'une des questions qui m'ont préoccupé d&egra=
ve;s
que la
goélette
a donné en pleine mer.
Et
pourtant, que le port d'attache de l'Ebba soit précisément
situé
en l'une des Bermudes, au milieu d'un archipel anglais,
c'est
invraisemblable, -- à moins que le comte d'Artigas n'ait
enlevé
Thomas Roch au profit de la Grande-Bretagne, hypothèse à
peu
près inadmissible...
Ce
qui n'est pas douteux, c'est que ce bizarre personnage
m'observe,
en ce moment, avec une persistance tout au moins
singulière.
Bien qu'il ne puisse soupçonner que je sois
l'ingénieur
Simon Hart, il doit se demander ce que je pense de
cette
aventure. Si le gardien Gaydon n'est qu'un pauvre diable, ce
pauvre
diable ne saurait être moins soucieux de ce qui l'attend
que
n'importe quel gentilhomme, -- fût-ce le propriétaire de cet
étrange
yacht de plaisance. Aussi, suis-je un peu inquiet de
l'insistance
avec laquelle ce regard s'attache à ma personne.
Et si
le comte d'Artigas avait pu deviner quel éclaircissement
venait
de se produire dans mon esprit, il ne m'est pas prouvé
qu'il
eût hésité à me faire jeter par-dessus le bord..=
.
La
prudence me commande donc d'être plus circonspect que jamais.
En effet, sans que j'aie pu donner prise à la suspicion, -- même<= o:p>
dans
l'esprit de l'ingénieur Serkö, si subtil pourtant, -- un coin
du
mystérieux voile s'est relevé. L'avenir s'est
éclairé d'une
légère
lueur à mes yeux.
À
l'approche de l'Ebba, les formes de cette île, ou mieux de cet
îlot
vers lequel elle se dirige, se sont dessinées avec plus de
netteté
sur le fond clair du ciel. Le soleil, qui a dépassé son
point
de culmination, le baigne en plein sur sa face du couchant.
L'îlot
est isolé, ou du moins, ni dans le nord ni dans le sud je
n'aperçois
de groupe auquel il appartiendrait. À mesure que la
distance
diminue, s'ouvre l'angle sous lequel il se présente,
tandis
que l'horizon s'abaisse derrière lui.
Cet
îlot, de contexture curieuse, figure assez exactement une
tasse
renversée, du fond de laquelle s'échappe une montée de=
vapeur
fuligineuse. Son sommet, -- le fond de la tasse, si l'on
veut,
-- doit s'élever d'une centaine de mètres au-dessus du
niveau
de la mer, et ses flancs présentent des talus d'une raideur
régulière,
qui paraissent aussi dénudés que les rochers de la base
incessamment
battus du ressac.
Mais
une particularité de nature à rendre cet îlot trè=
;s
reconnaissable
aux navigateurs qui l'aperçoivent en venant de
l'ouest,
c'est une roche à jour. Cette arche naturelle semble
former
l'anse de ladite tasse, et livre passage aux
tourbillonnants
embruns des lames comme aux rayons du soleil,
alors
que son disque déborde l'horizon de l'est. Aperçu dans ces
conditions,
cet îlot justifie tout à fait le nom de Back-Cup qui
lui a
été attribué.
Eh
bien, je le connais et je le reconnais, cet îlot! Il est situé=
en
avant de l'archipel des Bermudes. C'est la «tasse renversée&ra=
quo;
que
j'ai eu l'occasion de visiter il y a quelques années... Non!
je ne
me trompe pas!... À cette époque, mon pied a foulé ses=
roches
calcaires et contourné sa base du côté de l'est... Oui.=
..
c'est
Back-Cup...
Moins
maître de moi, j'aurais laissé échapper une exclamation=
de
surprise...
et de satisfaction, dont, à bon droit, se fût
préoccupé
le comte d'Artigas.
Voici
dans quelles circonstances je fus conduit à explorer l'îlot
de
Back-Cup, alors que je me trouvais aux Bermudes.
Cet
archipel, situé à mille kilomètres environ de la Carol=
ine
du
Nord, se compose de plusieurs centaines d'îles ou îlots. À sa<= o:p>
partie
centrale se croisent le soixante-quatrième méridien et le
trente-deuxième
parallèle. Depuis le naufrage de l'Anglais Lomer,
qui y
fut jeté en 1609, les Bermudes appartiennent au Royaume-Uni,
dont,
en conséquence de ce fait, la population coloniale s'est
accrue
de dix mille habitants. Ce n'est pas pour ses productions
en
coton, café, indigo, arrow-root, que l'Angleterre voulut
s'annexer
ce groupe, l'accaparer, pourrait-on dire. Mais il y
avait
là une station maritime tout indiquée en cette portion de
l'Océan,
à proximité des États-Unis d'Amérique. La prise=
de
possession
s'accomplit sans soulever aucune protestation de la
part
des autres puissances, et les Bermudes sont actuellement
administrées
par un gouverneur britannique, avec l'adjonction d'un
conseil
et d'une assemblée générale.
Les
principales îles de cet archipel s'appellent Saint-David,
Sommerset, Hamilton, Saint-Georges. Cette dernière île possède un<= o:p>
port
franc, et la ville, appelée du même nom, est aussi la
capitale
du groupe.
La
plus étendue de ces îles ne dépasse pas vingt
kilomètres en
longueur
sur quatre en largeur. Si l'on déduit les moyennes, il ne
reste
qu'une agglomération d'îlots et de récifs, répan=
dus
sur une
aire
de douze lieues carrées.
Que
le climat des Bermudes soit très sain, très salubre, ces
îles
n'en
sont pas moins effroyablement battues par les grandes
tempêtes
hivernales de l'Atlantique, et les abords offrent des
difficultés
aux navigateurs.
Ce
qui fait surtout défaut à cet archipel, ce sont les
rivières et
les
rios. Toutefois, comme les pluies y tombent fréquemment, on a
remédié
à ce manque d'eau en les recueillant pour les besoins des
habitants
et les exigences de la culture. Cela a nécessité la
construction
de vastes citernes que les averses se chargent de
remplir
avec une générosité inépuisable. Ces ouvrages
méritent une
juste
admiration et font honneur au génie de l'homme.
C'était
l'établissement de ces citernes qui avait motivé mon
voyage
à cette époque, et aussi la curiosité de visiter ce be=
au
travail.
J'obtins
de la société dont j'étais l'ingénieur dans le
New-Jersey
un
congé de quelques semaines, je partis et m'embarquai à New-Yo=
rk
pour
les Bermudes.
Or,
tandis que je séjournais à l'île Hamilton, dans le vaste
port
de
Southampton, il se produisit un fait de nature à intéresser l=
es
géologues.
Un
jour, on vit arriver toute une flottille de pêcheurs, hommes,
femmes,
enfants, à Southampton-Harbour.
Depuis
une cinquantaine d'années, ces familles étaient install&eacut=
e;es
sur
la partie du littoral de Back-Cup exposée au levant. Des
cabanes
de bois, des maisons de pierre y avaient été construites.
Les habitants demeuraient là dans des conditions très favorables<= o:p>
pour
exploiter ces eaux poissonneuses, -- surtout en vue de la
pêche
des cachalots qui abondent sur les parages bermudiens
pendant
les mois de mars et d'avril.
Rien,
jusqu'alors, n'était venu troubler ni la tranquillité ni
l'industrie
de ces pêcheurs. Ils ne se plaignaient pas de cette
existence
assez rude, adoucie d'ailleurs par la facilité des
communications
avec Hamilton et Saint-Georges. Leurs solides
barques,
gréées en cotres, exportaient le poisson et importaient,
en
échange, les divers objets de consommation nécessaires &agrav=
e;
l'entretien
de la famille.
Pourquoi
donc l'avaient-ils abandonné, cet îlot, et, ainsi qu'on
ne
tarda pas à l'apprendre, sans avoir l'intention d'y jamais
revenir?...
Cela tenait à ce que leur sécurité n'y était pl=
us
assurée
comme autrefois.
Deux
mois avant, les pêcheurs avaient été surpris d'abord,
inquiétés
ensuite, par de sourdes détonations qui se produisaient
à
l'intérieur de Back-Cup. En même temps, le sommet de l'î=
lot,
--
disons
le fond de la tasse renversée, -- se couronnait de vapeurs
et de
flammes. Or, que cet îlot fût d'origine volcanique, que son
sommet formât un cratère, on ne le soupçonnait pas, car telle<= o:p>
était
l'inclinaison de ses pentes qu'il eût été impossible de=
les
gravir.
Mais il n'y avait plus à douter que Back-Cup fût un ancien
volcan,
qui menaçait le village d'une éruption prochaine.
Durant
ces deux mois, il y eut redoublement de grondements
internes,
secousses assez sensibles de l'ossature de l'îlot, longs
jets
de flammes à sa cime, -- la nuit surtout, -- parfois
détonations
formidables, -- autant de symptômes qui témoignaient
d'un
travail plutonien dans la substruction sous-marine, prodrômes
non
contestables d'un mouvement éruptif à court délai.
Les
familles exposées à quelque imminente catastrophe sur cette
marge
littorale qui ne leur offrait aucun abri contre la coulée
des
laves, pouvant même craindre une complète destruction de Back-=
Cup,
n'hésitèrent pas à le fuir. Tout ce qu'elles
possédaient fut
embarqué
sur leurs chaloupes de pêche; elles y prirent passage et
vinrent
se réfugier à Southampton-Harbour.
Aux
Bermudes, on sentit un certain effroi à cette nouvelle qu'un
volcan,
endormi depuis des siècles, venait de se réveiller à
l'extrémité
occidentale du groupe. Mais, en même temps que la
terreur
des uns, la curiosité des autres se manifesta. Je fus de
ces
derniers. Il importait, au surplus, d'étudier le
phénomène, de
reconnaître si les pêcheurs n'en exagéraient pas les conséquences.<= o:p>
Back-Cup,
qui émerge tout d'un bloc à l'ouest de l'archipel, s'y
rattache
par une capricieuse traînée de petits îlots et de
récifs
inabordables
du côté de l'est. On ne l'aperçoit ni de Saint-
Georges,
ni de Hamilton, son sommet ne dépassant pas l'altitude
d'une
centaine de mètres.
Un
cutter, parti de Southampton-Harbour, nous débarqua, quelques
explorateurs
et moi, sur le rivage, où s'élevaient les cabanes
abandonnées
des pêcheurs bermudiens.
Les
craquements intérieurs se faisaient toujours entendre, et une
gerbe
de vapeurs s'échappait du cratère.
Il
n'y eut aucun doute pour nous: l'ancien volcan de Back-Cup
s'était
rallumé sous l'action des feux souterrains. On devait
craindre
qu'une éruption ne se produisît avec toutes ses suites,
un
jour ou l'autre.
En
vain essayâmes-nous de monter jusqu'à l'orifice du volcan.
L'ascension
était impossible sur ces pentes abruptes, lisses,
glissantes,
n'offrant prise ni au pied ni à la main, se profilant
sous
un angle de soixante-quinze à quatre-vingts degrés. Jamais je=
n'avais
rien rencontré de plus aride que cette carapace rocheuse,
sur
laquelle végétaient seulement de rares touffes de luzerne
sauvage
aux endroits pourvus d'un peu d'humus.
Après
maintes tentatives infructueuses, on essaya de faire le tour
de
l'îlot. Mais, sauf en la partie où les pêcheurs avaient
bâti
leur village, la base était impraticable au milieu des éboulis du<= o:p>
nord,
du sud et de l'ouest.
La
reconnaissance de l'îlot fut donc limitée à cette
exploration
très
insuffisante. En somme, à voir les fumées mêlées=
de
flammes
qui
fusaient hors du cratère, tandis que de sourds roulements,
parfois
des détonations ébranlaient l'intérieur, on ne pouvait=
qu'approuver
les pêcheurs d'avoir abandonné cet îlot, en prévi=
sion
de sa
destruction prochaine.
Telles
sont les circonstances dans lesquelles je fus amené à
visiter
Back-Cup, et l'on ne s'étonnera pas si j'ai pu lui donner
ce nom,
dès que sa bizarre structure s'était offerte à mes yeu=
x.
Non!
je le répète, cela n'aurait pas été pour plaire=
au
comte
d'Artigas
que le gardien Gaydon eût reconnu cet îlot, en admettant
que
l'Ebba y dût relâcher, -- ce qui, faute de port, me
paraissait
inadmissible.
À mesure que la goélette se rapproche, j'observe Back-Cup, où,<= o:p>
depuis
leur départ, aucun Bermudien n'a voulu retourner. Ce lieu
de
pêche est actuellement délaissé, et je ne puis m'expliq=
uer
que
l'Ebba
y vienne en relâche.
Peut-être,
après tout, le comte d'Artigas et ses compagnons n'ont-
ils
pas l'intention de débarquer sur le littoral de Back-Cup? Même=
au
cas où la goélette eût trouvé un abri temporaire
entre les
roches
au fond d'une étroite crique, quelle apparence qu'un riche
yachtman
ait eu la pensée d'établir sa résidence sur ce cô=
;ne
aride,
exposé aux terribles tempêtes de l'Ouest-Atlantique? Vivre
en
cet endroit, cela est bon pour de rustiques pêcheurs, non pour
le
comte d'Artigas, l'ingénieur Serkö, le capitaine Spade et son
équipage.
Back-Cup
n'est plus qu'à un demi-mille, il n'a rien de l'aspect
que
présentent les autres îles de l'archipel sous la sombre
verdure
de leurs collines. À peine si, dans le pli de certaines
anfractuosités,
poussent quelques genévriers, et se dessinent de
maigres
échantillons de ces cedars qui constituent la principale
richesse
des Bermudes. Quant aux roches du soubassement, elles
sont
couvertes d'épaisses couches de varechs, sans cesse
renouvelées
par les apports de la houle, et aussi de végétaux
filamenteux,
ces sargasses innombrables de la mer de ce nom, entre
les
Canaries et les îles du Cap-Vert, et dont les courants jettent
des
quantités énormes sur les récifs de Back-Cup.
En ce
qui concerne les seuls habitants de cet îlot désolé, il=
s se
réduisent
à quelques volatiles, des bouvreuils, des «mota cyllas
cyalis»
au plumage bleuâtre, tandis que, par myriades, les
goélands
et les mouettes traversent d'une aile rapide les vapeurs
tourbillonnantes
du cratère.
Quand
elle n'est plus qu'à deux encablures, la goélette ralentit
sa
marche, stoppe, -- c'est le mot propre, -- à l'entrée d'une
passe ménagée au milieu d'un semis de roches à fleur d'eau.<= o:p>
Je me
demande si l'Ebba va se risquer à travers cette sinueuse
passe...
Non,
l'hypothèse la plus acceptable, c'est que, après une
relâche
de
quelques heures, -- et encore ne devinai-je pas à quel propos,
--
elle reprendra sa route vers l'est.
Ce
qui est certain, c'est que je ne vois faire aucun préparatif de
mouillage.
Les ancres restent aux bossoirs, les chaînes ne sont
point
parées, l'équipage ne se dispose aucunement à mettre l=
es
canots
à la mer.
En ce
moment, le comte d'Artigas, l'ingénieur Serkö, le capitaine
Spade
vont se placer à l'avant, et alors se fait une manoeuvre qui
est
inexplicable pour moi.
Ayant
suivi le bastingage de bâbord, presque à la hauteur du mâ=
;t
de
misaine, j'aperçois une petite bouée flottante qu'un des
matelots
s'occupe de hisser sur l'avant.
Presque
aussitôt, l'eau, qui est très claire en cet endroit,
s'assombrit,
et il me semble voir une sorte de masse noire monter
du fond. Est-ce donc un énorme cachalot qui vient respirer à la<= o:p>
surface
de la mer?... L'Ebba est-elle menacée de quelque coup de
queue
formidable?...
J'ai
tout compris... Je sais à quel engin la goélette doit de se
mouvoir
avec cette extraordinaire vitesse, sans voiles ni
hélice...
Le voici qui émerge, son infatigable propulseur, après
l'avoir
entraînée depuis le littoral américain jusqu'à
l'archipel
des
Bermudes... Il est là, flottant à son côté... C'=
est
un bateau
submersible,
un remorqueur sous-marin, un «tug», mû par une
hélice,
sous l'action du courant d'une batterie d'accumulateurs ou
des
puissantes piles en usage à cette époque...
À
la partie supérieure de ce tug, -- long fuseau de tôle, --
s'étend
une plate-forme, au centre de laquelle un panneau établit
la
communication avec l'intérieur. À l'avant de cette plate-form=
e
saillit un périscope, un «look-out», sorte d'habitacle dont les<= o:p>
parois,
percées de hublots à verres lenticulaires, permettent
d'éclairer
électriquement les couches sous-marines. Maintenant,
allégé
de son lest d'eau, le tug est revenu à la surface. Son
panneau
supérieur va s'ouvrir, -- un air pur le pénétrera tout=
entier.
Et même, ne peut-on supposer que, s'il est immergé pendant
le
jour, il émerge la nuit et remorque l'Ebba en restant à la
surface
de la mer?...
Une
question, cependant. Si c'est l'électricité qui produit la
force
mécanique de ce tug, il est indispensable qu'une fabrique
d'énergie
la lui fournisse, quelle que soit son origine. Or, cette
fabrique,
où se trouve-t-elle?... Ce n'est pas sur l'îlot de Back-
Cup,
je suppose...
Et
puis, pourquoi la goélette recourt-elle à ce genre de
remorqueur
qui se meut sous les eaux?... Pourquoi n'a-t-elle pas
en
elle-même sa puissance de locomotion, comme tant d'autres
yachts
de plaisance?...
Mais
je n'ai pas, en cet instant, le loisir de me livrer à de
telles
réflexions, ou plutôt de chercher l'explication de tant
d'inexplicables
choses.
Le
tug est le long de l'Ebba. Le panneau vient de s'ouvrir.
Plusieurs
hommes ont apparu sur la plate-forme, -- l'équipage de
ce
bateau sous-marin avec lequel le capitaine Spade peut
communiquer
au moyen des signaux électriques disposés sur l'avant
de la
goélette, et qu'un fil relie au tug. C'est de l'Ebba, en
effet,
que partent les indications sur la direction à suivre.
L'ingénieur
Serkö s'approche alors de moi, et il me dit ce seul
mot:
«Embarquons.
--
Embarquer?... ai-je répliqué.
--
Oui... dans le tug... vite!» Comme toujours, je n'ai qu'à
obéir
à
ces paroles impératives, et je me hâte d'enjamber les
bastingages.
En ce moment, Thomas Roch remonte sur le pont,
accompagné
de l'un des hommes. Il me paraît très calme, très
indifférent
aussi, et n'oppose aucune résistance à son passage à
bord
du remorqueur. Lorsqu'il est près de moi, à l'orifice du
panneau,
le comte d'Artigas et l'ingénieur Serkö nous rejoignent.
Quant
au capitaine Spade et à l'équipage, ils demeurent sur la
goélette,
-- moins quatre hommes qui descendent dans le petit
canot,
lequel vient d'être mis à la mer. Ces hommes emportent une
longue
aussière, probablement destinée à touer l'Ebba à
travers
les
récifs. Existe-t-il donc, au milieu de ces roches, une crique
où
le yacht du comte d'Artigas trouve un sûr abri contre les
houles
du large?... Est-ce là son port d'attache?... L'Ebba
séparée
du tug, l'aussière qui la relie au canot se tend, et, une
demi-encablure
plus loin, des matelots vont l'amarrer sur des
organeaux
de fer fixés aux récifs. Alors l'équipage, halant
dessus,
toue lentement la goélette.
Cinq
minutes après, l'Ebba a disparu derrière l'amoncellement
des
roches, et il est certain que, du large, on ne peut même pas
apercevoir
l'extrémité de sa mâture.
Qui
se douterait, aux Bermudes, qu'un navire vient d'habitude
relâcher
en cette crique secrète?... Qui se douterait, en
Amérique,
que le riche yachtman, si connu dans tous les ports de
l'ouest,
est l'hôte des solitudes de Back-Cup?...
Vingt
minutes plus tard, le canot revient vers le tug, ramenant
les
quatre hommes.
Il
est clair que le bateau sous-marin les attendait avant de
repartir...
pour aller... où?...
En
effet, l'équipage au complet passe sur la plate-forme, le canot
est
mis à la traîne, un mouvement se produit, l'hélice bat
à
petits
tours, et, à la surface des eaux, le tug se dirige vers
Back-Cup,
en contournant les récifs par le sud.
À
trois encablures de là se dessine une seconde passe qui aboutit
à
l'îlot, et dont le tug suit les sinuosités. Dès qu'il
accoste
les
premières assises de la base, ordre est donné à deux
hommes de
tirer
le canot sur une étroite grève de sable que ne peuvent
atteindre
ni la houle ni le ressac, et où il est aisé de venir le
reprendre,
lorsque recommencent les campagnes de l'Ebba.
Cela
fait, ces deux matelots remontent à bord du tug, et
l'ingénieur
Serkö me fait signe de descendre à l'intérieur.
Quelques
marches d'un escalier de fer accèdent à une salle
centrale,
où sont entassés divers colis et ballots qui, sans
doute,
n'ont pu trouver place dans la cale déjà encombrée. Je
suis
poussé
vers une cabine latérale, la porte se referme, et me voici
de
nouveau plongé au milieu d'une obscurité profonde.
Je
l'ai reconnue, cette cabine, au moment où j'y suis entré. C'e=
st
bien
celle où j'ai passé de si longues heures, après
l'enlèvement
de
Healthful-House, et dont je ne suis sorti qu'au large du
Pamplico-Sound.
Il
est évident qu'il doit en être de Thomas Roch comme de moi,
qu'il
est chambré dans un autre compartiment.
Un
bruit sonore se produit -- le bruit du panneau qui se referme,
et
l'appareil ne tarde pas à s'immerger.
En
effet, je sens un mouvement descensionnel, dû à l'introduction=
de
l'eau dans les caissons du tug.
À
ce mouvement en succède un autre, -- un mouvement qui pousse le
bateau
sous-marin à travers les couches liquides.
Trois
minutes plus tard, il stoppe, et j'ai l'impression que nous
remontons
à la surface...
Nouveau
bruit du panneau, qui se rouvre cette fois.
La
porte de ma cabine me livre passage, et, en quelques bonds, me
voici
sur la plate-forme.
Je
regarde...
Le
tug vient de pénétrer à l'intérieur même =
de
l'îlot de Back-Cup.
Là
est cette mystérieuse retraite, où le comte d'Artigas vit ave=
c
ses
compagnons, -- pour ainsi dire, -- en dehors de l'humanité!
Le
lendemain, sans que personne m'ait empêché d'aller et de venir=
,
j'ai
pu opérer une première reconnaissance à travers la vas=
te
caverne
de Back-Cup.
Quelle
nuit j'ai passée sous l'empire de visions étranges, et avec
quelle
impatience j'attendais le jour!
On
m'avait conduit au fond d'une grotte, à une centaine de pas de
la
berge près de laquelle s'était arrêté le tug.
À cette grotte,
de
dix pieds sur douze, qu'éclairait une ampoule à incandescence=
,
on accédait par une porte qui fut refermée derrière moi.<= o:p>
Je
n'ai pas à m'étonner que l'électricité soit
employée comme
agent
lumineux à l'intérieur de cette caverne, puisqu'elle l'est
également
à bord du remorqueur sous-marin. Mais où la fabrique-t-
on?...
D'où vient-elle?... Est-ce qu'une usine est installée à=
;
l'intérieur
de cette énorme crypte, avec sa machinerie, ses
dynamos,
ses accumulateurs?...
Ma
cellule est meublée d'une table sur laquelle des aliments sont
déposés,
d'un cadre et de sa literie, d'un fauteuil d'osier, d'une
armoire
contenant du linge et divers vêtements de rechange. Dans
le
tiroir de la table, du papier, un encrier, des plumes. Au coin
de
droite, une toilette garnie de ses ustensiles. Le tout très
propre.
Du
poisson frais, des conserves de viande, du pain de bonne
qualité,
de l'ale et du whisky, voilà le menu de ce premier repas.
Je
n'ai mangé que du bout des lèvres, -- à mi-dents comme=
on
dit,
--
tant je me sens énervé.
Il
faudra pourtant que je me ressaisisse, que je revienne au calme
de
l'esprit et du coeur, que le moral reprenne le dessus. Le
secret
de cette poignée d'hommes, enfouis dans les entrailles de
cet
îlot, je veux le découvrir... je le découvrirai...
Ainsi,
c'est sous la carapace de Back-Cup que le comte d'Artigas
est
venu s'établir. Cette cavité dont personne ne soupçonn=
e
l'existence,
lui sert de demeure habituelle, lorsque l'Ebba ne
le promène pas le long du littoral du nouveau monde et peut-être<= o:p>
jusqu'aux
parages de l'ancien. Là est la retraite inconnue qu'il a
découverte, et où l'on accède par cette entrée sous-marine, cette<= o:p>
porte
d'eau, qui s'ouvre à douze ou quinze pieds au-dessous de la
surface
océanique.
Pourquoi
s'être séparé des habitants de la terre?... Que
trouverait-on
dans le passé de ce personnage?... Si ce nom
d'Artigas,
ce titre de comte, ne sont qu'empruntés, comme je
l'imagine,
quel motif cet homme a-t-il eu de cacher son
identité?...
Est-il un banni, un proscrit, qui a préféré ce lieu
d'exil
à tout autre?... N'ai-je pas plutôt affaire à un
malfaiteur,
soucieux d'assurer l'impunité de ses crimes, l'inanité
des
poursuites judiciaires, en se terrant au fond de cette
substruction
indécouvrable?... Mon droit est de tout supposer,
quand
il s'agit de cet étranger suspect, et je suppose tout.
Alors
revient à mon esprit cette question à laquelle je ne puis
encore
trouver une réponse satisfaisante. Pourquoi Thomas Roch a-
t-il
été enlevé de Healthful-House dans les conditions que =
l'on
sait?...
Le comte d'Artigas espère-t-il lui arracher le secret de
son
Fulgurateur, l'utiliser pour défendre Back-Cup, au cas qu'un
hasard
trahirait le lieu de sa retraite?... Mais, si cela
arrivait,
on saurait bien réduire par la famine l'îlot de Back-
Cup,
que le tug ne suffirait pas à ravitailler!... La goélette,
d'autre
part, n'aurait plus aucune chance de franchir la ligne
d'investissement,
et, d'ailleurs, elle serait signalée dans tous
les
ports!... Dès lors, à quoi pourrait servir l'invention de
Thomas
Roch entre les mains du comte d'Artigas?... Décidément, je
ne comprends
pas!
Vers
sept heures du matin, je saute hors de mon lit. Si je suis
emprisonné
entre les parois de cette caverne, du moins ne le suis-
je
pas à l'intérieur de ma cellule. Rien ne m'empêche de l=
a
quitter,
et j'en sors...
À
trente mètres en avant se prolonge un entablement rocheux, une
sorte
de quai, qui se développe à droite et à gauche.
Plusieurs
matelots de l'Ebba sont occupés à débarquer les
ballots,
à vider la cale du tug, lequel stationne à fleur d'eau le
long
d'une petite jetée de pierre.
Un
demi-jour, auquel mes yeux s'habituent graduellement, éclaire
la
caverne, qui est ouverte à la partie centrale de sa voûte.
«C'est
par là, me dis-je, que s'échappaient ces vapeurs, ou plut&oci=
rc;t
cette
fumée, qui nous a signalé l'îlot à une distance =
de
trois ou
quatre
milles.»
Et,
à l'instant même, toute cette série de réflexion=
s me
traverse
l'esprit.
«Ce
n'est donc pas un volcan, comme on l'a cru, ce Back-Cup, comme
je
l'ai cru moi-même... Les vapeurs, les flammes qui ont ét&eacut=
e;
aperçues,
il y a quelques années, n'étaient qu'artificielles. Les
grondements
qui épouvantèrent les pêcheurs bermudiens n'avaient
point
pour cause une lutte des forces souterraines... Ces divers
phénomènes
étaient factices... Ils se manifestaient à la seule
volonté du maître de cet îlot, de celui qui voulait en éloigner<= o:p>
les habitants installés sur son littoral... Et il y a réussi, ce<= o:p>
comte
d'Artigas... Il est resté l'unique maître de Back-Cup...
Rien
qu'avec le bruit de ces détonations, rien qu'en dirigeant
vers ce faux cratère la fumée de ces varechs et des sargasses que<= o:p>
les
courants lui apportent, il a pu laisser croire à l'existence
d'un
volcan, à son réveil inattendu, à l'imminence d'une
éruption
qui
ne s'est jamais produite!...»
Telles
les choses ont dû se passer, et, en effet, depuis le départ
des
pêcheurs bermudiens, Back-Cup n'a cessé d'entretenir
d'épaisses
volutes de fumée à sa cime.
Cependant
la clarté interne s'accroît, le jour pénètre par=
le
faux
cratère,
à mesure que le soleil monte sur l'horizon. Il me sera
donc
possible d'évaluer d'une manière assez précise les
dimensions
de
cette caverne. Voici, d'ailleurs, les chiffres que j'ai pu
établir
par la suite.
