MIME-Version: 1.0 Content-Type: multipart/related; boundary="----=_NextPart_01D08C2D.73CFA770" This document is a Single File Web Page, also known as a Web Archive file. If you are seeing this message, your browser or editor doesn't support Web Archive files. Please download a browser that supports Web Archive, such as Windows® Internet Explorer®. ------=_NextPart_01D08C2D.73CFA770 Content-Location: file:///C:/C477E225/AutourDeLaLune.htm Content-Transfer-Encoding: quoted-printable Content-Type: text/html; charset="windows-1252"
Autour De La Lune
Par
Jules Verne
Table Des Matières
Qui résume la première partie de cet ouvrage, =
pour
servir de préface a la seconde
Penda=
nt le
cours de l'année 186., le monde entier fut singulièrement ému par une tenta=
tive
scientifique sans précédents dans les annales de la science. Les membres du
Gun-Club, cercle d'artilleurs fondé à Baltimore après la guerre d'Amérique,
avaient eu l'idée de se mettre en communication avec la Lune--oui, avec la
Lune--, en lui envoyant un boulet. Leur président Barbicane, le promoteur de
l'entreprise, ayant consulté à ce sujet les astronomes de l'Observatoire de=
Cambridge,
prit toutes les mesures nécessaires au succès de cette extraordinaire
entreprise, déclarée réalisable par la majorité des gens compétents. Après =
avoir
provoqué une souscription publique qui produisit près de trente millions de
francs, il commença ses gigantesques travaux.
Suivant la note rédigée par les membres de
l'Observatoire, le canon destiné à lancer le projectile devait être établi =
dans
un pays situé entre 0 et 28 degrés de latitude nord ou sud, afin de viser la
Lune au zénith. Le boulet devait être animé d'une vitesse initiale de douze=
mille
yards à la seconde. Lancé le 1er décembre, à onze heures moins treize minut=
es
et vingt secondes du soir, il devait rencontrer la Lune quatre jours après =
son
départ, le 5 décembre, à minuit précis, à l'instant même où elle se trouver=
ait
dans son périgée, c'est-à-dire à sa distance la plus rapprochée de la Terre,
soit exactement quatre-vingt-six mille quatre cent dix lieues.
Les principaux membres du Gun-Club, le préside=
nt
Barbicane, le major Elphiston, le secrétaire J.-T. Maston et autres savants
tinrent plusieurs séances dans lesquelles furent discutées la forme et la c=
omposition
du boulet, la disposition et la nature du canon, la qualité et la quantité =
de
la poudre à employer. Il fut décidé: 1° que le projectile serait un obus en
aluminium d'un diamètre de cent huit pouces et d'une épaisseur de douze pou=
ces
à ses parois, qui pèserait dix-neuf mille deux cent cinquante livres; 2° qu=
e le
canon serait une Columbiad en fonte de fer longue de neuf cents pieds, qui
serait coulée directement dans le sol; 3° que la charge emploierait quatre =
cent
mille livres de fulmi-coton qui, développant six milliards de litres de gaz
sous le projectile, l'emporteraient facilement vers l'astre des nuits.
Ces questions résolues, le président Barbicane,
aidé de l'ingénieur Murchison, fit choix d'un emplacement situé dans la Flo=
ride
par 27° 7' de latitude nord et 5° 7' de longitude ouest. Ce fut en cet endr=
oit,
qu'après des travaux merveilleux, la Columbiad fut coulée avec un plein suc=
cès.
Les choses en étaient là, quand survint un
incident qui centupla l'intérêt attaché à cette grande entreprise.
Un Français, un Parisien fantaisiste, un artis=
te
aussi spirituel qu'audacieux, demanda à s'enfermer dans un boulet afin
d'atteindre la Lune et d'opérer une reconnaissance du satellite terrestre. =
Cet intrépide
aventurier se nommait Michel Ardan. Il arriva en Amérique, fut reçu avec
enthousiasme, tint des meetings, se vit porter en triomphe, réconcilia le
président Barbicane avec son mortel ennemi le capitaine Nicholl et, comme g=
age
de réconciliation, il les décida à s'embarquer avec lui dans le projectile.=
La proposition fut acceptée. On modifia la for=
me
du boulet. Il devint cylindro-conique. On garnit cette espèce de wagon aéri=
en
de ressorts puissants et de cloisons brisantes qui devaient amortir le cont=
recoup
du départ. On le pourvut de vivres pour un an, d'eau pour quelques mois, de=
gaz
pour quelques jours. Un appareil automatique fabriquait et fournissait l'air
nécessaire à la respiration des trois voyageurs. En même temps, le Gun-Club
faisait construire sur l'un des plus hauts sommets des montagnes Rocheuses =
un
gigantesque télescope qui permettrait de suivre le projectile pendant son
trajet à travers l'espace. Tout était prêt.
Le 30 novembre, à l'heure fixée, au milieu d'un
concours extraordinaire de spectateurs, le départ eut lieu et pour la premi=
ère fois,
trois êtres humains, quittant le globe terrestre, s'élancèrent vers les esp=
aces
interplanétaires avec la presque certitude d'arriver à leur but. Ces audaci=
eux
voyageurs, Michel Ardan, le président Barbicane et le capitaine Nicholl,
devaient effectuer leur trajet en =
quatre-vingt
dix-sept heures treize minutes et vingt secondes . Conséquemment, leur arri=
vée
à la surface du disque lunaire ne pouvait avoir lieu que le 5 décembre, à
minuit, au moment précis où la Lune serait pleine, et non le 4, ainsi que
l'avaient annoncé quelques journaux mal informés.
Mais, circonstance inattendue, la détonation
produite par la Columbiad eut pour effet immédiat de troubler l'atmosphère
terrestre en y accumulant une énorme quantité de vapeurs. Phénomène qui exc=
ita l'indignation
générale, car la Lune fut voilée pendant plusieurs nuits aux yeux de ses
contemplateurs.
Le digne J.-T. Maston, le plus vaillant ami des
trois voyageurs, partit pour les montagnes Rocheuses, en compagnie de
l'honorable J. Belfast, directeur de l'Observatoire de Cambridge, et il gag=
na la
station de Long's-Peak, où se dressait le télescope qui rapprochait la Lune=
à
deux lieues. L'honorable secrétaire du Gun-Club voulait observer lui-même le
véhicule de ses audacieux amis.
L'accumulation des nuages dans l'atmosphère
empêcha toute observation pendant les 5, 6, 7, 8, 9 et 10 décembre. On crut
même que l'observation devrait être remise au 3 janvier de l'année suivante=
, car
la Lune, entrant dans son dernier quartier le 11, ne présenterait plus alors
qu'une portion décroissante de son disque, insuffisante pour permettre d'y
suivre la trace du projectile.
Mais enfin, à la satisfaction générale, une fo=
rte
tempête nettoya l'atmosphère dans la nuit du 11 au 12 décembre, et la Lune,=
à
demi éclairée, se découpa nettement sur le fond noir du ciel.
Cette nuit même, un télégramme était envoyé de=
la
station de Long's-Peak par J.-T. Maston et Belfast à MM. les membres du bur=
eau
de l'Observatoire de Cambridge.
Or, qu'annonçait ce télégramme?
Il annonçait: que le 11 décembre, à huit heures
quarante-sept du soir, le projectile lancé par la Columbiad de Stone's-Hill
avait été aperçu par MM. Belfast et J.-T. Maston,--que le boulet, dévié pou=
r une
cause ignorée, n'avait point atteint son but, mais qu'il en était passé ass=
ez
près pour être retenu par l'attraction lunaire,--que son mouvement rectilig=
ne
s'était changé en un mouvement circulaire, et qu'alors, entraîné suivant un
orbe elliptique autour de l'astre des nuits, il en était devenu le satellit=
e.
Le télégramme ajoutait que les éléments de ce
nouvel astre n'avaient pu être encore calculés;--et en effet, trois
observations prenant l'astre dans trois positions différentes, sont nécessa=
ires
pour déterminer ces éléments. Puis, il indiquait que la distance séparant le
projectile de la surface lunaire «pouvait» être évaluée à deux mille huit c=
ent
trente-trois milles environ, soit quatre mille cinq cents lieues.
Il terminait enfin en émettant cette double
hypothèse: Ou l'attraction de la Lune finirait par l'emporter, et les voyag=
eurs
atteindraient leur but; ou le projectile, maintenu dans un orbe immutable, =
graviterait
autour du disque lunaire jusqu'à la fin des siècles.
Dans ces diverses alternatives, quel serait le
sort des voyageurs? Ils avaient des vivres pour quelque temps, c'est vrai. =
Mais
en supposant même le succès de leur téméraire entreprise, comment reviendra=
ient-ils?
Pourraient-ils jamais revenir? Aurait-on de leurs nouvelles? Ces questions,
débattues par les plumes les plus savantes du temps, passionnèrent le publi=
c.
Il convient de faire ici une remarque qui doit
être méditée par les observateurs trop pressés. Lorsqu'un savant annonce au
public une découverte purement spéculative, il ne saurait agir avec assez d=
e prudence.
Personne n'est forcé de découvrir ni une planète, ni une comète, ni un sate=
llite,
et qui se trompe en pareil cas, s'expose justement aux quolibets de la foul=
e.
Donc, mieux vaut attendre, et c'est ce qu'aurait dû faire l'impatient J.-T.
Maston, avant de lancer à travers le monde ce télégramme qui, suivant lui,
disait le dernier mot de cette entreprise.
En effet, ce télégramme contenait des erreurs =
de
deux sortes, ainsi que cela fut vérifié plus tard: 1° Erreurs d'observation=
, en
ce qui concernait la distance du projectile à la surface de la Lune, car, à=
la
date du 11 décembre, il était impossible de l'apercevoir, et ce que J.-T.
Maston avait vu ou cru voir, ne pouvait être le boulet de la Columbiad. 2°
Erreurs de théorie sur le sort réservé audit projectile, car en faire un
satellite de la Lune, c'était se mettre en contradiction absolue avec les l=
ois
de la mécanique rationnelle.
Une seule hypothèse des observateurs de
Long's-Peak pouvait se réaliser, celle qui prévoyait le cas où les
voyageurs--s'ils existaient encore--, combineraient leurs efforts avec
l'attraction lunaire de manière à atteindre la surface du disque.
Or, ces hommes, aussi intelligents que hardis,
avaient survécu au terrible contrecoup du départ, et c'est leur voyage dans=
le boulet-wagon
qui va être raconté jusque dans ses plus dramatiques comme dans ses plus
singuliers détails. Ce récit détruira beaucoup d'illusions et de prévisions;
mais il donnera une juste idée des péripéties réservées à une pareille
entreprise, et il mettra en relief les instincts scientifiques de Barbicane,
les ressources de l'industrieux Nicholl et l'humoristique audace de Michel
Ardan.
En outre, il prouvera que leur digne ami, J.-T.
Maston, perdait son temps, lorsque, penché sur le gigantesque télescope, il
observait la marche de la Lune à travers les espaces stellaires.
De dix heures vingt a dix heures quarante-sept
minutes du soir
Quand=
dix
heures sonnèrent, Michel Ardan, Barbicane et Nicholl firent leurs adieux aux
nombreux amis qu'ils laissaient sur terre. Les deux chiens, destinés à
acclimater la race canine sur les continents lunaires, étaient déjà empriso=
nnés
dans le projectile. Les trois voyageurs s'approchèrent de l'orifice de l'én=
orme
tube de fonte, et une grue volante les descendit jusqu'au chapeau conique du
boulet.
Là, une ouverture, ménagée à cet effet, leur d=
onna
accès dans le wagon d'aluminium. Les palans de la grue étant halés à
l'extérieur, la gueule de la Columbiad fut instantanément dégagée de ses
derniers échafaudages.
Nicholl, une fois introduit avec ses compagnons
dans le projectile, s'occupa d'en fermer l'ouverture au moyen d'une forte
plaque maintenue intérieurement par de puissantes vis de pression. D'autres
plaques, solidement adaptées, recouvraient les verres lenticulaires des hub=
lots.
Les voyageurs, hermétiquement clos dans leur prison de métal, étaient plong=
és
au milieu d'une obscurité profonde.
«Et maintenant, mes chers compagnons, dit Mich=
el
Ardan, faisons comme chez nous. Je suis homme d'intérieur, moi, et très fort
sur l'article ménage. Il s'agit de tirer le meilleur parti possible de notr=
e nouveau
logement et d'y trouver nos aises. Et d'abord, tâchons d'y voir un peu plus
clair. Que diable! le gaz n'a pas été inventé pour les taupes!»
Ce disant, l'insouciant garçon fit jaillir la
flamme d'une allumette qu'il frotta à la semelle de sa botte; puis, il l'ap=
procha
du bec fixé au récipient, dans lequel l'hydrogène carboné, emmagasiné à une
haute pression, pouvait suffire à l'éclairage et au chauffage du boulet pen=
dant
cent quarante-quatre heures, soit six jours et six nuits.
Le gaz s'alluma. Le projectile, ainsi éclairé,
apparut comme une chambre confortable, capitonnée à ses parois, meublée de
divans circulaires, et dont la voûte s'arrondissait en forme de dôme.
Les objets qu'elle renfermait, armes, instrume=
nts,
ustensiles, solidement saisis et maintenus contre les rondeurs du capiton, =
devaient
supporter impunément le choc du départ. Toutes les précautions humainement
possibles avaient été prises pour mener à bonne fin une si téméraire tentat=
ive.
Michel Ardan examina tout et se déclara fort
satisfait de son installation.
«C'est une prison, dit-il, mais une prison qui
voyage, et avec le droit de mettre le nez à la fenêtre, je ferais bien un b=
ail
de cent ans! Tu souris Barbicane? As-tu donc une arrière-pensée? Te dis-tu =
que
cette prison pourrait être notre tombeau? Tombeau, soit, mais je ne le
changerais pas pour celui de Mahomet qui flotte dans l'espace et ne marche
pas!»
Pendant que Michel Ardan parlait ainsi, Barbic=
ane
et Nicholl faisaient leurs derniers préparatifs.
Le chronomètre de Nicholl marquait dix heures
vingt minutes du soir lorsque les trois voyageurs se furent définitivement
murés dans leur boulet. Ce chronomètre était réglé à un dixième de seconde =
près
sur celui de l'ingénieur Murchison. Barbicane le consulta.
«Mes amis, dit-il, il est dix heures vingt. A =
dix
heures quarante-sept, Murchison lancera l'étincelle électrique sur le fil q=
ui
communique avec la charge de la Columbiad. A ce moment précis, nous quitter=
ons
notre sphéroïde. Nous avons donc encore vingt-sept minutes à rester sur la
terre.
--Vingt-six minutes et treize secondes, répond=
it
le méthodique Nicholl.