Extérieurement,
l'îlot de Back-Cup, de forme à peu près
circulaire,
mesure douze cents mètres de circonférence et présente=
une
superficie intérieure de cinquante mille mètres ou cinq
hectares.
Ses parois ont, à leur base, une épaisseur qui varie
entre
trente et cent mètres.
Il
suit de là que, moins l'épaisseur des parois, cette excavatio=
n
occupe
tout le massif de Back-Cup qui s'élève au-dessus de la mer.
Quant
à la longueur du tunnel sous-marin, qui met le dehors et le
dedans
en communication, et par lequel a pénétré le tug, j'es=
time
qu'elle
doit être de quarante mètres à peu près.
Ces
chiffres approximatifs permettent de se représenter la
grandeur
de cette caverne. Mais, si vaste qu'elle soit, je
rappellerai
que l'Ancien et le Nouveau Monde en possèdent
quelques-unes
dont les dimensions sont plus considérables et qui
ont
été l'objet d'études spéléologiques
très exactes.
En
effet, dans la Carniole, dans le Northumberland, dans le
Derbyshire,
au Piémont, en Morée, aux Baléares, en Hongrie, en
Californie,
se creusent des grottes d'une capacité supérieure à
celle
de Back-Cup. Telles aussi celle de Han-sur-Lesse, en
Belgique,
aux États-Unis, celles de Mammouth du Kentucky, qui ne
comprennent
pas moins de deux cent vingt-six dômes, sept rivières,
huit
cataractes, trente-deux puits d'une profondeur ignorée, une
mer
intérieure sur une étendue de cinq à six lieues, dont =
les
explorateurs
n'ont encore pu atteindre l'extrême limite.
Je
connais ces grottes du Kentucky pour les avoir visitées, comme
l'ont
fait des milliers de touristes. La principale me servira de
terme
de comparaison avec Back-Cup. À Mammouth, comme ici, la
voûte
est supportée par des piliers de formes et de hauteurs
diverses,
qui lui donnent l'aspect d'une cathédrale gothique, avec
nef,
contre-nefs, bas-côtés, n'ayant rien, d'ailleurs, de la
régularité
architectonique des édifices religieux. La seule
différence
est que, si le plafond des grottes du Kentucky se
déploie
à cent trente mètres de hauteur, celui de Back-Cup ne
dépasse
pas une soixantaine de mètres à la partie de la voûte q=
ue
troue
circulairement l'ouverture centrale, -- par laquelle
s'échappaient
les fumées et les flammes.
Autre
particularité, -- très importante, -- qu'il convient
d'indiquer,
c'est que la plupart des grottes dont j'ai cité les
noms
sont aisément accessibles et devaient par conséquent êt=
re
découvertes
un jour ou l'autre.
Or il
n'en est pas ainsi de Back-Cup. Indiqué sur les cartes de
ces
parages comme un îlot du groupe des Bermudes, comment se fût-
on
douté qu'une énorme caverne s'évidait à
l'intérieur de son
massif.
Pour le savoir, il fallait y pénétrer, et, pour y
pénétrer,
il fallait disposer d'un appareil sous-marin, analogue
au
tug que possédait le comte d'Artigas.
Et,
à mon avis, c'est au hasard seul que cet étrange yachtman aur=
a
dû
de découvrir ce tunnel, qui lui a permis de fonder cette
inquiétante
colonie de Back-Cup.
Maintenant,
en me livrant à l'examen de la portion de mer contenue
entre
les parois de cette caverne, je constate que ses dimensions
sont
assez restreintes. À peine mesure-t-elle de trois cents à
trois
cent cinquante mètres de circonférence. Ce n'est, à vr=
ai
dire,
qu'un lagon, encadré de rochers à pic, très suffisant =
pour
les
manoeuvres du tug, car sa profondeur, ainsi que je l'ai
appris,
n'est pas inférieure à quarante mètres.
Il va
de soi que cette crypte, étant donné sa situation et sa
structure,
appartient à la catégorie de celles qui sont dues à
l'envahissement
des eaux de la mer. À la fois d'origine
neptunienne
et plutonienne, telles se voient les grottes de Crozon
et de
Morgate sur la baie de Douarnenez en France, de Bonifacio
sur
le littoral de la Corse, telle celle de Thorgatten sur la côte
de
Norvège, dont la hauteur n'est pas estimée à moins de =
cinq
cents
mètres, telles enfin les catavôtres de la Grèce, les
grottes
de
Gibraltar en Espagne, de Tourane en Cochinchine. En somme, la
nature
de leur carapace indique qu'elles sont le produit de ce
double
travail géologique.
L'îlot
de Back-Cup est en grande partie formé de roches calcaires.
À
partir de la berge du lagon, ces roches remontent vers les
parois,
en talus à pentes douces, laissant entre elles des tapis
sablonneux
d'un grain très menu, agrémentés çà et
là des jaunâtres
bouquets
durs et serrés du perce-pierre. Puis, par épaisses
couches,
s'étalent des amas de varechs et de sargasses, les uns
très secs, les autres mouillés, exhalant encore les âcres senteurs<= o:p>
marines,
alors que le flux, après les avoir poussés à travers l=
e
tunnel,
vient de les jeter sur les rives du lagon. Ce n'est pas
là,
d'ailleurs, le seul combustible employé aux multiples besoins
de
Back-Cup. J'aperçois un énorme stock de houille, qui a d&ucir=
c;
être
rapporté
par le tug et la goélette. Mais, je le répète, c'est d=
e
l'incinération
de ces masses herbeuses, préalablement desséchées,
que
provenaient les fumées vomies par le cratère de l'îlot.=
En
continuant ma promenade, je distingue sur le côté septentriona=
l
du
lagon les habitations de cette colonie de troglodytes, -- ne
méritent-ils
pas ce nom? Cette partie de la caverne, qui est
appelée
Bee-Hive, c'est-à-dire «la Ruche», justifie pleinement
cette
qualification. En effet, là sont creusées de main d'homme
plusieurs
rangées d'alvéoles, dans le massif calcaire des parois,
et
dans lesquels demeurent ces guêpes humaines.
Vers
l'est, la disposition de la caverne est très différente. De
ce
côté, se profilent, se dressent, se multiplient, se
contournent,
des centaines de piliers naturels, qui soutiennent
l'intrados
de la voûte. Une véritable forêt d'arbres de pierre,
dont
la superficie s'étend jusqu'aux extrêmes limites de la
caverne.
À travers ces piliers s'entrecroisent des sentiers
sinueux,
qui permettent d'atteindre le fond de Back-Cup.
À
compter les alvéoles de Bee-Hive, on peut chiffrer de quatre-
vingts
à cent le nombre des compagnons du comte d'Artigas.
Précisément,
devant l'une de ces cellules, isolée des autres, se
tient
ce personnage que le capitaine Spade et l'ingénieur Serkö
ont
rejoint depuis un instant. À la suite de quelques mots
échangés,
ils descendent tous les trois vers la berge et
s'arrêtent
devant la jetée près de laquelle flotte le tug.
À
cette heure, une douzaine d'hommes, après avoir débarqu&eacut=
e;
les
marchandises,
les transportent en canot sur l'autre rive où de
larges
réduits, évidés dans le massif latéral, forment=
les
entrepôts
de Back-Cup.
Quant
à l'orifice du tunnel sous les eaux du lagon, il n'est pas
visible.
J'ai observé, en effet, que, pour y pénétrer en venant=
du
large,
le remorqueur a dû s'enfoncer de quelques mètres au-dessous
de la
surface de l'eau. Il n'en est donc pas de la grotte de Back-
Cup
comme des grottes de Staffa ou de Morgate, dont l'entrée est
toujours
libre même à l'époque des hautes marées. Existe-=
t-il
un
autre
passage communiquant avec le littoral, un couloir naturel ou
artificiel?...
Il importe que je sois fixé à ce sujet.
En
réalité, l'îlot de Back-Cup mérite son nom. C'est
bien une
énorme
tasse renversée. Non seulement il en affecte la forme
extérieure,
mais, -- ce qu'on ignorait, -- il en reproduit aussi
la
forme intérieure.
J'ai
dit que Bee-Hive occupe la partie de la caverne qui
s'arrondit au nord du lagon, c'est-à-dire la gauche en pénétrant<= o:p>
par
le tunnel. À l'opposé sont établis les magasins, ou
s'entreposent
les approvisionnements de toute sorte, ballots de
marchandises,
pièces de vin et d'eau-de-vie, barils de bière,
caisses
de conserves, colis multiples désignés par des marques de
diverses
provenances. On dirait que les cargaisons de vingt
navires
ont été débarquées en cet endroit. Un peu plus =
loin
s'élève
une assez importante construction, entourée d'un mur de
planches,
dont la destination est aisée à reconnaître. D'un potea=
u
qui
la domine, partent les gros fils de cuivre qui alimentent de
leur
courant les puissantes lampes électriques suspendues sous la
voûte
et les ampoules à incandescence servant à chaque alvéo=
le
de
la
ruche. Il y a même bon nombre de ces appareils d'éclairage,
installés
entre les piliers de la caverne, qui permettent de
l'éclairer
jusqu'à son extrême profondeur.
À
présent se pose cette question: Me laissera-t-on aller librement
à
l'intérieur de Back-Cup?... Je l'espère. Pourquoi le comte
d'Artigas
prétendrait-il entraver ma liberté, m'interdire de
circuler
à travers son mystérieux domaine?... Ne suis-je pas
enfermé
entre les parois de cet îlot?... Est-il possible d'en
sortir
autrement que par le tunnel?... Or, comment franchir cette
porte
d'eau, qui est toujours close?...
Et
puis, pour ce qui me concerne, en admettant que j'eusse pu
traverser
le tunnel, est-ce que ma disparition tarderait à être
constatée?...
Le tug conduirait une douzaine d'hommes sur le
littoral,
qui serait fouillé jusque dans ses plus secrètes
anfractuosités...
Je serais inévitablement repris, ramené à Bee-
Hive,
et, cette fois, privé de la liberté d'aller et venir...
Je
dois donc rejeter toute idée de fuite, tant que je n'aurai pu
mettre
de mon côté quelque sérieuse chance de succès.
Qu'une
circonstance
favorable se présente, je ne la laisserai pas
échapper.
En
circulant le long des rangées d'alvéoles, il m'a
été permis
d'observer
quelques-uns de ces compagnons du comte d'Artigas, qui
ont
accepté cette monotone existence dans les profondeurs de Back-
Cup.
Je le répète, leur nombre peut être évalué
à une centaine,
d'après
celui des cellules de Bee-Hive.
Lorsque
je passe, ces gens ne font aucune attention à moi. À les
examiner
de près, ils me paraissent s'être recrutés d'un peu
partout.
Entre eux, je ne distingue aucune communauté d'origine, -
- pas
même ce lien qui en ferait soit des Américains du Nord, soit
des
Européens, soit des Asiatiques. La coloration de leur peau va
du
blanc au cuivre et au noir, -- le noir de l'Australasie plutôt
que
celui de l'Afrique. En résumé, ils semblent pour la plupart
appartenir
aux races malaises, et ce type est même très
reconnaissable
chez le plus grand nombre. J'ajoute que le comte
d'Artigas
est certainement sorti de cette spéciale race des îles
néerlandaises
de l'Ouest-Pacifique, alors que l'ingénieur Serkö
serait
Levantin, le capitaine Spade d'origine italienne.
Mais,
si ces habitants de Back-Cup ne sont pas reliés par un lien
de
race, ils le sont certainement par celui des instincts et des
appétits.
Quelles inquiétantes physionomies, quelles figures
farouches,
quels types foncièrement sauvages! Ce sont des natures
violentes,
cela se voit, qui n'ont jamais su refréner leurs
passions
ni reculer devant aucun excès. Et, -- cette idée me
vient,
-- pourquoi ne serait-ce pas à la suite d'une longue série
de crimes,
vols, incendies, meurtres, attentats de toute sorte
exercés
en commun, qu'ils auraient eu la pensée de se réfugier au
fond
de cette caverne, où ils peuvent se croire assurés d'une
absolue
impunité?... Le comte d'Artigas ne serait plus alors que
le chef
d'une bande de malfaiteurs, avec ses deux lieutenants
Spade
et Serkö, et Back-Cup un repaire de pirates...
Telle
est la pensée qui s'est décidément incrustée en=
mon
cerveau.
Je
serai bien surpris si l'avenir démontre que je me suis trompé=
.
D'ailleurs,
ce que je remarque au cours de cette première
exploration
est fait pour confirmer mon opinion, et autoriser les
plus
suspectes hypothèses.
Dans
tous les cas, quels qu'ils soient et quelles que soient les
circonstances
qui les ont réunis en ce lieu, les compagnons du
comte d'Artigas me paraissent avoir accepté sans réserve sa toute-<= o:p>
puissante
domination. En revanche, si une sévère discipline les
maintient
sous sa main de fer, il est probable que certains
avantages
doivent compenser cette espèce de servitude à laquelle
ils
ont consenti... Lesquels?...
Après avoir contourné la partie de la berge sous laquelle débouche<= o:p>
le
tunnel, j'atteins la rive opposée du lagon. Ainsi que je l'ai
reconnu
déjà, sur cette rive est établi l'entrepôt des
marchandises
apportées par la goélette Ebba à chacun de ses
voyages.
De vastes excavations, creusées dans les parois, peuvent
contenir
et contiennent un nombre considérable de ballots.
Au-delà
se trouve la fabrique d'énergie électrique. En passant
devant
les fenêtres, j'aperçois certains appareils, d'invention
récente,
peu encombrants et très perfectionnés.
Point
de ces machines à vapeur, qui nécessitent l'emploi de la
houille
et exigent un mécanisme compliqué. Ainsi que je l'avais
pressenti,
ce sont des piles d'une extraordinaire puissance, qui
fournissent
le courant aux lampes de la caverne comme aux dynamos
du
tug. Sans doute aussi, ce courant sert aux divers usages
domestiques,
au chauffage de Bee-Hive, à la cuisson des aliments.
Ce
que je constate, c'est qu'il est appliqué, dans une cavité
voisine,
aux alambics qui servent à la production de l'eau douce.
Les
colons de Back-Cup n'en sont pas réduits à recueillir pour
leur
boisson les pluies abondamment versées sur le littoral de
l'îlot.
À quelques pas de la fabrique d'énergie électrique
s'arrondit
une large citerne que je puis comparer, toute
proportion
gardée, à celles que j'avais visitées aux Bermudes.
Là,
il
s'agissait de pourvoir aux besoins d'une population de dix
mille
habitants... ici d'une centaine de...
Je ne
sais encore comment les qualifier. Que leur chef et eux
aient
eu de sérieuses raisons pour habiter dans les entrailles de
cet
îlot, cela est l'évidence même, mais quelles sont-elles?=
...
Lorsque
des religieux s'enferment entre les murs de leur couvent
avec
l'intention de se séparer du reste des humains, cela
s'explique.
À vrai dire, ils n'ont l'air ni de bénédictins ni de
chartreux,
les sujets du comte d'Artigas!
En
poursuivant ma promenade à travers la forêt de piliers, je sui=
s
arrivé
à l'extrême limite de la caverne. Personne ne m'a
gêné,
personne
ne m'a parlé, personne n'a même paru s'inquiéter de mon=
individu.
Cette portion de Back-Cup est extrêmement curieuse,
comparable
à ce qu'offrent de plus merveilleux les grottes du
Kentucky
ou des Baléares. Il va de soi que le travail de l'homme
ne se
montre nulle part. Seul apparaît le travail de la nature, et
ce
n'est pas sans un certain étonnement, mêlé d'effroi, que
l'on
songe
à ces forces telluriques, qui sont capables d'engendrer de
si
prodigieuses substructions. La partie située au-delà du lagon=
ne
reçoit que très obliquement les rayons lumineux du crat&egrav=
e;re
central.
Le soir, éclairée de lampes électriques, elle doit
prendre
un aspect fantastique. En aucun endroit, malgré mes
recherches,
je n'ai trouvé d'issue communiquant avec l'extérieur.
À noter que l'îlot offre asile à de nombreux couples d'oiseaux,<= o:p>
goélands,
mouettes, hirondelles de mer, -- hôtes habituels des
plages
bermudiennes. Ici, semble-t-il, on ne leur a jamais donné
la
chasse, on les laisse se multiplier à loisir, et ils ne
s'effraient
pas du voisinage de l'homme.
Au surplus, Back-Cup possède également d'autres animaux que ces<= o:p>
volatiles
d'essence marine. Du côté de Bee-Hive sont ménagé=
;s
des
enclos
destinés aux vaches, aux porcs, aux moutons, aux volailles.
L'alimentation
est donc non moins assurée que variée, grâce,
également,
aux produits de la pêche, soit entre les récifs du
dehors,
soit dans les eaux du lagon, où abondent des poissons
d'espèces
très variées.
En
somme, pour se convaincre que les hôtes de Back-Cup ne manquent
d'aucune
ressource, il suffit de les regarder. Ce sont tous gens
vigoureux,
robustes types de marins cuits et recuits sous le hâle
des
chaudes latitudes, au sang riche et suroxygéné par les brises=
de
l'Océan. Il n'y a ni enfants ni vieillards, -- rien que des
hommes
dont l'âge est compris entre trente et cinquante ans.
Mais
pourquoi ont-ils accepté de se soumettre à ce genre
d'existence?...
Et puis, ne quittent-ils donc jamais cette
retraite
de Back-Cup?...
Peut-être
ne tarderai-je pas à l'apprendre.
L'alvéole
que j'occupe est situé à une centaine de pas de
l'habitation
du comte d'Artigas, l'une des dernières de cette
rangée
de Bee-Hive. Si je ne dois pas la partager avec Thomas
Roch,
je pense du moins qu'elle se trouve voisine de la sienne?
Pour
que le gardien Gaydon puisse continuer ses soins au
pensionnaire
de Healthful-House, il faut que les deux cellules
soient
contiguës... Je serai, j'imagine, bientôt fixé à c=
et
égard.
Le
capitaine Spade et l'ingénieur Serkö demeurent
séparément à
proximité
de l'hôtel d'Artigas.
Un
hôtel?... Oui, pourquoi ne point lui donner ce nom, puisque
cette
habitation a été arrangée avec un certain art? Des mai=
ns
habiles
ont taillé la roche, de manière à figurer une
façade
ornementale.
Une large porte y donne accès. Le jour pénètre par
plusieurs
fenêtres, percées dans le calcaire, et que ferment des
châssis
à carreaux de couleurs. L'intérieur comprend diverses
chambres,
une salle à manger et un salon éclairés par un vitrail=
,
-- le
tout aménagé de manière que l'aération
s'opère dans des
conditions
parfaites. Les meubles sont d'origines différentes, de
formes
très fantaisistes, avec les marques de fabrication
française,
anglaise, américaine. Évidemment, leur propriétaire
tient
à la variété des styles.
Quant
à l'office et à la cuisine, on les a disposées dans de=
s
cellules
annexes, en arrière de Bee-Hive.
L'après-midi,
au moment où je sortais avec la ferme intention
d'»
obtenir une audience» du comte d'Artigas, j'aperçois ce
personnage
alors qu'il remontait des rives du lagon vers la ruche.
Soit
qu'il ne m'ait point vu, soit qu'il ait voulu m'éviter, il a
hâté
le pas, et je n'ai pu le rejoindre.
«Il
faut pourtant qu'il me reçoive!» me suis-je dit.
Je me
hâte et m'arrête devant la porte de l'habitation qui venait
de se
refermer.
Une
espèce de grand diable, d'origine malaise, très foncé =
de
couleur,
paraît aussitôt sur le seuil. D'une voix rude, il me
signifie
de m'éloigner.
Je
résiste à cette injonction, et j'insiste, en
répétant par deux
fois
cette phrase en bon anglais:
«Prévenez
le comte d'Artigas que je désire être reçu à
l'instant
même.»
Autant
eût valu m'adresser aux roches de Back-Cup! Ce sauvage ne
comprend
sans doute pas un mot de la langue anglaise et ne me
répond
que par un cri menaçant.
L'idée
me prend alors de forcer la porte, d'appeler de façon à
être
entendu du comte d'Artigas. Mais, selon toute probabilité,
cela
n'aurait d'autre résultat que de provoquer la colère du
Malais,
dont la force doit être herculéenne.
Je
remets à un autre moment l'explication qui m'est due, -- que
j'aurai
tôt ou tard. En longeant la rangée de Bee-Hive dans la
direction
de l'est, ma pensée s'est reportée sur Thomas Roch. Je
suis
très surpris de ne pas l'avoir encore aperçu pendant cette
première
journée. Est-ce qu'il serait en proie à une nouvelle
crise?...
Cette
hypothèse n'est guère admissible. Le comte d'Artigas, -- &agr=
ave;
s'en
rapporter à ce qu'il m'a dit, -- aurait eu soin de mander
près
de l'inventeur son gardien Gaydon.
À
peine ai-je fait une centaine de pas que je rencontre
l'ingénieur
Serkö.
De
manières engageantes, de bonne humeur comme à l'habitude, cet=
ironiste
sourit en m'apercevant, et ne cherche point à m'éviter.
S'il
savait que je suis un confrère, un ingénieur, -- en admettant=
qu'il
le soit, -- peut-être me ferait-il meilleur accueil?... Mais
je me
garderai bien de lui décliner mes nom et qualités.
L'ingénieur
Serkö s'est arrêté, les yeux brillants, la bouche
moqueuse,
et il accompagne le bonjour qu'il me souhaite d'un geste
des
plus gracieux.
Je réponds froidement à sa politesse, -- ce qu'il affecte de ne<= o:p>
point
remarquer.
«Que
saint Jonathan vous protège, monsieur Gaydon! me dit-il de sa
voix
fraîche et sonore. Vous ne vous plaindrez pas, je l'espère,
de
l'heureuse circonstance qui vous a permis de visiter cette
caverne,
merveilleuse entre toutes... oui! l'une des plus
belles...
et pourtant des moins connues de notre sphéroïde!...»
Ce
mot de la langue scientifique, au cours d'une conversation avec
un
simple gardien, me surprend, je l'avoue, et je me borne à
répondre:
«Je
n'aurai pas à me plaindre, monsieur Serkö, à la conditio=
n
qu'après
avoir eu le plaisir de visiter cette caverne, j'aie la
liberté
d'en sortir...
--
Quoi! vous songeriez déjà à nous quitter, monsieur
Gaydon... à
retourner
dans votre triste pavillon de Healthful-House?... C'est
à
peine si vous avez exploré notre magnifique domaine, si vous
avez
pu en admirer les beautés incomparables, dont la nature seule
a
fait tous les frais...
-- Ce que j'ai vu me suffit, ai-je répliqué, et en cas que vous me<= o:p>
parleriez
sérieusement, je vous répondrais sérieusement que je n=
e
désire
pas en voir davantage.
--
Allons, monsieur Gaydon, permettez-moi de vous faire observer
que
vous n'avez pas encore pu apprécier les avantages d'une
existence
qui se passe dans ce milieu sans rival!... Vie douce et
tranquille,
exempte de tout souci, avenir assure, conditions
matérielles
comme il ne s'en rencontre nulle part, égalité de
climat,
rien à craindre des tempêtes qui désolent ces parages d=
e
l'Atlantique,
pas plus des glaces de l'hiver que des feux de
l'été!...
C'est à peine si les changements de saison modifient
cette
atmosphère tempérée et salubre!... Ici, nous n'avons p=
oint
à
redouter
les colères de Pluton ou de Neptune...»
Cette
évocation de noms mythologiques me paraît on ne peut moins
à
sa
place. Il est visible que l'ingénieur Serkö se moque de moi.
Est-ce
que le surveillant Gaydon a jamais entendu parler de Pluton
et de
Neptune?...
«Monsieur,
dis-je, il est possible que ce climat vous convienne,
que
vous appréciez comme ils le méritent les avantages de vivre a=
u
fond
de cette grotte de...»
J'ai
été sur le point de prononcer ce nom de Back-Cup... je me
suis
retenu à temps. Qu'arriverait-il, si l'on me soupçonnait de
connaître
le nom de l'îlot, et, par suite, son gisement à
l'extrémité
ouest du groupe des Bermudes!
Aussi
ai-je continué en disant:
«Mais,
si ce climat ne me convient pas, j'ai le droit d'en
changer,
ce me semble...
-- Le
droit, en effet.
-- Et
j'entends qu'il me soit permis de partir et que l'on me
fournisse
les moyens de retourner en Amérique.
-- Je
n'ai aucune bonne raison à vous opposer, monsieur Gaydon,
répond
l'ingénieur Serkö. Votre prétention est même de to=
us
points
fondée.
Remarquez, cependant, que nous vivons ici dans une noble
et
superbe indépendance, que nous ne relevons d'aucune puissance
étrangère,
que nous échappons à toute autorité du dehors, que nou=
s
ne
sommes les colons d'aucun État de l'ancien ni du nouveau
monde...
Cela mérite considération de quiconque a l'âme
fière, le
coeur
haut placé... Et puis, quels souvenirs évoquent chez un
esprit
cultivé ces grottes qui semblent avoir été creus&eacut=
e;es
de la
main
des dieux, et dans lesquelles ils rendaient autrefois leurs
oracles
par la bouche de Trophonius...»
Décidément,
l'ingénieur Serkö se plaît aux citations de la Fable!
Trophonius
après Pluton et Neptune! Ah çà! se figure-t-il qu'un
gardien
d'hospice connaisse Trophonius?... Il est visible que ce
moqueur
continue à se moquer, et je fais appel à toute ma patience
pour
ne pas lui répondre sur le même ton.
«Il
y a un instant, dis-je d'une voix brève, j'ai voulu entrer
dans
cette habitation, qui est, si je ne me trompe, celle du comte
d'Artigas,
et j'en ai été empêché...
--
Par qui, monsieur Gaydon?...
--
Par un homme au service du comte.
--
C'est que, très probablement, cet homme avait reçu des ordres=
formels
à votre égard.
-- Il
faut pourtant, qu'il le veuille ou non, que le comte
d'Artigas
m'écoute...
-- Je
crains bien que ce ne soit difficile... et même impossible,
répond
en souriant l'ingénieur Serkö.
-- Et
pourquoi?...
--
Parce qu'il n'y a plus, ici, de comte d'Artigas.
--
Vous raillez, je pense!... Je viens de l'apercevoir...
-- Ce
n'est pas le comte d'Artigas que vous avez aperçu, monsieur
Gaydon...
-- Et
qui est-ce donc, s'il vous plaît?...
--
C'est le pirate Ker Karraje.» Ce nom me fut jeté d'une voix
dure,
et l'ingénieur Serkö est parti sans que j'aie eu la pensé=
;e
de le
retenir.
Le
pirate Ker Karraje!
Oui!...
Ce nom est toute une révélation pour moi!... Ce nom, je le
connais,
et quels souvenirs il évoque!... Il m'explique, à lui
seul,
ce que je regardais comme inexplicable! Il me dit quel est
l'homme
entre les mains duquel je suis tombé!...
Avec
ce que je savais déjà, avec ce que j'ai appris depuis mon
arrivée
à Back-Cup de la bouche même de l'ingénieur Serkö,
voici
ce
qu'il m'est loisible de raconter sur le passé et le présent d=
e
ce
Ker Karraje.
Il y
a de cela huit à neuf ans, les mers de l'Ouest-Pacifique
furent
désolées par des attentats sans nombre, des faits de
piraterie,
qui s'accomplissaient avec une rare audace. À cette
époque,
une bande de malfaiteurs de diverses origines, déserteurs
des
contingents coloniaux, échappés des pénitenciers, mate=
lots
ayant abandonné leurs navires, opérait sous un chef redoutable. Le<= o:p>
noyau
de cette bande s'était d'abord formé de ces gens, rebut des
populations
européenne et américaine, qu'avait attirés la
découverte
de riches placers dans les districts de la Nouvelle-
Galles
du Sud en Australie.
Parmi
ces chercheurs d'or, se trouvaient le capitaine Spade et
l'ingénieur
Serkö, deux déclassés, qu'une certaine communauté=
d'idées
et de caractère ne tarda pas à lier très intimement.
Ces
hommes, instruits, résolus, eussent certainement réussi en
toute
carrière, rien que par leur intelligence. Mais, sans
conscience
ni scrupules, déterminés à s'enrichir par n'importe
quels
moyens, demandant à la spéculation et au jeu ce qu'ils
auraient
pu obtenir par le travail patient et régulier, ils se
jetèrent
à travers les plus invraisemblables aventures, riches un
jour,
ruinés le lendemain, comme la plupart de ces gens sans aveu,
qui
vinrent chercher fortune sur les gisements aurifères.
Il y
avait alors aux placers de la Nouvelle-Galles du Sud un homme
d'une
audace incomparable, un de ces oseurs qui ne reculent devant
rien,
-- pas même devant le crime, -- et dont l'influence est
irrésistible
sur les natures violentes et mauvaises.
Cet
homme se nommait Ker Karraje.
Quelles
étaient l'origine et la nationalité de ce pirate, quels
étaient
ses antécédents, cela n'avait jamais pu être éta=
bli
dans
les
enquêtes qui furent ordonnées à son sujet. Mais s'il av=
ait
su
échapper
à toutes les poursuites, son nom, -- du moins celui qu'il
se
donnait, -- courut le monde. On ne le prononçait qu'avec
horreur
et terreur, comme celui d'un personnage légendaire,
invisible,
insaisissable.
Moi,
maintenant, j'ai lieu de croire que ce Ker Karraje est de
race
malaise. Peu importe, en somme. Ce qui est certain, c'est
qu'on
le tenait à bon droit pour un forban redoutable, l'auteur
des
multiples attentats commis dans ces mers lointaines.
Après
avoir passé quelques années sur les placers de l'Australie,
où
il fit la connaissance de l'ingénieur Serkö et du capitaine
Spade,
Ker Karraje parvint à s'emparer d'un navire dans le port de
Melbourne,
de la province de Victoria. Une trentaine de coquins,
dont
le nombre devait bientôt être triplé, se firent ses
compagnons.
En cette partie de l'océan Pacifique, où la piraterie
est
encore si facile, et, disons-le, si fructueuse -- combien de
bâtiments
furent pillés, combien d'équipages massacrés, combien =
de
razzias
organisées dans certaines îles de l'Ouest que les colons
n'étaient
pas de force à défendre. Quoique le navire de Ker
Karraje,
commandé par le capitaine Spade, eût été plusieu=
rs
fois
signalé,
on ne put jamais s'en emparer. Il semblait qu'il eût la
faculté
de disparaître à sa fantaisie au milieu de ces labyrinthes
d'archipels
dont le forban connaissait toutes les passes et toutes
les
criques.
L'épouvante
régnait donc en ces parages. Les Anglais, les
Français,
les Allemands, les Russes, les Américains envoyèrent
vainement
des vaisseaux à la poursuite de cette sorte de navire-
spectre,
qui s'élançait on ne sait d'où, se cachait on ne sait
où,
après
des pillages et des massacres que l'on désespérait de
pouvoir
arrêter ou punir.
Un
jour, ces actes criminels prirent fin. On n'entendit plus
parler
de Ker Karraje. Avait-il abandonné le Pacifique pour
d'autres
mers?... La piraterie allait-elle recommencer
ailleurs?...
Comme elle ne se reproduisit pas de quelque temps, on
eut
cette idée: c'est que, sans parler de ce qui avait dû êt=
re
dépensé
en orgies et en débauches, il restait assez du produit de
ces
vols si longtemps exercés pour constituer un trésor d'une
énorme
valeur. Et, maintenant, sans doute, Ker Karraje et ses
compagnons
en jouissaient, l'ayant mis en sûreté en quelque
retraite
connue d'eux seuls.
Où
s'était réfugiée la bande depuis sa disparition?... To=
utes
recherches
à ce sujet furent stériles. L'inquiétude ayant
cessé
avec
le danger, l'oubli commença de se faire sur les attentats
dont
l'Ouest-Pacifique avait été le théâtre.
Voilà
ce qui s'était passé, -- voici maintenant ce qu'on ne saura
jamais,
si je ne parviens pas à m'échapper de Back-Cup:
Oui,
ces malfaiteurs étaient possesseurs de richesses
considérables,
lorsqu'ils abandonnèrent les mers occidentales du
Pacifique.
Après avoir détruit leur navire, ils se dispersèrent
par
des voies diverses, non sans être convenus de se retrouver sur
le
continent américain.
À
cette époque, l'ingénieur Serkö, très instruit en=
sa
partie,
très
habile mécanicien, et qui avait étudié de
préférence le
système
des bateaux sous-marins, proposa à Ker Karraje de faire
construire
un de ces appareils, afin de reprendre sa criminelle
existence
dans des conditions plus secrètes et plus redoutables.
Ker
Karraje saisit tout ce qu'avait de pratique l'idée de son
complice,
et, l'argent ne manquant point, il n'y eut qu'à se
mettre
à l'oeuvre.
Tandis
que le soi-disant comte d'Artigas commandait la goélette
Ebba
aux chantiers de Gotteborg, en Suède, il donna aux
chantiers
Cramps de Philadelphie, en Amérique, les plans d'un
bateau
sous-marin, dont la construction ne donna lieu à aucun
soupçon.
D'ailleurs, ainsi qu'on va le voir, il ne devait pas
tarder
à disparaître corps et biens.
Ce
fut sur les gabarits de l'ingénieur Serkö et sous sa
surveillance
spéciale que cet appareil fut établi, en utilisant
les
divers perfectionnements de la science nautique d'alors. Un
courant,
produit par des piles de nouvelle invention, actionnant
les
réceptrices calées sur l'arbre de l'hélice, devait don=
ner
à
son
moteur une énorme puissance propulsive.
Il va
de soi que personne n'aurait pu deviner dans le comte
d'Artigas
Ker Karraje, l'ancien pirate du Pacifique, ni dans
l'ingénieur
Serkö le plus déterminé de ses complices. On ne voyait
en
lui qu'un étranger de haute origine, de grande fortune, qui,
depuis
un an, fréquentait avec sa goélette Ebba les ports des
États-Unis,
la goélette ayant pris la mer bien avant que la
construction
du tug eût été terminée.
Ce
travail n'exigea pas moins de dix-huit mois. Quand il fut
achevé,
le nouveau bateau excita l'admiration de tous ceux qui
s'intéressaient
à ces engins de navigation sous-marine. Par sa
forme extérieure, son appropriation intérieure, son système<= o:p>
d'aération,
son habitabilité, sa stabilité, sa rapidité
d'immersion,
sa maniabilité, sa facilité d'évolution en porté=
;es
et
en
plongées, son aptitude à gouverner, sa vitesse extraordinaire=
,
le
rendement des piles auxquelles il empruntait sa force
mécanique,
il dépassait, et de beaucoup, les successeurs des
Goubet,
des Gymnote, des Zédé et autres échantillons
déjà si
perfectionnés
à cette époque.
On
allait pouvoir en juger, au surplus, car, après divers essais
très
réussis, une expérience publique fut faite en pleine mer,
à
quatre
milles au large de Charleston, en présence de nombreux
navires
de guerre, de commerce, de plaisance, américains et
étrangers,
convoqués à cet effet.
Il va
sans dire que l'Ebba se trouvait au nombre de ces navires,
ayant
à son bord le comte d'Artigas, l'ingénieur Serkö, le
capitaine
Spade et son équipage, -- moins une demi-douzaine
d'hommes
destinés à la manoeuvre du bateau sous-marin, que
dirigeait
le mécanicien Gibson, un Anglais très hardi et très
habile.
Le programme de cette expérience définitive comportait diverses<= o:p>
évolutions
à la surface de l'Océan, puis une immersion qui devait
se
prolonger un certain nombre d'heures, après lesquelles
l'appareil
avait ordre de réapparaître, quand il aurait atteint
une
bouée placée à plusieurs milles au large.
Le
moment venu, lorsque le panneau supérieur eut été
fermé, le
bateau
manoeuvra d'abord sur la mer, et ses résultats de vitesse,
ses
essais de virages, provoquèrent chez les spectateurs une
admiration
justifiée.
Puis,
à un signal parti de l'Ebba, l'appareil sous-marin
s'enfonça
lentement et disparut à tous les regards.
Quelques-uns
des navires se dirigèrent vers le but, qui était
assigné
pour la réapparition.
Trois
heures s'écoulèrent... le bateau n'avait pas remonté
à la
surface
de la mer.
Ce
que l'on ne pouvait savoir, c'est que, d'accord avec le comte
d'Artigas
et l'ingénieur Serkö, cet appareil, destiné au
remorquage
secret de la goélette, ne devait réémerger qu'à=
plusieurs
milles de là. Mais, excepté chez ceux qui étaient dans=
le
secret, il n'y eut doute pour personne qu'il eût péri par suit=
e
d'un
accident survenu soit à sa coque, soit à sa machine. À
bord
de
l'Ebba, la consternation fut remarquablement jouée, tandis
qu'elle
était des plus réelles à bord des autres bâtimen=
ts.
On fit
des
sondages, on envoya des scaphandriers sur le parcours supposé
du
bateau. Recherches vaines, il ne parut que trop certain qu'il
était
englouti dans les profondeurs de l'Atlantique.
À
deux jours de là, le comte d'Artigas reprenait la mer, et,
quarante-huit
heures plus tard, il retrouvait le tug à l'endroit
convenu
d'avance.
Voilà
comment Ker Karraje devint possesseur d'un admirable engin,
qui
fut destiné à cette double fonction: le remorquage de la
goélette,
l'attaque des navires. Avec ce terrible instrument de
destruction,
dont on ne soupçonnait pas l'existence, le comte
d'Artigas
allait pouvoir recommencer le cours de ses pirateries
dans
les meilleures conditions de sécurité et d'impunité.
Ces
détails, je les appris par l'ingénieur Serkö, très
fier de son
oeuvre,
-- très certain aussi que le prisonnier de Back-Cup ne
pourrait
jamais en dévoiler le secret. En effet, on comprend de
quelle
puissance offensive disposait Ker Karraje. Pendant la nuit,
le tug se jetait sur les bâtiments qui ne peuvent se défier d'un<= o:p>
yacht
de plaisance. Quand il les a défoncés de son éperon, l=
a
goélette
les aborde, ses hommes massacrent les équipages, pillent
les
cargaisons. Et c'est ainsi que nombre de navires ne figurent
plus
aux nouvelles de mer que sous cette désespérante rubrique:
disparus
corps et biens.
Pendant
une année, après cette odieuse comédie de la baie de
Charleston,
Ker Karraje exploita les parages de l'Atlantique au
large
des États-Unis. Ses richesses s'accrurent dans une
proportion
énorme. Les marchandises dont il n'avait pas l'emploi,
on
les vendait sur des marchés lointains, et le produit de ces
pillages
se transformait en argent et en or. Mais ce qui manquait
toujours,
c'était un lieu secret, où les pirates pussent déposer=
ces
trésors en attendant le jour du partage.
Le
hasard leur vint en aide. Alors qu'ils exploraient les couches
sous-marines
aux approches des Bermudes, l'ingénieur Serkö et le
mécanicien
Gibson découvrirent à la base de l'îlot ce tunnel qui
donnait
accès à l'intérieur de Back-Cup. Où Ker Karraje
eût-il
jamais
pu trouver pareil refuge, plus à l'abri de toutes
perquisitions?...
Et c'est ainsi qu'un des îlots de cet archipel
bermudien,
qui avait été un repaire de forbans, devint celui d'une
bande
bien autrement redoutable.
Cette
retraite de Back-Cup adoptée, sous sa vaste voûte s'organisa
la
nouvelle existence du comte d'Artigas et de ses compagnons,
telle
que j'étais à même de l'observer. L'ingénieur
Serkö installa
une
fabrique d'énergie électrique, sans recourir à ces
machines
dont
la construction à l'étranger eût pu paraître
suspecte, et
rien
qu'avec ces piles d'un montage facile, n'exigeant que
l'emploi
de plaques de métaux, de substances chimiques, dont
l'Ebba
s'approvisionnait pendant ses relâches aux États-Unis.
On devine sans peine ce qui s'était passé dans la nuit du 19 au<= o:p>
20.
Si le trois-mâts, qui ne pouvait se déplacer faute de vent,
n'était
plus en vue au lever du jour, c'est qu'il avait été abord&eac=
ute;
par
le tug, attaqué par la goélette, pillé, coulé a=
vec
son
équipage...
Et c'est une partie de sa cargaison qui se trouvait à
bord
de l'Ebba, alors qu'il avait disparu dans les abîmes de
l'Atlantique!...
En
quelles mains je suis tombé, et comment finira cette
aventure?...
Pourrai-je jamais m'échapper de cette prison de Back-
Cup,
dénoncer ce faux comte d'Artigas, délivrer les mers des
pirates
de Ker Karraje?...
Et, si terrible qu'il soit déjà, Ker Karraje ne le sera-t-il pas<= o:p>
plus
encore, en cas qu'il devienne possesseur du Fulgurateur
Roch?...
Oui, cent fois! S'il utilise ces nouveaux engins de
destruction,
aucun bâtiment de commerce ne pourra lui résister,
aucun
navire de guerre échapper à une destruction totale.
Je
reste longtemps obsédé de ces réflexions que me
suggère la
révélation
du nom de Ker Karraje. Tout ce que je connaissais de ce
fameux
pirate est revenu à ma mémoire, -- son existence alors
qu'il
écumait les parages du Pacifique, les expéditions engag&eacut=
e;es
par
les puissances maritimes contre son navire, l'inutilité de
leurs
campagnes. C'était à lui qu'il fallait attribuer, depuis
quelques
années, ces inexplicables disparitions de bâtiments au
large
du continent américain... Il n'avait fait que changer le
théâtre
de ses attentats... On pensait en être débarrassé, et i=
l
continuait
ses pirateries sur ces mers si fréquentées de
l'Atlantique,
avec l'aide de ce tug que l'on croyait englouti sous
les
eaux de la baie Charleston...
«Maintenant,
me dis-je, voici que je connais son véritable nom et
sa véritable retraite, -- Ker Karraje et Back-Cup! Mais, si Serkö<= o:p>
a
prononcé ce nom devant moi, c'est qu'il y était
autorisé...
N'est-ce
pas m'avoir fait comprendre que je dois renoncer à jamais
recouvrer
ma liberté?...»
L'ingénieur
Serkö avait manifestement vu l'effet produit sur moi
par
cette révélation. En me quittant, je me le rappelle, il
s'était
dirigé vers l'habitation de Ker Karraje, voulant sans
doute
le mettre au courant de ce qui s'était passé. Après un=
e
assez
longue promenade sur les berges du lagon, je me disposais à
regagner
ma cellule, lorsqu'un bruit de pas se fait entendre
derrière
moi. Je me retourne.
Le
comte d'Artigas, accompagné du capitaine Spade, est là. Il me=
jette
un regard inquisiteur. Et alors ces mots de m'échapper dans
un mouvement
d'irritation dont je ne suis pas maître:
«Monsieur,
vous me gardez ici contre tout droit!... Si c'est pour
soigner
Thomas Roch que vous m'avez enlevé de Healthful-House, je
refuse
de lui donner mes soins, et je vous somme de me
renvoyer...»
Le chef
de pirates ne fait pas un geste, ne prononce pas une
parole.
La
colère m'emporte alors au-delà de toute mesure.
«Répondez,
comte d'Artigas, -- ou plutôt, -- car je sais qui vous
êtes...
répondez... Ker Karraje...»
Et il
répond:
«Le
comte d'Artigas est Ker Karraje... comme le gardien Gaydon est
l'ingénieur
Simon Hart, et Ker Karraje ne rendra jamais la liberté
à
l'ingénieur Simon Hart qui connaît ses secrets!...»
La
situation est nette. Ker Karraje sait qui je suis... Il me
connaissait,
lorsqu'il a fait procéder au double enlèvement de
Thomas
Roch et de son gardien...
Comment
cet homme y est-il arrivé, comment a-t-il appris ce que
j'avais
pu cacher à tout le personnel de Healthful-House, comment
a-t-il
su qu'un ingénieur français remplissait les fonctions de
surveillant
près de Thomas Roch?... J'ignore de quelle façon cela
s'est
fait, mais cela est.
Évidemment,
cet homme possédait des moyens d'informations qui
devaient
lui coûter cher, mais dont il a tiré grand profit. Un
personnage
de cette trempe ne regarde pas à l'argent, d'ailleurs,
lorsqu'il
s'agit d'atteindre son but.
Et
désormais, c'est ce Ker Karraje, ou plutôt son complice
l'ingénieur
Serkö, qui va me remplacer près de l'inventeur Thomas
Roch.
Ses efforts réussiront-ils mieux que les miens?... Dieu
veuille
qu'il n'en soit rien, et que ce malheur soit épargné au
monde
civilisé!
Je
n'ai pas répondu à la dernière phrase de Ker Karraje. =
Elle
m'a
produit
l'effet d'une balle tirée à bout portant. Je ne suis pas
tombé,
cependant, comme s'y attendait peut-être le prétendu comte
d'Artigas.
Non!
mon regard est allé droit au sien, qui ne s'est pas abaissé
et
dont jaillissaient des étincelles. J'avais croisé les bras,
à
son
exemple. Et pourtant, il était le maître de ma vie... Il
suffisait d'un signe pour qu'un coup de revolver m'étendît à ses<= o:p>
pieds...
Puis, mon corps, précipité dans ce lagon, aurait
été
emporté
à travers le tunnel au large de Back-Cup...
Après
cette scène, on m'a laissé libre comme avant. Aucune mesure
n'est
prise contre moi. Je puis circuler entre les piliers
jusqu'aux
extrêmes limites de la caverne, qui, -- cela n'est que
trop
évident, -- ne possède pas d'autre issue que le tunnel.
Lorsque
j'eus regagné mon alvéole à l'extrémité =
de
Bee-Hive, en
proie
aux mille réflexions que me suggère cette situation
nouvelle,
je me dis:
«Si
Ker Karraje sait que je suis l'ingénieur Simon Hart, qu'il ne
sache
jamais, du moins, que je connais l'exact gisement de cet
îlot
de Back-Cup.»
Quant
au projet de confier Thomas Roch à mes soins, j'imagine que
le
comte d'Artigas ne l'a jamais eu sérieusement, puisque mon
identité
lui était révélée. Je le regrette dans une cert=
aine
mesure,
car il est indubitable que l'inventeur sera l'objet de
sollicitations
pressantes, que l'ingénieur Serkö va employer tous
les
moyens pour obtenir la composition de l'explosif et du
déflagrateur
dont il saura faire un si détestable usage au cours
de
ses futures pirateries... Oui! mieux vaudrait que je fusse
resté
le gardien de Thomas Roch... ici comme à Healthful-House.
Durant
les quinze jours qui suivent, je n'ai pas aperçu une seule
fois
mon ancien pensionnaire. Personne, je le répète, ne m'a
gêné
dans
mes promenades quotidiennes. De la partie matérielle de
l'existence
je n'ai aucunement à me préoccuper. Mes repas viennent
avec
une régularité réglementaire de la cuisine du comte
d'Artigas,
-- nom et titre dont je ne me suis pas déshabitué et
que
parfois je lui donne encore. Que sur la question de nourriture
je ne
sois pas difficile, d'accord; mais il serait injuste
néanmoins
de formuler la moindre plainte à ce sujet.
L'alimentation
ne laisse rien à désirer, grâce aux
approvisionnements
renouvelés à chaque voyage de l'Ebba.
Il
est heureux aussi que la possibilité d'écrire ne m'ait jamais=
manqué
pendant ces longues heures de désoeuvrement. J'ai donc pu
consigner
sur mon carnet les plus menus faits depuis l'enlèvement
de
Healthful-House et tenir mes notes jour par jour. Je
continuerai
ce travail tant que la plume ne me sera pas arrachée
des
mains. Peut-être servira-t-il dans l'avenir à dévoiler =
les
mystères
de Back-Cup.
-- Du
5 au 25 juillet. -- Deux semaines d'écoulées, et aucune
tentative,
pour me rapprocher de Thomas Roch, n'a pu réussir. Il
est évident que des mesures sont prises pour le soustraire à mon<= o:p>
influence,
si inefficace qu'elle ait été jusqu'alors. Mon seul
espoir
est que le comte d'Artigas, l'ingénieur Serkö, le capitaine
Spade
perdront leur temps et leurs peines à vouloir s'approprier
les
secrets de l'inventeur.
Trois
ou quatre fois, -- à ma connaissance du moins, -- Thomas
Roch
et l'ingénieur Serkö se sont promenés ensemble, en faisa=
nt
le
tour
du lagon. Autant que j'ai pu en juger, le premier semblait
écouter
avec une certaine attention ce que lui disait le second.
Celui-ci
lui a fait visiter toute la caverne, l'a conduit à la
fabrique
d'énergie électrique, lui a montré en détail la=
machinerie
du tug... Visiblement, l'état mental de Thomas Roch
s'est
amélioré depuis son départ de Healthful-House.
C'est
dans l'habitation de Ker Karraje que Thomas Roch occupe une
chambre
à part. Je ne mets pas en doute qu'il ne soit
journellement
circonvenu, surtout par l'ingénieur Serkö. À l'offre
de
lui payer son engin du prix exorbitant qu'il demande, -- et se
rend-il
compte de la valeur de l'argent? -- aura-t-il la force de
résister?...
Ces misérables peuvent l'éblouir de tant d'or,
provenant
des rapines accumulées durant tant d'années!... En
l'état
d'esprit où il se trouve, ne se laissera-t-il pas aller à
communiquer
la composition de son Fulgurateur?... Il suffirait
alors
de rapporter à Back-Cup les substances nécessaires, et
Thomas
Roch aura tout le loisir de se livrer à ses combinaisons
chimiques.
Quant aux engins, quoi de plus facile que d'en
commander
un certain nombre dans une usine du continent, d'en
ordonner
la fabrication par pièces séparées, de manière
à ne point
éveiller
les soupçons?... Et ce que peut devenir un tel agent de
destruction
entre les mains de ces pirates, mes cheveux se
dressent
rien que d'y penser!
Ces
intolérables appréhensions ne me laissent plus une heure de
répit,
elles me rongent, ma santé s'en ressent. Bien qu'un air pur
emplisse
l'intérieur de Back-Cup, je suis parfois pris
d'étouffements.
Il me semble que ces épaisses parois m'écrasent de
tout leur poids. Et puis, je me sens séparé du reste du monde, --<= o:p>
comme
en dehors de notre globe, -- ne sachant rien de ce qui se
passe
dans les pays d'outre-mer!... Ah! à travers cette ouverture
à
la voûte qui s'évide au-dessus du lagon, s'il était
possible de
s'enfuir...
de se sauver par la cime de l'îlot... de redescendre à
sa
base!...
Dans
la matinée du 25 juillet, je rencontre enfin Thomas Roch. Il
est
seul sur la rive opposée, et je me demande même, puisque je ne=
les ai pas vus depuis la veille, si Ker Karraje, l'ingénieur Serkö<= o:p>
et le
capitaine Spade ne sont pas partis pour quelque «expédition&ra=
quo;
au
large de Back-Cup...
Je me
dirige vers Thomas Roch et, avant qu'il ait pu m'apercevoir,
je
l'examine avec attention.
Sa
physionomie sérieuse, pensive, n'est plus celle d'un fou. Il
marche
à pas lents, les yeux baissés, ne regardant pas autour de
lui,
et porte sous son bras une planchette tendue d'une feuille de
papier
où sont dessinées différentes épures.
Soudain,
sa tête se relève vers moi, il s'avance d'un pas et me
reconnaît:
«Ah!
toi... Gaydon!... s'écrie-t-il. Je t'ai donc échappé!.=
..
Je
suis
libre!»
Il
peut se croire libre, en effet, -- plus libre à Back-Cup qu'il
ne
l'était à Healthful-House. Mais ma présence est de nat=
ure
à lui
rappeler
de mauvais souvenirs et va peut-être déterminer une
crise,
car il m'interpelle avec une extraordinaire animation:
«Oui...
toi... Gaydon!... Ne m'approche pas... ne m'approche
pas!...
Tu voudrais me reprendre... me ramener au cabanon...
Jamais!...
Ici j'ai des amis pour me défendre!... Ils sont
puissants,
ils sont riches!... Le comte d'Artigas est mon
commanditaire!...
L'ingénieur Serkö est mon associé!... Nous
allons
exploiter mon invention!... C'est ici que nous fabriquerons
le
Fulgurateur Roch... Va-t'en!... Va-t'en!...»
Thomas
Roch est en proie à une véritable fureur. En même temps=
que
sa voix s'élève, ses bras s'agitent, et il tire de sa poche des<= o:p>
paquets
de dollars-papier et de bank-notes. Puis, des pièces d'or
anglaises,
françaises, américaines, allemandes, s'échappent de se=
s
doigts.
Et d'où lui vient cet argent, si ce n'est de Ker Karraje,
et
pour prix du secret qu'il a vendu?...
Cependant,
au bruit de cette pénible scène, accourent quelques
hommes
qui nous observaient à courte distance. Ils saisissent
Thomas
Roch, ils le contiennent, ils l'entraînent. D'ailleurs, dès
que
je suis hors de sa vue, il se laisse faire, il retrouve le
calme
du corps et de l'esprit.
-- 27
juillet. -- À deux jours de là, en descendant vers la
berge,
aux premières heures du matin, je me suis avancé jusqu'&agrav=
e;
l'extrémité
de la petite jetée de pierre.
Le
tug n'est plus à son mouillage habituel le long des roches, et
n'apparaît
en aucun autre point du lagon. Du reste, Ker Karraje et
l'ingénieur
Serkö n'étaient pas partis, comme je le supposais, car
je
les ai aperçus dans la soirée d'hier.
Mais,
aujourd'hui, il y a tout lieu de croire qu'ils se sont
embarqués
à bord du tug avec le capitaine Spade et son équipage,
qu'ils
ont rejoint la goélette dans la crique de l'îlot, et que
l'Ebba,
à cette heure, est en cours de navigation.
S'agit-il
de quelque coup de piraterie?... c'est possible.
Toutefois
il est également possible que Ker Karraje, redevenu le
comte
d'Artigas à bord de son yacht de plaisance, ait voulu
rallier
quelque point du littoral, afin de se procurer les
substances
nécessaires à la préparation du Fulgurateur Roch...
Ah!
si j'avais eu la possibilité de me cacher à bord du tug, de m=
e
glisser
dans la cale de l'Ebba, d'y demeurer caché jusqu'à
l'arrivée
au port!... Alors, peut-être, eussé-je pu m'échapper...=
délivrer
le monde de cette bande de pirates!...
On
voit à quelles pensées je m'abandonne obstinément...
Fuir...
fuir
à tout prix ce repaire!... Mais la fuite n'est possible que
par
le tunnel avec le bateau sous-marin!... N'est-ce pas folie que
d'y
songer?... Oui!... folie... Et pourtant, quel autre moyen de
s'évader
de Back-Cup?...
Tandis
que je me livre à ces réflexions, voici que les eaux du
lagon
s'entrouvrent à vingt mètres de la jetée pour livrer
passage
au
tug. Presque aussitôt, son panneau se rabat, le mécanicien
Gibson
et les hommes montent sur la plate-forme. D'autres
accourent
sur les roches afin de recevoir une amarre. On la
saisit,
on hale dessus, et l'appareil vient reprendre son
mouillage.
Donc,
cette fois, la goélette navigue sans l'aide de son
remorqueur,
lequel n'est sorti que pour mettre Ker Karraje et ses
compagnons
à bord de l'Ebba et la dégager des passes de l'îlot.
Cela
me confirme dans l'idée que ce voyage n'a d'autre objet que
de
gagner un des ports américains, ou le comte d'Artigas pourra se
procurer
les matières qui composent l'explosif et commander les
engins
à quelque usine. Puis, au jour fixé pour son retour, le tug
repassera
le tunnel, rejoindra la goélette, et Ker Karraje
rentrera
à Back-Cup...
Décidément,
les desseins de ce malfaiteur sont en cours
d'exécution,
et cela marche plus vite que je ne le supposais!
-- 3
août. -- Aujourd'hui s'est produit un incident dont le
lagon
a été le théâtre, -- incident très curieu=
x,
et qui doit être
extrêmement
rare.
Vers
trois heures de l'après-midi, un vif bouillonnement trouble
les
eaux pendant une minute, cesse pendant deux ou trois, et
recommence
dans la partie centrale du lagon.
Une
quinzaine de pirates, dont l'attention est attirée par ce
phénomène
assez inexplicable, sont descendus sur la berge, non
sans
donner des marques d'étonnement auquel se mêle un certain
effroi,
-- à ce qu'il me semble.
Ce
n'est point le tug qui cause cette agitation des eaux,
puisqu'il
est amarré près de la jetée. Quant à supposer q=
u'un
autre
appareil submersible serait parvenu à s'introduire par le
tunnel,
cela paraît, à tout le moins, invraisemblable.
Presque
aussitôt, des cris retentissent sur la rive opposée.
D'autres
hommes s'adressent aux premiers en un langage
inintelligible,
et, à la suite d'un échange de dix à douze phrases
rauques,
ceux-ci retournent en toute hâte du côté de Bee-Hive.
Ont-ils
donc aperçu quelque monstre marin engagé sous les eaux du
lagon?...
Vont-ils chercher des armes pour l'attaquer, des engins
de
pêche pour en opérer la capture?...
J'ai
deviné, et, un instant plus tard, je les vois revenir sur les
berges,
armés de fusils à balles explosibles et de harpons munis
de
longues lignes.
C'est,
en effet, une baleine, -- de l'espèce de ces cachalots si
nombreux
aux Bermudes, -- qui, après avoir traversé le tunnel, se
débat
maintenant dans les profondeurs du lagon. Puisque l'animal a
été
contraint de chercher un refuge à l'intérieur de Back-Cup,
dois-je
en conclure qu'il était poursuivi, que des baleiniers lui
donnaient
la chasse?...
Quelques
minutes s'écoulent avant que le cétacé remonte à=
; la
surface
du lagon. On entrevoit sa masse énorme, luisante et
verdâtre,
évoluer comme s'il luttait contre un redoutable ennemi.