--Eh bien, s'écria Michel Ardan d'un ton de be=
lle
humeur, en vingt-six minutes, on fait bien des choses! On peut discuter les=
plus
graves questions de morale ou de politique, et même les résoudre! Vingt-six
minutes bien employées valent mieux que vingt-six années où on ne fait rien!
Quelques secondes d'un Pascal ou d'un Newton sont plus précieuses que toute
l'existence de l'indigeste foule des imbéciles...
--Et tu en conclus, éternel parleur? demanda le
président Barbicane.
--J'en conclus que nous avons vingt-six minute=
s,
répondit Ardan.
--Vingt-quatre seulement, dit Nicholl.
--Vingt-quatre, si tu y tiens, mon brave
capitaine, répondit Ardan, vingt-quatre minutes pendant lesquelles on pourr=
ait
approfondir...
--Michel, dit Barbicane, pendant notre travers=
ée,
nous aurons tout le temps nécessaire pour approfondir les questions les plus
ardues. Maintenant occupons-nous du départ.
--Ne sommes-nous pas prêts?
--Sans doute. Mais il est encore quelques
précautions à prendre pour atténuer autant que possible le premier choc!
--N'avons-nous pas ces couches d'eau disposées
entre les cloisons brisantes, et dont l'élasticité nous protégera suffisamm=
ent?
--Je l'espère, Michel, répondit doucement
Barbicane, mais je n'en suis pas bien sûr!
--Ah! le farceur! s'écria Michel Ardan. Il
espère!... Il n'est pas sûr!... Et il attend le moment où nous sommes encaq=
ués
pour faire ce déplorable aveu! Mais je demande à m'en aller!
--Et le moyen? répliqua Barbicane.
--En effet! dit Michel Ardan, c'est difficile.
Nous sommes dans le train et le sifflet du conducteur retentira avant
vingt-quatre minutes...
--Vingt», fit Nicholl.
Pendant quelques instants, les trois voyageurs=
se
regardèrent. Puis ils examinèrent les objets emprisonnés avec eux.
«Tout est à sa place, dit Barbicane. Il s'agit=
de
décider maintenant comment nous nous placerons le plus utilement pour suppo=
rter
le choc du départ. La position à prendre ne saurait être indifférente, et a=
utant
que possible, il faut empêcher que le sang ne nous afflue trop violemment à=
la
tête.
--Juste, fit Nicholl.
--Alors, répondit Michel Ardan, prêt à joindre
l'exemple à la parole, mettons-nous la tête en bas et les pieds en haut, co=
mme
les clowns du Great-Circus!
--Non, dit Barbicane, mais étendons-nous sur le
côté. Nous résisterons mieux ainsi au choc. Remarquez bien qu'au moment où =
le boulet
partira que nous soyons dedans ou que nous soyons devant, c'est à peu près =
la
même chose.
--Si ce n'est qu' «à peu près» la même chose, =
je
me rassure, répliqua Michel Ardan.
--Approuvez-vous mon idée, Nicholl? demanda
Barbicane.
--Entièrement, répondit le capitaine. Encore
treize minutes et demie.
--Ce n'est pas un homme que ce Nicholl s'écria
Michel, c'est un chronomètre à secondes, a échappement, avec huit trous...»=
Mais ses compagnons ne l'écoutaient plus, et i=
ls
prenaient leurs dernières dispositions avec un sang-froid inimaginable. Ils
avaient l'air de deux voyageurs méthodiques, montés dans un wagon, et cherc=
hant
à se caser aussi confortablement que possible. On se demande vraiment de qu=
elle
matière sont faits ces coeurs d'Américains auxquels l'approche du plus
effroyable danger n'ajoute pas une pulsation!
Trois couchettes, épaisses et solidement
conditionnées, avaient été placées dans le projectile. Nicholl et Barbicane=
les
disposèrent au centre du disque qui formait le plancher mobile. Là devaient=
s'étendre
les trois voyageurs, quelques moments avant le départ.
Pendant ce temps, Ardan, ne pouvant rester
immobile, tournait dans son étroite prison comme une bête fauve en cage,
causant avec ses amis, parlant à ses chiens, Diane et Satellite, auxquels, =
on
le voit, il avait donné depuis quelque temps ces noms significatifs.
«Hé! Diane! Hé! Satellite! s'écriait-il en les
excitant. Vous allez donc montrer aux chiens sélénites les bonnes façons des
chiens de la terre! Voilà qui fera honneur à la race canine! Pardieu! Si no=
us
revenons jamais ici-bas, je veux rapporter un type croisé de «moon-dogs» qui
fera fureur!
--S'il y a des chiens dans la Lune, dit Barbic=
ane.
--Il y en a, affirma Michel Ardan, comme il y a
des chevaux, des vaches, des ânes, des poules. Je parie que nous y trouvons=
des
poules!
--Cent dollars que nous n'en trouverons pas, d=
it
Nicholl.
--Tenu, mon capitaine, répondit Ardan en serra=
nt
la main de Nicholl. Mais à propos, tu as déjà perdu trois paris avec notre
président, puisque les fonds nécessaires à l'entreprise ont été faits, puis=
que l'opération
de la fonte a réussi, et enfin puisque la Columbiad a été chargée sans
accident, soit six mille dollars.
--Oui, répondit Nicholl. Dix heures trente-sept
minutes et six secondes.
--C'est entendu, capitaine. Eh bien, avant un
quart d'heure, tu auras encore à compter neuf mille dollars au président,
quatre mille parce que la Columbiad n'éclatera pas, et cinq mille parce que=
le
boulet s'enlèvera à plus de six milles dans l'air.
--J'ai les dollars, répondit Nicholl en frappa=
nt
sur la poche de son habit, je ne demande qu'à payer.
--Allons, Nicholl, je vois que tu es un homme
d'ordre, ce que je n'ai jamais pu être, mais en somme, tu as fait là une sé=
rie
de paris peu avantageux pour toi, permets-moi de te le dire.
--Et pourquoi? demanda Nicholl.
--Parce que si tu gagnes le premier, c'est que=
la
Columbiad aura éclaté, et le boulet avec, et Barbicane ne sera plus là pour=
te rembourser
tes dollars.
--Mon enjeu est déposé à la banque de Baltimor=
e,
répondit simplement Barbicane, et à défaut de Nicholl, il retournera à ses
héritiers!
--Ah! hommes pratiques! s'écria Michel Ardan,
esprits positifs! Je vous admire d'autant plus que je ne vous comprends pas=
.
--Dix heures quarante deux! dit Nicholl.
--Plus que cinq minutes! répondit Barbicane.
--Oui! cinq petites minutes! répliqua Michel
Ardan. Et nous sommes enfermés dans un boulet au fond d'un canon de neuf ce=
nts
pieds! Et sous ce boulet sont entassés quatre cent mille livres de fulmi-co=
ton qui
valent seize cent mille livres de poudre ordinaire! Et l'ami Murchison, son
chronomètre à la main, l'oeil fixé sur l'aiguille, le doigt posé sur l'appa=
reil
électrique, compte les secondes et va nous lancer dans les espaces
interplanétaires!...
--Assez, Michel, assez! dit Barbicane d'une vo=
ix
grave. Préparons-nous. Quelques instants seulement nous séparent d'un momen=
t suprême.
Une poignée de main, mes amis.
--Oui», s'écria Michel Ardan, plus ému qu'il ne
voulait le paraître.
Ces trois hardis compagnons s'unirent dans une
dernière étreinte.
«Dieu nous garde!» dit le religieux Barbicane.=
Michel Ardan et Nicholl s'étendirent sur les c=
ouchettes
disposées au centre du disque.
«Dix heures quarante sept!» murmura le capitai=
ne.
Vingt secondes encore! Barbicane éteignit
rapidement le gaz et se coucha près de ses compagnons.
Le profond silence e n'était interrompu que par
les battements du chronomètre frappant la seconde.
Soudain, un choc épouvantable se produisit, et=
le
projectile, sous la poussée de six milliards de litres de gaz développés pa=
r la
déflagration du pyroxile, s'enleva dans l'espace.
La première demi-heure
Que s=
'était-il
passé? Quel effet avait produit cette effroyable secousse? L'ingéniosité des
constructeurs du projectile avait-elle obtenu un résultat heureux? Le choc
s'était-il amorti, grâce aux ressorts, aux quatre tampons, aux coussins d'e=
au,
aux cloisons brisantes? Avait-on dompté l'effrayante poussée de cette vites=
se initiale
de onze mille mètres qui eût suffi à traverser Paris ou New York en une
seconde? C'est évidemment la question que se posaient les mille témoins de
cette scène émouvante. Ils oubliaient le but du voyage pour ne songer qu'aux
voyageurs! Et si quelqu'un d'entre eux --J.-T. Maston, par exemple--, eût pu
jeter un regard à l'intérieur du projectile, qu'aurait-il vu?
Rien alors. L'obscurité était profonde dans le
boulet. Mais ses parois cylindro-coniques avaient supérieurement résisté. P=
as
une déchirure, pas une flexion, pas une déformation. L'admirable projectile=
ne
s'était même pas altéré sous l'intense déflagration des poudres, ni liquéfi=
é,
comme on paraissait le craindre, en une pluie d'aluminium.
A l'intérieur, peu de désordre, en somme. Quel=
ques
objets avaient été lancés violemment vers la voûte; mais les plus important=
s ne
semblaient pas avoir souffert du choc. Leurs saisines étaient intactes.
Sur le disque mobile, rabaissé jusqu'au culot,
après le bris des cloisons et l'échappement de l'eau, trois corps gisaient =
sans
mouvement. Barbicane, Nicholl, Michel Ardan respiraient-ils encore? Ce
projectile n'était-il plus qu'un cercueil de métal, emportant trois cadavres
dans l'espace?...
Quelques minutes après le départ du boulet, un=
de
ces corps fit un mouvement; ses bras s'agitèrent, sa tête se redressa, et il
parvint à se mettre sur les genoux. C'était Michel Ardan. Il se palpa, pous=
sa un
a «hem» sonore, puis il dit;
«Michel Ardan, complet. Voyons les autres!»
Le courageux Français voulut se lever; mais il=
ne
put se tenir debout. Sa tête vacillait, son sang violemment injecté,
l'aveuglait, il était comme un homme ivre.
«Brr! fit-il. Cela me produit le même effet que
deux bouteilles de Corton. Seulement, c'est peut-être moins agréable à aval=
er!»
Puis, passant plusieurs fois sa main sur son f=
ront
et se frottant les tempes, il cria d'une voix ferme:
«Nicholl! Barbicane!»
Il attendit anxieusement. Nulle réponse. Pas m=
ême
un soupir qui indiquât que le coeur de ses compagnons battait encore. Il
réitéra son appel. Même silence.
«Diable! dit-il. Ils ont l'air d'être tombés d=
'un
cinquième étage sur la tête! Bah! ajouta-t-il avec cette imperturbable
confiance que rien ne pouvait enrayer, si un Français a pu se mettre sur les
genoux, deux Américains ne seront pas gênés de se remettre sur les pieds. M=
ais,
avant tout éclairons la situation».
Ardan sentait la vie lui revenir à flots. Son =
sang
se calmait et reprenait sa circulation accoutumée. De nouveaux efforts le
remirent en équilibre. Il parvint à se lever, tira de sa poche une allumett=
e et
l'enflamma sous le frottement du phosphore. Puis, l'approchant du bec, il
l'alluma. Le récipient n'avait aucunement souffert. Le gaz ne s'était pas
échappé. D'ailleurs, son odeur l'eût trahi, et en ce cas, Michel Ardan n'au=
rait
pas impunément promené une allumette enflammée dans ce milieu rempli
d'hydrogène. Le gaz, combiné avec l'air, eût produit un mélange détonant et
l'explosion aurait achevé ce que la secousse avait commencé peut-être.
Dès que le bec fut allumé, Ardan se pencha sur=
les
corps de ses compagnons. Ces corps étaient renversés l'un sur l'autre, comme
des masses inertes. Nicholl dessus, Barbicane dessous.
Ardan redressa le capitaine, l'accota contre un
divan, et le frictionna vigoureusement. Ce massage, intelligemment pratiqué=
, ranima
Nicholl, qui ouvrit les yeux, recouvra instantanément son sang-froid, saisi=
t la
main d'Ardan. Puis, regardant autour de lui:
«Et Barbicane? demanda-t-il.
--Chacun son tour, répondit tranquillement Mic=
hel
Ardan. J'ai commencé par toi, Nicholl, parce que tu étais dessus. Passons m=
aintenant
à Barbicane.»
Cela dit, Ardan et Nicholl soulevèrent le
président du Gun-Club et le déposèrent sur le divan. Barbicane semblait avo=
ir plus
souffert que ses compagnons. Son sang avait coulé, mais Nicholl se rassura =
en constatant
que cette hémorragie ne provenait que d'une légère blessure à l'épaule. Une
simple écorchure qu'il comprima soigneusement.
Néanmoins, Barbicane fut quelque temps à reven=
ir à
lui, ce dont s'effrayèrent ses deux amis qui ne lui épargnaient pas les
frictions.
«Il respire cependant, disait Nicholl, approch=
ant
son oreille de la poitrine du blessé.
--Oui, répondait Ardan, il respire comme un ho=
mme
qui a quelque habitude de cette opération quotidienne. Massons, Nicholl,
massons avec vigueur.»
Et les deux praticiens improvisés firent tant =
et
si bien, que Barbicane recouvra l'usage de ses sens. Il ouvrit les yeux, se=
redressa,
prit la main de ses deux amis, et, pour sa première parole:
«Nicholl, demanda-t-il, marchons-nous?»
Nicholl et Barbicane se regardèrent. Ils ne
s'étaient pas encore inquiétés du projectile. Leur première préoccupation a=
vait
été pour les voyageurs, non pour le wagon.
«Au fait marchons-nous? répéta Michel Ardan.
--Ou bien reposons-nous tranquillement sur le =
sol
de la Floride? demanda Nicholl.
--Ou au fond du golfe du Mexique? ajouta Michel
Ardan.
--Par exemple!» s'écria le président Barbicane=
.
Et cette double hypothèse suggérée par ses
compagnons eut pour effet immédiat de le rappeler immédiatement au sentimen=
t.
Quoi qu'il en soit, on ne pouvait encore se
prononcer sur la situation du boulet. Son immobilité apparente; le défaut de
communication avec l'extérieur, ne permettaient pas de résoudre la question.
Peut-être le projectile déroulait-il sa trajectoire à travers l'espace; peu=
t-être,
après un court enlèvement, était-il retombé sur terre, ou même dans le golf=
e du
Mexique, chute que le peu de largeur de la presqu'île floridienne rendait
possible.
Le cas était grave, le problème intéressant. Il
fallait le résoudre au plus tôt. Barbicane, surexcité et triomphant par son
énergie morale de sa faiblesse physique, se releva. Il écouta. A l'extérieu=
r,
silence profond. Mais l'épais capitonnage était suffisant pour intercepter =
tous
les bruits de la Terre. Cependant, une circonstance frappa Barbicane. La
température à l'intérieur du projectile était singulièrement élevée. Le
président retira un thermomètre de l'enveloppe qui le protégeait, et il le
consulta. L'instrument marquait quarante-cinq degrés centigrades.
«Oui! s'écria-t-il alors, oui! nous marchons!
Cette étouffante chaleur transsude à travers les parois du projectile! Elle=
est
produite par son frottement sur les couches atmosphériques. Elle va bientôt
diminuer, parce que déjà nous flottons dans le vide, et après avoir failli
étouffer, nous subirons des froids intenses.
--Quoi, demanda Michel Ardan, suivant toi,
Barbicane, nous serions dès à présent hors des limites de l'atmosphère
terrestre?
--Sans aucun doute, Michel. Ecoute-moi. Il est=
dix
heures cinquante-cinq minutes. Nous sommes partis depuis huit minutes envir=
on.
Or, si notre vitesse initiale n'eût pas été diminuée par le frottement, six
secondes nous auraient suffi pour franchir les seize lieues d'atmosphère qui
entourent le sphéroïde.
--Parfaitement, répondit Nicholl, mais dans qu=
elle
proportion estimez-vous la diminution de cette vitesse par le frottement?
--Dans la proportion d'un tiers, Nicholl, répo=
ndit
Barbicane cette diminution est considérable, mais, d'après mes calculs, elle
est telle. Si donc nous avons eu une vitesse initiale de onze mille mètres,=
au
sortir de l'atmosphère cette vitesse sera réduite à sept mille trois cent
trente-deux mètres, quoi qu'il en soit, nous avons déjà franchi cet interva=
lle,
et...
--Et alors, dit Michel Ardan, l'ami Nicholl a
perdu ses deux paris: quatre mille dollars, puisque la Columbiad n'a pas
éclaté; cinq mille dollars, puisque le projectile s'est élevé à une hauteur
supérieure à six milles. Donc, Nicholl, exécute-toi.
--Constatons d'abord, répondit le capitaine, et
nous paierons ensuite. Il est très possible que les raisonnements de Barbic=
ane
soient exacts et que j'aie perdu mes neuf mille dollars. Mais une nouvelle =
hypothèse
se présente à mon esprit, et elle annulerait la gageure.
--Laquelle? demanda vivement Barbicane.
--L'hypothèse que, pour une raison ou une autr=
e,
le feu n'ayant pas été mis aux poudres, nous ne soyons pas partis.
--Pardieu, capitaine, s'écria Michel Ardan, vo=
ilà
une hypothèse digne de mon cerveau! Elle n'est pas sérieuse! Est-ce que nous
n'avons pas été à demi assommés par la secousse? Est-ce que je ne t'ai pas =
rappelé
à la vie? Est-ce que l'épaule du président ne saigne pas encore du contreco=
up
qui l'a frappée?
--D'accord, Michel, répéta Nicholl, mais une s=
eule
question.
--Fais, mon capitaine.
--As-tu entendu la détonation qui certainement=
a
dû être formidable?
--Non, répondit Ardan, très surpris, en effet,=
je
n'ai pas entendu la détonation.
--Et vous, Barbicane?
--Ni moi non plus.
--Eh bien? fit Nicholl.
--Au fait! murmura le président, pourquoi
n'avons-nous pas entendu la détonation?»
Les trois amis se regardèrent d'un air assez
décontenancé. Il se présentait là un phénomène inexplicable. Le projectile
était parti cependant, et, conséquemment, la détonation avait dû se produir=
e.
«Sachons d'abord où nous en sommes, dit Barbic=
ane,
et rabattons les panneaux.»
Cette opération extrêmement simple, fut aussit=
ôt
pratiquée. Les écrous qui maintenaient les boulons sur les plaques extérieu=
res
du hublot de droite, cédèrent sous la pression d'une clef anglaise. Ces bou=
lons
furent chassés au-dehors, et des obturateurs garnis de caoutchouc bouchèren=
t le
trou qui leur donnait passage. Aussitôt la plaque extérieure se rabattit su=
r sa
charnière comme un sabord, et le verre lenticulaire qui fermait le hublot
apparut. Un hublot identique s'évidait dans l'épaisseur des parois sur l'au=
tre
face, du projectile, un autre dans le dôme qui le terminait, un quatrième e=
nfin
au milieu du culot inférieur. On pouvait donc observer, dans quatre directi=
ons opposées,
le firmament par les vitres latérales et plus directement, la Terre ou la L=
une
par les ouvertures supérieures et inférieures du boulet.
Barbicane et ses deux compagnons s'étaient aus=
sitôt
précipités à la vitre découverte. Nul rayon lumineux ne l'animait. Une prof=
onde
obscurité enveloppait le projectile. Ce qui n'empêcha pas le président
Barbicane de s'écrier:
«Non, mes amis, nous ne sommes pas retombés sur
terre! Non, nous ne sommes pas immergés au fond du golfe du Mexique! Oui! n=
ous
montons dans l'espace! Voyez ces étoiles qui brillent dans la nuit, et cett=
e impénétrable
obscurité qui s'amasse entre la Terre et nous!
«Hurrah! Hurrah!» s'écrièrent d'une commune vo=
ix
Michel Ardan et Nicholl.
En effet, ces ténèbres compactes prouvaient qu=
e le
projectile avait quitté la Terre, car le sol, vivement éclairé alors par la
clarté lunaire, eût apparu aux yeux des voyageurs, s'ils eussent reposé à s=
a surface.
Cette obscurité démontrait aussi que le projectile avait dépassé la couche
atmosphérique, car la lumière diffuse, répandue dans l'air eût reporté sur =
les
parois métalliques un reflet qui manquait aussi. Cette lumière aurait éclai=
ré
la vitre du hublot, et cette vitre était obscure. Le doute n'était plus per=
mis.
Les voyageurs avaient quitté la Terre.
«J'ai perdu, dit Nicholl.
--Et je t'en félicite! répondit Ardan.
--Voici neuf mille dollars, dit le capitaine en
tirant de sa poche une liasse de dollars papier.
--Voulez-vous un reçu? demanda Barbicane en
prenant la somme.
--Si cela ne vous désoblige pas, répondit Nich=
oll.
C'est plus régulier.»
Et, sérieusement, flegmatiquement, comme s'il =
eût
été à sa caisse, le président Barbicane tira son carnet, en détacha une page
blanche, libella au crayon un reçu en règle, le data, le signa, le parapha,=
et le
remit au capitaine qui l'enferma soigneusement dans son portefeuille.
Michel Ardan, ôtant sa casquette, s'inclina sa=
ns
rien dire devant ses deux compagnons. Tant de formalisme en de pareilles ci=
rconstances
lui coupait la parole. Il n'avait jamais rien vu de si «américain».
Barbicane et Nicholl, leur opération terminée,
s'étaient replacés à la vitre et regardaient les constellations. Les étoile=
s se
détachaient en points vifs sur le fond noir du ciel. Mais, de ce côté, on n=
e pouvait
apercevoir l'astre des nuits, qui, marchant de l'est à l'ouest, s'élevait p=
eu à
peu vers le zénith. Aussi son absence provoqua-t-elle une réflexion d'Ardan=
.
«Et la Lune? disait-il. Est-ce que, par hasard,
elle manquerait à notre rendez-vous?
--Rassure-toi, répondit Barbicane. Notre future
sphéroïde est à son poste, mais nous ne pouvons l'apercevoir de ce côté.
Ouvrons l'autre hublot latéral.»
Au moment où Barbicane allait abandonner la vi=
tre
pour procéder au dégagement du hublot opposé, son attention fut attirée par
l'approche d'un objet brillant. C'était un disque énorme, dont les colossal=
es dimensions
ne pouvaient être appréciées. Sa face tournée vers la Terre s'éclairait
vivement. On eût dit une petite Lune qui réfléchissait la lumière de la gra=
nde.
Elle s'avançait avec une prodigieuse vitesse et paraissait décrire autour d=
e la
Terre une orbite qui coupait la trajectoire du projectile. Le mouvement de =
translation
de ce mobile se complétait d'un mouvement de rotation sur lui-même. Il se
comportait donc comme tous les corps célestes abandonnés dans l'espace.
«Eh! s'écria Michel Ardan, qu'est cela? Un aut=
re
projectile?»
Barbicane ne répondit pas. L'apparition de ce
corps énorme le surprenait et l'inquiétait. Une rencontre était possible, q=
ui
aurait eu des résultats déplorables, soit que le projectile fût dévié de sa=
route,
soit qu'un choc, brisant son élan, le précipitât vers la Terre, soit enfin
qu'il se vît irrésistiblement entraîné par la puissance attractive de cet a=
stéroïde.
Le président Barbicane avait rapidement saisi =
les
conséquences de ces trois hypothèses qui, d'une façon ou d'une autre, amena=
ient
fatalement l'insuccès de sa tentative. Ses compagnons, muets, regardaient à=
travers
l'espace. L'objet grossissait prodigieusement en s'approchant, et par une
certaine illusion d'optique, il semblait que le projectile se précipitât
au-devant de lui.
«Mille dieux! s'écria Michel Ardan, les deux
trains vont se rencontrer!»
Instinctivement, les voyageurs s'étaient rejet=
és en
arrière. Leur épouvante fut extrême, mais elle ne dura pas longtemps, quelq=
ues secondes
à peine. L'astéroïde passa à plusieurs centaines de mètres du projectile et
disparut, non pas tant par la rapidité de sa course, que parce que sa face
opposée à la Lune se confondit subitement avec l'obscurité absolue de l'esp=
ace.
«Bon voyage! s'écria Michel Ardan en poussant =
un
soupir de satisfaction. Comment! l'infini n'est pas assez grand pour qu'un =
pauvre
petit boulet puisse s'y promener sans crainte! Ah çà! qu'est-ce que ce globe
prétentieux qui a failli nous heurter?
--Je le sais, répondit Barbicane.
--Parbleu! tu sais tout.
--C'est, dit Barbicane, un simple bolide, mais=
un
bolide énorme que l'attraction a retenu à l'état de satellite.
--Est-il possible! s'écria Michel Ardan. La te=
rre
a donc deux Lunes comme Neptune?
--Oui, mon ami, deux Lunes, bien qu'elle passe
généralement pour n'en posséder qu'une. Mais cette seconde Lune est si peti=
te
et sa vitesse est si grande, que les habitants de la Terre ne peuvent
l'apercevoir. C'est en tenant compte de certaines perturbations qu'un astro=
nome
français, M. Petit, a su déterminer l'existence de ce second satellite et en
calculer les éléments. D'après ses observations, ce bolide accomplirait sa
révolution autour de la Terre en trois heures vingt minutes seulement, ce q=
ui
implique une vitesse prodigieuse.
--Tous les astronomes, demanda Nicholl,
admettent-ils l'existence de ce satellite?
--Non, répondit Barbicane; mais si, comme nous,
ils s'étaient rencontrés avec lui, ils ne pourraient plus douter. Au fait, =
j'y pense,
ce bolide qui nous eût fort embarrassés en heurtant le projectile permet de
préciser notre situation dans l'espace.
--Comment? dit Ardan.
--Parce que sa distance est connue et, au poin=
t où
nous l'avons rencontré, nous étions exactement a huit mille cent quarante k=
ilomètres
de la surface du globe terrestre.
--Plus de deux mille lieues! s'écria Michel Ar=
dan.
Voilà qui enfonce les trains express de ce globe piteux qu'on appelle la Te=
rre!
--Je le crois bien, répondit Nicholl en consul=
tant
son chronomètre, il est onze heures, et nous n'avons quitté le continent
américain que depuis treize minutes.
--Treize minutes seulement? dit Barbicane
--Oui, répondit Nicholl, et si notre vitesse
initiale de onze kilomètres était constante, nous ferions près de dix mille
lieues à l'heure!
--Tout cela est fort bien, mes amis, dit le pr=
ésident,
mais reste toujours cette insoluble question. Pourquoi n'avons-nous pas ent=
endu
la détonation de la Columbiad?»
Faute de réponse, la conversation s'arrêta, et
Barbicane, tout en réfléchissant, s'occupa de rabaisser le mantelet du seco=
nd
hublot latéral. Son opération réussit, et, par la vitre dégagée, la Lune em=
plit
l'intérieur du projectile d'une brillante lumière. Nicholl, en homme économ=
e,
éteignit le gaz qui devenait inutile, et dont l'éclat, d'ailleurs, nuisait à
l'observation des espaces interplanétaires.
Le disque lunaire brillait alors avec une
incomparable pureté. Ses rayons, que ne tamisait plus la vaporeuse atmosphè=
re
du globe terrestre, filtraient à travers la vitre et saturaient l'air intér=
ieur
du projectile de reflets argentins. Le noir rideau du firmament doublait
véritablement l'éclat de la Lune, qui, dans ce vide de l'éther impropre à la
diffusion, n'éclipsait pas les étoiles voisines. Le ciel, ainsi vu, présent=
ait
un aspect tout nouveau que l'oeil humain ne pouvait soupçonner.
On conçoit l'intérêt avec lequel ces audacieux
contemplaient l'astre des nuits, but suprême de leur voyage. Le satellite d=
e la
Terre dans son mouvement de translation se rapprochait insensiblement du
zénith, point mathématique qu'il devait atteindre environ quatre-vingt-seiz=
e heures
plus tard. Ses montagnes, ses plaines, tout son relief ne s'accusaient pas =
plus
nettement à leurs yeux que s'ils les eussent considérés d'un point quelconq=
ue
de la Terre; mais sa lumière, à travers le vide, se développait avec une
incomparable intensité. Le disque resplendissait comme un miroir de platine=
. De
la terre qui fuyait sous leurs pieds, les voyageurs avaient déjà oublié tou=
t souvenir.
Ce fut le capitaine Nicholl qui, le premier,
rappela l'attention sur le globe disparu.
«Oui! répondit Michel Ardan, ne soyons pas ing=
rats
envers lui. Puisque nous quittons notre pays, que nos derniers regards lui =
appartiennent.
Je veux revoir la Terre avant qu'elle s'éclipse complètement à mes yeux!»
Barbicane, pour satisfaire aux désirs de son
compagnon, s'occupa de déblayer la fenêtre du fond du projectile, celle qui
devait permettre d'observer directement la Terre. Le disque que la force de
projection avait ramené jusqu'au culot fut démonté non sans peine. Ses morc=
eaux
placés avec soin contre les parois, pouvaient encore servir, le cas échéant.
Alors apparut une baie circulaire, large de cinquante centimètres, évidée d=
ans
la partie inférieure du boulet. Un verre, épais de quinze centimètres et
renforcé d'une armature de cuivre, la fermait. Au-dessous s'appliquait une
plaque d'aluminium retenue par des boulons. Les écrous dévissés, les boulons
largués, la plaque se rabattit, et la communication visuelle fut établie en=
tre
l'intérieur et l'extérieur.