Lorsqu'il
reparaît, deux colonnes liquides jaillissent à grand
bruit
de ses évents.
«Si
c'est par nécessité d'échapper à la chasse des
baleiniers que
cet
animal s'est jeté à travers le tunnel, me dis-je alors, c'est=
qu'il
y a un navire à proximité de Back-Cup... peut-être &agr=
ave;
quelques
encablures du littoral... C'est que ses embarcations ont
suivi
les passes de l'ouest jusqu'au pied de l'îlot... Et ne
pouvoir
communiquer avec elles!...»
Et
quand cela serait, est-ce qu'il m'est possible de les rejoindre
à
travers ces parois de Back-Cup?...
Au
surplus, je ne tarde pas à être fixé sur la cause qui a=
provoqué
l'apparition du cachalot. Il ne s'agit point de pêcheurs
acharnés
à sa poursuite, mais d'une bande de requins, -- de ces
formidables
squales qui infectent les parages des Bermudes. Je les
distingue
sans peine entre deux eaux. Au nombre de cinq ou six,
ils
se retournent sur le flanc, ouvrant leurs énormes mâchoires
hérissées
de dents comme une étrille est hérissée de pointes. Il=
s
se précipitent sur la baleine qui ne peut se défendre qu'en les<= o:p>
assommant
à coups de queue. Elle a déjà reçu de larges
blessures,
et
les eaux se teignent de colorations rougeâtres, tandis qu'elle
plonge,
remonte, émerge, sans parvenir à éviter les morsures d=
es
squales.
Et,
pourtant, ce ne seront pas ces voraces animaux qui sortiront
vainqueurs
de la lutte. Cette proie va leur échapper, car l'homme,
avec
ses engins, est plus puissant qu'eux. Il y a là, sur les
berges,
nombre des compagnons de Ker Karraje, qui ne valent pas
mieux
que ces requins, car pirates ou tigres de mer, c'est tout
un!...
Ils vont essayer de capturer le cachalot, et cet animal
sera
de bonne prise pour les gens de Back-Cup!...
En ce
moment, la baleine se rapproche de la jetée, sur laquelle
sont
postés le Malais du comte d'Artigas et plusieurs autres des
plus
robustes. Ledit Malais est armé d'un harpon auquel se
rattache
une longue corde. Il le brandit d'un bras vigoureux et le
lance
avec autant de force que d'adresse.
Grièvement
atteinte sous sa nageoire gauche, la baleine s'enfonce
d'un
coup brusque, escortée des squales qui s'immergent à sa
suite.
La corde du harpon se déroule sur une longueur de cinquante
à
soixante mètres. Il n'y a plus qu'à haler dessus, et l'animal=
reviendra
du fond pour exhaler son dernier souffle à la surface.
C'est
ce qu'exécutent le Malais et ses camarades, sans y mettre
trop
de hâte, de manière à ne point arracher le harpon des
flancs
de la
baleine, qui ne tarde pas à reparaître près de la paroi
où
s'ouvre
l'orifice du tunnel.
Frappé
à mort, l'énorme mammifère se démène dans
une agonie
furieuse,
lançant des gerbes de vapeurs, des colonnes d'air et
d'eau
mélangées d'un flux de sang. Et alors, d'un terrible coup,
il
envoie un des squales tout pantelant sur les roches.
Par
suite de la secousse, le harpon s'est détaché de son flanc et=
le
cachalot plonge encore. Quand il revient une dernière fois,
c'est
pour battre les eaux d'un revers de queue si formidable
qu'une
forte dépression se produit, laissant voir en partie
l'entrée
du tunnel.
Les
requins se précipitent alors sur leur proie; mais une grêle de=
balles
frappe les uns et met en fuite les autres.
La
bande des squales a-t-elle pu retrouver l'orifice, sortir de
Back-Cup,
regagner le large?... C'est probable. Néanmoins, pendant
quelques
jours, mieux vaudra, par prudence, ne point se baigner
dans
les eaux du lagon. Quant à la baleine, deux hommes se sont
embarqués
dans le canot pour aller l'amarrer. Puis, lorsqu'elle a
été
halée vers la jetée, elle est dépecée par le
Malais, qui ne
semble
pas novice en ce genre de travail.
Finalement,
ce que je connais avec exactitude, c'est l'endroit
précis
où débouche le tunnel à travers la paroi de l'ouest...=
Cet
orifice
se trouve à trois mètres seulement au-dessous de la berge.
Il
est vrai, à quoi cela peut-il me servir?
-- 7
août. -- Voici douze jours que le comte d'Artigas,
l'ingénieur
Serkö et le capitaine Spade ont pris la mer. Rien ne
fait
encore présager que le retour de la goélette soit prochain.
Cependant
j'ai remarqué que le tug se tient prêt à appareiller
comme
le serait un steamer resté sous vapeur, et ses piles sont
toujours
tenues en tension par le mécanicien Gibson. Si la
goélette
Ebba ne craint pas de gagner en plein jour les ports
des
États-Unis, il est probable qu'elle choisira de préfér=
ence
le
soir
pour s'engager dans le chenal de Back-Cup. Aussi je pense que
Ker
Karraje et ses compagnons reviendront la nuit.
-- 10
août. -- Hier soir, vers huit heures, comme je le
prévoyais,
le tug a plongé et franchi le tunnel juste à temps pour
aller
donner la remorque à l'Ebba à travers la passe, et il a
ramené
ses passagers avec son équipage.
En
sortant, ce matin, j'aperçois Thomas Roch et l'ingénieur
Serkö
qui
s'entretiennent en descendant vers le lagon. De quoi ils
parlent
tous deux, on le devine. Je stationne à une vingtaine de
pas,
ce qui me permet d'observer mon ex-pensionnaire.
Ses
yeux brillent, son front s'éclaircit, sa physionomie se
transforme,
tandis que l'ingénieur Serkö répond à ses questio=
ns.
C'est
à peine s'il peut rester en place. Aussi se hâte-t-il de
gagner
la jetée.
L'ingénieur
Serkö le suit, et tous deux s'arrêtent sur la berge,
près
du tug.
L'équipage,
occupé au déchargement de la cargaison, vient de
déposer
entre les roches dix caisses de moyenne grandeur. Le
couvercle
de ces caisses porte en lettres rouges une marque
particulière,
-- des initiales que Thomas Roch regarde avec
attention.
L'ingénieur
Serkö donne ordre alors que les caisses, dont la
contenance
peut être évaluée à un hectolitre chacune, soien=
t
transportées
dans les magasins de la rive gauche. Ce transport est
immédiatement
effectué avec le canot.
À
mon avis, ces caisses doivent renfermer les substances dont la
combinaison
ou le mélange produisent l'explosif et le
déflagrateur...
Quant aux engins, ils ont dû être commandés à
quelque
usine du continent. Lorsque leur fabrication sera
terminée,
la goélette les ira chercher et les rapportera à Back-
Cup...
Ainsi,
cette fois, l'Ebba n'est point revenue avec des
marchandises
volées, elle ne s'est pas rendue coupable de nouveaux
actes
de piraterie. Mais de quelle puissance terrible va être armé
Ker
Karraje pour l'offensive et la défensive sur mer! À en croire=
Thomas
Roch, son Fulgurateur n'est-il pas capable d'anéantir d'un
seul
coup le sphéroïde terrestre?... Et qui sait s'il ne le
tentera
pas un jour?...
Thomas
Roch, qui s'est mis à l'oeuvre, reste de longues heures à
l'intérieur
d'un hangar de la rive gauche, dont on a fait son
laboratoire.
Personne n'y entre que lui. Veut-il donc travailler
seul
à ses préparations, sans en indiquer les formules?... Cela
est
assez vraisemblable. Quant aux dispositions qu'exige l'emploi
du
Fulgurateur Roch, j'ai lieu de croire qu'elles sont extrêmement
simples.
En effet, ce genre de projectile ne nécessite ni canon,
ni
mortier, ni tube de lancement comme le boulet Zalinski. Par
cela
même qu'il est autopropulsif, il porte en lui sa puissance de
projection,
et tout navire qui passerait dans une certaine zone
risquerait
d'être anéanti, rien que par l'effroyable trouble des
couches
atmosphériques. Que pourra-t-on contre Ker Karraje, s'il
dispose
jamais d'un pareil engin de destruction?...
-- Du
11 au 17 août. -- Pendant cette semaine, le travail de
Thomas
Roch s'est poursuivi sans interruption. Chaque matin,
l'inventeur
se rend à son laboratoire, et il n'en revient qu'à la
nuit
tombante. Tenter de le rejoindre, de lui parler, je ne
l'essaie
même pas. Quoiqu'il soit toujours indifférent à ce qui =
ne
se
rapporte pas à son oeuvre, il paraît être en compl&egrav=
e;te
possession
de lui-même. Et pourquoi ne jouirait-il pas de sa
pleine
cérébralité?... N'est-il pas arrivé à
l'entière
satisfaction
de son génie?... Ses plans, conçus de longue date,
n'est-il
pas en train de les exécuter?...
--
Nuit du 17 au 18 août. -- À une heure du matin, des
détonations,
qui viennent de l'extérieur, m'ont réveillé en
sursaut.
Est-ce
une attaque contre Back-Cup?... me suis-je demandé. Aurait-
on
suspecté les allures de la goélette du comte d'Artigas, et
serait-elle
pourchassée à l'entrée des passes?... Essaie-t-on de
détruire
l'îlot à coups de canon?... Justice va-t-elle être enfin=
faite
de ses malfaiteurs, avant que Thomas Roch ait achevé la
fabrication
de son explosif, avant que les engins aient été
rapportés
à Back-Cup?...
À
plusieurs reprises, ces détonations, très violentes,
éclatent
presque
à des intervalles réguliers. Et l'idée me vient que, s=
i la
goélette
Ebba est anéantie, toute communication avec le
continent
étant impossible, le ravitaillement de l'îlot ne pourra
plus
s'effectuer...
Il
est vrai, le tug suffirait à transporter le comte d'Artigas sur
quelque
point du littoral américain, et l'argent ne lui manquerait
pas
pour faire construire un autre navire de plaisance...
N'importe!...
Le ciel soit loué, s'il permet que Back-Cup soit
détruit
avant que Ker Karraje ait à sa disposition le Fulgurateur
Roch!...
Le
lendemain, dès la première heure, je me précipite hors=
de
ma
cellule...
Rien
de nouveau aux abords de Bee-Hive.
Les
hommes vaquent à leurs travaux habituels. Le tug est à son
mouillage.
J'aperçois Thomas Roch qui se rend à son laboratoire.
Ker Karraje et l'ingénieur Serkö arpentent tranquillement la berge<= o:p>
du
lagon. On n'a point attaqué l'îlot pendant la nuit... Pourtant=
,
le
bruit de détonations rapprochées m'a tiré de mon
sommeil...
En ce
moment, Ker Karraje remonte vers sa demeure, et l'ingénieur
Serkö
se dirige vers moi, l'air souriant, la physionomie moqueuse,
comme
à l'ordinaire.
«Eh
bien, monsieur Simon Hart, me dit-il, vous faites-vous enfin à
notre
existence en ce milieu si tranquille?... Appréciez-vous,
comme ils le méritent, les avantages de notre grotte enchantée?...<= o:p>
Avez-vous
renoncé à l'espoir de recouvrer votre liberté un jour =
ou
l'autre...
de fuir cette ravissante spélonque... et de quitter,
ajoute-t-il
en fredonnant la vieille romance française:
... ces lieux charmant=
s
Où mon âme
ravie
Aimait à contem=
pler
Sylvie...
À
quoi bon me mettre en colère contre ce railleur?... Aussi, ai-je
répondu
avec calme:
«Non,
monsieur, je n'y ai pas renoncé et je compte toujours que
l'on
me rendra la liberté...
--
Quoi! monsieur Hart, nous séparer d'un homme que nous estimons
tous,
-- et moi d'un confrère qui a peut-être surpris, à trav=
ers
les
incohérences de Thomas Roch, une partie de ses secrets!... Ce
n'est
pas sérieux!...»
Ah!
c'est pour cette raison qu'ils tiennent à me garder dans leur
prison
de Back-Cup?... On suppose que l'invention de Thomas Roch
m'est
en partie connue... On espère m'obliger à parler si Thomas
Roch
se refuse à le faire... Et voilà pourquoi j'ai ét&eacu=
te;
enlevé
avec
lui... pourquoi on ne m'a pas encore envoyé au fond du lagon,
une
pierre au cou!... Cela est bon à savoir!
Et
alors, aux derniers mots de l'ingénieur Serkö, je réponds
par
ceux-ci:
«Très
sérieux, ai-je affirmé.
-- Eh
bien! reprend mon interlocuteur, si j'avais l'honneur d'être
l'ingénieur
Simon Hart, je me tiendrais le raisonnement suivant:
Étant
donné, d'une part, la personnalité de Ker Karraje, les
raisons
qui l'ont incité à choisir une retraite aussi mystérie=
use
que
cette caverne, la nécessité que ladite caverne échappe
à toute
tentative
de découverte, non seulement dans l'intérêt du comte
d'Artigas,
mais dans celui de ses compagnons...
-- De
ses complices, si vous le voulez bien...
-- De
ses complices, soit!... Et, d'autre part, étant donné que
vous
connaissez le vrai nom du comte d'Artigas et en quel
mystérieux
coffre-fort sont renfermées nos richesses...
--
Richesses volées et souillées de sang, monsieur Serkö!
--
Soit encore!... Vous devez comprendre que cette question de
liberté
ne puisse jamais être résolue à votre convenance.»=
;
Inutile
de discuter dans ces conditions. Aussi, j'aiguille la
conversation
sur mon autre voie.
«Pourrais-je
savoir, ai-je demandé, comment vous avez appris que
le
surveillant Gaydon était l'ingénieur Simon Hart?...
-- Il
n'y a aucun inconvénient à vous l'apprendre, mon cher
collègue...
C'est un peu l'effet du hasard... Nous avions
certaines
relations avec l'usine à laquelle vous étiez attaché, =
et
que
vous avez quittée un jour dans des conditions assez
singulières...
Or, au cours d'une visite que j'ai faite à
Healthful-House
quelques mois avant le comte d'Artigas, je vous ai
vu...
reconnu...
--
Vous?...
-- Moi-même, et, de ce moment-là, je me suis bien promis de vous<= o:p>
avoir
pour compagnon de voyage à bord de l'Ebba...»
Il ne
me revenait pas à la mémoire d'avoir jamais rencontré =
ce
Serkö
à Healthful-House; mais il est probable qu'il disait la
vérité.
«Et
j'espère, pensai-je, que cette fantaisie vous coûtera cher, un=
jour
ou l'autre!» Puis, brusquement: «Si je ne me trompe, dis-je,
vous
avez pu décider Thomas Roch à vous livrer le secret de son
Fulgurateur?...
--
Oui, monsieur Hart, contre des millions... Oh! les millions ne
nous
coûtent que la peine de les prendre!... Aussi nous lui en
avons
bourré les poches!
-- Et
à quoi lui serviront-ils, ces millions, s'il n'est pas libre
de
les emporter, d'en jouir au-dehors?...
--
Voilà ce qui ne l'inquiète guère, monsieur Hart!...
L'avenir
n'est
point pour préoccuper cet homme de génie!... N'est-il pas
tout
au présent?... Tandis que, là-bas, en Amérique, on
fabrique
les
engins d'après ses plans, il s'occupe ici de manipuler les
substances
chimiques dont il est abondamment pourvu. Hé! hé!...
fameux,
cet engin autopropulsif, qui entretient lui-même sa
vitesse
et l'accélère jusqu'à l'arrivée au but, gr&acir=
c;ce
aux
propriétés
d'une certaine poudre à combustion progressive!...
C'est
là une invention qui amènera un changement radical dans
l'art
de la guerre...
--
Défensive, monsieur Serkö?...
-- Et
offensive, monsieur Hart.
--
Naturellement», répondis-je. Et, serrant l'ingénieur
Serkö,
j'ajoutai:
«Ainsi... ce que personne encore n'avait pu obtenir de
Roch...
--
Nous l'avons obtenu sans grande difficulté...
-- En
le payant...
--
D'un prix invraisemblable... et, de plus, en faisant vibrer une
corde
très sensible chez cet homme...
--
Quelle corde?...
--
Celle de la vengeance!
-- La
vengeance?... Et contre qui?...
--
Contre tous ceux qui se sont faits ses ennemis, en le
décourageant,
en le rebutant, en le chassant, en le contraignant à
mendier
de pays en pays le prix d'une invention d'une si
incontestable
supériorité! Maintenant, toute idée de patriotisme
est
éteinte dans son âme! Il n'a plus qu'une pensée, un
désir
féroce:
se venger de ceux qui l'ont méconnu... et même de
l'humanité
tout entière!... Vraiment, vos gouvernements de
l'Europe
et de l'Amérique, monsieur Hart, sont injustifiables de
n'avoir
pas voulu payer à sa valeur le Fulgurateur Roch!»
Et
l'ingénieur Serkö me décrit avec enthousiasme les divers=
avantages
du nouvel explosif, incontestablement supérieur, me dit-
il,
à celui que l'on tire du nitro-méthane, en substituant un
atome
de sodium à l'un des trois atomes d'hydrogène, et dont on
parlait
beaucoup à cette époque.
«Et
quel effet destructif! ajoute-t-il. Il est analogue à celui du
boulet
Zalinski, mais cent fois plus considérable, et ne nécessite
aucun
appareil de lancement, puisqu'il vole pour ainsi dire de ses
propres
ailes à travers l'espace!»
J'écoutais
avec l'espoir de surprendre une partie du secret.
Non...
l'ingénieur Serkö n'en a pas dit plus qu'il ne voulait...
«Est-ce
que Thomas Roch, demandai-je, vous a fait connaître la
composition
de son explosif?...
--
Oui, monsieur Hart, -- ne vous déplaise, -- et bientôt nous en=
posséderons
des quantités considérables, qui seront emmagasinées
en
lieu sûr.
-- Et
n'y a-t-il pas un danger... danger de tous les instants, à
entasser
de telles masses de cette substance?... Qu'un accident se
produise,
et l'explosion détruirait l'îlot de...»
Encore
une fois, le nom de Back-Cup fut sur le point de
m'échapper.
Connaître à la fois l'identité de Ker Karraje et le
gisement
de la caverne, peut-être trouverait-on Simon Hart mieux
informé
qu'il ne convenait.
Heureusement,
l'ingénieur Serkö n'a point remarqué ma réticence=
,
et il
me répond en disant:
«Nous
n'avons rien à craindre. L'explosif de Thomas Roch ne peut
s'enflammer
qu'au moyen d'un déflagrateur spécial. Ni le choc ni
le
feu ne le feraient exploser.
-- Et
Thomas Roch vous a également vendu le secret de ce
déflagrateur?...
--
Pas encore, monsieur Hart, répond l'ingénieur Serkö, mai=
s le
marché
ne tardera pas à se conclure! Donc, je vous le répète,=
aucun
danger, et vous pouvez dormir en parfaite tranquillité!...
Mille
et mille diables! nous n'avons point envie de sauter avec
notre
caverne et nos trésors! Encore quelques années de bonnes
affaires,
nous en partagerons les profits, et ils seront assez
considérables
pour que la part attribuée à chacun lui constitue
une
honnête fortune dont il pourra jouir à sa guise... aprè=
s
liquidation
de la société Ker Karraje and Co! J'ajoute que, si
nous
sommes à l'abri d'une explosion, nous ne redoutons pas
davantage
une dénonciation... que vous seriez seul en mesure de
faire,
mon cher monsieur Hart! Aussi je vous conseille d'en
prendre
votre parti, de vous résigner en homme pratique, de
patienter
jusqu'à la liquidation de la société... Ce jour-l&agra=
ve;,
on
verra
ce que notre sécurité exigera en ce qui vous concerne!»=
Convenons-en,
ces paroles ne sont rien moins que rassurantes. Il
est
vrai, nous verrons d'ici là. Ce que je retiens de cette
conversation,
c'est que si Thomas Roch a vendu son explosif à la
société
Ker Karraje and Co., il a du moins gardé le secret du
déflagrateur,
sans lequel l'explosif n'a pas plus de valeur que la
poussière
des grandes routes.
Cependant,
avant de terminer cet entretien, je crois devoir
présenter
à l'ingénieur Serkö une observation, très naturel=
le,
après
tout:
«Monsieur,
lui dis-je, vous connaissez actuellement la composition
de
l'explosif du Fulgurateur Roch, bien. En somme, a-t-il
réellement
la puissance destructive que son inventeur lui
attribue?...
L'a-t-on jamais essayé?... N'avez-vous pas acheté un
composé
aussi inerte qu'une pincée de tabac?...
--
Peut-être êtes-vous plus fixé à cet égard =
que
vous ne voulez le
paraître,
monsieur Hart. Néanmoins, je vous remercie de l'intérêt=
que
vous prenez à notre affaire, et soyez entièrement rassur&eacu=
te;.
L'autre
nuit, nous avons fait une série d'expériences décisive=
s.
Rien
qu'avec quelques grammes de cette substance, d'énormes
quartiers
de roches de notre littoral ont été réduits en une
poussière
impalpable.»
L'explication
s'appliquait évidemment aux détonations que j'avais
entendues.
«Ainsi,
mon cher collègue, continue l'ingénieur Serkö, je puis
vous affirmer que nous n'éprouverons aucun déboire. Les effets de<= o:p>
cet
explosif dépassent tout ce qu'on peut imaginer. Il serait
assez
puissant, avec une charge de plusieurs milliers de tonnes,
pour
démolir notre sphéroïde et en disperser les morceaux dan=
s
l'espace
comme ceux de cette planète éclatée entre Mars et
Jupiter.
Tenez pour certain qu'il est capable d'anéantir n'importe
quel
navire à une distance qui défie les plus longues trajectoires=
des
projectiles actuels, et sur une zone dangereuse d'un bon
mille...
Le point faible de l'invention est encore dans le réglage
du
tir, lequel exige un temps assez long pour être modifié...&raq=
uo;
L'ingénieur
Serkö s'arrête, -- comme un homme qui n'en veut pas
dire
davantage, -- et il ajoute:
«Donc,
je finis ainsi que j'ai commencé, monsieur Hart. Résignez-
vous!...
Acceptez cette nouvelle existence sans arrière-pensée!...
Rangez-vous
aux tranquilles délices de cette vie souterraine!...
On y
conserve sa santé, lorsqu'elle est bonne, on l'y rétablit,
quand
elle est compromise... C'est ce qui est arrivé pour votre
compatriote!...
Oui!... Résignez-vous à votre sort... C'est le
plus
sage parti que vous puissiez prendre!»
Et,
là-dessus, ce donneur de bons conseils me quitte, après
m'avoir
salué d'un geste amical, en homme dont les obligeantes
intentions
méritent d'être appréciées. Mais, que d'ironie d=
ans
ses
paroles,
dans ses regards, dans son attitude, et me sera-t-il
jamais
permis de m'en venger?...
Dans
tous les cas, j'ai retenu de cet entretien que le réglage du
tir
est assez compliqué. Il est donc probable que cette zone d'un
mille
où les effets du Fulgurateur Roch sont terribles, n'est pas
facilement
modifiable, et que, au-delà comme en deçà de cette
zone,
un bâtiment est à l'abri de ses effets... Si je pouvais en
informer
les intéressés!...
-- 20
août. -- Pendant deux jours, aucun incident à reproduire.
J'ai poussé mes promenades quotidiennes jusqu'aux extrêmes limites<= o:p>
de
Back-Cup. Le soir, lorsque les lampes électriques illuminent la
longue
perspective des arceaux, je ne puis me défendre d'une
impression
quasi religieuse à contempler les merveilles naturelles
de
cette caverne, devenue ma prison. D'ailleurs, je n'ai jamais
perdu l'espoir de découvrir, à travers les parois, quelque fissure<= o:p>
ignorée
des pirates, par laquelle il me serait possible de
fuir!...
Il est vrai... une fois dehors, il me faudrait attendre
qu'un
navire passât en vue... Mon évasion serait vite connue à=
;
Bee-Hive...
Je ne tarderais pas à être repris... à moins que...
j'y
pense... le canot... le canot de l'Ebba, qui est remisé au
fond
de la crique... Si je parvenais à m'en emparer... à sortir
des
passes... à me diriger vers Saint-Georges ou Hamilton...»
Dans
la soirée, -- il était neuf heures environ, -- je suis
allé
m'étendre
sur un tapis de sable, au pied de l'un des piliers, une
centaine
de mètres à l'est du lagon. Peu d'instants après, des =
pas
d'abord,
des voix ensuite, se sont fait entendre à courte
distance.
Blotti
de mon mieux derrière la base rocheuse du pilier, je prête
une
oreille attentive...
Ces
voix, je les reconnais. Ce sont celles de Ker Karraje et de
l'ingénieur
Serkö. Ces deux hommes se sont arrêtés et causent en
anglais,
-- langue qui est généralement employée à Back-=
Cup.
Il me
sera
donc possible de comprendre ce qu'ils disent.
Précisément,
il est question de Thomas Roch, ou plutôt de son
Fulgurateur.
«Dans
huit jours, dit Ker Karraje, je compte prendre la mer avec
l'Ebba,
et je rapporterai les diverses pièces, qui doivent être
achevées
dans l'usine de la Virginie...
-- Et
lorsqu'elles seront en notre possession, répond l'ingénieur
Serkö,
je m'occuperai d'en opérer ici le montage et d'établir les
châssis
de lancement. Mais, auparavant, il est nécessaire de
procéder
à un travail qui me paraît indispensable...
-- Et
qui consistera?... demande Ker Karraje.
--
À percer la paroi de l'îlot.
-- La
percer?...
--
Oh! rien qu'un couloir assez étroit pour ne donner passage qu'&agrav=
e;
un
seul homme, une sorte de boyau facile à obstruer, et dont
l'orifice
extérieur sera dissimulé au milieu des roches.
--
À quoi bon, Serkö?...
--
J'ai souvent réfléchi à l'utilité d'avoir une
communication
avec
le dehors autrement que par le tunnel sous-marin... On ne
sait
ce qui peut arriver dans l'avenir...
--
Mais ces parois sont si épaisses et d'une substance si dure...
fait
observer Ker Karraje.
--
Avec quelques grains de l'explosif Roch, répond l'ingénieur
Serkö,
je me charge de réduire la roche en si fine poussière qu'il
n'y
aura plus qu'à souffler dessus!»
On
comprend de quel intérêt devait être pour moi ce sujet d=
e
conversation.
Voici
qu'il était question d'ouvrir une communication, autre que
le
tunnel, entre l'intérieur et l'extérieur de Back-Cup... Qui
sait
s'il ne se présenterait pas quelque chance?...
Or,
au moment où je me faisais cette réflexion, Ker Karraje
répondait:
«C'est
entendu, Serkö, et s'il était nécessaire un jour de
défendre
Back-Cup, empêcher qu'aucun navire pût en approcher... Il
faudrait,
il est vrai, que notre retraite eut été découverte, so=
it
par
hasard... soit par suite d'une dénonciation...
--
Nous n'avons à craindre, répond l'ingénieur Serkö=
, ni
hasard ni
dénonciation...
-- De
la part d'un de nos compagnons, non, sans doute, mais de la
part
de ce Simon Hart...
--
Lui! s'écrie l'ingénieur Serkö. C'est qu'alors il serait=
parvenu
à s'échapper... et l'on ne s'échappe pas de Back-Cup!.=
..
D'ailleurs,
je l'avoue, ce brave homme m'intéresse... C'est un
collègue,
après tout, et j'ai toujours le soupçon qu'il en sait
plus
qu'il ne dit sur l'invention de Thomas Roch... Je le
chapitrerai
de telle sorte que nous finirons par nous entendre,
par
causer physique, mécanique, balistique, comme une paire
d'amis...
--
N'importe! reprend ce généreux et sensible comte d'Artigas.
Lorsque
nous serons en possession du secret tout entier, mieux
vaudra
se débarrasser de...
--
Nous avons le temps, Ker Karraje...» «Si Dieu vous le laisse,
misérables!...»
ai-je pensé, en comprimant mon coeur qui battait
avec
violence. Et pourtant, sans une prochaine intervention de la
Providence,
que pourrais-je espérer?... La conversation change
alors
de cours, et Ker Karraje de faire cette observation:
«Maintenant
que nous connaissons la composition de l'explosif,
Serkö,
il faut à tout prix que Thomas Roch nous livre celle du
déflagrateur...
-- En
effet, réplique l'ingénieur Serkö, et je m'applique &agr=
ave;
l'y
décider.
Par malheur, Thomas Roch refuse de discuter là-dessus.
D'ailleurs,
il a déjà fabriqué quelques gouttes de ce
déflagrateur
qui
ont servi à essayer l'explosif, et il nous en fournira
lorsqu'il
s'agira de percer le couloir...
--
Mais... pour nos expéditions en mer... demanda Ker Karraje.
--
Patience... nous finirons par avoir entre nos mains toutes les
foudres
de son Fulgurateur...
--
Es-tu sûr, Serkö?...
--
Sûr... en y mettant le prix, Ker Karraje.»