Michel Ardan s'était agenouillé sur la vitre. =
Elle
était sombre, comme opaque.
«Eh bien, s'écria-t-il, et la Terre?
--La Terre, dit Barbicane, la voilà.
--Quoi! fit Ardan, ce mince filet, ce croissant
argenté?
--Sans doute, Michel. Dans quatre jours, lorsq=
ue
la Lune sera pleine, au moment même où nous l'atteindrons, la Terre sera
nouvelle. Elle ne nous apparaîtra plus que sous la forme d'un croissant dél=
ié
qui ne tardera pas à disparaître, et alors elle sera noyée pour quelques jo=
urs
dans une ombre impénétrable.
--Ça! la Terre!» répétait Michel Ardan, regard=
ant
de tous ses yeux cette mince tranche de sa planète natale.
L'explication donnée par le président Barbicane
était juste. La Terre, par rapport au projectile, entrait dans sa dernière
phase. Elle était dans son octant et montrait un croissant finement tracé s=
ur le
fond noir du ciel. Sa lumière, rendue bleuâtre par l'épaisseur de la couche
atmosphérique, offrait moins d'intensité que celle du croissant lunaire. Ce
croissant se présentait sous des dimensions considérables. On eût dit un arc
énorme tendu sur le firmament. Quelques points, vivement éclairés, surtout =
dans
sa partie concave, annonçaient la présence de hautes montagnes; mais ils
disparaissaient parfois sous d'épaisses taches qui ne se voient jamais à la
surface du disque lunaire. C'étaient des anneaux de nuage disposés concentr=
iquement
autour du sphéroïde terrestre.
Cependant, par suite d'un phénomène naturel, i=
dentique
à celui qui se produit sur la Lune lorsqu'elle est dans ses octants, on pou=
vait
saisir le contour entier du globe terrestre. Son disque entier apparaissait
assez visiblement par un effet de lumière cendrée, moins appréciable que la
lumière cendrée de la Lune. Et la raison de cette intensité moindre est fac=
ile
à comprendre. Lorsque ce reflet se produit sur la Lune, il est dû aux rayons
solaires que la Terre réfléchit vers son satellite. Ici, par un effet inver=
se,
il était dû aux rayons solaires réfléchis de la Lune vers la Terre. Or, la =
lumière
terrestre est environ treize fois plus intense que la lumière lunaire, ce q=
ui
tient à la différence de volume des deux corps. De là, cette conséquence qu=
e,
dans le phénomène de la lumière cendrée, la partie obscure du disque de la
Terre se dessine moins nettement que celle du disque de la Lune, puisque
l'intensité du phénomène est proportionnelle au pouvoir éclairant des deux
astres. Il faut ajouter aussi que le croissant terrestre semblait former une
courbe plus allongée que celle du disque. Pur effet d'irradiation.
Tandis que les voyageurs cherchaient à percer =
les
profondes ténèbres de l'espace, un bouquet étincelant d'étoiles filantes
s'épanouit à leurs yeux. Des centaines de bolides, enflammés au contact de =
l'atmosphère,
rayaient l'ombre de traînées lumineuses et zébraient de leurs feux la partie
cendrée du disque. A cette époque, la Terre était dans son périhélie, et le
mois de décembre est si propice à l'apparition de ces étoiles filantes, que=
des
astronomes en ont compté jusqu'à vingt-quatre mille par heure. Mais Michel
Ardan, dédaignant les raisonnements scientifiques, aima mieux croire que la
Terre saluait de ses plus brillants feux d'artifice le départ de trois de s=
es
enfants.
En somme, c'était tout ce qu'ils voyaient de ce
sphéroïde perdu dans l'ombre, astre inférieur du monde solaire, qui, pour l=
es
grandes planètes, se couche ou se lève comme une simple étoile du matin ou =
du soir!
Imperceptible point de l'espace, ce n'était plus qu'un croissant fugitif, ce
globe où ils avaient laissé toutes leurs affections!
Longtemps, les trois amis, sans parler, mais u=
nis
de coeur, regardèrent, tandis que le projectile s'éloignait avec une vitess=
e uniformément
décroissante. Puis, une somnolence irrésistible envahit leur cerveau. Était=
-ce
fatigue de corps et fatigue d'esprit? Sans doute, car après la surexcitatio=
n de
ces dernières heures passées sur la Terre, la réaction devait inévitablemen=
t se
produire.
«Eh bien, dit Michel, puisqu'il faut dormir,
dormons.»
Et, s'étendant sur leurs couchettes, tous trois
furent bientôt ensevelis dans un profond sommeil.
Mais ils ne s'étaient pas assoupis depuis un q=
uart
d'heure, que Barbicane se relevait subitement et réveillant ses compagnons
d'une voix formidable:
«J'ai trouvé! s'écria-t-il!
--Qu'as-tu trouvé? demanda Michel Ardan sautant
hors de sa couchette.
--La raison pour laquelle nous n'avons pas ent=
endu
la détonation de la Columbiad!
--Et c'est?... fit Nicholl.
--Parce que notre projectile allait plus vite =
que
le son!»
Où l'on s'installe
Cette
explication curieuse, mais certainement exacte, une fois donnée, les trois =
amis
s'étaient replongés dans un profond sommeil. Où auraient-ils, pour dormir,
trouvé un lieu plus calme, un milieu plus paisible? Sur terre, les maisons =
des
villes, les chaumières des campagnes, ressentent toutes les secousses impri=
mées
à l'écorce du globe. Sur mer, le navire, ballotté par les lames, n'est que =
choc
et mouvement. Dans l'air, le ballon oscille incessamment sur des couches fl=
uides
de densités diverses. Seul, ce projectile, flottant dans le vide absolu, au
milieu du silence absolu, offrait à ses hôtes le repos absolu.
Aussi, le sommeil des trois aventureux voyageu=
rs
se fût-il peut-être indéfiniment prolongé, si un bruit inattendu ne les eût
éveillés vers sept heures du matin, le 2 décembre, huit heures après leur
départ.
Ce bruit, c'était un aboiement très caractéris=
é.
«Les chiens! Ce sont les chiens!» s'écria Mich=
el
Ardan, se relevant aussitôt.
--Ils ont faim, dit Nicholl.
--Pardieu! répondit Michel, nous les avons
oubliés!
--Où sont-ils?» demanda Barbicane.
On chercha, et l'on trouva l'un de ces animaux
blotti sous le divan. Épouvanté, anéanti par le choc initial, il était resté
dans ce coin jusqu'au moment où la voix lui revint avec le sentiment de la
faim.
C'était l'aimable Diane, assez penaude encore,=
qui
s'allongea hors de sa retraite, non sans se faire prier. Cependant Michel A=
rdan
l'encourageait de ses plus gracieuses paroles.
«Viens, Diane, disait-il, viens, ma fille! toi,
dont la destinée marquera dans les annales cynégétiques! toi que les païens
eussent donnée pour compagne au dieu Anubis, et les chrétiens pour amie à s=
aint
Roch! toi, digne d'être forgée en airain par le roi des enfers, comme ce to=
utou
que Jupiter céda à la belle Europe au prix d'un baiser! toi, dont la célébr=
ité
effacera celle des héros de Montargis et du mont Saint-Bernard! toi, qui,
t'élançant vers les espaces interplanétaires, seras peut-être l'Ève des chi=
ens
sélénites! toi qui justifieras là-haut cette parole de Toussenel: «Au
commencement. «Dieu créa l'homme, et le voyant si faible, il lui «donna le
chien!» Viens, Diane! viens ici!»
Diane, flattée ou non, s'avançait peu à peu et
poussait des gémissements plaintifs.
«Bon! fit Barbicane, je vois bien Ève, mais où=
est
Adam?
--Adam! répondit Michel, Adam ne peut être loi=
n!
Il est là, quelque part! Il faut l'appeler! Satellite! ici, Satellite!»
Mais Satellite ne paraissait pas. Diane contin=
uait
de gémir. On constata cependant qu'elle n'était point blessée, et on lui se=
rvit
une appétissante pâtée qui fit taire ses plaintes.
Quant à Satellite, il semblait introuvable. Il
fallut chercher longtemps avant de le découvrir dans un des compartiments
supérieurs du projectile, où un contrecoup, assez inexplicable, l'avait vio=
lemment
lancé. La pauvre bête, fort endommagée, était dans un piteux état.
«Diable! dit Michel, voilà notre acclimatation
compromise!»
On descendit le malheureux chien avec précauti=
on.
Sa tête s'était fracassée contre la voûte, et il semblait difficile qu'il
revînt d'un tel choc. Néanmoins, il fut confortablement étendu sur un couss=
in
et là, il laissa échapper un soupir.
«Nous te soignerons, dit Michel. Nous sommes
responsables de ton existence. J'aimerais mieux perdre un bras qu'une patte=
de
mon pauvre Satellite!»
Et, ce disant, il offrit quelques gorgées d'ea=
u au
blessé, qui les but avidement.
Ces soins donnés, les voyageurs observèrent
attentivement la Terre et la Lune. La Terre n'était plus figurée que par un
disque cendré que terminait un croissant plus rétréci que la veille; mais s=
on
volume restait encore énorme, si on le comparait à celui de la Lune qui se =
rapprochait
de plus en plus d'un cercle parfait.
«Parbleu! dit alors Michel Ardan, je suis vrai=
ment
fâché que nous ne soyons pas partis au moment de la Pleine-Terre, c'est-à-d=
ire
lorsque notre globe se trouvait en opposition avec le Soleil.
--Pourquoi? demanda Nicholl.
--Parce que nous aurions aperçu sous un nouveau
jour nos continents et nos mers, ceux-ci resplendissants sous la projection=
des
rayons solaires, celles-là plus sombres et telles qu'on les reproduit sur c=
ertaines
mappemondes! J'aurais voulu voir ces pôles de la Terre sur lesquels le rega=
rd
de l'homme ne s'est encore jamais reposé!
--Sans doute, répondit Barbicane, mais si la T=
erre
avait été pleine, la Lune aurait été nouvelle, c'est-à-dire invisible au mi=
lieu
de l'irradiation du Soleil. Or, mieux vaut pour nous voir le but d'arrivée =
que
le point de départ.
--Vous avez raison, Barbicane, répondit le
capitaine Nicholl, et d'ailleurs quand nous aurons atteint la Lune, nous au=
rons
le temps, pendant les longues nuits lunaires, de considérer à loisir ce glo=
be
où fourmillent nos semblables!
--Nos semblables! s'écria Michel Ardan. Mais maintenant, ils ne sont pas plus nos semblables que les Sélénites! Nous habitons un monde nouveau, peuplé de nous seuls, le projectile! Je suis le semblable de Barbicane, et Barbicane est le semblable de Nicholl. Au-delà de nous, en dehors de nous, l'humanité finit, et nous sommes les seules popula= tions de ce microcosme jusqu'au moment où nous deviendrons de simples Sélénites!<= o:p>
--Dans quatre-vingt-huit heures environ, répli=
qua
le capitaine.
--Ce qui veut dire?... demanda Michel Ardan.
--Qu'il est huit heures et demie, répondit
Nicholl.
--Eh bien, repartit Michel, il m'est impossibl=
e de
trouver même l'apparence d'une raison pour laquelle nous ne déjeunerions pa=
s illico.»
En effet, les habitants du nouvel astre ne
pouvaient y vivre sans manger, et leur estomac subissait alors les impérieu=
ses
lois de la faim. Michel Ardan, en sa qualité de Français, se déclara cuisin=
ier en
chef, importante fonction qui ne lui suscita pas de concurrents. Le gaz don=
na
les quelques degrés de chaleur suffisants pour les apprêts culinaires, et le
coffre aux provisions fournit les éléments de ce premier festin.
Le déjeuner débuta par trois tasses d'un bouil=
lon
excellent, dû à la liquéfaction dans l'eau chaude de ces précieuses tablett=
es
Liebig, préparées avec les meilleurs morceaux des ruminants des Pampas. Au =
bouillon
de boeuf succédèrent quelques tranches de beefsteak comprimés à la presse
hydraulique, aussi tendres, aussi succulents que s'ils fussent sortis des
cuisines du café Anglais. Michel, homme d'imagination, soutint même qu'ils
étaient «saignants».
Des légumes conservés «et plus frais que natur=
e»,
dit aussi l'aimable Michel, succédèrent au plat de viande, et furent suivis=
de
quelques tasses de thé avec tartines beurrées à l'américaine. Ce breuvage, =
déclaré
exquis, était dû à l'infusion de feuilles de premier choix dont l'empereur =
de
Russie avait mis quelques caisses à la disposition des voyageurs.
Enfin, pour couronner ce repas, Ardan dénicha =
une
fine bouteille de Nuits, qui se trouvait «par hasard» dans le compartiment =
des provisions.
Les trois amis la burent à l'union de la Terre et de son satellite.
Et comme si ce n'était pas assez de ce vin
généreux qu'il avait distillé sur les coteaux de Bourgogne, le Soleil voulu=
t se
mettre de la partie. Le projectile sortait en ce moment du cône d'ombre pro=
jeté
par le globe terrestre, et les rayons de l'astre radieux frappèrent directe=
ment
le disque inférieur du boulet, en raison de l'angle que fait l'orbite de la
Lune avec celle de la Terre.
«Le Soleil! s'écria Michel Ardan.
--Sans doute, répondit Barbicane. Je l'attenda=
is.
--Cependant, dit Michel, le cône d'ombre que la
Terre laisse dans l'espace s'étend au-delà de la Lune?
--Beaucoup au-delà, si on ne tient pas compte =
de
la réfraction atmosphérique, dit Barbicane. Mais quand la Lune est envelopp=
ée
dans cette ombre, c'est que les centres des trois astres, le Soleil, la Ter=
re
et la Lune, sont en ligne droite. Alors les noeuds coïncident avec les phas=
es
de la Pleine-Lune et il y a éclipse. Si nous étions partis au moment d'une
éclipse de Lune, tout notre trajet se fût accompli dans l'ombre, ce qui eût=
été
fâcheux.
--Pourquoi?
--Parce que, bien que nous flottions dans le v= ide, notre projectile, baigné au milieu des rayons solaires recueillera leur lum= ière et leur chaleur. Donc, économie de gaz, économie précieuse à tous égards.»<= o:p>
En effet, sous ces rayons dont aucune atmosphè=
re
n'adoucissait la température et l'éclat, le projectile se réchauffait et
s'éclairait comme s'il eût subitement passé de l'hiver à l'été. La Lune en
haut, le Soleil en bas, l'inondaient de leurs feux.
«Il fait bon ici, dit Nicholl.