L'entretien
se termina sur ces mots, puis les deux hommes
s'éloignent,
sans m'avoir aperçu, -- très heureusement. Si
l'ingénieur
Serkö a pris quelque peu la défense d'un collègue, le
comte
d'Artigas me paraît animé d'intentions moins bienveillantes
à
mon égard. Au moindre soupçon, on m'enverrait dans le lagon, =
et,
si je franchissais le tunnel, ce ne serait qu'à l'état de cadavre,<= o:p>
emporté
par la mer descendante.
-- 21
août. -- Le lendemain, l'ingénieur Serkö est venu
reconnaître
en quel endroit il conviendrait d'effectuer le
percement
du couloir, de manière qu'au-dehors on ne pût soupçonne=
r
son
existence. Après de minutieuses recherches, il est décid&eacu=
te;
que
le percement s'effectuera dans la paroi du nord, à vingt mètres<= o:p>
avant
les premières cellules de Bee-Hive.
J'ai hâte que ce couloir soit achevé. Qui sait s'il ne servira pas<= o:p>
à
ma fuite?... Ah! si j'avais su nager, peut-être aurais-je
déjà
tenté
de m'évader par le tunnel, puisque je connais exactement la
place
de son orifice. Lors de la lutte dont le lagon a été le
théâtre,
quand les eaux se sont dénivelées sous le dernier coup de
queue
de la baleine, la partie supérieure de cet orifice s'est un
instant
dégagée... Je l'ai vu... Eh bien, est-ce qu'il ne déco=
uvre
pas
dans les grandes marées?... Aux époques de pleine et de
nouvelle
lune, alors que la mer atteint son maximum de dépression
au-dessous
du niveau moyen, il est possible que... Je m'en
assurerai!
À
quoi cette constatation pourra me servir, je l'ignore, mais je
ne
dois rien négliger pour m'enfuir de Back-Cup.
-- 29
août. -- Ce matin, j'assiste au départ du tug. Il s'agit
sans
doute de ce voyage à l'un des ports d'Amérique afin de
prendre
livraison des engins qui doivent être fabriqués.
Le
comte d'Artigas s'entretient quelques instants avec l'ingénieur
Serkö,
qui, paraît-il, ne doit point l'accompagner, et auquel il
me
semble faire certaines recommandations dont je pourrais bien
être
l'objet. Puis, après avoir mis le pied sur la plate-forme de
l'appareil,
il descend à l'intérieur, suivi du capitaine Spade et
de
l'équipage de l'Ebba. Dès que son panneau est refermé,=
le
tug
s'enfonce
sous les eaux, dont un léger bouillonnement trouble un
instant
la surface.
Les heures se passent, la journée s'achève. Puisque le tug n'est<= o:p>
pas
revenu à son poste, j'en conclus qu'il va remorquer la
goélette
pendant ce voyage... peut-être aussi détruire les navires
qui
croisent sur ces parages?...
Cependant,
il est probable que l'absence de la goélette sera de
courte
durée, car une huitaine de jours doivent suffire pour
l'aller
et le retour.
Du reste, l'Ebba a chance d'être favorisée par le temps, si j'en<= o:p>
juge
par le calme de l'atmosphère qui règne à
l'intérieur de la
caverne.
Nous sommes, d'ailleurs, dans la belle saison, étant
donné
la latitude des Bermudes. Ah! si je pouvais trouver une
issue
à travers les parois de ma prison!...
-- Du
29 août au 10 septembre. -- Treize jours se sont écoulé=
s,
et
l'Ebba n'est pas encore de retour. N'est-elle donc pas
directement
allée à la côte américaine?... S'est-elle
attardée à
quelques
pirateries au large de Back-Cup?... Il me semble,
cependant,
que Ker Karraje ne devrait se préoccuper que de
rapporter
les engins. Il est vrai, peut-être l'usine de la
Virginie
n'avait-elle pas achevé leur fabrication?...
Au
surplus, l'ingénieur Serkö ne me paraît pas autrement pri=
s
d'impatience.
Il me fait toujours l'accueil que l'on sait, avec
son
air bon enfant, auquel je n'ai point lieu de me fier, et pour
cause.
Il affecte de s'informer de mon état de santé, m'engage &agra=
ve;
la
plus complète résignation, m'appelle Ali Baba, m'assure qu'il=
n'existe
pas à la surface de la terre un lieu plus enchanteur que
cette
caverne des Mille et Une Nuits, que j'y suis nourri,
chauffé,
logé, habillé, sans avoir à payer ni impôt ni ta=
xe,
et
que,
même à Monaco, les habitants de cette heureuse principaut&eacu=
te;
ne
jouissent
pas d'une existence plus exempte de soucis...
Quelquefois,
devant ce verbiage ironique, je sens la rougeur me
monter
au visage. La tentation me vient de sauter à la gorge de
cet
impitoyable railleur, de l'étrangler en un tour de main... On
me
tuera après... Et qu'importe?... Ne vaut-il pas mieux finir
ainsi
que d'être condamné à vivre des années et des
années dans
cet
infâme milieu de Back-Cup?...
Toutefois,
la raison retrouve son empire et, finalement, je me
borne
à hausser les épaules.
Quant
à Thomas Roch, c'est à peine si je l'ai aperçu pendant=
les
premiers
jours qui ont suivi le départ de l'Ebba. Enfermé dans
son
laboratoire, il s'occupe sans cesse de ses manipulations
multiples.
À supposer qu'il utilise toutes les substances mises à
sa
disposition, il aura de quoi faire sauter Back-Cup et les
Bermudes
avec!
Je me
rattache toujours à l'espoir qu'il ne consentira jamais à
livrer
la composition du déflagrateur, et que les efforts de
l'ingénieur
Serkö n'aboutiront point à lui acheter ce dernier
secret...
Cet espoir ne sera-t-il pas déçu?...
-- 13
septembre. -- Aujourd'hui, de mes yeux, j'ai pu constater
la
puissance de l'explosif et observer, en même temps, de quelle
façon
s'emploie le déflagrateur.
Dans la matinée, les hommes ont commencé le percement de la paroi<= o:p>
à l'endroit préalablement choisi pour établir la communication<= o:p>
avec
la base extérieure de l'îlot.
Sous
la direction de l'ingénieur, les travailleurs ont début&eacut=
e;
en
attaquant
le pied de la muraille, dont le calcaire, extrêmement
dur,
pourrait être comparé au granit. C'est avec le pic, mani&eacut=
e;
par
des
bras vigoureux, que furent portés les premiers coups. À
n'employer
que cet instrument, le travail eût été très long=
et
très
pénible, puisque la paroi ne mesure pas moins de vingt à
vingt-cinq
mètres d'épaisseur en cette partie du soubassement de
Back-Cup.
Mais, grâce au Fulgurateur Roch, il sera possible
d'achever
ce travail en un assez court délai.
Ce
que j'ai vu est bien pour me stupéfier. Le désagrégeme=
nt
de la
paroi
que le pic n'entamait pas sans grande dépense de force,
s'est
opéré avec une facilité vraiment extraordinaire.
Oui!
quelques grammes de cet explosif suffisent à broyer la masse
rocheuse,
à l'émietter, à la réduire en une poussiè=
;re
presque
impalpable
que le moindre souffle disperse comme une vapeur! Oui!
-- je
le répète, -- cinq à dix grammes, dont l'explosion pro=
duit
une
excavation d'un mètre cube, avec un bruit sec que l'on peut
comparer
à la détonation d'une pièce d'artillerie, due au
formidable
ébranlement des couches d'air.
La
première fois qu'on s'est servi de cet explosif, bien qu'il fû=
t
employé
à une si minuscule dose, plusieurs des hommes, qui se
trouvaient
trop rapprochés de la paroi, furent renversés. Deux se
relevèrent
blessés grièvement, et l'ingénieur Serkö
lui-même, qui
avait
été rejeté à quelques pas, ne s'en tira pas san=
s de
rudes
contusions.
Voici
comment on opère avec cette substance, dont la force
brisante
dépasse tout ce qu'on a inventé jusqu'à ce jour:
Un
trou, long de cinq centimètres sur une section de dix
millimètres,
est préalablement percé en sens oblique dans la
roche.
Quelques grammes de l'explosif y sont introduits, et il
n'est
même pas nécessaire d'obstruer le trou au moyen d'une
bourre.
Alors
intervient Thomas Roch. Sa main tient un petit étui de
verre,
contenant un liquide bleuâtre, d'apparence huileuse, et
très
prompt à se coaguler dès qu'il subit le contact de l'air.
Il en
verse une goutte à l'orifice du trou, puis se retire sans
trop
de hâte. Il faut, en effet, un certain temps, -- trente-cinq
secondes
environ, -- pour que la combinaison du déflagrateur et de
l'explosif
se produise. Et alors, quand elle est faite, la
puissance
de désagrégement est telle, -- j'y insiste, -- qu'on
peut
la croire illimitée, et, en tout cas, des milliers de fois
supérieure
à celle des centaines d'explosifs actuellement connus.
Dans ces conditions, on le conçoit, le percement de cette épaisse<= o:p>
et
dure paroi sera achevé en une huitaine de jours.
-- 19
septembre. -- Depuis quelque temps, j'ai observé que le
phénomène
du flux et du reflux, qui se manifeste très sensiblement
à
travers le tunnel sous-marin, produit des courants en sens
contraire,
deux fois par vingt-quatre heures. Il n'est donc pas
douteux
qu'un objet flottant, jeté à la surface du lagon, serait
entraîné
au-dehors par le jusant, si l'orifice du tunnel
découvrait
à sa partie supérieure. Or ce découvrement n'arrive-t-=
il
pas au plus bas étiage des marées d'équinoxe?... Je va=
is
pouvoir m'en assurer, puisque nous sommes précisément à cette<= o:p>
époque.
Après-demain, c'est le 21 septembre, et aujourd'hui, 19,
j'ai
déjà vu se dessiner le sommet de la courbure au-dessus de
l'eau
à mer basse.
Eh
bien, si je ne puis moi-même tenter le passage du tunnel, est-
ce
qu'une bouteille, jetée à la surface du lagon, n'aurait pas
quelque
chance de passer pendant les dernières minutes du
jusant?...
Et pourquoi un hasard, -- hasard ultra-providentiel,
j'en
conviens, -- ne ferait-il pas que cette bouteille fût
recueillie
par un navire au large de Back-Cup?... Pourquoi même
les
courants ne la jetteraient-ils pas sur une des plages des
Bermudes?...
Et si cette bouteille contenait une notice...
Telle
est l'idée qui me travaille l'esprit. Puis les objections se
présentent,
-- celle-ci entre autres: c'est qu'une bouteille
risque
de se briser soit en traversant le tunnel, soit en heurtant
les
récifs extérieurs avant d'avoir atteint le large... Oui...
mais
si elle était remplacée par un baril, hermétiquement
fermé,
un
tonnelet semblable à ceux qui soutiennent les filets de pêche,=
ce
baril ne serait pas exposé aux mêmes chances de bris que la
fragile
bouteille et pourrait gagner la pleine mer...
-- 20
septembre. -- Ce soir, je suis entré inaperçu dans l'un
des magasins où sont entassés divers objets provenant du pillage<= o:p>
des
navires, et j'ai pu me procurer un tonnelet très convenable
pour
ma tentative.
Après
avoir caché ce tonnelet sous mon vêtement, je retourne à=
;
Bee-Hive
et je rentre dans ma cellule. Puis, sans perdre un
instant,
je me mets à l'oeuvre. Papier, encre, plume, rien ne me
manque,
puisque voilà trois mois que j'ai pu prendre les notes
quotidiennes
qui sont consignées en ce récit.
Je
trace sur une feuille les lignes suivantes: «Depuis le 19 juin,
après
un double enlèvement opéré le 15 du même mois,
Thomas Roch
et
son gardien Gaydon, ou plutôt l'ingénieur français Simo=
n Hart,
qui
occupaient le pavillon 17, à Healthful-House, près New-Berne,=
Caroline
du Nord, États-Unis d'Amérique, ont été conduits
à bord
de la
goélette Ebba, appartenant au comte d'Artigas. Tous deux,
actuellement,
sont enfermés à l'intérieur d'une caverne, qui sert
de
retraite au susdit comte d'Artigas, de son vrai nom Ker
Karraje,
le pirate qui exerçait autrefois sur les parages de
l'Ouest-Pacifique,
et à la centaine d'hommes dont se compose la
bande
de ce redoutable malfaiteur. Lorsqu'il aura en sa possession
le
Fulgurateur Roch, d'une puissance pour ainsi dire sans limites,
Ker
Karraje pourra continuer ses actes de piraterie dans des
conditions
où l'impunité de ses crimes lui sera plus assurée.
«Ainsi
il est urgent que les États intéressés détruise=
nt
son
repaire
dans le plus bref délai.
«La
caverne où s'est réfugié le pirate Ker Karraje est
ménagée à
l'intérieur
de l'îlot de Back-Cup, qui est à tort considéré
comme
un
volcan en éruption. Situé à l'extrémité
ouest de l'archipel des
Bermudes,
défendu par des récifs à l'est, il est d'abord franc a=
u
sud,
à l'ouest et au nord.
«Quant
à la communication entre le dehors et le dedans, elle n'est
encore
possible que par un tunnel, qui s'ouvre à quelques mètres
au-dessous
de la surface moyenne des eaux, au fond d'une étroite
passe
à l'ouest. Aussi, pour pénétrer à
l'intérieur de Back-Cup,
est-il
nécessaire d'avoir un appareil sous-marin -- du moins tant
que
ne sera pas achevé le couloir que l'on est en train de percer
dans
la partie nord-ouest.
«Le
pirate Ker Karraje dispose d'un appareil de ce genre, --
celui-là
même que le comte d'Artigas avait fait construire et qui
est
censé avoir péri, pendant ses expériences, dans la bai=
e de
Charleston.
Ce tug s'emploie non seulement aux entrées et aux
sorties
par le tunnel, mais aussi à remorquer la goélette comme &agra=
ve;
attaquer
les navires de commerce qui fréquentent les parages des
Bermudes.
«Cette
goélette, l'Ebba, bien connue sur le littoral de l'Ouest-
Amérique,
a pour unique port d'attache une petite crique, abritée
derrière
un entassement de roches, invisible du large, et située à
l'ouest
de l'îlot.
«Ce
qu'il convient de faire, avant d'opérer un débarquement sur
Back-Cup
et de préférence sur la partie de l'ouest, où
s'étaient
installés
autrefois les pêcheurs bermudiens, c'est d'ouvrir une
brèche
dans sa paroi avec les plus puissants projectiles à la
mélinite.
Après le débarquement, cette brèche permettra de
pénétrer
à l'intérieur de Back-Cup.
«Il
faut aussi prévoir le cas où le Fulgurateur Roch serait en
mesure
de fonctionner. Il serait possible que Ker Karraje, surpris
par
une attaque, cherchât à l'employer pour défendre Back-C=
up.
Qu'on
le sache bien, si sa puissance destructive dépasse tout ce
qu'on
a imaginé jusqu'à ce jour, elle ne s'étend que sur une
zone
de
dix-sept à dix-huit cents mètres. Quant à la distance =
de
cette
zone
dangereuse, elle est variable; mais le réglage du tir une
fois
établi est très long à modifier, et un navire qui aura=
it
dépassé
ladite zone pourrait s'approcher impunément de l'îlot.
«Ce
document est écrit aujourd'hui, 20 septembre, huit heures du
soir,
et signé de mon nom. «Ingénieur SIMON HART.»
Tel
est le libellé de la notice que je viens de rédiger. Elle dit=
tout
ce qu'il y avait à dire au sujet de l'îlot, dont le gisement
exact
est porté sur les cartes modernes, comme au sujet de la
défense
de Back-Cup, que Ker Karraje tentera peut-être
d'organiser,
et de l'importance qu'il y a d'agir sans retard. J'y
ai
joint un plan de la caverne, indiquant sa configuration
interne,
l'emplacement du lagon, les dispositions de Bee-Hive, les
places
qu'occupent l'habitation de Ker Karraje, ma cellule, le
laboratoire
de Thomas Roch. Mais il faut que cette notice soit
recueillie,
et le sera-t-elle jamais?...
Enfin,
après avoir enveloppé ce document d'un fort morceau de
toile goudronnée, je le place dans le tonnelet, cerclé de fer, qui<= o:p>
mesure
environ quinze centimètres de long sur huit centimètres de
large.
Il est parfaitement étanche, ainsi que je m'en suis assuré,
et en
état de résister aux chocs, soit pendant la traversée =
du
tunnel,
soit contre les récifs du dehors.
Il
est vrai, au lieu d'arriver en mains sûres, ne court-il pas le
risque
d'être lancé par le reflux sur les roches de l'îlot,
d'être
trouvé
par l'équipage de l'Ebba, lorsque la goélette se rend au
fond
de la crique?... Si ce document tombe en la possession de Ker
Karraje,
signé de mon nom, révélant le sien, je n'aurai plus
à me
préoccuper
des moyens de fuir Back-Cup, et mon sort sera vite
réglé.
La
nuit est venue. On devine si je l'ai attendue avec une
fiévreuse
impatience! D'après mes calculs, basés sur des
observations précédentes, l'étale de la mer basse doit se produire<= o:p>
à
huit heures quarante-cinq. À ce moment, la partie supérieure =
de
l'orifice
découvrira de cinquante centimètres à peu près.=
La
hauteur
entre la surface des eaux et la voûte du tunnel sera plus
que
suffisante pour le passage du tonnelet. Je compte, d'ailleurs,
l'envoyer
une demi-heure avant l'étale, afin que le jusant, qui se
propagera
encore du dedans au-dehors, puisse l'entraîner.
Vers
huit heures, au milieu de la pénombre, je quitte ma cellule.
Personne
sur les berges. Je me dirige vers la paroi dans laquelle
est
percé le tunnel. À la clarté de la dernière lam=
pe
électrique
allumée
de ce côté, je vois l'orifice arrondir son arc supérieu=
r
au-dessus
des eaux, et le courant prendre cette direction.
Après
être descendu sur les roches jusqu'au niveau du lagon, je
lance
le tonnelet, qui renferme la précieuse notice, et, avec
elle,
tout mon espoir:
«À
Dieu vat, ai-je répété, à Dieu vat! comme disent
nos marins
français.»
Le
petit baril, d'abord stationnaire, revient vers la berge sous
l'action
d'un remous. Il me faut le repousser avec force, afin que
le
reflux le saisisse...
C'est
fait, et, en moins de vingt secondes, il a disparu à travers
le
tunnel...
--
Oui!... À Dieu vat!... Que le Ciel te conduise, mon petit
tonnelet!...
Qu'il protège tous ceux que Ker Karraje menace, et
puisse
cette bande de pirates ne pas échapper aux châtiments de la
justice
humaine!
Toute
cette nuit sans sommeil, j'ai suivi ce tonnelet par la
pensée.
Que de fois il m'a semblé le voir se heurter aux roches,
accoster
la crique, s'arrêter dans quelque excavation... Une sueur
froide
me courait de la tête aux pieds... Enfin, le tunnel est
franchi...
le tonnelet s'engage à travers la passe... le jusant le
conduit
en pleine mer... Grand Dieu! si le flot allait le ramener
à
l'entrée, puis à l'intérieur de Back-Cup... si, le jour
venu, je
l'apercevais...
Levé
dès les premières lueurs de l'aube, je m'achemine vers la
grève...
Aucun
objet ne flotte sur les eaux tranquilles du lagon.
Les
jours suivants, on a continué le travail de percement du
couloir
dans les conditions que l'on sait. L'ingénieur Serkö fait
sauter
la dernière roche à quatre heures de l'après-midi du 2=
3
septembre.
La communication est établie, -- rien qu'un étroit
boyau,
où il faut se courber, mais cela suffit. À l'extérieur,
son
orifice
se perd au milieu des éboulis du littoral, et il serait
facile
de l'obstruer, si cette mesure devenait nécessaire.
Il va
sans dire qu'à partir de ce jour ce couloir va être
sévèrement
gardé. Personne, sans autorisation, ne pourra y passer
ni
pour pénétrer dans la caverne ni pour en sortir... Donc,
impossible
de s'échapper par là...
-- 25
septembre. -- Aujourd'hui, dans la matinée, le tug est
remonté
des profondeurs du lagon à sa surface. Le comte d'Artigas,
le
capitaine Spade, l'équipage de la goélette accostent la
jetée.
On
procède au débarquement des marchandises rapportées pa=
r
l'Ebba.
J'aperçois un certain nombre de ballots pour le
ravitaillement
de Back-Cup, des caisses de viandes et de
conserves,
des fûts de vin et d'eau-de-vie, -- en outre, plusieurs
colis
destinés à Thomas Roch. En même temps, les hommes mette=
nt
à
terre
les diverses pièces des engins qui affectent la forme
discoïde.
Thomas
Roch assiste à cette opération. Son oeil brille d'un feu
extraordinaire.
Après avoir saisi une de ces pièces, il l'examine,
il
hoche la tête en signe de satisfaction. J'observe que sa joie
n'éclate
point en propos incohérents, qu'il n'a plus rien en lui
de
l'ancien pensionnaire de Healthful-House. J'en viens même à me=
demander
si cette folie partielle, que l'on croyait incurable,
n'est
pas radicalement guérie?...
Enfin,
Thomas Roch s'embarque dans le canot affecté au service du
lagon,
et l'ingénieur Serkö l'accompagne à son laboratoire. En =
une
heure,
toute la cargaison du tug a été transportée sur l'autr=
e
rive.
Quant
à Ker Karraje, il n'a échangé que quelques mots avec
l'ingénieur
Serkö. Plus tard, tous deux se sont rencontrés dans
l'après-midi,
et ont conversé longuement en se promenant devant
Bee-Hive.
L'entretien
terminé, ils se dirigent vers le couloir, et y
pénètrent,
suivis du capitaine Spade. Que ne puis-je m'y
introduire
derrière eux!... Que ne puis-je aller respirer, ne fût-
ce
qu'un instant, cet air vivifiant de l'Atlantique, dont Back-Cup
ne reçoit, pour ainsi dire, que les souffles épuisés!...<= o:p>
-- Du
26 septembre au 10 octobre. -- Quinze jours viennent de
s'écouler.
Sous la direction de l'ingénieur Serkö et de Thomas
Roch,
on a travaillé à l'ajustement des engins. Puis, on s'est
occupé
du montage des supports de lancement. Ce sont de simples
chevalets,
munis d'augets, dont l'inclinaison est variable, et
qu'il
sera facile d'installer à bord de l'Ebba ou même sur la
plate-forme
du tug maintenu à fleur d'eau.
Ainsi
donc, Ker Karraje va être maître des océans rien qu'avec=
sa
goélette!...
Aucun navire de guerre ne pourra traverser la zone
dangereuse
et l'Ebba se tiendra hors de portée de ses
projectiles!...
Ah! si du moins ma notice avait été recueillie...
si
l'on connaissait ce repaire de Back-Cup!... On saurait bien,
sinon
le détruire, du moins empêcher son ravitaillement...
-- 20
octobre. -- À mon extrême surprise, ce matin, je n'ai plus
aperçu
le tug à son poste habituel. Je me rappelle que, la veille,
on a
renouvelé les éléments de ses piles; mais je pensais q=
ue
c'était
pour les avoir en état. S'il est parti, à présent que =
le
nouveau
couloir est praticable, c'est qu'il s'agit de quelque
expédition
sur ces parages. En effet, rien ne manque plus à Back-
Cup
des pièces et substances nécessaires à Thomas Roch.
Cependant,
nous voici dans la saison de l'équinoxe. La mer des
Bermudes
est troublée par de fréquentes tempêtes.
Les
rafales s'y déchaînent avec une effroyable turbulence. Cela se=
sent
aux violents coups d'air, qui s'engouffrent par le cratère de
Back-Cup,
aux tourbillonnantes vapeurs mêlées de pluie dont
s'emplit
la vaste caverne, et aussi à l'agitation des eaux du
lagon,
qui balaient de leurs embruns les roches des berges.
Mais est-il certain que la goélette ait quitté la crique de Back-<= o:p>
Cup?...
N'est-elle pas d'un trop faible gabarit, -- même avec
l'aide
de son remorqueur, -- pour affronter des mers si
mauvaises?...
D'autre
part, comment admettre que le tug, bien qu'il ne doive
rien
craindre de la houle, puisqu'il retrouve les eaux calmes à
quelques
mètres au-dessous de leur surface, ait entrepris un
voyage
sans accompagner la goélette?...
Je ne
sais à quelle cause attribuer ce départ de l'appareil sous-
marin,
-- départ qui va se prolonger, car il n'est pas revenu dans
la
journée.
Cette
fois, l'ingénieur Serkö est resté à Back-Cup. Seu=
ls
Ker
Karraje,
le capitaine Spade, les équipages du tug et de l'Ebba
ont
quitté l'îlot...
L'existence
se continue dans son habituelle et affadissante
monotonie,
au milieu de cette colonie d'emmurés. Je passe des
heures
entières au fond de mon alvéole, méditant,
espérant,
désespérant,
me rattachant, par un lien qui s'affaiblit chaque
jour,
à ce tonnelet abandonné au caprice des courants, -- et
rédigeant
ces notes, qui ne me survivront probablement pas...
Thomas
Roch est constamment occupé dans son laboratoire -- à la
fabrication
de son déflagrateur. Je suis toujours féru de cette
idée
qu'il ne voudra vendre à aucun prix la composition de ce
liquide...
Mais je sais aussi qu'il n'hésiterait pas à mettre son
invention
au service de Ker Karraje.
Je
rencontre souvent l'ingénieur Serkö, alors que mes promenades
m'amènent
aux environs de Bee-Hive. Cet homme se montre chaque
fois
disposé à s'entretenir avec moi... sur le ton d'une
impertinente
légèreté, il est vrai.
Nous
causons de choses et d'autres, -- rarement de ma situation, à
propos
de laquelle il est inutile de récriminer, ce qui
m'attirerait
de nouvelles railleries.
-- 22
octobre. -- Aujourd'hui, j'ai cru devoir demander à
l'ingénieur
Serkö si la goélette avait repris la mer avec le tug.
«Oui,
monsieur Simon Hart, répondit-il, et, quoique le temps soit
détestable
au large, de vrais coups de chien, n'ayez point de
crainte
pour notre chère Ebba!...
--
Est-ce que son absence doit se prolonger?...
--
Nous l'attendons sous quarante-huit heures... C'est le dernier
voyage
que le comte d'Artigas s'est décidé à entreprendre ava=
nt
que
les tempêtes de l'hiver aient rendu ces parages absolument
impraticables.
--
Voyage d'agrément... ou d'affaires?...» ai-je
répliqué.
L'ingénieur
Serkö me répond en souriant: «Voyage d'affaires,
monsieur
Hart, voyage d'affaires! À l'heure qu'il est, nos engins
sont
achevés, et, le beau temps revenu, nous n'aurons plus qu'à
reprendre
l'offensive...
--
Contre de malheureux navires...
--
Aussi malheureux... que richement chargés!
--
Actes de piraterie dont l'impunité ne vous sera pas toujours
assurée,
je l'espère! me suis-je écrié.
--
Calmez-vous, mon cher collègue, calmez-vous!... Vous le savez
de
reste, personne ne découvrira jamais notre retraite de Back-
Cup,
personne ne pourra jamais en dévoiler le secret!... Et
d'ailleurs,
avec ces engins d'un si facile maniement et d'une
puissance
si terrible, il nous serait facile d'anéantir tout
navire
qui passerait dans un certain rayon de l'îlot...
--
À la condition, ai-je dit, que Thomas Roch vous ait vendu la
composition
de son déflagrateur comme il vous a vendu celle de son
Fulgurateur...
--
Cela est fait, monsieur Hart, et je dois vous enlever toute
inquiétude
à cet égard.»
De
cette réponse catégorique, j'aurais dû conclure que le
malheur
est
consommé, si, à l'intonation hésitante de sa voix, je
n'avais
senti
une fois de plus qu'il ne fallait pas s'en rapporter aux
paroles
de l'ingénieur Serkö.
-- 25
octobre. -- L'effrayante aventure à laquelle je viens
d'être mêlé, et comment n'y ai-je pas laissé la vie!... C'est<= o:p>
miracle
que je puisse aujourd'hui reprendre le cours de ces notes
interrompu
pendant quarante-huit heures!... Avec un peu plus de
bonne
chance, j'eusse été délivré!... Je serais
présentement dans
un
des ports des Bermudes, Saint-Georges ou Hamilton... Les
mystères
de Back-Cup seraient dévoilés... La goélette,
signalée à
toutes
les nations, ne pourrait se montrer dans aucun port. Le
ravitaillement
de Back-Cup deviendrait impossible... Les bandits
de
Ker Karraje seraient condamnés à y mourir de faim!...
Voici
ce qui s'est passé:
Le
soir du 23 octobre, vers huit heures, j'avais quitté ma cellule
dans
un indéfinissable état de nervosité, comme si j'eusse
éprouvé
le
pressentiment de quelque événement grave et prochain. En vain=
avais-je
voulu demander un peu de calme au sommeil. Désespérant de
dormir,
j'étais sorti.
Au-dehors
de Back-Cup, il devait faire très mauvais temps. Les
rafales
pénétraient à travers le cratère et soulevaient=
une
sorte
de
houle à la surface du lagon.
Je me
dirigeai du côté de la berge de Bee-Hive.
Personne,
à cette heure. Température assez basse, atmosphère
humide.
Tous les frelons de la ruche étaient blottis au fond de
leurs
alvéoles.
Un
homme gardait l'orifice du couloir, bien que, par surcroît de
précaution, ce couloir fût obstrué à son issue sur le littoral. De<= o:p>
la
place qu'il occupait, cet homme ne pouvait apercevoir les
berges.
Au surplus, je ne vis que deux lampes allumées au-dessus
de la
rive droite et de la rive gauche du lagon, en sorte qu'une
profonde
obscurité régnait sous la forêt de piliers.
J'allais
ainsi au milieu de l'ombre, lorsque quelqu'un vint à
passer
près de moi.
Je
reconnus Thomas Roch.
Thomas
Roch marchait lentement, absorbé dans ses réflexions comme
d'habitude,
l'imagination toujours tendue, l'esprit toujours en
travail.
Ne
s'offrait-il pas là une occasion favorable de lui parler, de
l'instruire
de ce que vraisemblablement il ne savait pas... Il
ignore...
il doit ignorer en quelles mains est tombée sa
personne...
Il ne peut se douter que le comte d'Artigas n'est
autre
que le pirate Ker Karraje... Il ne soupçonne pas à quel
bandit
il a livré une partie de son invention... Il faut lui
apprendre
que des millions qui l'ont payée il n'aura jamais la
jouissance...
Pas plus que moi, il n'aura la liberté de quitter
cette
prison de Back-Cup... Oui!... Je ferai appel à ses
sentiments
d'humanité, aux malheurs dont il sera responsable, s'il
ne
garde pas ses derniers secrets...
J'en
étais là de mes réflexions, lorsque je me sentis vivem=
ent
saisir
par-derrière.
Deux
hommes me tenaient les bras, et un troisième se dressa devant
moi.
Je
voulus appeler.
«Pas
un cri! me dit cet homme qui s'exprimait en anglais. N'êtes-
vous
pas Simon Hart?...
--
Comment savez-vous?...
-- Je
vous ai vu sortir de votre cellule...
--
Qui êtes-vous donc?...
-- Le
lieutenant Davon, de la marine britannique, officier à bord
du
Standard, en station aux Bermudes.» Il me fut impossible de
répondre,
tant j'étais suffoqué par l'émotion.
«Nous
venons vous arracher des mains de Ker Karraje, et enlever
avec
vous l'inventeur français Thomas Roch... ajoute le lieutenant
Davon.
--
Thomas Roch!... ai-je balbutié.
--
Oui... Le document, signé de votre nom, a été recueilli
sur une
grève
de Saint-Georges...
--
Dans un tonnelet, lieutenant Davon... un tonnelet que j'ai
lancé
sur les eaux de ce lagon...
-- Et
qui contenait, répondit l'officier, la notice par laquelle
nous
avons appris que l'îlot de Back-Cup servait de refuge à Ker
Karraje
et à sa bande... Ker Karraje, ce faux comte d'Artigas,
l'auteur
du double enlèvement de Healthful-House...
--
Ah! lieutenant Davon...
--
Maintenant, pas un instant à perdre... Il faut profiter de
l'obscurité...
-- Un
seul mot, lieutenant Davon... Comment avez-vous pu pénétrer
à
l'intérieur de Back-Cup?...
-- Au
moyen du bateau sous-marin le Sword, qui, depuis six mois,
était
en expérience à Saint-Georges...
-- Un
bateau sous-marin?...
--
Oui... il nous attend au pied de ces roches.
--
Là... là!... ai-je répété.
--
Monsieur Hart, où est le tug de Ker Karraje?...
--
Parti depuis trois semaines...
--
Ker Karraje n'est pas à Back-Cup?...
--
Non... mais nous l'attendons d'un jour et même d'une heure à
l'autre...
--
Qu'importe! répondit le lieutenant Davon. Ce n'est pas de Ker
Karraje
qu'il s'agit... c'est Thomas Roch que nous avons mission
d'enlever...
avec vous, monsieur Hart... Le Sword ne quittera
pas
le lagon, sans que vous soyez tous deux à bord!... S'il ne
reparaissait
pas à Saint-Georges, cela signifierait que j'aurais
échoué...
et on recommencerait...
--
Où est le Sword, lieutenant?...
-- De
ce côté... dans l'ombre de la grève, où l'on ne =
peut
l'apercevoir.
Grâce à vos indications, mon équipage et moi, nous
avons
reconnu l'entrée du tunnel sous-marin. Le Sword l'a
heureusement
franchi... Il y a dix minutes qu'il est remonté à la
surface
du lagon... Deux de mes hommes m'ont accompagné sur cette
berge...
Je vous ai vu sortir de la cellule indiquée sur votre
plan...
Savez-vous où est à présent Thomas Roch?...
--
À quelques pas d'ici... Il vient de passer et se dirigeait vers
son
laboratoire...
--
Dieu soit béni, monsieur Hart!
--
Oui!... qu'il le soit, lieutenant Davon!» Le lieutenant, les
deux
hommes et moi, nous prîmes le sentier qui contourne le lagon.
À
peine fûmes-nous éloignés d'une dizaine de mètres
que j'aperçus
Thomas
Roch. Se jeter sur lui, le bâillonner avant qu'il eût pu
pousser
un cri, l'attacher avant qu'il eût pu faire un mouvement,
le
transporter à l'endroit où était amarré le Swor=
d,
cela
s'accomplit
en moins d'une minute. Ce Sword était une
embarcation
submersible d'une douzaine de tonneaux seulement, --
par
conséquent, de dimensions et de puissance très inférie=
ures
à
celles
du tug. Deux dynamos, actionnées par des accumulateurs, qui
avaient
été chargés douze heures auparavant dans le port de Sa=
int-
Georges,
imprimaient le mouvement à son hélice. Mais, quel qu'il
fût,
ce Sword devait suffire à nous sortir de notre prison, à
nous
rendre la liberté, -- cette liberté à laquelle je ne
croyais
plus!...
Enfin, Thomas Roch allait être arraché des mains de Ker
Karraje
et de l'ingénieur Serkö... Ces coquins ne pourraient
utiliser
son invention... Et rien n'empêcherait des navires
d'approcher
de l'îlot, d'opérer un débarquement, de forcer
l'entrée
du couloir, de s'emparer des pirates!...
Nous
n'avions rencontré personne pendant que les deux hommes
transportaient
Thomas Roch. Nous sommes descendus tous à
l'intérieur
du Sword... Le panneau supérieur s'est fermé... les
compartiments
à eau se sont remplis... le Sword s'est immergé...
Nous
étions sauvés...
Le
Sword, divisé en trois sections par des cloisons étanches,
était
aménagé de la sorte. La première section, contenant le=
s
accumulateurs
et la machinerie, s'étendait depuis le maître-bau
jusqu'à
l'arrière. La seconde, celle du pilote, occupait le milieu
de
l'embarcation, surmontée d'un périscope à verres
lenticulaires,
d'où
partaient les rayons d'un fanal électrique qui permettait de
se
diriger sous les eaux. La troisième était à l'avant, et
c'est
là
que Thomas Roch et moi, nous avions été renfermés.
Il va
sans dire que mon compagnon, s'il avait été délivr&eac=
ute;
du
bâillon
qui l'étouffait, n'était pas dégagé de ses lien=
s,
et je
doutais
qu'il eût conscience de ce qui se passait...
Mais
nous avions hâte de partir, avec l'espoir d'être à Saint=
-
Georges
cette nuit même, si aucun obstacle ne nous arrêtait...
Après
avoir poussé la porte de la cloison, je rejoignis le
lieutenant
Davon dans le second compartiment, près de l'homme
préposé
à la manoeuvre du gouvernail.
Dans
celui de l'arrière, trois autres hommes, y compris le
mécanicien,
attendaient les ordres du lieutenant pour mettre le
propulseur
en mouvement.
«Lieutenant
Davon, dis-je alors, je pense qu'il n'y a aucun
inconvénient
à laisser Thomas Roch seul... Si je puis vous être
utile
pour gagner l'orifice du tunnel...
--
Oui... restez près de moi, monsieur Hart.» Il était alo=
rs
huit
heures
trente-sept -- exactement. Les rayons électriques, projetés
à
travers le périscope, éclairaient d'une vague lueur les couch=
es
dans
lesquelles se maintenait le Sword. À partir de la berge
près
de laquelle il stationnait, il serait nécessaire de traverser
le
lagon sur toute sa longueur. Trouver l'orifice du tunnel serait
certainement
une difficulté, non insurmontable. Dût-on longer
l'accore
des rives, il était impossible qu'on ne le découvrît pa=
s,
même
en un temps relativement court. Puis, le tunnel franchi à
petite
vitesse, en évitant de heurter ses parois, le Sword
remonterait
à la surface de la mer et ferait route sur Saint-
Georges.
«À
quelle profondeur sommes-nous?... demandai-je au lieutenant.
--
À quatre mètres cinquante.
-- Il
n'est pas nécessaire de s'immerger davantage, répondis-je.
D'après
ce que j'ai observé pendant la grande marée d'équinoxe=
,
nous
devons être dans l'axe du tunnel.
--
All right!» répondit le lieutenant. Oui! All right, et il
me
semblait que la Providence prononçait ces mots par la bouche de
l'officier...
De fait, elle n'aurait pu choisir un meilleur agent
de
ses volontés! J'ai regardé le lieutenant à la lueur du
fanal.
C'est
un homme de trente ans, froid, flegmatique, la physionomie
résolue,
-- l'officier anglais dans toute son impassibilité
native,
-- pas plus ému qu'il ne l'eût été à bord=
du
Standard,
opérant
avec un extraordinaire sang-froid, je dirais même avec la
précision
d'une machine.
«En
traversant le tunnel, me dit-il, j'ai estimé sa longueur à un=
e
quarantaine
de mètres...
--
Oui... d'une extrémité à l'autre, lieutenant Davon... =
une
quarantaine
de mètres.»
Et,
en effet, ce chiffre devait être exact, puisque le couloir
percé
au niveau du littoral ne mesurait que trente mètres environ.
Ordre
fut donné au mécanicien d'actionner l'hélice. Le Sword=
avança
avec une extrême lenteur, par crainte de collision contre
la
berge.
Parfois
il s'en approchait assez pour qu'une masse noirâtre
s'estompât
au fond du fuseau lumineux projeté par le fanal. Un
coup
de barre rectifiait alors la direction. Mais si la conduite
d'un
bateau sous-marin est déjà difficile en pleine mer, combien
davantage
sous les eaux de ce lagon!
Après
cinq minutes de marche, le Sword, dont la plongée était
maintenue
entre quatre et cinq mètres, n'avait pas encore atteint
l'orifice
du tunnel.
En ce
moment, je dis: «Lieutenant Davon, peut-être serait-il sage
de
revenir à la surface, afin de mieux reconnaître la paroi o&ugr=
ave;
se
trouve
l'orifice?...
--
C'est mon avis, monsieur Hart, si vous pouvez l'indiquer
exactement...
-- Je
le puis.
--
Bien.»
Par
prudence, le courant du fanal fut interrompu, le milieu
liquide
redevint obscur. Sur l'ordre qu'il reçut, le mécanicien
mit
les pompes en fonction, et le Sword, délesté, remonta peu
à
peu
à la surface du lagon.
Je restai à ma place, afin de relever la position à travers les<= o:p>
lentilles
du périscope.
Enfin,
le Sword arrêta son mouvement ascensionnel, émergeant
d'un
pied au plus.
De ce
côté, éclairé par la lampe de la berge, je recon=
nus
Bee-
Hive.
«Votre
avis!... me demanda le lieutenant Davon.
--
Nous sommes trop au nord... L'orifice est dans l'ouest de la
caverne.
-- Il
n'y a personne sur les berges?...
--
Personne.
--
C'est au mieux, monsieur Hart. Nous allons rester à fleur
d'eau.
Puis, lorsque le Sword, sur votre indication, sera devant
la
paroi, il se laissera couler...»
C'était
le meilleur parti à prendre, et le pilote mit le Sword
dans
l'axe même du tunnel, après l'avoir éloigné de la
berge dont
il
l'avait trop rapproché. La barre fut redressée
légèrement, et,
poussé
par son hélice, l'appareil se mit en bonne direction.
Lorsque
nous n'étions plus qu'à une dizaine de mètres, je
commandai
de stopper. Dès que le courant fut interrompu, le Sword
s'arrêta,
ouvrit ses prises d'eau, remplit ses réservoirs,
s'enfonça
avec lenteur.
Alors
le fanal du périscope fut remis en activité, et, désig=
nant
dans
la partie sombre de la paroi une sorte de cercle noir qui ne
réfléchissait
pas les rayons du fanal:
«Là...
là... le tunnel!» m'écriai-je.
N'était-ce
pas la porte par laquelle j'allais m'échapper de cette
prison?...
N'était-ce pas la liberté qui m'attendait au large?...
Le
Sword se mut en douceur vers l'orifice...
Ah!...
l'horrible malchance, et comment avais-je pu résister à ce
coup?...
Comment mon coeur ne s'était-il pas brisé?...
Une
vague lueur apparaissait à travers les profondeurs du tunnel,
moins
de vingt mètres en avant. Cette lumière, qui s'avançai=
t sur
nous,
ne pouvait être que la lumière projetée par le look-out=
du
bateau
sous-marin de Ker Karraje.
«Le
tug!... ai-je crié. Lieutenant... voici le tug qui rentre à
Back-Cup!...
--
Machine arrière!» ordonna le lieutenant Davon. Et le Sword
recula
au moment où il allait s'engager à travers le tunnel. Peut-
être
une chance nous restait-elle d'échapper, car d'une main
rapide,
le lieutenant avait éteint notre fanal, et il était
possible
que ni le capitaine Spade ni aucun de ses compagnons
n'eussent
aperçu le Sword... Peut-être, en s'écartant,
livrerait-il
passage au tug... Peut-être sa masse obscure se
confondrait-elle
avec les basses couches du lagon... Peut-être le
tug
passerait-il sans le voir?... Lorsqu'il aurait regagné son
poste
de mouillage, le Sword se remettrait en direction... et
donnerait
dans l'orifice...
L'hélice
du Sword tournant à contre, nous avons rebroussé vers
la
berge du côté sud... Encore quelques instants et le Sword
n'aurait
plus qu'à stopper...
Non!...
Le capitaine Spade avait reconnu la présence d'un bateau
sous-marin,
prêt à s'engager à travers le tunnel, et il se
disposait
à le poursuivre sous les eaux du lagon... Que pourrait
cette
frêle embarcation lorsqu'elle serait attaquée par le
puissant
appareil de Ker Karraje?...
Le
lieutenant Davon me dit alors:
«Retournez
dans le compartiment où se trouve Thomas Roch, monsieur
Hart...
Fermez la porte, tandis que je vais fermer celle du
compartiment
de l'arrière... Si nous sommes abordés, il est
possible
que, grâce à ses cloisons, le Sword se soutienne entre
deux
eaux...»
Après
avoir serré la main du lieutenant, dont le sang-froid ne se
démentait
pas devant ce danger, je regagnai l'avant, près de
Thomas
Roch... Je refermai la porte et j'attendis dans une
obscurité
complète.
Alors
j'eus le sentiment ou plutôt l'impression des manoeuvres que
faisait
le Sword pour échapper au tug, ses portées, ses
girations,
ses plongées. Tantôt il évoluait brusquement, afin
d'éviter
un choc; tantôt il remontait à la surface, ou
s'immergeait
jusqu'aux extrêmes profondeurs du lagon. S'imagine-t-
on
cette lutte des deux appareils sous ces eaux troublées,
évoluant
comme deux monstres marins d'inégale puissance?
Quelques
minutes s'écoulèrent... Je me demandais si la poursuite
n'était
pas suspendue, si le Sword n'avait pas enfin pu
s'élancer
à travers le tunnel...
Une
collision se produisit... Il ne sembla pas que ce choc eût
été
très
violent... Mais je ne pus me faire illusion, -- c'était bien
le
Sword qui venait d'être abordé par sa hanche de tribord...
Peut-être,
cependant, sa coque de tôle avait-elle résisté?... Et
même,
dans le cas contraire, peut-être l'eau n'avait-elle envahi
qu'un
des compartiments?...
Presque
aussitôt, un second choc repoussa le Sword, avec une
extrême
violence, cette fois. Il fut comme soulevé par l'éperon du
tug,
contre lequel il se scia, pour ainsi dire, en se rabattant.
Puis,
je sentis qu'il se redressait, l'avant en haut, et qu'il
coulait
à pic sous la surcharge d'eau dont s'était rempli le
compartiment
de l'arrière...
Brusquement,
sans avoir pu nous retenir aux parois, Thomas Roch et
moi,
nous fûmes culbutés l'un sur l'autre... Enfin, après un=
dernier
heurt qui provoqua un bruit de tôle déchirées, le Sword=
ragua
le fond et devint immobile...
À
partir de ce moment, que s'était-il passé?... Je ne savais,
ayant
perdu connaissance.
Depuis,
je viens d'apprendre que des heures, -- de longues heures,
--
s'étaient écoulées. Tout ce qui me revient à la
mémoire, c'est
que
ma dernière pensée avait été:
«Si
je meurs, du moins Thomas Roch et son secret meurent avec
moi...
et les pirates de Back-Cup n'échapperont pas au châtiment
de
leurs crimes!»
Aussitôt
mes sens repris, j'observe que je suis étendu sur le
cadre
de ma cellule, où, parait-il, je repose depuis trente
heures.
Je ne
suis pas seul. L'ingénieur Serkö est près de moi. Il m'a=
fait
donner tous les soins nécessaires, il m'a soigné lui-mê=
me,
--
non
comme un ami, je pense, mais comme l'homme dont on attend
d'indispensables
explications, quitte à se débarrasser de lui, si
l'intérêt
commun l'exige.
Assez
faible encore, je serais incapable de faire un pas. Peu s'en
est
fallu que j'aie été asphyxié au fond de cet étr=
oit
compartiment
du Sword, tandis qu'il gisait sous les eaux du
lagon.
Suis-je en état de répondre aux questions que l'ingéni=
eur
Serkö
brûle de m'adresser relativement à cette aventure?... Oui...
mais
je me tiendrai sur une extrême réserve.
Et,
tout d'abord, je me demande où sont le lieutenant Davon et
l'équipage
du Sword. Ces courageux Anglais ont-ils péri dans la
collision?...
Sont-ils sains et saufs, ainsi que nous le sommes, -
- car
je suppose que Thomas Roch a survécu comme moi, après le
double
choc du tug et du Sword?...
La
première question de l'ingénieur Serkö est celle-ci:
«Expliquez-moi
ce qui s'est passé, monsieur Hart?» Au lieu de
répondre,
l'idée me vient d'interroger.
«Et
Thomas Roch?... ai-je demandé.
-- En
bonne santé, monsieur Hart... Que s'est-il passé?...
répète-
t-il
d'un ton impérieux.
--
Avant tout, apprenez-moi, ai-je dit, ce que sont devenus... les
autres?...
--
Quels autres?... réplique l'ingénieur Serkö, dont l'oeil=
commence
à me lancer de mauvais regards.
--
Ces hommes qui se sont jetés sur moi et sur Thomas Roch, ces
hommes
qui nous ont bâillonnés... emportés... enfermés.=
..
où?...
je ne
le sais même pas!»
Toute
réflexion faite, le mieux est de soutenir que j'ai été=
surpris,
ce soir-là, par une agression brusque, pendant laquelle
je
n'ai eu le temps ni de me reconnaître ni de reconnaître les
auteurs
de cette agression.
«Ces hommes, répond l'ingénieur Serkö, vous saurez de quelle<= o:p>
manière
l'affaire a fini pour eux... Auparavant, dites-moi comment
les
choses se sont passées...»
Et,
à l'intonation menaçante que prend sa voix en
répétant cette
question
formulée pour la troisième fois, je comprends de quels
soupçons
je suis l'objet. Et, cependant, pour être en mesure de
m'accuser
de relations avec le dehors, il faudrait que le tonnelet
contenant
ma notice fût tombé entre les mains de Ker Karraje... Or
cela
n'est pas, puisque ce tonnelet a été recueilli par les
autorités
des Bermudes... Une telle accusation à mon égard ne
reposerait
sur rien de sérieux.
Aussi me suis-je borné à raconter que, la veille, vers huit heures<= o:p>
du
soir, je me promenais sur la berge, après avoir vu Thomas Roch
se
diriger du côté de son laboratoire, lorsque trois hommes m'ont=
saisi
par-derrière... Un bâillon sur la bouche et les yeux
bandés,
je me
suis senti entraîné, puis descendu dans une sorte de trou
avec
une autre personne que j'ai cru reconnaître à ses
gémissements
pour mon ancien pensionnaire... J'eus la pensée que
nous
étions à bord d'un appareil flottant... et, tout
naturellement,
que ce devait être à bord du tug qui était de
retour?...
Puis il m'a semblé que cet appareil s'enfonçait sous
les
eaux... Alors un choc m'a renversé au fond de ce trou, l'air a
bientôt
manqué... et, finalement, j'ai perdu connaissance... Je ne
savais
rien de plus...
L'ingénieur
Serkö m'écoute avec une profonde attention, l'oeil
dur,
le front plissé, et, cependant, rien ne l'autorise à croire
que
je ne lui aie pas dit la vérité.
«Vous
prétendez que trois hommes se sont jetés sur vous?... me
demande-t-il.
--
Oui... et j'ai cru que c'étaient de vos gens... Je ne les avais
pas
vus s'approcher... Qui sont-ils?
--
Des étrangers que vous avez dû reconnaître à leur
langage?...
--
Ils n'ont pas parlé.
--
Vous ne soupçonnez pas de quelle nationalité?...
--
Aucunement.
--
Vous ignorez quelles étaient leurs intentions en pénét=
rant
à
l'intérieur
de la caverne?...
-- Je
l'ignore.
-- Et
quelle est votre idée là-dessus?...
--
Mon idée, monsieur Serkö?... Je vous le répète, j=
'ai
cru que
deux
ou trois de vos pirates étaient chargés de me jeter dans le
lagon
par ordre du comte d'Artigas... qu'ils allaient en faire
autant
de Thomas Roch... que, possesseurs de tous ses secrets, --
ainsi
que vous me l'avez affirmé, -- vous n'aviez plus qu'à vous
débarrasser
de lui comme de moi...
--
Vraiment, monsieur Hart, cette pensée a pu naître dans votre
cerveau...
répond l'ingénieur Serkö, sans reprendre néanmoins
son
ton
d'habituelle raillerie.
--
Oui... mais elle n'a pas persisté, lorsque, m'étant
débarrassé
de
mon bandeau, j'ai pu voir qu'on m'avait descendu dans un des
compartiments
du tug.
-- Ce
n'était pas le tug, c'était un bateau du même genre qui=
s'est
introduit par le tunnel...
-- Un
bateau sous-marin?... me suis-je écrié.
--
Oui... et monté par des hommes chargés de vous enlever avec
Thomas
Roch...
--
Nous enlever?... dis-je, en continuant de feindre la surprise.
--
Et, ajouta l'ingénieur Serkö, je vous demande ce que vous
pensez
de cette affaire...
-- Ce
que j'en pense?... Mais elle ne me paraît comporter qu'une
seule
explication plausible. Si le secret de votre retraite n'a
pas
été trahi, -- et je ne sais comment une trahison aurait pu se=
produire
ni quelle imprudence vous et les vôtres auriez pu
commettre,
-- mon avis est que ce bateau sous-marin, en cours
d'expériences
sur ces parages, a découvert par hasard l'orifice du
tunnel...
qu'après s'y être engagé, il a remonté à =
la
surface du
lagon...
que son équipage, très surpris de se trouver à
l'intérieur
d'une caverne habitée s'est emparé des premiers
habitants
qu'il a rencontrés... Thomas Roch... moi... d'autres
peut-être...
car enfin j'ignore...»
L'ingénieur
Serkö est redevenu très sérieux. Sent-il l'inanité=
; de
l'hypothèse
que j'essaie de lui suggérer?... Croit-il que j'en
sais
plus que je ne veux dire?... Quoi qu'il en soit, il semble
accepter
ma réponse, et il ajoute:
«En
effet, monsieur Hart, les choses ont dû se passer de cette
façon,
et lorsque le bateau étranger a voulu s'engager à travers
le
tunnel, au moment où le tug en sortait, il y a eu collision...
une
collision dont il a été la victime... Mais nous ne sommes
point
gens à laisser périr nos semblables... D'ailleurs, votre
disparition
et celle de Thomas Roch avaient été presque aussitôt
constatées...
Il fallait à tout prix sauver deux existences si
précieuses...
On s'est mis à la besogne... Nous avons d'habiles
scaphandriers
parmi nos hommes. Ils sont descendus dans les
profondeurs
du lagon... ils ont passé des amarres sous la coque du
Sword...
-- Le
Sword?... ai-je observé.
--
C'est le nom que nous avons lu sur l'avant de ce bateau, quand
il fut ramené à la surface... Quelle satisfaction, lorsque nous<= o:p>
vous
avons retrouvé, -- sans connaissance, il est vrai, -- mais
respirant
encore, et quel bonheur d'avoir pu vous rappeler à la
vie!...
Par malheur, à l'égard de l'officier qui commandait le
Sword
et de son équipage, nos soins ont été inutiles... Le c=
hoc
avait
crevé les compartiments du milieu et de l'arrière qu'ils
occupaient,
et ils ont payé de leur existence cette mauvaise
chance...
due au seul hasard, comme vous dites... d'avoir envahi
notre
mystérieuse retraite.»
En
apprenant la mort du lieutenant Davon et de ses compagnons, mon
coeur
s'est serré affreusement. Mais, pour rester fidèle à m=
on
rôle,
comme c'étaient des gens que je ne connaissais pas... que
j'étais
censé ne pas connaître... il a fallu me contenir...
L'essentiel,
en effet, est de ne donner aucun motif de soupçonner
une
connivence entre l'officier du Sword et moi... Qui sait, en
somme, si l'ingénieur Serkö attribue cette arrivée du Sword au<= o:p>
«seul
hasard», s'il n'a pas ses raisons pour admettre,
provisoirement
du moins, l'explication que j'ai imaginée?...
En
fin de compte, cette inespérée occasion de recouvrer ma
liberté
est
perdue... Se représentera-t-elle?... Dans tous les cas, on
sait
à quoi s'en tenir sur le pirate Ker Karraje, puisque ma
notice
est parvenue entre les mains des autorités anglaises de
l'archipel...
Le Sword ne reparaissant pas aux Bermudes, nul
doute
que de nouveaux efforts soient tentés contre l'îlot de Back-
Cup,
où, sans cette malencontreuse coïncidence, -- la rentrée=
du
tug
au moment de la sortie du Sword, -- je ne serais plus
prisonnier
à cette heure!
J'ai
repris mon existence habituelle, et, n'ayant inspiré aucune
défiance,
je suis toujours libre d'aller et de venir à l'intérieur
de la
caverne.
Il
est constant que cette dernière aventure n'a eu aucune fâcheus=
e
conséquence
pour Thomas Roch. Des soins intelligents l'ont sauvé
comme
ils m'ont sauvé moi-même. En toute plénitude de ses
facultés
intellectuelles,
il s'est remis au travail et passe des journées
entières
dans son laboratoire.
Quant
à l'Ebba, elle a rapporté de son dernier voyage des
ballots,
des caisses, quantité d'objets de provenances diverses,
et
j'en conclus que plusieurs bâtiments ont été pill&eacut=
e;s
au cours de
cette
dernière campagne de piraterie.
Cependant,
le travail est poursuivi avec activité en ce qui
concerne
l'établissement des chevalets. Le nombre des engins
s'élève
à une cinquantaine. Si Ker Karraje et l'ingénieur Serkö =
se
voyaient
dans l'obligation de défendre Back-Cup, trois ou quatre
suffiraient
à garantir l'îlot de toute approche, étant donné=
qu'ils
couvriraient une zone sur laquelle aucun navire ne pourrait
entrer
sans être anéanti. Et, j'y songe, n'est-il pas probable
qu'ils
vont mettre Back-Cup en état de défense, après avoir
raisonné
de la façon suivante:
«Si
l'apparition du Sword dans les eaux du lagon n'a été que
l'effet
du hasard, rien n'est changé à notre situation, et nulle
puissance,
pas même l'Angleterre, n'aura la pensée d'aller
rechercher
le Sword sous la carapace de l'îlot. Si, au
contraire,
par suite d'une incompréhensible révélation, on a
appris
que Back-Cup est devenu la retraite de Ker Karraje, si
l'expédition
du Sword a été une première tentative faite contre
l'îlot,
on doit s'attendre à une seconde dans des conditions
différentes,
soit une attaque à distance, soit une tentative de
débarquement.
Donc, avant que nous ayons pu quitter Back-Cup et
emporter
nos richesses, il faut employer le Fulgurateur Roch pour
la
défensive.»