--Je le crois bien! s'écria Michel Ardan. Avec=
un
peu de terre végétale répandue sur notre planète d'aluminium, nous ferions
pousser les petits pois en vingt-quatre heures. Je n'ai qu'une crainte, c'e=
st que
les parois du boulet n'entrent en fusion!
--Rassure-toi, mon digne ami, répondit Barbica=
ne.
Le projectile a supporté une température bien autrement élevée, pendant qu'=
il
glissait sur les couches atmosphériques. Je ne serais même pas étonné qu'il=
se fût
montré aux yeux des spectateurs de la Floride comme un bolide en feu.
--Mais alors, J.-T. Maston doit nous croire rô=
tis.
--Ce qui m'étonne, répondit Barbicane, c'est q= ue nous ne l'ayons pas été. C'était là un danger que nous n'avions pas prévu.<= o:p>
--Je le craignais, moi, répondit simplement
Nicholl.
--Et tu ne nous en avais rien dit, sublime
capitaine!» s'écria Michel Ardan en serrant la main de son compagnon.
Cependant Barbicane procédait à son installati=
on
dans le projectile comme s'il n'eût jamais dû le quitter. On se rappelle qu=
e ce
wagon aérien offrait à sa base une superficie de cinquante-quatre pieds car=
rés.
Haut de douze pieds jusqu'au sommet de sa voûte, habilement aménagé à
l'intérieur, peu encombré par les instruments et ustensiles de voyage qui
occupaient chacun une place spéciale, il laissait à ses trois hôtes une
certaine liberté de mouvements. L'épaisse vitre, engagée dans une partie du
culot, pouvait supporter impunément un poids considérable. Aussi Barbicane =
et
ses compagnons marchaient-ils à sa surface comme sur un plancher solide; ma=
is
le Soleil, qui la frappait directement de ses rayons, éclairant par en dess=
ous l'intérieur
du projectile, y produisait de singuliers effets de lumière.
On commença par vérifier l'état de la caisse à=
eau
et de la caisse aux vivres. Ces récipients n'avaient aucunement souffert, g=
râce
aux dispositions prises pour amortir le choc. Les vivres étaient abondants =
et
pouvaient nourrir les trois voyageurs pendant une année entière. Barbicane
avait voulu se précautionner pour le cas où le projectile arriverait sur une
portion absolument stérile de la Lune. Quant à l'eau et à la réserve
d'eau-de-vie qui comprenait cinquante gallons, il y en avait pour deux mois
seulement. Mais, à s'en rapporter aux dernières observations des astronomes=
, la
Lune conservait une atmosphère basse, dense, épaisse, au moins dans ses val=
lées
profondes, et là les ruisseaux, les sources ne pouvaient manquer. Donc, pen=
dant
la durée du trajet et pendant la première année de leur installation sur le
continent lunaire, les aventureux explorateurs ne devaient être éprouvés ni=
par
la faim ni par la soif.
Restait la question de l'air à l'intérieur du
projectile. Là encore, toute sécurité. L'appareil Reiset et Regnaut, destin=
é à
la production de l'oxygène, était alimenté pour deux mois de chlorate de
potasse. Il consommait nécessairement une certaine quantité de gaz, car il =
devait
maintenir au-dessus de quatre cents degrés la matière productrice. Mais là
encore, on était en fonds. L'appareil ne demandait, d'ailleurs, qu'un peu de
surveillance. Il fonctionnait automatiquement. A cette température élevée, =
le
chlorate de potasse, se changeant en chlorure de potassium, abandonnait tout
l'oxygène qu'il contenait. Or, que donnaient dix-huit livres de chlorate de=
potasse?
Les sept livres d'oxygène nécessaire à la consommation quotidienne des hôte=
s du
projectile.
Mais il ne suffisait pas de renouveler l'oxygè=
ne
dépensé, il fallait encore absorber l'acide carbonique produit par
l'expiration. Or, depuis une douzaine d'heures, l'atmosphère du boulet s'ét=
ait
chargée de ce gaz absolument délétère, produit définitif de la combustion d=
es éléments
du sang par l'oxygène inspiré. Nicholl reconnut cet état de l'air en voyant
Diane haleter péniblement. En effet, l'acide carbonique--par un phénomène
identique à celui qui se produit dans la fameuse Grotte du Chien--se massait
vers le fond du projectile, en raison de sa pesanteur. La pauvre Diane, la =
tête
basse, devait donc souffrir avant ses maîtres de la présence de ce gaz. Mai=
s le
capitaine Nicholl se hâta de remédier à cet état de choses. Il disposa sur =
le
fond du projectile plusieurs récipients contenant de la potasse caustique q=
u'il
agita pendant un certain temps, et cette matière, très avide d'acide
carbonique, l'absorba complètement et purifia ainsi l'air intérieur.
L'inventaire des instruments fut alors commenc=
é.
Les thermomètres et les baromètres avaient résisté, sauf un thermomètre à
minima dont le verre s'était brisé. Un excellent anéroïde, retiré de la boî=
te
ouatée qui le contenait, fut accroché à l'une des parois. Naturellement, il=
ne
subissait et ne marquait que la pression de l'air à l'intérieur du projecti=
le.
Mais il indiquait aussi la quantité de vapeur d'eau qu'il renfermait. En ce
moment son aiguille oscillait entre 765 et 760 millimètres. C'était «du beau
temps».
Barbicane avait emporté aussi plusieurs compas=
qui
furent retrouvés intacts. On comprend que dans ces conditions, leur aiguille
était affolée, c'est-à-dire sans direction constante. En effet, à la distan=
ce
où le boulet se trouvait de la Terre, le pôle magnétique ne pouvait exercer=
sur
l'appareil aucune action sensible. Mais ces boussoles, transportées sur le
disque lunaire, y constateraient peut-être des phénomènes particuliers. En =
tout
cas, il était intéressant de vérifier si le satellite de la Terre se soumet=
tait
comme elle à l'influence magnétique.
Un hypsomètre pour mesurer l'altitude des
montagnes lunaires, un sextant destiné à prendre la hauteur du Soleil, un
théodolite, instrument de géodésie qui sert à lever les plans et à réduire =
les angles
à l'horizon, les lunettes dont l'usage devait être très apprécié aux approc=
hes
de la Lune, tous ces instruments furent visités avec soin et reconnus bons,
malgré la violence de la secousse initiale.
Quant aux ustensiles, aux pics, aux pioches, a=
ux
divers outils dont Nicholl avait fait un choix spécial; quant aux sacs de
graines variées, aux arbustes que Michel Ardan comptait transplanter dans l=
es terres
sélénites, ils étaient à leur place dans les coins supérieurs du projectile=
. Là
s'évidait une sorte de grenier encombré d'objets que le prodigue Français y
avait empilés. Quels ils étaient, on ne savait guère, et le joyeux garçon ne
s'expliquait pas là-dessus. De temps en temps, il montait par des crampons
rivés aux parois jusqu'à ce capharnaüm, dont il s'était réservé l'inspectio=
n.
Il rangeait, il arrangeait, il plongeait une main rapide dans certaines boî=
tes mystérieuses,
en chantant de la voix la plus fausse quelque vieux refrain de France qui
égayait la situation.
Barbicane observa avec intérêt que ses fusées =
et
autres artifices n'avaient pas été endommagés. Ces pièces importantes,
puissamment chargées, devaient servir à ralentir la chute du projectile,
lorsque celui-ci, sollicité par l'attraction lunaire, après avoir dépassé l=
e point
d'attraction neutre, tomberait sur la surface de la Lune. Chute, d'ailleurs,
qui devait être six fois moins rapide qu'elle ne l'eût été à la surface de =
la
Terre, grâce à la différence de masse des deux astres.
L'inspection se termina donc à la satisfaction
générale. Puis chacun revint observer l'espace par les fenêtres latérales e=
t à
travers la vitre inférieure.
Même spectacle. Toute l'étendue de la sphère
céleste, fourmillant d'étoiles et de constellations d'une pureté merveilleu=
se,
à rendre fou un astronome. D'un côté, le Soleil, comme la gueule d'un four =
embrasé,
disque éblouissant sans auréole, se détachant sur le fond noir du ciel. De
l'autre, la Lune lui ejetant ses feux par réflexion, et comme immobile au
milieu du monde stellaire. Puis, une tache assez forte, qui semblait trouer=
le
firmament et que bordait encore un demi-liséré argenté: c'était la Terre. Ç=
à et
là, des nébuleuses massées comme de gros flocons d'une neige sidérale, et du
zénith au nadir, un immense anneau formé d'une impalpable poussière d'astre=
s, cette
voie lactée, au milieu de laquelle le Soleil ne compte que pour une étoile =
de
quatrième grandeur!
Les observateurs ne pouvaient détacher leurs
regards de ce spectacle si nouveau, dont aucune description ne saurait donn=
er l'idée.
Que de réflexions il leur suggéra! Quelles émotions inconnues il éveilla da=
ns
leur âme! Barbicane voulut commencer le récit de son voyage sous l'empire de
ces impressions, et il nota heure par heure tous les faits qui signalaient =
le
début de son entreprise. Il écrivait tranquillement de sa grosse écriture
carrée et dans un style un peu commercial.
Pendant ce temps, le calculateur Nicholl revoy= ait ses formules de trajectoires et manoeuvrait les chiffres avec une dextérité sans pareille. Michel Ardan causait tantôt avec Barbicane qui ne lui répond= ait guère, tantôt avec Nicholl qui ne l'entendait pas, avec Diane qui ne compre= nait rien à ses théories, avec lui-même enfin, se faisant demandes et réponses, allant, venant, s'occupant de mille détails, tantôt courbé sur la vitre inférieure, tantôt juché dans les hauteurs du projectile, et toujours chantonnant. Dans ce microcosme il représentait l'agitation et la loquacité française, et l'on est prié de croire qu'elle était dignement représentée.<= o:p>
La journée, ou plutôt--car l'expression n'est =
pas
juste--le laps de douze heures qui forme le jour sur la Terre, se termina p=
ar
un souper copieux, finement préparé. Aucun incident de nature à altérer la =
confiance
des voyageurs ne s'était encore produit. Aussi, pleins d'espoir, déjà sûrs =
du
succès, ils s'endormirent paisiblement, tandis que le projectile, sous une
vitesse uniformément décroissante, franchissait les routes du ciel.
Un peu d'algèbre
La nu=
it se
passa sans incident. A vrai dire, ce mot «nuit» est impropre.
La position du projectile ne changeait pas par
rapport au Soleil. Astronomiquement, il faisait jour sur la partie inférieu=
re
du boulet, nuit sur sa partie supérieure. Lors donc que dans ce récit ces d=
eux mots
sont employés, ils expriment le laps de temps qui s'écoule entre le lever e=
t le
coucher du Soleil sur la Terre.
Le sommeil des voyageurs fut d'autant plus
paisible que, malgré son excessive vitesse, le projectile semblait être
absolument immobile. Aucun mouvement ne trahissait sa marche à travers
l'espace. Le déplacement, quelque rapide qu'il soit, ne peut produire un ef=
fet sensible
sur l'organisme, quand il a lieu dans le vide ou lorsque la masse d'air cir=
cule
avec le corps entraîné. Quel habitant de la Terre s'aperçoit de sa vitesse,=
qui
l'emporte cependant à raison de quatre-vingt-dix mille kilomètres par heure=
? Le
mouvement, dans ces conditions, ne se «ressent» pas plus que le repos. Aussi
tout corps y est-il indifférent. Un corps est-il en repos, il y demeurera t=
ant qu'aucune
force étrangère ne le déplacera. Est-il en mouvement, il ne s'arrêtera plus=
si
aucun obstacle ne vient enrayer sa marche. Cette indifférence au mouvement =
ou
au repos, c'est l'inertie.
Barbicane et ses compagnons pouvaient donc se
croire dans une immobilité absolue, étant enfermés à l'intérieur du project=
ile.
L'effet eût été le même, d'ailleurs, s'ils se fussent placés à l'extérieur.
Sans la Lune qui grossissait au-dessus d'eux, ils auraient juré qu'ils
flottaient dans une stagnation complète.
Ce matin-là, le 3 décembre, les voyageurs fure=
nt
réveillés par un bruit joyeux, mais inattendu. Ce fut le chant du coq qui
retentit à l'intérieur du wagon.
Michel Ardan, le premier sur pied, grimpa jusq=
u'au
sommet du projectile, et fermant une caisse entrouverte:
«Veux-tu te taire? dit-il à voix basse. Cet
animal-là va faire manquer ma combinaison!»
Cependant Nicholl et Barbicane s'étaient
réveillés.
«Un coq? avait dit Nicholl.
--Eh non! mes amis, répondit vivement Michel,
c'est moi qui ai voulu vous réveiller par cette vocalise champêtre!»
Et ce disant, il poussa un splendide kokoriko =
qui
eût fait honneur au plus orgueilleux des gallinacés.
Les deux Américains ne purent s'empêcher de ri=
re.
«Un joli talent, dit Nicholl, regardant son
compagnon d'un air soupçonneux.
--Oui, répondit Michel, une plaisanterie de mon
pays. C'est très gaulois. On fait, comme cela, le coq dans les meilleures
sociétés!»
Puis, détournant la conversation:
«Sais-tu, Barbicane, dit-il, à quoi j'ai pensé
toute la nuit?
--Non, répondit le président.
--A nos amis de Cambridge. Tu as déjà remarqué=
que
je suis un admirable ignorant des choses mathématiques. Il m'est donc
impossible de deviner comment les savants de l'Observatoire ont pu calculer=
quelle
vitesse initiale devrait avoir le projectile en quittant la Columbiad pour
atteindre la Lune.
--Tu veux dire, répliqua Barbicane, pour attei=
ndre
ce point neutre où les attractions terrestre et lunaire se font équilibre, =
car,
à partir de ce point situé aux neuf dixièmes du parcours environ, le projec=
tile
tombera sur la Lune simplement en vertu de sa pesanteur.
--Soit, répondit Michel, mais, encore une fois,
comment ont-ils pu calculer la vitesse initiale?
--Rien n'était plus aisé, répondit Barbicane.<= o:p>
--Et tu aurais su faire ce calcul? demanda Mic=
hel
Ardan.
--Parfaitement. Nicholl et moi, nous l'eussions
établi, si la note de l'Observatoire ne nous eût évité cette peine.
--Eh bien, mon vieux Barbicane, répondit Miche=
l,
on m'eût plutôt coupé la tête, en commençant par les pieds, que de me faire
résoudre ce problème-là!
--Parce que tu ne sais pas l'algèbre, répliqua
tranquillement Barbicane.
--Ah! vous voilà bien, vous autres, mangeurs d=
' x !
Vous croyez avoir tout dit quand vous avez dit: l'algèbre.
--Michel, répliqua Barbicane, crois-tu qu'on
puisse forger sans marteau ou labourer sans charrue?
--Difficilement.
--Eh bien, l'algèbre est un outil, comme la
charrue ou le marteau, et un bon outil pour qui sait l'employer.
--Sérieusement?
--Très sérieusement.
--Et tu pourrais manier cet outil-là devant mo=
i?
--Si cela t'intéresse.
--Et me montrer comment on a calculé la vitesse
initiale de notre wagon?
--Oui, mon digne ami. En tenant compte de tous=
les
éléments du problème, de la distance du centre de la Terre au centre de la
Lune, du rayon de la Terre, de la masse de la Terre, de la masse de la Lune=
, je
puis établir exactement quelle a dû être la vitesse initiale du projectile,=
et
cela par une simple formule.
--Voyons la formule.
--Tu la verras. Seulement, je ne te donnerai p=
as
la courbe tracée réellement par le boulet entre la Lune et la Terre, en ten=
ant
compte de leur mouvement de translation autour du Soleil. Non. Je considére=
rai
ces deux astres comme immobiles, ce qui nous suffit.
--Et pourquoi?
--Parce que ce serait chercher la solution de =
ce
problème qu'on appelle «le problème des trois corps», et que le calcul inté=
gral
n'est pas encore assez avancé pour le résoudre.
--Tiens, fit Michel Ardan de son ton narquois,=
les
mathématiques n'ont donc pas dit leur dernier mot?
--Certainement non, répondit Barbicane.
--Bon! Peut-être les Sélénites ont-ils poussé =
plus
loin que vous le calcul intégral! Et à propos, qu'est-ce que ce calcul
intégral?
--C'est un calcul qui est l'inverse du calcul
différentiel, répondit sérieusement Barbicane.
--Bien obligé.
--Autrement dit, c'est un calcul par lequel on
cherche les quantités finies dont on connaît la différentielle.
--Au moins, voilà qui est clair, répondit Mich=
el
d'un air on ne peut plus satisfait.
--Et maintenant, reprit Barbicane, un bout de
papier, un bout de crayon, et avant une demi-heure je veux avoir trouvé la
formule demandée.»
Barbicane, cela dit, s'absorba dans son travai=
l,
tandis que Nicholl observait l'espace, laissant à son compagnon le soin du
déjeuner.
Une demi-heure ne s'était pas écoulée que
Barbicane, relevant la tête, montrait à Michel Ardan une page couverte de
signes algébriques, au milieu desquels se détachait cette formule générale:=
% 1=
2
2 r m'
r r % - (v - v ) =3D gr { --- - 1 + --- ( -=
-- -
---) } % 2 0 x m
d-x d-r
\( \frac{1}{2}\left(v^2-v 0^2\right)=
=3D gr\left\{\frac{r}{x}-1+\frac{m'}{m}\l=
eft(\frac{r}{d-x}-
\frac{r}{d-r}\right)\right\} \)=
«Et cela signifie?..., demanda Michel
--Cela signifie, répondit Nicholl, que: un dem=
i de
v deux moins v zéro
carré, égale gr multiplié par r sur x moins
un, plus m prime sur m multiplié par r sur d moins
x , moins r sur d moins
r ...
-- X =
sur y monté
sur z et chevauchant sur p , s'écria Michel Ardan en éclatant de =
rire.
Et tu comprends cela, capitaine?
--Rien n'est plus clair.
--Comment donc! dit Michel. Mais cela saute aux
yeux, et je n'en demande pas davantage.
--Rieur sempiternel! répliqua Barbicane. Tu as
voulu de l'algèbre, et tu en auras jusqu'au menton!
--J'aime mieux qu'on me pende!
--En effet, répondit Nicholl, qui examinait la
formule en connaisseur, ceci me paraît bien trouvé, Barbicane. C'est
l'intégrale de l'équation des forces vives, et je ne doute pas qu'elle ne n=
ous
donne le résultat cherché.
--Mais je voudrais comprendre! s'écria Michel.=
Je
donnerais dix ans de la vie de Nicholl pour comprendre!
--Ecoute alors, reprit Barbicane. Un demi de <=
span
style=3D'mso-spacerun:yes'> v deux
moins v zéro carré, c'est la formule qui nous do=
nne la
demi-variation de la force vive.
--Bon, et Nicholl sait ce que cela signifie?
--Sans doute, Michel, répondit le capitaine. T=
ous
ces signes, qui te paraissent cabalistiques, forment cependant le langage le
plus clair, le plus net, le plus logique pour qui sait le lire.
--Et tu prétends, Nicholl, demanda Michel, qu'=
au
moyen de ces hiéroglyphes, plus incompréhensibles que des ibis égyptiens, t=
u pourras
trouver quelle vitesse initiale il convenait d'imprimer au projectile?
--Incontestablement, répondit Nicholl, et même=
par
cette formule, je pourrai toujours te dire quelle est sa vitesse à un point
quelconque de son parcours.
--Ta parole?
--Ma parole.
--Alors, tu es aussi malin que notre président=
?
--Non, Michel. Le difficile, c'est ce qu'a fait
Barbicane. C'est d'établir une équation qui tienne compte de toutes les
conditions du problème. Le reste n'est plus qu'une question d'arithmétique,=
et n'exige
que la connaissance des quatre règles.
--C'est déjà beau!» répondit Michel Ardan, qui=
, de
sa vie, n'avait pu faire une addition juste et qui définissait ainsi cette
règle: «Petit casse-tête chinois qui permet d'obtenir des totaux indéfinime=
nt variés.»
Cependant Barbicane affirmait que Nicholl, en y
songeant, aurait certainement trouvé cette formule.
«Je n'en sais rien, disait Nicholl, car, plus =
je
l'étudie, plus je la trouve merveilleusement établie.
--Maintenant, écoute, dit Barbicane à son igno=
rant
camarade, et tu vas voir que toutes ces lettres ont une signification.
--J'écoute, dit Michel d'un air résigné.
-- d , fit Barbicane, c'est la distance du cen=
tre
de la Terre au centre de la Lune, car ce sont les centres qu'il faut prendre
pour calculer les attractions.
--Cela je le comprends.
-- r =
est le
rayon de la Terre.
-- r , rayon. Admis.
-- m =
est la
masse de la Terre; m prime la masse de la Lune. En effet, il =
faut
tenir compte de la masse des deux corps attirants, puisque l'attraction est
proportionnelle aux masses.
--C'est entendu.
-- g représente la gravité, la vitesse acquis=
e au
bout d'une seconde par un corps qui tombe à la surface de la Terre. Est-ce
clair?
--De l'eau de roche! répondit Michel.
--Maintenant, je représente par x la
distance variable qui sépare le projectile du centre de la Terre, et par v la
vitesse qu'a ce projectile à cette distance.
--Bon.
--Enfin, l'expression v zéro
qui figure dans l'équation est la vitesse que possède le boulet au sortir de
l'atmosphère.
--En effet, dit Nicholl, c'est à ce point qu'il
faut calculer cette vitesse, puisque nous savons déjà que la vitesse au dép=
art
vaut exactement les trois demis de la vitesse au sortir de l'atmosphère.
--Comprends plus! fit Michel.
--C'est pourtant bien simple, dit Barbicane.
--Pas si simple que moi, répliqua Michel.
--Cela veut dire que lorsque notre projectile =
est
arrivé à la limite de l'atmosphère terrestre, il avait déjà perdu un tiers =
de
sa vitesse initiale.
--Tant que cela?
--Oui, mon ami, rien que par son frottement sur
les couches atmosphériques. Tu comprends bien que plus il marchait rapideme=
nt, plus
il trouvait de résistance de la part de l'air.
--Ça, je l'admets, répondit Michel, et je le
comprends, bien que tes v zéro deux et tes v zéro
carrés se secouent dans ma tête comme des clous dans un sac!
--Premier effet de l'algèbre, reprit Barbicane=
. Et
maintenant, pour t'achever, nous allons établir la donnée numérique de ces
diverses expressions, c'est-à-dire chiffrer leur valeur.
--Achevez-moi! répondit Michel.
--De ces expressions, dit Barbicane, les unes =
sont
connues, les autres sont à calculer.
--Je me charge de ces dernières, dit Nicholl.<= o:p>
--Voyons r ,
reprit Barbicane. r , c'est le ray=
on de
la Terre qui, sous la latitude de la Floride notre point de départ, égale s=
ix millions
trois cent soixante-dix mille mètres. d ,
c'est-à-dire la distance du centre de la Terre au centre de la Lune, vaut c=
inquante-six
rayons terrestres, soit...»
Nicholl chiffra rapidement.
«Soit, dit-il, trois cent cinquante-six millio=
ns
sept cent vingt mille mètres, au moment où la Lune est à son périgée,
c'est-à-dire à sa distance la plus rapprochée de la Terre.
--Bien, fit Barbicane. Maintenant m prime
sur m , c'est-à-dire le rapport de=
la
masse de la Lune à celle de la Terre, égale un quatre-vingt-unième.
--Parfait, dit Michel.
-- g , la gravité, est à la Floride de neuf mè=
tres
quatre-vingt-un. D'où résulte que =
gr égale...
--Soixante-deux millions quatre cent vingt-six
mille mètres carrés, répondit Nicholl.
--Et maintenant? demanda Michel Ardan.
--Maintenant que les expressions sont chiffrée=
s,
répondit Barbicane, je vais chercher la vitesse v zéro,
c'est-à-dire la vitesse que doit avoir le projectile en quittant l'atmosphè=
re
pour atteindre le point d'attraction égale avec une vitesse nulle. Puisque,=
à
ce moment, la vitesse sera nulle, je pose qu'elle égalera zéro, et que x , la distance où se trouve ce point ne=
utre,
sera représentée par les neuf dixièmes de d , c'est-à-dire de la distance qu sépar=
e les
deux centres.
--J'ai une vague idée que cela doit être ainsi,
dit Michel.
--J'aurai donc alors: x égale
neuf dixièmes de d , et v égale
zéro, et ma formule deviendra...»
Barbicane écrivit rapidement sur le papier:
\(=
v 0^2=3D2gr\left\{1-\frac{10r}{9d}-\frac{1}{81}
\left(\frac{10r}{d}-\frac{r}{d-r}\rig=
ht)\right\}
\)
Nicholl lut d'un oeil avide.
«C'est cela! c'est cela! s'écria-t-il.
--Est-ce clair? demanda Barbicane.
--C'est écrit en lettres de feu! répondit Nich=
oll.
--Les braves gens! murmurait Michel.
--As-tu compris, enfin? lui demanda Barbicane.=
--Si j'ai compris! s'écria Michel Ardan, mais =
c'est-à-dire
que ma tête en éclate!
--Ainsi, reprit Barbicane, v zéro
deux égale deux gr multiplié par un, moins dix r sur 9
d , moins un quatre-vingt-unième
multiplié par dix r sur =
span>d moins =
r
sur d moins
r .
--Et maintenant, dit Nicholl, pour obtenir la vitesse du boulet au sortir de l'atmosphère, il n'y a plus qu'à calculer.»<= o:p>
Le capitaine, en praticien rompu à toutes les
difficultés, se mit à chiffrer avec une rapidité effrayante. Divisions et
multiplications s'allongeaient sous ses doigts. Les chiffres grêlaient sa p=
age blanche.
Barbicane le suivait du regard, pendant que Michel Ardan comprimait à deux
mains une migraine naissante.
«Eh bien? demanda Barbicane, après plusieurs
minutes de silence.
--Eh bien, tout calcul fait, répondit Nicholl,=
v zéro,
c'est-à-dire la vitesse du projectile au sortir de l'atmosphère, pour attei=
ndre
le point d'égale attraction, a dû être de...
--De?... fit Barbicane.
--De onze mille cinquante et un mètres dans la
première seconde.
--Hein! fit Barbicane, bondissant, vous dites!=
--Onze mille cinquante et un mètres.
--Malédiction! s'écria le président en faisant=
un
geste de désespoir.
--Qu'as-tu? demanda Michel Ardan, très surpris=
.
--Ce que j'ai! Mais si à ce moment la vitesse
était déjà diminuée d'un tiers par le frottement, la vitesse initiale aurai=
t dû
être...
--De seize mille cinq cent soixante-seize mètr=
es!
répondit Nicholl.
--Et l'Observatoire de Cambridge, qui a déclaré
que onze mille mètres suffisaient au départ, et notre boulet qui n'est part=
i qu'avec
cette vitesse!
--Eh bien? demanda Nicholl.
--Eh bien, elle sera insuffisante!
--Bon.
--Nous n'atteindrons pas le point neutre!
--Sacrebleu!
--Nous n'irons même pas à moitié chemin!
--Nom d'un boulet! s'écria Michel Ardan, sauta= nt comme si le projectile fût sur le point de heurter le sphéroïde terrestre.<= o:p>
--Et nous retomberons sur la Terre!»
Les froids de l'espace
Cette
révélation fut un coup de foudre. Qui se serait attendu à pareille erreur de
calcul? Barbicane ne voulait pas y croire. Nicholl revit ses chiffres. Ils
étaient exacts. Quant à la formule qui les avait déterminés, on ne pouvait
soupçonner sa justesse, et vérification faite, il fut constant qu'une vites=
se
initiale de seize mille cinq cent soixante-seize mètres dans la première
seconde était nécessaire pour atteindre le point neutre.
Les trois amis se regardèrent silencieusement.=
De
déjeuner, plus question. Barbicane, les dents serrées, les sourcils contrac=
tés,
les poings fermés convulsivement, observait à travers le hublot. Nicholl s'=
était
croisé les bras, examinant ses calculs. Michel Ardan murmurait:
«Voilà bien ces savants! Ils n'en font jamais
d'autres! Je donnerais vingt pistoles pour tomber sur l'Observatoire de
Cambridge et l'écraser avec tous les tripoteurs de chiffres qu'il renferme!=
»
Tout d'un coup, le capitaine fit une réflexion=
qui
alla droit à Barbicane.
«Ah çà! dit-il, il est sept heures du matin. N=
ous
sommes donc partis depuis trente-deux heures. Plus de la moitié de notre tr=
ajet
est parcourue, et nous ne tombons pas, que je sache!»
Barbicane ne répondit pas. Mais, après un coup
d'oeil rapide jeté au capitaine, il prit un compas qui lui servait à mesure=
r la
distance angulaire du globe terrestre. Puis, à travers la vitre inférieure,=
il fit
une observation très exacte, vu l'immobilité apparente du projectile. Se
relevant alors, essuyant son front où perlaient des gouttes de sueur, il
disposa quelques chiffres sur le papier. Nicholl comprenait que le président
voulait déduire de la mesure du diamètre terrestre la distance du boulet à =
la
Terre. Il le regardait anxieusement.
«Non! s'écria Barbicane après quelques instant=
s,
non, nous ne tombons pas! Nous sommes déjà à plus de cinquante mille lieues=
de
la Terre! Nous avons dépassé ce point où le projectile aurait dû s'arrêter,=
si sa
vitesse n'eût été que de onze mille mètres au départ! Nous montons toujours=
!