À
mon sens, ce raisonnement a dû même être poussé pl=
us
loin, et
ces
malfaiteurs se seront dit:
«Y
a-t-il connexité entre cette révélation, de quelque
façon
qu'elle
ait eu lieu, et le double enlèvement de Healthful-
House?...
Sait-on que Thomas Roch et son gardien sont enfermés à
Back-Cup?...
Sait-on que c'est au profit du pirate Ker Karraje que
cet enlèvement
a été effectué?... Américains, Anglais,
Français,
Allemands,
Russes, ont-ils lieu de craindre que toute attaque de
vive
force contre l'îlot ne soit condamnée à
l'insuccès?...»
Pourtant,
à supposer que tout cela soit connu, si grands même que
soient
les dangers, Ker Karraje a dû comprendre que l'on ne
reculerait
pas. Un intérêt de premier ordre, un devoir de salut
public
et d'humanité, exigent l'anéantissement de son repaire.
Après
avoir écumé autrefois les mers de l'Ouest-Pacifique, le
pirate
et ses complices infestent maintenant les parages de
l'Ouest-Atlantique...
Il faut les détruire à n'importe quel prix!
Dans
tous les cas, et rien qu'à tenir compte de cette dernière
hypothèse,
une surveillance constante s'impose à ceux qui habitent
la
caverne de Back-Cup. Aussi, à partir de ce jour, est-elle
organisée
dans les conditions les plus sévères. Grâce au couloir,=
et
sans qu'il soit besoin de franchir le tunnel, les pirates ne
cessent
de veiller au-dehors. Cachés entre les basses roches du
littoral,
ils observent nuit et jour les divers points de
l'horizon,
se relevant matin et soir par escouades de douze
hommes.
Toute apparition de navire au large, toute approche
d'embarcation
quelconque seraient immédiatement relevées.
Rien
de nouveau pendant les journées suivantes, qui se succèdent
avec
une désespérante monotonie. En réalité, on sent=
que
Back-Cup
ne
jouit plus de sa sécurité d'autrefois. Il y règne comme
une
vague
et décourageante inquiétude. À chaque instant, on crai=
nt
d'entendre
ce cri: Alerte! alerte! jeté par les veilleurs du
littoral.
La situation n'est plus ce qu'elle était avant l'arrivée
du
Sword. Brave lieutenant Davon, brave équipage, que
l'Angleterre,
que les États civilisés n'oublient jamais que vous
avez
sacrifié votre vie pour la cause de l'humanité!
Il
est évident que, maintenant, et quelque puissants que soient
leurs
moyens de défense, plus encore que ne le serait un barrage
torpédique,
Ker Karraje, l'ingénieur Serkö, le capitaine Spade
sont
en proie à des troubles qu'ils essaient vainement de
dissimuler.
Aussi ont-ils de fréquents conciliabules. Peut-être
agitent-ils
la question d'abandonner Back-Cup en emportant leurs
richesses,
car si cette retraite est connue, on saura bien la
réduire,
ne fût-ce que par la famine.
J'ignore
ce qu'il y a de vrai à cet égard, mais l'essentiel est
qu'on
ne me soupçonne pas d'avoir lancé à travers le tunnel =
ce
tonnelet
si providentiellement recueilli aux Bermudes. Jamais, --
je le
constate, -- l'ingénieur Serkö ne m'a fait d'allusion à =
cet
égard.
Non! Je ne suis ni suspecté, ni suspect. S'il en était
autrement,
je connais assez le caractère du comte d'Artigas pour
savoir
qu'il m'aurait déjà envoyé rejoindre dans l'abîm=
e le
lieutenant
Davon et l'équipage du Sword.
Ces parages sont désormais visités journellement par les grandes<= o:p>
tempêtes
hivernales. D'effroyables rafales hurlent à la cime de
l'îlot.
Les
tourbillons d'air, qui se propagent à travers la forêt des
piliers,
produisent de superbes sonorités, comme si cette caverne
formait
la caisse d'harmonie d'un gigantesque instrument. Et ces
mugissements
sont tels, par instants, qu'ils couvriraient les
détonations
d'une artillerie d'escadre. Nombre d'oiseaux marins,
fuyant
la tourmente, pénètrent à l'intérieur et, durant
les rares
accalmies,
nous assourdissent de leurs cris aigus.
Il
est à présumer que, par de si mauvais temps, la goélet=
te
ne
pourrait
tenir la mer. Il n'en est pas question, d'ailleurs,
puisque
l'approvisionnement de Back-Cup est assuré pour toute la
saison.
J'imagine aussi que le comte d'Artigas sera dorénavant
moins
empressé d'aller promener son Ebba le long du littoral
américain,
où il y risquerait d'être reçu non plus avec les
égards
dus
à un riche yachtman, mais avec l'accueil que mérite le pirate=
Ker
Karraje!
Toutefois,
j'y songe, si l'apparition du Sword a été le début
d'une
campagne contre l'îlot dénoncé à la vindicte
publique, une
question
se pose, -- question de la dernière gravité pour l'avenir
de
Back-Cup.
Aussi,
un jour, -- très prudemment, ne voulant exciter aucun
soupçon,
-- je me hasarde à tâter l'ingénieur Serkö sur ce
sujet.
Nous
étions dans le voisinage du laboratoire de Thomas Roch. La
conversation
durait depuis quelques minutes, lorsque l'ingénieur
Serkö
revint à me parler de cette extraordinaire apparition d'un
bateau
sous-marin de nationalité anglaise dans les eaux du lagon.
Cette
fois, il me parut incliner à croire qu'il y avait peut-être
eu
là une tentative faite contre la bande de Ker Karraje.
«Ce
n'est pas mon avis, ai-je répondu, afin d'arriver à la
question
que je voulais lui poser.
-- Et
pourquoi?... me demanda-t-il.
--
Parce que si votre retraite était connue, un nouvel effort
aurait
été tenté déjà, sinon pour
pénétrer dans la caverne, du
moins
pour détruire Back-Cup.
-- Le
détruire!... s'écrie l'ingénieur Serkö, le
détruire!... Ce
serait
au moins très dangereux avec les moyens de défense dont
nous
disposons maintenant!...
--
Cela, on l'ignore, monsieur Serkö. On ne sait ni dans l'ancien
ni
dans le nouveau continent que l'enlèvement de Healthful-House a
été
effectué à votre profit... que vous êtes parvenu &agrav=
e;
traiter de
son
invention avec Thomas Roch...»
L'ingénieur
Serkö ne répond rien à cette observation, qui,
d'ailleurs,
est sans réplique.
Je
continue en disant:
«Donc,
une escadre, envoyée par les puissances maritimes qui ont
intérêt
à l'anéantissement de cet îlot, n'hésiterait pas
à s'en
approcher...
à l'accabler de ses projectiles... Or, puisque cela
ne
s'est pas encore fait, c'est que cela ne doit pas se faire,
c'est
qu'on ne sait rien de ce qui concerne Ker Karraje... Et,
vous
voudrez bien en convenir, c'est l'hypothèse la plus heureuse
pour
vous...
--
Soit, répond l'ingénieur Serkö, mais ce qui est... est.
Qu'on
le
sache ou non, si des navires de guerre s'approchent à quatre ou
cinq
milles de l'îlot, ils seront coulés avant d'avoir pu faire
usage
de leurs pièces!
--
Soit, dis-je à mon tour, et après?...
-- Après?... La probabilité est que d'autres n'oseront plus s'y<= o:p>
risquer...
--
Soit, toujours! Mais ces navires vous investiront en dehors de
la
zone dangereuse, et, d'autre part, l'Ebba ne pourra plus se
rendre
dans les ports qu'elle fréquentait autrefois avec le comte
d'Artigas!...
Dès lors, comment parviendrez-vous à assurer le
ravitaillement
de l'îlot!»
L'ingénieur
Serkö garde le silence.
Cette
question qui a dû déjà le préoccuper, il est
incontestable
qu'il
n'a pu la résoudre... Et je pense bien que les pirates
songent
à abandonner Back-Cup...
Cependant,
ne voulant point se laisser, par mes observations,
mettre
au pied du mur:
«Il
nous restera toujours le tug, dit-il, et ce que l'Ebba ne
pourrait
plus faire, il le ferait...
-- Le
tug!... me suis-je écrié. Si l'on connaît les secrets de
Ker
Karraje,
serait-il admissible qu'on ne connût pas aussi
l'existence
du bateau sous-marin du comte d'Artigas?...»
L'ingénieur
Serkö me jette un regard soupçonneux. «Monsieur Simon
Hart,
dit-il, vous me paraissez pousser un peu loin vos
déductions...
--
Moi, monsieur Serkö?...
--
Oui... et je trouve que vous parlez de tout cela en homme qui
en
saurait plus long qu'il ne convient!»
Cette
remarque me coupe net. Il est évident que mon argumentation
risque
de donner à penser que j'ai pu être pour une part dans ces
derniers
événements. Les yeux de l'ingénieur Serkö sont
implacablement
dardés sur moi, ils me percent le crâne, ils me
fouillent
le cerveau...
Toutefois,
je ne perds rien de mon sang-froid, et, d'un ton
tranquille,
je réponds:
«Monsieur
Serkö, par métier comme par goût, je suis habitué
à
raisonner
sur toutes choses. C'est pourquoi je vous ai communiqué
le
résultat de mon raisonnement, dont vous tiendrez ou ne tiendrez
pas
compte, à votre convenance.»
Là-dessus,
nous nous séparons. Mais, faute d'avoir gardé une
suffisante
réserve, peut-être ai-je inspiré des soupçons co=
ntre
lesquels
il ne me sera pas aisé de réagir...
De
cet entretien, en somme, je garde ce précieux renseignement:
c'est
que la zone que le Fulgurateur Roch interdit aux bâtiments
est
établie entre quatre et cinq milles... Peut-être à la
prochaine
marée d'équinoxe... une notice dans un second
tonnelet?...
Il est vrai, que de longs mois à attendre avant que
l'orifice
du tunnel découvre à mer basse!... Et puis, cette
nouvelle
notice arriverait-elle à bon port comme la première?...
Le
mauvais temps continue, et les rafales sont plus effroyables
que
jamais, -- ce qui est habituel à la période hivernale des
Bermudes.
Est-ce donc l'état de la mer qui retarde une autre
campagne
contre Back-Cup?... Le lieutenant Davon m'avait pourtant
affirmé
que, si son expédition échouait, si on ne voyait pas
revenir
le Sword à Saint-Georges, la tentative serait reprise
dans
des conditions différentes, afin d'en finir avec ce repaire
de
bandits... Il faut bien que l'oeuvre de justice s'accomplisse
tôt
ou tard et amène la destruction complète de Back-Cup...
dussé-
je ne
pas survivre à cette destruction!...
Ah!
que ne puis-je aller respirer, ne fût-ce qu'un instant, l'air
vivifiant
du dehors!... Que ne m'est-il permis de jeter un regard
au
lointain horizon des Bermudes!... Toute ma vie se concentre sur
ce
désir, -- franchir le couloir, atteindre le littoral, me cacher
entre
les roches... Et qui sait si je ne serais pas le premier à
apercevoir
les fumées d'une escadre faisant route vers l'îlot?...
Par
malheur, ce projet est irréalisable, puisque des hommes de
garde
sont postés, jour et nuit, aux deux extrémités du coul=
oir.
Personne ne peut y pénétrer sans l'autorisation de l'ingénieur<= o:p>
Serkö.
À l'essayer, je me verrais menacé de perdre la liberté=
de
circuler
à l'intérieur de la caverne -- et même de pis...
En
effet, depuis notre dernière conversation, il me semble que
l'ingénieur
Serkö a changé d'allure vis-à-vis de moi. Son regard,
jusque-là
railleur, est devenu défiant, soupçonneux, inquisiteur,
aussi
dur que celui de Ker Karraje!
-- 17
novembre. -- Aujourd'hui, dans l'après-midi, une vive
agitation
s'est produite à Bee-Hive. On se précipite hors des
cellules...
Des cris éclatent de toutes parts.
Je me
jette à bas de mon cadre, je sors en toute hâte. Les pirates
courent
du côté du couloir, à l'entrée duquel se trouvent
Ker
Karraje,
l'ingénieur Serkö, le capitaine Spade, le maître
d'équipage
Effrondat, le mécanicien Gibson, le Malais au service
du
comte d'Artigas. Ce qui provoque ce tumulte, je ne tarde pas à
l'apprendre,
car les veilleurs viennent de rentrer en jetant le
cri
d'alarme. Plusieurs navires sont signalés vers le nord-ouest,
--
des bâtiments de guerre, qui marchent à toute vapeur dans la
direction
de Back-Cup.
Quel
effet produit sur moi cette nouvelle, et de quelle indicible
émotion
toute mon âme est saisie!... Le dénouement de cette
situation
approche, je le sens... Puisse-t-il être tel que le
réclament
la civilisation et l'humanité!
Jusqu'à
présent, j'ai rédigé mes notes jour par jour.
Désormais,
il
importe que je les tienne au courant heure par heure, minute
par
minute. Qui sait si le dernier secret de Thomas Roch ne va pas
m'être
révélé, si je n'aurai pas eu le temps de l'y consigner=
?...
Si je
péris pendant l'attaque, Dieu veuille qu'on retrouve sur mon
cadavre
le récit des cinq mois que j'ai passés dans la caverne de
Back-Cup!
Tout
d'abord, Ker Karraje, l'ingénieur Serkö, le capitaine Spade
et
plusieurs autres de leurs compagnons sont allés prendre leur
poste
sur la base extérieure de l'îlot. Que ne donnerais-je pas
pour
qu'il me fût possible de les suivre, de me blottir entre les
roches,
d'observer les navires signalés au large...
Une
heure plus tard, tous reviennent à Bee-Hive, après avoir
laissé
une vingtaine d'hommes en surveillance. Comme, à cette
époque,
les jours sont déjà de très courte durée, il n'=
y a
rien à
craindre
avant le lendemain. Du moment qu'il ne s'agit pas d'un
débarquement,
et dans l'état de défense où les assaillants doivent
supposer
Back-Cup, il est inadmissible qu'ils puissent songer à
une
attaque de nuit.
Jusqu'au
soir, on a travaillé à disposer les chevalets sur divers
points
du littoral. Il y en a six, qui ont été transportés pa=
r le
couloir
aux places choisies d'avance.
Cela
fait, l'ingénieur Serkö rejoint Thomas Roch dans son
laboratoire.
Veut-il donc l'instruire de ce qui se passe... lui
apprendre
qu'une escadre est en vue de Back-Cup... lui dire que
son
Fulgurateur va servir à la défense de l'îlot?...
Ce
qui est certain, c'est qu'une cinquantaine d'engins, chargés
chacun
de plusieurs kilogrammes de l'explosif et de la matière
fusante
qui leur assure une trajectoire supérieure à celle de tout
autre
projectile, sont prêts à faire leur oeuvre de destruction.
Quant
au liquide du déflagrateur, Thomas Roch en a fabriqué un
certain
nombre d'étuis, et, -- je ne le sais que trop, -- il ne
refusera
pas son concours aux pirates de Ker Karraje! Pendant ces
préparatifs,
la nuit est venue. Une demi-obscurité règne au-dedans
de la
caverne, car on n'a allumé que les lampes de Bee-Hive. Je
regagne
ma cellule, ayant intérêt à me montrer le moins possibl=
e.
Les
soupçons que j'ai pu inspirer à l'ingénieur Serkö=
ne
se
raviveront-ils
pas à cette heure où l'escadre s'approche de Back-
Cup?...
Mais les navires aperçus conserveront-ils cette
direction?...
Ne vont-ils pas passer au large des Bermudes et
disparaître
à l'horizon?... Un instant, ce doute s'est présenté
à
mon
esprit... Non... non!... Et, d'ailleurs, d'après les
relèvements
du capitaine Spade, -- je viens de l'entendre dire à
lui-même,
-- il est certain que les bâtiments sont restés en vue
de
l'îlot.
À
quelle nation appartiennent-ils?... Les Anglais, désireux de
venger
la destruction du Sword, ont-ils pris seuls la charge de
cette
expédition?... Des croiseurs d'autres nations ne se sont-ils
pas
joints à eux?... Je ne sais rien... il m'est impossible de
rien
savoir!... Eh! qu'importe?... Ce qu'il faut, c'est que cet
antre
soit détruit, dussé-je être écrasé sous s=
es
ruines, dussé-je
périr
comme l'héroïque lieutenant Davon et son brave équipage!=
Les
préparatifs de défense se continuent avec sang-froid et
méthode,
sous la surveillance de l'ingénieur Serkö. Il est visible
que
ces pirates se croient assurés d'anéantir les assaillants
dès
qu'ils
s'engageront sur la zone dangereuse. Leur confiance dans le
Fulgurateur
Roch est absolue. Tout à cette pensée féroce que ces
navires
ne peuvent rien contre eux, ils ne songent ni aux
difficultés
ni aux menaces de l'avenir!...
À
ce que je suppose, les chevalets ont dû être établis sur=
la
partie
nord-ouest du littoral, les augets orientés pour envoyer
les
engins dans les directions du nord, de l'ouest et du sud.
Quant
à l'est de l'îlot, on le sait, il est défendu par les
récifs
qui
se prolongent du côté des premières Bermudes.
Vers
neuf heures, je me hasarde à sortir de ma cellule. On ne fera
point
attention à moi et peut-être passerai-je inaperçu au mi=
lieu
de
l'obscurité. Ah! si je parvenais à m'introduire dans le
couloir,
à gagner le littoral, à me cacher derrière quelque
roche!...
Être là au lever du jour!... Et pourquoi n'y réussirais=
-
je
pas, maintenant que Ker Karraje, l'ingénieur Serkö, le
capitaine
Spade, les pirates ont pris leur poste au-dehors?...
En ce
moment, les berges du lagon sont désertes, mais l'entrée du
couloir
est gardée par le Malais du comte d'Artigas. Je sors,
cependant,
et, sans idée arrêtée, je m'achemine vers le
laboratoire
de Thomas Roch. Mes pensées sont concentrées sur mon
compatriote!...
En y réfléchissant, je suis porté à croire qu'i=
l
ignore
la présence d'une escadre dans les eaux de Back-Cup. Ce ne
sera
qu'au dernier instant, sans doute, que l'ingénieur Serkö le
mettra
brusquement en face de sa vengeance à accomplir!...
Alors
cette idée me vient tout à coup de mettre, moi, Thomas Roch
en
face de la responsabilité de ses actes, de lui révéler,
à cette
heure
suprême, quels sont ces hommes qui veulent le faire
concourir
à leurs criminels projets...
Oui...
je le tenterai, et, au fond de cette âme révoltée contr=
e
l'injustice
humaine, puissé-je faire vibrer un reste de
patriotisme!
Thomas
Roch est enfermé dans son laboratoire. Il y doit être seul,
car
jamais personne n'y a été admis tandis qu'il préparait=
les
substances
du déflagrateur...
Je me
dirige de ce côté et, en passant près de la berge du la=
gon,
je
constate que le tug est toujours mouillé le long de la petite
jetée.
Arrivé
en cet endroit, je crois prudent de me glisser entre les
premières
rangées de piliers, de manière à gagner le laboratoire=
latéralement,
-- ce qui me permettra de voir si personne n'est
avec
Thomas Roch.
Dès
que je me suis enfoncé sous ces sombres arceaux, une vive
lumière
m'apparaît, qui pointe sur l'autre rive du lagon.
Cette
lumière s'échappe de l'ampoule du laboratoire, et elle
projette
ses rayons à travers une étroite fenêtre de la devantur=
e.
Sauf
à cette place, la berge méridionale est obscure tandis que,
à
l'opposé,
Bee-Hive est en partie éclairée jusqu'à la paroi du
nord.
À l'ouverture supérieure de la voûte, au-dessus de l'ob=
scur
lagon,
brillent quelques scintillantes étoiles. Le ciel est pur,
la
tempête s'est apaisée, le tourbillon des bourrasques ne
pénètre
plus
à l'intérieur de Back-Cup.
Arrivé
près du laboratoire, je rampe le long de la paroi et, après
m'être
haussé jusqu'à la vitre, j'aperçois Thomas Roch...
Il
est seul. Sa tête, vivement illuminée, se présente de t=
rois
quarts.
Si ses traits sont tirés, si le pli de son front est plus
accusé,
du moins sa physionomie dénote une tranquillité parfaite,
une
pleine possession de lui-même. Non! ce n'est plus le
pensionnaire
du pavillon 17, le fou de Healthful-House, et je me
demande
s'il n'est pas radicalement guéri, s'il n'y a plus à
redouter
que sa raison sombre dans une dernière crise?...
Thomas
Roch vient de poser sur un établi deux étuis de verre, et
il en
tient un troisième à la main. En l'exposant à la
lumière de
l'ampoule,
il observe la limpidité du liquide que cet étui
renferme.
J'ai un instant l'envie de me précipiter dans le
laboratoire,
de saisir ces tubes, de les briser... Mais Thomas
Roch
n'aurait-il pas le temps d'en fabriquer d'autres?... Mieux
vaut
m'en tenir à mon premier projet.
Je
pousse la porte, j'entre, et je dis:
«Thomas
Roch?...»
Il ne
m'a pas vu, il ne m'a pas entendu.
«Thomas
Roch?...» répétai-je. Il relève la tête, se
retourne, me
regarde... «Ah! c'est vous, Simon Hart!» répond-il d'un ton calme,<= o:p>
--
indifférent même. Il connaît mon nom. L'ingénieur
Serkö a voulu
lui
apprendre que c'était, non le gardien Gaydon, mais Simon Hart,
qui
le surveillait à Healthful-House. «Vous savez?... dis-je.
--
Comme je sais dans quel but vous avez rempli près de moi ces
fonctions...
Oui! vous aviez l'espoir de surprendre un secret
qu'on
n'avait pas voulu m'acheter à son prix!»
Thomas
Roch n'ignore rien, et peut-être est-il préférable que =
cela
soit,
eu égard à ce que je veux lui dire.
«Eh
bien! vous n'avez pas réussi, Simon Hart, et, en ce qui
concerne
ceci, ajoute-t-il, tandis qu'il agite le tube de verre,
personne
n'a réussi encore... ni ne réussira!»
Thomas
Roch, ainsi que je m'en doutais, n'a donc pas fait
connaître
la composition de son déflagrateur!... Après l'avoir
regardé
bien en face, je réponds: «Vous savez qui je suis, Thomas
Roch...
mais savez-vous chez qui vous êtes ici?...
--
Chez moi!» s'écrie-t-il. Oui! c'est ce que Ker Karraje lui a
laissé
croire!... À Back-Cup, l'inventeur se croit chez lui... Les
richesses
accumulées dans cette caverne lui appartiennent... Si on
vient
attaquer Back-Cup, c'est pour lui voler son bien... et il le
défendra...
et il a le droit de le défendre! «Thomas Roch, repris-
je,
écoutez-moi...
--
Qu'avez-vous à me dire, Simon Hart?...
--
Cette caverne où nous avons été entraînés
tous les deux est
occupée
par une bande de pirates...» Thomas Roch ne me laisse pas
achever,
-- je ne sais même s'il m'a compris, -- et il s'écrie
avec
véhémence:
«Je
vous répète que les trésors entassés ici sont le
prix de mon
invention...
Ils m'appartiennent... On m'a payé le Fulgurateur
Roch
ce que j'en demandais... ce qui m'avait été refusé par=
tout
ailleurs...
même dans mon propre pays... qui est le vôtre... et je
ne me
laisserai pas dépouiller!»
Que répondre à ces affirmations insensées?... Je continue<= o:p>
cependant
en disant: «Thomas Roch, avez-vous conservé le souvenir
de
Healthful-House?
--
Healthful-House... où l'on m'avait séquestré, apr&egra=
ve;s
avoir donné
mission
au gardien Gaydon d'épier mes moindres paroles... de me
voler
mon secret...
-- Ce
secret, Thomas Roch, je n'ai jamais songé à vous en enlever
le
bénéfice... Je n'aurais pas accepté une telle mission.=
..
Mais
vous
étiez malade... votre raison était atteinte... et il ne
fallait
pas qu'une telle invention fût perdue... Oui... si vous me
l'aviez
livrée dans une de vos crises, vous en eussiez conservé
tout
le bénéfice et tout l'honneur!
--
Vraiment, Simon Hart! répond dédaigneusement Thomas Roch.
Honneur
et bénéfice... c'est me dire cela un peu tard!... Vous
oubliez
que l'on m'avait fait jeter dans un cabanon... sous
prétexte
de folie... oui! prétexte, car ma raison ne m'a jamais
abandonné,
pas même une heure, et vous le voyez bien par tout ce
que
j'ai fait depuis que je suis libre...
--
Libre!... Vous vous croyez libre, Thomas Roch!... Entre les
parois
de cette caverne, n'êtes-vous pas enfermé plus étroitem=
ent
que
vous ne l'étiez entre les murs de Healthful-House!
--
L'homme qui est chez lui, réplique Thomas Roch d'une voix que
la
colère commence à surélever, sort comme il lui pla&ici=
rc;t
et quand
il
lui plaît!... Je n'ai qu'un mot à dire pour que toutes les
portes
s'ouvrent devant moi!... Cette demeure est la mienne!... Le
comte
d'Artigas m'en a donné la propriété avec tout ce qu'el=
le
contient!...
Malheur à ceux qui viendraient l'attaquer!... J'ai là
de
quoi les anéantir, Simon Hart!»
Et,
en parlant ainsi, l'inventeur agite fébrilement le tube de
verre
qu'il tient à la main.
Je
m'écrie alors:
«Le
comte d'Artigas vous a trompé, Thomas Roch, comme il en a
trompé
tant d'autres!... Sous ce nom se cache l'un des plus
redoutables
malfaiteurs qui aient désolé les mers du Pacifique et
de
l'Atlantique!... C'est un bandit chargé de crimes... c'est
l'odieux
Ker Karraje...
--
Ker Karraje!» répète Thomas Roch. Et je me demande si ce
nom ne
lui
cause pas une certaine impression, si sa mémoire ne lui
rappelle
pas ce que fut celui qui le porte... En tout cas, je
constate
que cette impression s'efface presque aussitôt. «Je ne
connais
pas ce Ker Karraje, dit Thomas Roch en tendant le bras
vers
la porte pour m'enjoindre de sortir. Je ne connais que le
comte
d'Artigas...
--
Thomas Roch, ai-je repris en faisant un dernier effort, le
comte
d'Artigas et Ker Karraje ne sont qu'un seul et même
homme!...
Si cet homme vous a acheté votre secret, c'est dans le
but
d'assurer l'impunité de ses crimes, la facilité d'en commettr=
e
de
nouveaux. Oui... le chef de ces pirates...
--
Les pirates... s'écrie Thomas Roch, dont l'irritation s'accroî=
t
à
mesure qu'il se sent pressé davantage, les pirates, ce sont ceux
qui
oseraient me menacer jusque dans cette retraite, qui l'ont
essayé
avec le Sword, car Serkö m'a tout appris... qui ont voulu
me
voler chez moi ce qui m'appartient... ce qui n'est que le juste
prix
de ma découverte...
--
Non, Thomas Roch, ce sont ceux qui vous ont emprisonné dans
cette
caverne de Back-Cup, qui vont employer votre génie à les
défendre,
et qui se déferont de vous lorsqu'ils auront l'entière
possession
de vos secrets!...»
Thomas
Roch m'interrompt à ces mots... Il ne semble plus rien
entendre
de ce que je lui dis... C'est sa propre pensée qu'il suit
et
non la mienne, -- cette obsédante pensée de vengeance,
habilement exploitée par l'ingénieur Serkö, et dans laquelle s'est<= o:p>
concentrée
toute sa haine.
«Les
bandits, reprend-il, ce sont ces hommes qui m'ont repoussé
sans
vouloir m'entendre... qui m'ont abreuvé d'injustices... qui
m'ont
écrasé sous les dédains et les rebuts... qui m'ont
chassé de
pays
en pays, alors que je leur apportais la supériorité,
l'invincibilité,
la toute-puissance!...»
Oui!
l'éternelle histoire de l'inventeur qu'on ne veut pas
écouter,
auquel des indifférents ou des envieux refusent les
moyens
d'expérimenter ses inventions, de les acheter au prix qu'il
les
estime... Je la connais... et n'ignore rien non plus de tout
ce
qui s'est écrit d'exagéré à ce sujet...
À
vrai dire, ce n'est pas le moment de discuter avec Thomas
Roch...
Ce que je comprends, c'est que mes arguments n'ont plus
prise
sur cette âme bouleversée, sur ce coeur dans lequel les
déceptions
ont attisé tant de haine, sur ce malheureux qui est la
dupe
de Ker Karraje et de ses complices!... En lui révélant le
véritable
nom du comte d'Artigas, en lui dénonçant cette bande et
son chef, j'espérais l'arracher à leur influence, lui montrer le<= o:p>
but
criminel vers lequel on le poussait... Je me suis trompé!...
Il ne
me croit pas!... Et puis, Artigas ou Ker Karraje,
qu'importe!...
N'est-ce pas lui, Thomas Roch, le maître de Back-
Cup?...