--C'est évident, répondit Nicholl, et il faut =
en
conclure que notre vitesse initiale, sous la poussée des quatre cent mille
livres de fulmi-coton, a dépassé les onze mille mètres réclamés. Je m'expli=
que alors
que nous ayons rencontré, après treize minutes seulement, le deuxième satel=
lite
qui gravite à plus de deux mille lieues de la Terre.
--Et cette explication est d'autant plus proba=
ble,
ajouta Barbicane, qu'en rejetant l'eau renfermée entre ses cloisons brisant=
es,
le projectile s'est trouvé subitement allégé d'un poids considérable.
--Juste! fit Nicholl.
--Ah! mon brave Nicholl, s'écria Barbicane, no=
us
sommes sauvés!
--Eh bien, répondit tranquillement Michel Arda=
n,
puisque nous sommes sauvés, déjeunons.»
En effet, Nicholl ne se trompait pas. La vites=
se
initiale avait été, très heureusement, supérieure à la vitesse indiquée par
l'Observatoire de Cambridge, mais l'Observatoire de Cambridge ne s'en était=
pas
moins trompé.
Les voyageurs, remis de cette fausse alerte, se
mirent à table et déjeunèrent joyeusement. Si l'on mangea beaucoup, on parla
plus encore. La confiance était plus grande après qu'avant «l'incident de l=
'algèbre».
«Pourquoi ne réussirions-nous pas? répétait Mi=
chel
Ardan. Pourquoi n'arriverions-nous pas? Nous sommes lancés. Pas d'obstacles
devant nous. Pas de pierres sur notre chemin. La route est libre, plus libre
que celle du navire qui se débat contre la mer, plus libre que celle du bal=
lon
qui lutte contre le vent! Or, si un navire arrive où il veut, si un ballon
monte où il lui plaît, pourquoi notre projectile n'atteindrait-il pas le but
qu'il a visé.
--Il l'atteindra, dit Barbicane.
--Ne fût-ce que pour honorer le peuple américa=
in,
ajouta Michel Ardan, le seul peuple qui fût capable de mener à bien une tel=
le
entreprise, le seul qui pût produire un président Barbicane! Ah! j'y pense,=
maintenant
que nous n'avons plus d'inquiétude, qu'allons-nous devenir? Nous allons nous
ennuyer royalement!»
Barbicane et Nicholl firent un geste de
dénégation.
«Mais j'ai prévu le cas, mes amis, reprit Mich=
el
Ardan. Vous n'avez qu'à parler. J'ai à votre disposition, échecs, dames,
cartes, dominos! Il ne me manque qu'un billard!
--Quoi! demanda Barbicane, tu as emporté de
pareils bibelots?
--Sans doute, répondit Michel, et non seulement
pour nous distraire, mais aussi dans l'intention louable d'en doter les
estaminets sélénites.
--Mon ami, dit Barbicane, si la Lune est habit=
ée,
ses habitants ont apparu quelques milliers d'années avant ceux de la Terre,=
car
on ne peut douter que cet astre ne soit plus vieux que le nôtre. Si donc les
Sélénites existent depuis des centaines de mille ans, si leur cerveau est
organisé comme le cerveau humain, ils ont inventé tout ce que nous avons
inventé déjà, et même ce que nous inventerons dans la suite des siècles. Ils
n'auront rien à apprendre de nous et nous aurons tout à apprendre d'eux.
--Quoi! répondit Michel, tu penses qu'ils ont =
eu
des artistes comme Phidias, Michel-Ange ou Raphaël?
--Oui.
--Des poètes comme Homère, Virgile, Milton,
Lamartine, Hugo?
--J'en suis sûr.
--Des philosophes comme Platon, Aristote,
Descartes, Kant?
--Je n'en doute pas.
--Des savants comme Archimède, Euclide, Pascal,
Newton?
--Je le jurerais.
--Des comiques comme Arnal et des photographes
comme... comme Nadar?
--J'en suis sûr.
--Alors, ami Barbicane, s'ils sont aussi forts=
que
nous, et même plus forts, ces Sélénites, pourquoi n'ont-ils pas tenté de
communiquer avec la Terre? Pourquoi n'ont-ils pas lancé un projectile lunai=
re jusqu'aux
régions terrestres?
--Qui te dit qu'ils ne l'ont pas fait? répondit
sérieusement Barbicane.
--En effet, ajouta Nicholl, cela leur était pl=
us
facile qu'à nous, et pour deux raisons: la première parce que l'attraction =
est
six fois moindre à la surface de la Lune qu'à la surface de la Terre, ce qu=
i permet
à un projectile de s'enlever plus aisément: la seconde, parce qu'il suffisa=
it
d'envoyer ce projectile à huit mille lieues seulement au lieu de quatre-vin=
gt
mille, ce qui ne demande qu'une force de projection dix fois moins forte.
--Alors, reprit Michel, je répète: Pourquoi ne
l'ont-ils pas fait?
--Et moi répliqua Barbicane, je répète: Qui te=
dit
qu'ils ne l'ont pas fait?
--Quand?
--Il y a des milliers d'années, avant l'appari=
tion
de l'homme sur la Terre.
--Et le boulet? Où est le boulet? Je demande à
voir le boulet!
--Mon ami, répondit Barbicane, la mer couvre l=
es
cinq sixièmes de notre globe. De là, cinq bonnes raisons pour supposer que =
le projectile
lunaire, s'il a été lancé, est maintenant immergé au fond de l'Atlantique o=
u du
Pacifique. A moins qu'il ne soit enfoui dans quelque crevasse, à l'époque où
l'écorce terrestre n'était pas encore suffisamment formée.
--Mon vieux Barbicane, répondit Michel, tu as =
réponse
à tout et je m'incline devant ta sagesse. Toutefois il est une hypothèse qu=
i me
sourirait mieux que les autres; c'est que les Sélénites, étant plus vieux q=
ue
nous, sont plus sages et n'ont point inventé la poudre!»
En ce moment, Diane se mêla à la conversation =
par un
aboiement sonore. Elle réclamait son déjeuner.
«Ah! fit Michel Ardan, à discuter ainsi, nous
oublions Diane et Satellite!»
Aussitôt, une respectable pâtée fut offerte à =
la
chienne qui la dévora de grand appétit.
«Vois-tu, Barbicane, disait Michel, nous aurio=
ns
dû faire de ce projectile une seconde arche de Noé et emporter dans la Lune=
un
couple de tous les animaux domestiques.
--Sans doute, répondit Barbicane, mais la place
eût manqué.
--Bon! dit Michel, en se serrant un peu!
--Le fait est, répondit Nicholl, que boeuf, va=
che,
taureau, cheval, tous ces ruminants nous seraient fort utiles sur le contin=
ent
lunaire. Par malheur, ce wagon ne pouvait devenir ni une écurie ni une étab=
le.
--Mais au moins, dit Michel Ardan, aurions-nou=
s pu
emmener un âne, rien qu'un petit âne, cette courageuse et patiente bête
qu'aimait à monter le vieux Silène! Je les aime, ces pauvres ânes! Ce sont =
bien
les animaux les moins favorisés de la création. Non seulement on les frappe
pendant leur vie, mais on les frappe aussi après leur mort!
--Comment l'entends-tu? demanda Barbicane.
--Dame! fit Michel, puisqu'on en fait des peau=
x de
tambour!»
Barbicane et Nicholl ne purent s'empêcher de r=
ire
à cette réflexion saugrenue. Mais un cri de leur joyeux compagnon les arrêt=
a.
Celui-ci s'était courbé vers la niche de Satellite et se relevait en disant=
:
«Bon! Satellite n'est plus malade.
--Ah! fit Nicholl.
--Non, reprit Michel, il est mort. Voilà,
ajouta-t-il d'un ton piteux, voilà qui sera embarrassant. Je crains, ma pau=
vre
Diane, que tu ne fasses pas souche dans les régions lunaires!»
En effet, l'infortuné Satellite n'avait pu
survivre à sa blessure. Il était mort et bien mort. Michel Ardan très
décontenancé, regardait ses amis.
«Il se présente une question, dit Barbicane. N=
ous
ne pouvons garder avec nous le cadavre de ce chien pendant quarante-huit he=
ures
encore.
--Non, sans doute, répondit Nicholl, mais nos
hublots sont fixés par des charnières. Ils peuvent se rabattre. Nous ouvrir=
ons
l'un des deux et nous jetterons ce corps dans l'espace.»
Le président réfléchit pendant quelques instan=
ts. et
dit:
«Oui, il faudra procéder ainsi, mais en prenant
les plus minutieuses précautions.
--Pourquoi? demanda Michel.
--Pour deux raisons que tu vas comprendre répo=
ndit
Barbicane. La première est relative à l'air renfermé dans le projectile, et
dont il ne faut perdre que le moins possible.
--Mais puisque nous le refaisons, cet air!
--En partie seulement. Nous ne refaisons que
l'oxygène, mon brave Michel,--et à ce propos veillons bien à ce que l'appar=
eil
ne fournisse pas cet oxygène en quantité immodérée, car cet excès amènerait=
en
nous des troubles physiologiques très graves. Mais si nous refaisons l'oxyg=
ène,
nous ne refaisons pas l'azote, ce véhicule que les poumons n'absorbent pas =
et
qui doit demeurer intact. Or, cet azote s'échapperait rapidement par les
hublots ouverts.
--Oh! le temps de jeter ce pauvre Satellite, d=
it
Michel.
--D'accord, mais agissons rapidement.
--Et la seconde raison? demanda Michel.
--La seconde raison, c'est qu'il ne faut pas
laisser le froid extérieur, qui est excessif, pénétrer dans le projectile, =
sous
peine d'être gelés vivants.
--Cependant, le Soleil...
--Le Soleil échauffe notre projectile qui abso=
rbe
ses rayons, mais il n'échauffe pas le vide où nous flottons en ce moment. O=
ù il
n'y a pas d'air, il n'y a pas plus de chaleur que de lumière diffuse, et de
même qu'il fait noir, il fait froid là où les rayons du Soleil n'arrivent p=
as
directement. Cette température n'est donc autre que la température produite=
par
le rayonnement stellaire, c'est-à-dire celle que subirait le globe terrestr=
e si
le Soleil s'éteignait un jour.
--Ce qui n'est pas à craindre, répondit Nichol=
l.
--Qui sait? dit Michel Ardan. D'ailleurs, en
admettant que le Soleil ne s'éteigne pas, ne peut-il arriver que la Terre
s'éloigne de lui?
--Bon! fit Barbicane, voilà Michel avec ses id=
ées!
--Eh! reprit Michel, ne sait-on pas que la Ter=
re a
traversé la queue d'une comète en 1861? Or, supposons une comète dont
l'attraction soit supérieure à l'attraction solaire, l'orbite terrestre se
courbera vers l'astre errant, et la Terre, devenue son satellite, sera
entraînée à une distance telle que les rayons du Soleil n'auront plus aucun=
e action
à sa surface.
--Cela peut se produire, en effet, répondit
Barbicane, mais les conséquences d'un pareil déplacement pourraient bien ne=
pas
être aussi redoutables que tu le supposes.
--Et pourquoi?
--Parce que le froid et le chaud s'équilibrera=
ient
encore sur notre globe. On a calculé que si la Terre eût été entraînée par =
la
comète de 1861, elle n'aurait pas ressenti, à sa plus grande distance du So=
leil,
une chaleur seize fois supérieure à celle que nous envoie la Lune, chaleur =
qui,
concentrée au foyer des plus fortes lentilles, ne produit aucun effet
appréciable.
--Eh bien? fit Michel.
--Attends un peu, répondit Barbicane. On calcu=
lé
aussi, qu'à son périhélie, à sa distance la plus rapprochée du Soleil, la T=
erre
aurait supporté une chaleur égale à vingt-huit mille fois celle de l'été. M=
ais
cette chaleur, capable de vitrifier les matières terrestres et de vaporiser=
les
eaux, eût formé un épais anneau de nuages qui aurait amoindri cette tempéra=
ture
excessive. De là, compensation entre les froids de l'aphélie et les chaleur=
s du
périhélie, et une moyenne probablement supportable.
--Mais à combien de degrés estime-t-on la
température des espaces planétaires? demanda Nicholl.
--Autrefois, répondit Barbicane, on croyait que cette température était excessivement basse. En calculant son décroissement= thermométrique, on arrivait à la chiffrer par millions de degrés au-dessous de zéro. C'est Fourier, un compatriote de Michel, un savant illustre de l'Académie des Sciences, qui a ramené ces nombres à de plus justes estimations. Suivant lu= i, la température de l'espace ne s'abaisse pas au-dessous de soixante degrés.<= o:p>
--Peuh! fit Michel.
--C'est à peu près, répondit Barbicane, la
température qui fut observée dans les régions polaires, à l'île Melville ou=
au
fort Reliance, soit environ cinquante-six degrés centigrades au-dessous de =
zéro.
--Il reste à prouver, dit Nicholl, que Fourier=
ne s'est
pas abusé dans ses évaluations. Si je ne me trompe, un autre savant françai=
s,
M. Pouillet, estime la température de l'espace à cent soixante degrés
au-dessous de zéro. C'est ce que nous vérifierons.
--Pas en ce moment, répondit Barbicane, car les
rayons solaires, frappant directement notre thermomètre, donneraient, au
contraire, une température très élevée. Mais lorsque nous serons arrivés su=
r la
Lune, pendant les nuits de quinze jours que chacune de ses faces éprouve
alternativement, nous aurons le loisir de faire cette expérience, car notre
satellite se meut dans le vide.
--Mais qu'entends-tu par le vide? demanda Mich=
el,
est-ce le vide absolu?
--C'est le vide absolument privé d'air.
--Et dans lequel l'air n'est remplacé par rien=
?
--Si. Par l'éther, répondit Barbicane.
--Ah! Et qu'est-ce que l'éther?
--L'éther, mon ami, c'est une agglomération
d'atomes impondérables, qui, relativement à leurs dimensions, disent les ou=
vrages
de physique moléculaire, sont aussi éloignés les uns des autres que les cor=
ps célestes
le sont dans l'espace. Leur distance, cependant, est inférieure à un
trois-millionièmes de millimètre. Ce sont ces atomes qui, par leur mouvement
vibratoire, produisent la lumière et la chaleur, en faisant par seconde qua=
tre
cent trente trillions d'ondulations, n'ayant que quatre à six dix-millièmes=
de
millimètre d'amplitude.
--Milliards de milliards! s'écria Michel Ardan=
, on
les a donc mesurées et comptées, ces oscillations! Tout cela, ami Barbicane=
, ce
sont des chiffres de savants qui épouvantent l'oreille et ne disent rien à
l'esprit.