N'est-il pas le possesseur de ces richesses que vingt
années
de meurtres et de rapines y ont entassées?...
Désarmé
devant une telle dégénérescence morale, ne sachant plus
à
quel
endroit toucher cette nature ulcérée, cette âme
inconsciente
de la
responsabilité de ses actes, je recule peu à peu vers la
porte
du laboratoire... Il ne me reste plus qu'à me retirer... Ce
qui
doit s'accomplir s'accomplira, puisqu'il n'aura pas été en mo=
n
pouvoir
d'empêcher l'effroyable dénouement dont nous séparent
quelques
heures à peine.
D'ailleurs,
Thomas Roch ne me voit même pas... Il me paraît avoir
oublié
que je suis là, comme il a oublié tout ce qui vient de se
dire
entre nous. Il s'est remis à ses manipulations, sans prendre
garde
qu'il n'est pas seul...
Il
n'y a qu'un moyen pour prévenir l'imminente catastrophe... Me
précipiter
sur Thomas Roch... le mettre hors d'état de nuire... le
frapper...
le tuer... Oui! le tuer!... C'est mon droit... c'est
mon
devoir...
Je
n'ai pas d'armes, mais sur cet établi, j'aperçois des outils.=
..
un
ciseau, un marteau... Qui me retient de fracasser la tête de
l'inventeur?...
Lui mort, je brise ses tubes, et son invention est
morte
avec lui!... Les navires pourront s'approcher... débarquer
leurs
hommes sur Back-Cup... démolir l'îlot à coups de canon!=
...
Ker
Karraje et ses complices seront détruits jusqu'au dernier...
Devant
un meurtre qui amènera le châtiment de tant de crimes,
puis-je
hésiter?...
Je me
dirige vers l'établi... Un ciseau d'acier est là... Ma main
va le
saisir...
Thomas
Roch se retourne.
Il
est trop tard pour le frapper... Une lutte s'ensuivrait... La
lutte,
c'est le bruit... Les cris seraient entendus... Il y a
encore
quelques pirates de ce côté... J'entends même des pas qu=
i
font
grincer le sable de la berge... Je n'ai que le temps de
m'enfuir,
si je ne veux pas être surpris...
Cependant,
une dernière fois, je tente d'éveiller chez l'inventeur
les
sentiments de patriotisme, et je lui dis:
«Thomas
Roch, des navires sont en vue... Ils viennent pour
détruire
ce repaire!... Peut-être l'un d'eux porte-t-il le
pavillon
de la France?...»
Thomas
Roch me regarde... Il ne savait pas que Back-Cup allait
être
attaqué, et je viens de le lui apprendre... Les plis de son
front
se creusent... Son regard s'allume...
«Thomas
Roch... oserez-vous tirer sur le pavillon de votre pays...
le
pavillon tricolore?...»
Thomas
Roch relève la tête, la secoue nerveusement, puis fait un
geste
de dédain.
«Quoi!...
votre patrie?...
-- Je
n'ai plus de patrie, Simon Hart! s'écrie-t-il. L'inventeur
rebuté
n'a plus de patrie!... Là où il a trouvé asile, l&agra=
ve;
est son
pays!...
On veut s'emparer de mon bien... je vais me défendre...
et
malheur... malheur à ceux qui osent m'attaquer!...»
Puis,
se précipitant vers la porte du laboratoire, l'ouvrant avec
violence:
«Sortez...
sortez!...» répète-t-il d'une voix si puissante qu'on
doit
l'entendre de la berge de Bee-Hive.
Je
n'ai pas une seconde à perdre et je m'enfuis.
Une
heure durant, j'ai erré sous les obscurs arceaux de Back-Cup,
entre
les arbres de pierre, jusqu'à l'extrême limite de la
caverne.
C'est de ce côté que j'ai tant de fois cherché une issu=
e,
une faille, une lézarde de la paroi, à travers laquelle j'aurais<= o:p>
pu me
glisser, jusqu'au littoral de l'îlot.
Mes
recherches ont été inutiles. À présent, dans
l'état où je
suis,
en proie à d'indéfinissables hallucinations, il me semble
que
ces parois s'épaississent encore... que les murs de ma prison
se
rétrécissent peu à peu... qu'ils vont m'écraser=
...
Combien
de temps a duré ce trouble intellectuel?... je ne saurais
le
dire.
Je me
suis alors retrouvé du côté de Bee-Hive, en face de cet=
te
cellule
où je ne puis espérer ni repos ni sommeil... Dormir,
lorsqu'on
est en proie à une telle surexcitation cérébrale...
dormir,
lorsque je touche au dénouement d'une situation qui
menaçait
de se prolonger pendant de longues années...
Mais,
ce dénouement, quel sera-t-il en ce qui me concerne?... Que
dois-je
attendre de l'attaque préparée contre Back-Cup, dont je
n'ai
pas réussi à assurer le succès en mettant Thomas Roch =
hors
d'état
de nuire?... Ses engins sont prêts à s'élancer, d&egrav=
e;s
que les
bâtiments
auront pénétré sur la zone dangereuse, et, même =
sans
avoir
été atteints, ils seront anéantis...
Quoi
qu'il en soit, ces dernières heures de la nuit, je suis
condamné
à les passer au fond de ma cellule. Le moment est venu
d'y
rentrer. Le jour levé, je verrai ce qu'il conviendra de faire.
Et
sais-je même si, cette nuit, des détonations ne vont pas
ébranler
les rochers de Back-Cup, celles du Fulgurateur Roch qui
foudroiera
les navires avant qu'ils aient pu s'embosser contre
l'îlot?...
À
cet instant, je jette un dernier regard aux alentours de Bee-
Hive.
À l'opposé brille une lumière... une seule... celle du=
laboratoire
dont le reflet frissonne entre les eaux du lagon.
Les
berges sont désertes, personne sur la jetée... L'idée =
me
vient
que
Bee-Hive doit être vide à cette heure, et que les pirates sont=
allés
occuper leur poste de combat...
Alors,
poussé par un irrésistible instinct, au lieu de regagner ma
cellule,
voici que je me glisse le long de la paroi, écoutant,
épiant,
prêt à me blottir en quelque anfractuosité, si des pas =
ou
des
voix se font entendre...
J'arrive
ainsi devant l'orifice du couloir...
Dieu
puissant!... Personne n'est de garde en cet endroit... Le
passage
est libre...
Sans
prendre le temps de raisonner, je m'élance à travers l'obscur=
boyau...
J'en longe les parois en tâtonnant... Bientôt, un air
plus
frais me baigne le visage, -- l'air salin, l'air de la mer,
cet
air que je n'ai pas respiré depuis cinq longs mois... cet air
vivifiant
que je hume à pleins poumons...
L'autre
extrémité du couloir se découpe sur un ciel
pointillé
d'étoiles.
Aucune ombre ne l'obstrue... et peut-être vais-je
pouvoir
sortir de Back-Cup...
Après
m'être couché à plat ventre, je rampe lentement, sans
bruit.
Parvenu
près de l'orifice que ma tête dépasse, je regarde...
Personne...
personne!
En
rasant la base de l'îlot vers l'est, du côté que les
récifs
rendent
inabordable et qui ne doit pas être surveillé, j'atteins
une
étroite excavation -- à deux cents mètres environ de
l'endroit
où
la pointe du littoral s'avance vers le nord-ouest.
Enfin...
je suis hors de cette caverne, -- non pas libre, mais
c'est
un commencement de liberté.
Sur
la pointe se détache la silhouette de quelques veilleurs
immobiles
que l'on pourrait confondre avec les roches.
Le
firmament est pur, et les constellations brillent de cet éclat
intense
que leur donnent les froides nuits de l'hiver.
À
l'horizon, vers le nord-ouest, comme une ligne lumineuse, se
montrent
les feux de position des navires.
À
diverses ébauches de blancheurs dans la direction du levant,
j'estime
qu'il doit être environ cinq heures du matin.
-- 18
novembre. -- Déjà, la clarté est suffisante, et je vai=
s
pouvoir
compléter mes notes en relatant les détails de ma visite
au
laboratoire de Thomas Roch -- les dernières lignes que ma main
va
tracer, peut-être...
Je
commence à écrire, et, à mesure que des incidents se
produiront
pendant
l'attaque, ils trouveront place sur mon carnet.
La
légère et humide vapeur, qui embrume la mer, ne tarde pas
à se
dissiper
au souffle de la brise. Je distingue enfin les navires
signalés...
Ces
navires, au nombre de cinq, sont rangés en ligne, à une
distance
d'au moins six milles, -- conséquemment hors de la portée
des
engins Roch.
Une
des craintes que j'avais est donc dissipée, -- la crainte que
ces
bâtiments, après avoir passé en vue des Bermudes, n'eus=
sent
continué
leur route vers les parages des Antilles et du Mexique...
Non!
ils sont là, stationnaires... attendant le plein jour pour
attaquer
Back-Cup...
En
cet instant, un certain mouvement se produit sur le littoral.
Trois
ou quatre pirates surgissent d'entre les dernières roches.
Les
veilleurs de la pointe reviennent en arrière. Toute la bande
est
là, au complet.
Elle
n'a point cherché un abri à l'intérieur de la caverne,=
sachant
bien que les bâtiments ne peuvent s'approcher assez pour
que
les projectiles de leurs grosses pièces atteignent l'îlot.
Au
fond de cette anfractuosité où je suis enfoncé
jusqu'à la tête,
je ne
risque pas d'être découvert, et il n'est pas présumable=
que
l'on
vienne de ce côté. Une fâcheuse circonstance pourrait se=
produire,
toutefois: ce serait que l'ingénieur Serkö ou tout autre
voulût
s'assurer que je suis dans ma cellule et au besoin m'y
enfermer...
Il est vrai, qu'a-t-on à redouter de moi?...
À
sept heures vingt-cinq, Ker Karraje, l'ingénieur Serkö, le
capitaine
Spade se portent à l'extrémité de la pointe, d'o&ugrav=
e;
ils
observent
l'horizon du nord-ouest. Derrière eux sont installés les
six
chevalets, dont les augets soutiennent les engins
autopropulsifs.
Après avoir été enflammés par le
déflagrateur,
c'est
de là qu'ils partiront en décrivant une longue trajectoire
jusqu'à
la zone où leur explosion bouleversera l'atmosphère
ambiante.
Sept
heures trente-cinq, -- quelques fumées se déroulent au-dessus=
des
navires, qui vont appareiller, et venir à portée des engins d=
e
Back-Cup.
D'horribles
cris de joie, une salve de hourrahs, -- je devrais
dire
de hurlements de bêtes fauves, -- sont poussés par cette
horde
de bandits.
À
ce moment, l'ingénieur Serkö quitte Ker Karraje, qu'il laisse
avec
le capitaine Spade; il se dirige vers l'ouverture du couloir
et
pénètre dans la caverne, où il va certainement chercher
Thomas
Roch.
À
l'ordre que lui donnera Ker Karraje de lancer ses engins contre
les
navires, Thomas Roch se souviendra-t-il de ce que je viens de
lui
dire?... Son crime ne lui apparaîtra-t-il pas dans toute son
horreur?...
Refusera-t-il d'obéir?... Non... je n'en ai que trop
la
certitude!... Et pourquoi conserverais-je une illusion à ce
sujet?...
L'inventeur n'est-il pas ici chez lui?... Il l'a
répété...
il le croit... On vient l'attaquer... il se défend!
Cependant,
les cinq bâtiments marchent à petite vitesse, le cap
sur
la pointe de l'îlot. Peut-être, à bord, a-t-on l'id&eacu=
te;e
que
Thomas
Roch n'a pas encore livré son dernier secret aux pirates de
Back-Cup,
-- et il ne l'était point, en effet, le jour où j'ai
jeté
le tonnelet dans les eaux du lagon. Or, si les commandants
ont
l'intention d'opérer un débarquement sur l'îlot, si leu=
rs
navires
se risquent sur cette zone large d'un mille, il n'en
restera
bientôt plus que d'informes débris à la surface de la
mer!...
Voici
Thomas Roch, accompagné de l'ingénieur Serkö. Au sortir =
du
couloir,
tous deux se dirigent vers celui des chevalets qui est
pointé
dans la direction du navire de tête.
Ker
Karraje et le capitaine Spade les attendent l'un et l'autre en
cet
endroit.
Autant
que j'en puis juger, Thomas Roch est calme. Il sait ce
qu'il
va faire. Aucune hésitation ne troublera l'âme de ce
malheureux,
égaré par ses haines!
Entre
ses doigts brille un des étuis de verre dans lequel est
enfermé
le liquide du déflagrateur.
Ses
regards se portent alors vers le navire le moins éloigné, qui=
se
trouve à la distance de cinq milles environ.
C'est
un croiseur de moyenne dimension, -- deux mille cinq cents
tonnes
au plus.
Le
pavillon n'est pas hissé; mais, par sa construction, il me
semble
bien que ce navire est d'une nationalité qui ne saurait
être
très sympathique à un Français.
Les
quatre autres bâtiments restent en arrière.
C'est
ce croiseur qui a mission de commencer l'attaque contre
l'îlot.
Que
son artillerie tire donc, puisque les pirates le laissent
s'approcher, et, dès qu'il sera à portée, puisse le premier de ses<= o:p>
projectiles
frapper Thomas Roch!...
Tandis
que l'ingénieur Serkö relève avec précision la ma=
rche
du
croiseur,
Thomas Roch vient se placer devant le chevalet. Ce
chevalet
porte trois engins, chargés de l'explosif, auxquels la
matière
fusante doit assurer une longue trajectoire, sans qu'il
ait
été nécessaire de leur imprimer un mouvement de girati=
on,
--
ce
que l'inventeur Turpin avait imaginé pour ses projectiles
gyroscopiques.
Il suffit, d'ailleurs, qu'ils éclatent à quelques
centaines
de mètres du bâtiment pour que celui-ci soit anéanti du=
coup.
Le
moment est venu.
«Thomas
Roch!» s'écrie l'ingénieur Serkö.
Il
lui montre du doigt le croiseur. Celui-ci gagne lentement vers
la
pointe nord-ouest et n'est plus qu'à une distance comprise
entre
quatre et cinq milles...
Thomas
Roch fait un signe affirmatif, indiquant d'un geste qu'il
veut
être seul devant le chevalet.
Ker
Karraje, le capitaine Spade et les autres reculent d'une
cinquantaine
de pas.
Alors,
Thomas Roch débouche l'étui de verre qu'il tient de la main
droite,
verse successivement sur les trois engins, par une
ouverture
ménagée à leur tige, quelques gouttes du liquide, qui =
se
mêle
à la matière fusante...
Quarante-cinq
secondes s'écoulent, -- temps nécessaire pour que la
combinaison
se produise, -- quarante-cinq secondes pendant
lesquelles
il semble que mon coeur ait cessé de battre...
Un
effroyable sifflement déchire l'air, et les trois engins,
décrivant
une courbe très allongée à cent mètres dans l'a=
ir,
dépassent
le croiseur...
L'ont-ils
donc manqué?... Le danger a-t-il disparu?...
Non!
ces engins, à la façon du projectile discoïde du command=
ant
d'artillerie
Chapel, reviennent sur eux-mêmes comme un boomerang
australien...
Presque
aussitôt, l'espace est secoué avec une violence comparable
à
celle d'une poudrière de mélinite ou de dynamite qui ferait
explosion.
Les basses couches atmosphériques sont refoulées
jusqu'à
l'îlot de Back-Cup, lequel tremble sur sa base...
Je
regarde...
Le
croiseur a disparu, démembré, éventré, coul&eac=
ute;
par le fond. C'est
l'effet
du boulet Zalinski, mais centuplé par l'infinie puissance
du
Fulgurateur Roch.
Quelles
vociférations poussent ces bandits, en se précipitant vers
l'extrémité
de la pointe. Ker Karraje, l'ingénieur Serkö, le
capitaine
Spade, immobiles, peuvent à peine croire ce qu'ont vu
leurs
propres yeux!
Quant
à Thomas Roch, il est là, les bras croisés, l'oeil
étincelant,
la figure rayonnante.
Je
comprends, en l'abhorrant, ce triomphe de l'inventeur, dont la
haine
est doublée d'une vengeance satisfaite!...
Et si
les autres navires s'approchent, il en sera d'eux comme du
croiseur.
Ils seront inévitablement détruits, dans les mêmes
circonstances,
sans qu'ils puissent échapper à leur sort! Eh bien!
quoique
mon dernier espoir doive disparaître avec eux, qu'ils
prennent
la fuite, qu'ils regagnent la haute mer, qu'ils
abandonnent
une attaque inutile!... Les nations s'entendront pour
procéder
autrement à l'anéantissement de l'îlot!... On entourera=
Back-Cup
d'une ceinture de bâtiments que les pirates ne pourront
franchir,
et ils mourront de faim dans leur repaire comme des
bêtes
fauves dans leur antre!...
Mais,
-- je le sais, -- ce n'est pas à des navires de guerre qu'il
faut demander de reculer, même s'ils courent à une perte certaine.<= o:p>
Ceux-ci
n'hésiteront pas à s'engager l'un après l'autre, dusse=
nt-
ils
être engloutis dans les profondeurs de l'Océan!
Et,
en effet, voici que des signaux multiples sont échangés de
bord
à bord. Presque aussitôt, l'horizon se noircit d'une fum&eacut=
e;e
plus
épaisse, rabattue par le vent du nord-ouest, et les quatre
navires
se sont mis en marche.
L'un
d'eux les devance, au tirage forcé, ayant hâte d'être
à
portée
pour faire feu de ses grosses pièces...
Moi,
à tout risque, je sors de mon trou... Je regarde, les yeux
enfiévrés...
J'attends, sans pouvoir l'empêcher, une seconde
catastrophe...
Ce
navire, qui grandit à vue d'oeil, est un croiseur d'un tonnage
à
peu près égal à celui du bâtiment qui l'avait
précédé. Aucun
pavillon
ne flotte à sa corne, et je ne puis reconnaître à quell=
e
nation
il appartient. Il est visible qu'il pousse ses feux, afin
de
franchir la zone dangereuse, avant que de nouveaux engins aient
été
lancés. Mais comment échappera-t-il à leur puissance
destructive,
puisqu'ils peuvent le prendre à revers?...
Thomas
Roch s'est placé devant le deuxième chevalet, au moment o&ugr=
ave;
le
navire passe à la surface de l'abîme dans lequel, après
l'autre
vaisseau,
il va s'engloutir à son tour...
Rien
ne trouble le silence de l'espace, bien qu'il vienne quelques
souffles
du large.
Soudain,
le tambour bat à bord du croiseur... Des sonneries se
font
entendre. Leurs voix de cuivre arrivent jusqu'à moi...
Je
les reconnais, ces sonneries... des sonneries françaises...
Grand
Dieu!... c'est un bâtiment de mon pays qui a devancé les
autres
et qu'un inventeur français va anéantir!...
Non!...
Cela ne sera pas... Je vais m'élancer sur Thomas Roch...
Je
vais lui crier que ce bâtiment est français... Il ne l'a pas
reconnu...
il le reconnaîtra...
En
cet instant, sur un signe de l'ingénieur Serkö, Thomas Roch
lève
sa main qui tient l'étui de verre...
Alors
les sonneries jettent des éclats plus vibrants. C'est le
salut
au drapeau... Un pavillon se déploie à la brise... le
pavillon
tricolore, dont le bleu, le blanc, le rouge se détachent
lumineusement
sur le ciel.
Ah!...
que se passe-t-il?... Je comprends!... À la vue de son
pavillon
national, Thomas Roch est comme fasciné!... Son bras
s'abaisse
peu à peu à mesure que ce pavillon monte lentement dans
les
airs!... Puis il recule... il couvre ses yeux de sa main,
comme
pour leur cacher les plis de l'étamine aux trois couleurs...
Ciel
puissant!... tout sentiment de patriotisme n'est donc pas
éteint
dans ce coeur ulcéré, puisqu'il bat encore à la vue du=
drapeau
de son pays!...
Mon
émotion n'est pas moindre que la sienne!... Au risque d'être
aperçu,
-- et que m'importe? -- je rampe le long des roches... Je
veux
être là pour soutenir Thomas Roch et l'empêcher de
faiblir!...
Dussé-je le payer de ma vie, je l'adjurerai une
dernière
fois au nom de sa patrie!... Je lui crierai:
«Français,
c'est le pavillon tricolore qui est arboré sur ce
navire!...
Français, c'est un morceau de la France qui
s'approche!...
Français, seras-tu assez criminel pour le
frapper?...»
Mais
mon intervention ne sera pas nécessaire... Thomas Roch n'est
pas
en proie à une de ces crises qui le terrassaient autrefois...
Il
est maître de lui même...
Et,
lorsqu'il s'est vu face au drapeau, il a compris... il s'est
rejeté
en arrière...
Quelques
pirates se rapprochent afin de le ramener devant le
chevalet...
Il les repousse... il se débat...
Ker
Karraje et l'ingénieur Serkö accourent... Ils lui montrent le
navire
qui s'avance rapidement... Ils lui ordonnent de lancer ses
engins...
Thomas
Roch refuse.
Le
capitaine Spade, les autres, au comble de la fureur, le
menacent...
l'invectivent... le frappent... ils veulent lui
arracher
l'étui de la main...
Thomas
Roch jette l'étui à terre et l'écrase sous son talon..=
.
Quelle
épouvante s'empare alors de tous ces misérables!... Ce
croiseur
a franchi la zone, et ils ne peuvent répondre aux
projectiles,
qui commencent à tomber sur l'îlot, dont les roches
volent
en éclats...
Mais
où est donc Thomas Roch?... A-t-il été atteint par un =
de
ces
projectiles?...
Non... je l'aperçois une dernière fois, au moment
où
il s'élance à travers le couloir...
Ker
Karraje, l'ingénieur Serkö, les autres vont, à sa suite,=
chercher
un abri à l'intérieur de Back-Cup...
Moi...
à aucun prix je ne veux rentrer dans la caverne, -- dussé-
je
être tué à cette place! Je vais prendre mes
dernières notes et,
lorsque
les marins français débarqueront sur la pointe, j'irai...
FIN
DES NOTES DE L'INGÉNIEUR SIMON HART
Après
la tentative faite par le lieutenant Davon, auquel mission
avait
été donnée de pénétrer à
l'intérieur de Back-Cup avec le
Sword,
les autorités anglaises ne purent mettre en doute que ces
hardis
marins n'eussent succombé. En effet, le Sword n'avait pas
reparu
aux Bermudes. S'était-il brisé contre les récifs sous-=
marins
en cherchant l'entrée du tunnel? Avait-il été
détruit par
les
pirates de Ker Karraje? On ne savait.
Le
but de cette expédition, en se conformant aux indications du
document
recueilli dans le tonnelet sur la grève de Saint-Georges,
était
d'enlever Thomas Roch avant que la fabrication de ses engins
fût
achevée. L'inventeur français repris, -- sans oublier
l'ingénieur
Simon Hart, -- il serait remis entre les mains des
autorités
bermudiennes. Cela fait, on n'aurait plus rien à
redouter
du Fulgurateur Roch en accostant l'îlot de Back-Cup.
Mais,
quelques jours s'étant écoulés sans que le Sword f&uci=
rc;t
de
retour,
on dut le considérer comme perdu. Les autorités
décidèrent
alors
qu'une seconde expédition serait tentée dans d'autres
conditions
d'offensive.
En
effet, il fallait tenir compte du temps qui s'était écoul&eac=
ute;
--
près
de huit semaines -- depuis le jour où la notice de Simon Hart
avait
été confiée au tonnelet. Peut-être Ker Karraje
possédait-il
actuellement
tous les secrets de Thomas Roch?
Une
entente, conclue entre les puissances maritimes, décida
l'envoi
de cinq navires de guerre sur les parages des Bermudes.
Puisqu'il
existait une vaste caverne à l'intérieur du massif de
Back-Cup,
on tenterait d'abattre ses parois comme les murs d'un
bastion
sous les coups de la puissante artillerie moderne.
L'escadre
se réunit à l'entrée de la Chesapeake, en Virginie, et=
se
dirigea vers l'archipel, en vue duquel elle arriva dans la
soirée
du 17 novembre.
Le
lendemain matin, le navire désigné pour la première
attaque se
mit
en marche. Il était encore à quatre milles et demi de
l'îlot
lorsque
trois engins, après l'avoir dépassé, revinrent sur eux=
-
mêmes,
le prirent à revers, éclatèrent à cinquante
mètres de son
bord,
et il coula en quelques secondes.
L'effet
de cette explosion, due à un formidable bouleversement des
couches
atmosphériques, à un ébranlement de l'espace,
supérieur à
tout
ce que l'on avait obtenu jusqu'alors des nouveaux explosifs,
avait
été instantané. Les quatre navires restés en
arrière en
éprouvèrent
un effroyable contrecoup à la distance où ils se
trouvaient.
Deux
conséquences étaient à déduire de cette soudaine
catastrophe:
1°
Le pirate Ker Karraje disposait du Fulgurateur Roch.
2°
Le nouvel engin possédait la puissance destructive que lui
attribuait
son inventeur.
Après
cette disparition du croiseur d'avant-garde, les autres
bâtiments
envoyèrent leurs canots afin de recueillir les
survivants
de ce désastre, accrochés à quelques épaves.
C'est
alors que les navires échangèrent des signaux et se
lancèrent
vers l'îlot de Back-Cup.
Le
plus rapide, le Tonnant, -- un navire de guerre français, --
prit
l'avance à toute vapeur, tandis que les autres bâtiments
forçaient
leurs feux pour le rejoindre.
Le
Tonnant pénétra d'un demi-mille sur la zone qui venait
d'être
bouleversée
par l'explosion, au risque d'être anéanti par d'autres
engins.
Au moment où il évoluait afin de mettre ses grosses piè=
;ces
en
direction, il arbora le pavillon tricolore.
Du
haut des passerelles, les officiers pouvaient apercevoir la
bande
de Ker Karraje éparpillée sur les roches de l'îlot.
L'occasion
était favorable pour écraser ces malfaiteurs, en
attendant
qu'on pût éventrer leur retraite à coups de canon. Auss=
i
le
Tonnant envoya-t-il ses premières décharges, auxquelles
répondit
une fuite précipitée des pirates à l'intérieur =
de
Back-
Cup...
Quelques
minutes après, l'espace fut secoué par une commotion
telle
que la voûte du ciel sembla s'écrouler dans les abîmes d=
e
l'Atlantique.
À
la place de l'îlot, il n'y avait plus qu'un amas de roches
fumantes,
roulant les unes sur les autres comme les pierres d'une
avalanche.
Au lieu de la coupe renversée, la coupe brisée!... Au
lieu
de Back-Cup, un entassement de récifs, sur lesquels écumait
la mer que l'explosion avait soulevée en un énorme mascaret!...<= o:p>
Quelle
avait été la cause de cette explosion?... Était-ce
volontairement
qu'elle avait été provoquée par les pirates, qui
voyaient
toute défense impossible?...
Le
Tonnant n'avait été que légèrement atteint par =
les
débris de
l'îlot.
Son commandant fit mettre les embarcations à la mer, et
elles
se dirigèrent vers ce qui émergeait de Back-Cup.
Après
avoir débarqué sous les ordres de leurs officiers, les
équipages
explorèrent ces débris, qui se confondaient avec le banc
rocheux
dans la direction des Bermudes.
Çà
et là furent recueillis quelques cadavres affreusement mutilé=
s,
des
membres épars, une boue ensanglantée de chair humaine... De l=
a
caverne,
on ne voyait plus rien. Tout était enseveli sous ses
ruines.
Un
seul corps se retrouva intact sur la partie nord-est du récif.
Bien
que ce corps n'eût plus que le souffle, on garda l'espoir de
le
ramener à la vie. Étendu sur le côté, sa main
crispée tenait un
carnet
de notes, où se lisait une dernière ligne inachevée...=
C'était
l'ingénieur français Simon Hart, qui fut transporté
à bord
du
Tonnant. Malgré les soins qui lui furent donnés, on ne
parvint
pas à lui faire reprendre connaissance.
Toutefois, par la lecture des notes, rédigées jusqu'au moment où<= o:p>
s'était
produite l'explosion de la caverne, il fut possible de
reconstituer
une partie de ce qui s'était passé pendant les
dernières
heures de Back-Cup.
D'ailleurs,
Simon Hart devait survivre à cette catastrophe, --
seul
de tous ceux qui en avaient été les trop justes victimes.
Dès
qu'il
se trouva en état de répondre aux questions, voici ce qu'il
y eut
lieu d'admettre d'après son récit, -- ce qui, en somme,
était
la vérité.
Remué
dans toute son âme à la vue du pavillon tricolore, ayant
enfin
conscience du crime de lèse-patrie qu'il allait commettre,
Thomas
Roch, s'élançant à travers le couloir, avait gagn&eacu=
te;
le
magasin
dans lequel étaient entassées des quantités
considérables
de son explosif. Puis, avant qu'on eût pu l'en empêcher, il avait<= o:p>
provoqué
la terrible explosion et détruit l'îlot de Back-Cup.
Et,
maintenant, ont disparu Ker Karraje et ses pirates, -- et avec
eux,
Thomas Roch et le secret de son invention!