--Il faut pourtant bien chiffrer...
--Non. Il vaut mieux comparer. Un trillion ne
signifie rien. Un objet de comparaison dit tout. Exemple: Quand tu m'auras
répété que le volume d'Uranus est soixante-seize fois plus gros que celui d=
e la
Terre, le volume de Saturne neuf cents fois plus gros, le volume de Jupiter
treize cents fois plus gros, le volume du Soleil treize cent mille fois plus
gros, je n'en serai pas beaucoup plus avancé. Aussi, je préfère, et de
beaucoup, ces vieilles comparaisons du =
span>Double
Liégeois qui vous dit tous bêtemen=
t: Le
Soleil, c'est une citrouille de deux pieds de diamètre, Jupiter, une orange,
Saturne, une pomme d'api, Neptune, une guigne, Uranus, une grosse cerise, la
Terre, un pois, Vénus, un petit pois, Mars, une grosse tête d'épingle, Merc=
ure un
grain de moutarde, et Junon, Cérès, Vesta et Pallas, de simples grains de
sable! On sait au moins à quoi s'en tenir!»
Après cette sortie de Michel Ardan contre les
savants et ces trillions qu'ils alignent sans sourciller, l'on procéda à
l'ensevelissement de Satellite. Il s'agissait simplement de le jeter dans
l'espace, de la même manière que les marins jettent un cadavre à la mer.
Mais, ainsi que l'avait recommandé le président
Barbicane, il fallut opérer vivement, de façon à perdre le moins possible de
cet air que son élasticité aurait rapidement épanché dans le vide. Les boul=
ons du
hublot de droite, dont l'ouverture mesurait environ trente centimètres, fur=
ent
dévissés avec soin, tandis que Michel, tout contrit, se préparait à lancer =
son
chien dans l'espace. La vitre, manoeuvrée par un puissant levier qui permet=
tait
de vaincre la pression de l'air intérieur sur les parois du projectile, tou=
rna rapidement
sur ses charnières, et Satellite fut projeté au-dehors. C'est à peine si
quelques molécules d'air s'échappèrent, et l'opération réussit si bien que,
plus tard, Barbicane ne craignit pas de se débarrasser ainsi des débris
inutiles qui encombraient le wagon.
Demandes et réponses
Le 4
décembre, les chronomètres marquaient cinq heures du matin terrestre, quand=
les
voyageurs se réveillèrent, après cinquante-quatre heures de voyage. Comme
temps, ils n'avaient dépassé que de cinq heures quarante minutes, la moitié=
de
la durée assignée à leur séjour dans le projectile; mais comme trajet, ils
avaient déjà accompli près des sept dixièmes de la traversée. Cette
particularité était due à la décroissance régulière de leur vitesse.
Lorsqu'ils observèrent la Terre par la vitre
inférieure, elle ne leur apparut plus que comme une tache sombre, noyée dans
les rayons solaires. Plus de croissant, plus de lumière cendrée. Le lendema=
in, à
minuit, la Terre devait être nouvelle, au moment précis où la Lune serait
pleine. Au-dessus, l'astre des nuits se rapprochait de plus en plus de la l=
igne
suivie par le projectile, de manière à se rencontrer avec lui à l'heure
indiquée. Tout autour, la voûte noire était constellée de points brillants =
qui
semblaient se déplacer avec lenteur. Mais à la distance considérable où ils=
se
trouvaient, leur grosseur relative ne paraissait pas s'être modifiée. Le So=
leil
et les étoiles apparaissaient exactement tels qu'on les voit de la Terre. Q=
uant
à la Lune, elle avait considérablement grossi; mais les lunettes des voyage=
urs,
peu puissantes en somme, ne permettaient pas encore de faire d'utiles
observations à sa surface, et d'en reconnaître les dispositions topographiq=
ues
ou géologiques.
Aussi, le temps s'écoulait-il en conversations
interminables. On causait de la Lune surtout. Chacun apportait son continge=
nt
de connaissances particulières. Barbicane et Nicholl, toujours sérieux, Mic=
hel
Ardan, toujours fantaisiste. Le projectile, sa situation, sa direction, les
incidents qui pouvaient survenir, les précautions que nécessiterait sa chute
sur la Lune, c'était là matière inépuisable à conjectures.
Précisément, en déjeunant, une demande de Mich=
el,
relative au projectile, provoqua une assez curieuse réponse de Barbicane et
digne d'être rapportée.
Michel, supposant le boulet brusquement arrêté,
lorsqu'il était encore animé de sa formidable vitesse initiale, voulut savo=
ir
quelles auraient été les conséquences de cet arrêt.
«Mais, répondit Barbicane, je ne vois pas comm=
ent
le projectile aurait pu être arrêté.
--Supposons-le, répondit Michel.
--Supposition irréalisable, répliqua le pratiq= ue Barbicane. A moins que la force d'impulsion ne lui eût fait défaut. Mais al= ors, sa vitesse aurait décru peu à peu, et il ne se fût pas brusquement arrêté.<= o:p>
--Admets qu'il ait heurté un corps dans l'espa=
ce.
--Lequel?
--Ce bolide énorme que nous avons rencontré.
--Alors, dit Nicholl, le projectile eût été br=
isé
en mille pièces, et nous avec.
--Mieux que cela, répondit Barbicane, nous aur=
ions
été brûlés vifs.
--Brûlés! s'écria Michel. Pardieu! je regrette=
que
le cas ne se soit pas présenté «pour voir».
--Et tu aurais vu, répondit Barbicane. On sait
maintenant que la chaleur n'est qu'une modification du mouvement. Quand on =
fait
chauffer de l'eau, c'est-à-dire quand on lui ajoute de la chaleur, cela veut
dire que l'on donne du mouvement à ses molécules.
--Tiens! fit Michel, voilà une théorie ingénie=
use!
--Et juste, mon digne ami, car elle explique t=
ous
les phénomènes du calorique. La chaleur n'est qu'un mouvement moléculaire, =
une
simple oscillation des particules d'un corps. Lorsqu'on serre le frein d'un=
train,
le train s'arrête. Mais que devient le mouvement dont il était animé? Il se
transforme en chaleur, et le frein s'échauffe. Pourquoi graisse-t-on l'essi=
eu
des roues? Pour l'empêcher de s'échauffer, attendu que cette chaleur, ce se=
rait
du mouvement perdu par transformation. Comprends-tu?
--Si je comprends! répondit Michel, admirablem=
ent.
Ainsi, par exemple, quand j'ai couru longtemps, que je suis en nage, que je=
sue
à grosses gouttes, pourquoi suis-je forcé de m'arrêter? Tout simplement, pa=
rce
que mon mouvement s'est transformé en chaleur!»
Barbicane ne put s'empêcher de sourire à cette
repartie de Michel. Puis, reprenant sa théorie:
«Ainsi donc, dit-il, dans le cas d'un choc, il=
en
eût été de notre projectile comme de la balle qui tombe brûlante après avoir
frappé la plaque de métal. C'est son mouvement qui s'est changé en chaleur.=
En conséquence,
j'affirme que si notre boulet avait heurté le bolide, sa vitesse, brusqueme=
nt
anéantie, eût déterminé une chaleur capable de le volatiliser instantanémen=
t.
--Alors, demanda Nicholl, qu'arriverait-il don=
c si
la Terre s'arrêtait subitement dans son mouvement de translation?
--Sa température serait portée à un tel point,
répondit Barbicane, qu'elle serait immédiatement réduite en vapeurs.
--Bon, fit Michel, voilà un moyen de finir le
monde qui simplifierait bien les choses.
--Et si la Terre tombait sur le Soleil? dit
Nicholl.
--D'après les calculs, répondit Barbicane, cet=
te
chute développerait une chaleur égale à la chaleur produite par seize cents
globes de charbon égaux en volume au globe terrestre.
--Bon surcroît de température pour le Soleil,
répliqua Michel Ardan, et dont les habitants d'Uranus ou de Neptune ne se
plaindraient sans doute pas, car ils doivent mourir de froid sur leur planè=
te.
--Ainsi donc, mes amis, reprit Barbicane, tout
mouvement brusquement arrêté produit de la chaleur. Et cette théorie a perm=
is
d'admettre que la chaleur du disque solaire est alimentée par une grêle de =
bolides
qui tombe incessamment à sa surface. On a même calculé...
--Défions-nous, murmura Michel, voilà les chif=
fres
qui s'avancent.
--On a même calculé, reprit imperturbablement
Barbicane, que le choc de chaque bolide sur le Soleil doit produire une cha=
leur
égale à celle de quatre mille masses de houille d'un volume égal.
--Et quelle est la chaleur solaire? demanda
Michel.
--Elle est égale à celle que produirait la
combustion d'une couche de charbon qui entourerait le Soleil sur une épaiss=
eur
de vingt-sept kilomètres.
--Et cette chaleur?...
--Elle serait capable de faire bouillir par he=
ure
deux milliards neuf cents millions de myriamètres cubes d'eau.
--Et elle ne vous rôtit pas? s'écria Michel.
--Non, répondit Barbicane, parce que l'atmosph=
ère
terrestre absorbe les quatre dixièmes de la chaleur solaire. D'ailleurs, la
quantité de chaleur interceptée par la Terre n'est qu'un deux-milliardièmes=
du rayonnement
total.
--Je vois bien que tout est pour le mieux,
répliqua Michel, et que cette atmosphère est une utile invention, car non
seulement elle nous permet de respirer, mais encore elle nous empêche de cu=
ire.
--Oui, dit Nicholl, et, malheureusement, il n'=
en
sera pas de même dans la Lune.
--Bah! fit Michel, toujours confiant. S'il y a=
des
habitants, ils respirent. S'il n'y en a plus, ils auront bien laissé assez
d'oxygène pour trois personnes, ne fût-ce que dans le fond des ravins où sa=
pesanteur
l'aura accumulé! Eh bien, nous ne grimperons pas sur les montagnes! Voilà
tout.»
Et Michel, se levant, alla considérer le disqu=
e lunaire
qui brillait d'un insoutenable éclat.
«Sapristi! dit-il, qu'il doit faire chaud
là-dessus!
--Sans compter, répondit Nicholl, que le jour y
dure trois cent soixante heures!
--Par compensation, dit Barbicane, les nuits y=
ont
la même durée, et comme la chaleur est restituée par rayonnement, leur
température ne doit être que celle des espaces planétaires.
--Un joli pays! dit Michel. N'importe! Je voud=
rais
déjà y être! Hein! mes chers camarades, sera-ce assez curieux d'avoir la Te=
rre pour
Lune, de la voir se lever à l'horizon, d'y reconnaître la configuration de =
ses
continents, de se dire: là est l'Amérique, là est l'Europe; puis de la suiv=
re
lorsqu'elle va se perdre dans les rayons du Soleil! A propos, Barbicane, y
a-t-il des éclipses pour les Sélénites?
--Oui, des éclipses de Soleil, répondit Barbic=
ane,
lorsque les centres des trois astres se trouvent sur la même ligne, la Terre
étant au milieu. Mais ce sont seulement des éclipses annulaires, pendant le=
squelles
la Terre, projetée comme un écran sur le disque solaire, en laisse apercevo=
ir
la plus grande partie.
--Et pourquoi, demanda Nicholl, n'y a-t-il poi=
nt
d'éclipse totale? Est-ce que le cône d'ombre projeté par la Terre ne s'étend
pas au-delà de la Lune?
--Oui, si l'on ne tient pas compte de la
réfraction produite par l'atmosphère terrestre. Non, si l'on tient compte de
cette réfraction. Ainsi, soit delt=
a prime la parallaxe horizontale, et p prime
le demi-diamètre apparent...
--Ouf! fit Michel, un demi de v zéro
carré...! Parle donc pour tout le monde, homme algébrique!
--Eh bien, en langue vulgaire, répondit Barbic=
ane,
la distance moyenne de la Lune à la Terre étant de soixante rayons terrestr=
es,
la longueur du cône d'ombre, par suite de la réfraction, se réduit à moins =
de quarante-deux
rayons. Il en résulte donc que, lors des éclipses, la Lune se trouve au-del=
à du
cône d'ombre pure, et que le Soleil lui envoie non seulement les rayons de =
ses
bords, mais aussi les rayons de son centre.
--Alors, dit Michel d'un ton goguenard, pourqu=
oi y
a-t-il éclipse, puisqu'il ne doit pas y en avoir?
--Uniquement, parce que ces rayons solaires so=
nt
affaiblis par cette réfraction, et que l'atmosphère qu'ils traversent en ét=
eint
le plus grand nombre!
--Cette raison me satisfait, répondit Michel.
D'ailleurs, nous verrons bien quand nous y serons.
--Maintenant, dis-moi, Barbicane, crois-tu que=
la
Lune soit une ancienne comète?
--En voilà, une idée!
--Oui, répliqua Michel avec une aimable fatuit=
é,
j'ai quelques idées de ce genre.
--Mais elle n'est pas de Michel, cette idée,
répondit Nicholl.
--Bon! je ne suis donc qu'un plagiaire!
--Sans doute, répondit Nicholl. D'après le
témoignage des Anciens, les Arcadiens prétendent que leurs ancêtres ont hab=
ité
la Terre avant que la Lune fût devenue son satellite. Partant de ce fait,
certains savants ont vu dans la Lune une comète, que son orbite amena un jo=
ur assez
près de la Terre pour qu'elle fût retenue par l'attraction terrestre.
--Et qu'y a-t-il de vrai dans cette hypothèse?
demanda Michel.
--Rien, répondit Barbicane, et la preuve, c'est
que la Lune n'a pas conservé trace de cette enveloppe gazeuse qui accompagne
toujours les comètes.
--Mais, reprit Nicholl, la Lune, avant de deve=
nir
le satellite de la Terre, n'aurait-elle pu, dans son périhélie, passer assez
près du Soleil pour y laisser par évaporation toutes ces substances gazeuse=
s?
--Cela se peut, ami Nicholl, mais cela n'est p=
as
probable.
--Pourquoi?
--Parce que... Ma foi, je n'en sais rien.
--Ah! quelles centaines de volumes, s'écria
Michel, on pourrait faire avec tout ce qu'on ne sait pas!
--Ah çà! quelle heure est-il? demanda Barbican=
e.
--Trois heures, répondit Nicholl.
--Comme le temps passe, dit Michel, dans la
conversation de savants tels que nous! Décidément je sens que je m'instruis
trop! Je sens que je deviens un puits!»
Ce disant, Michel se hissa jusqu'à la voûte du
projectile, «pour mieux observer la Lune», prétendait-il. Pendant ce temps,=
ses
compagnons considéraient l'espace à travers la vitre inférieure. Rien de
nouveau à signaler.
Lorsque Michel Ardan fut redescendu, il s'appr=
ocha
du hublot latéral, et, soudain, il laissa échapper une exclamation de surpr=
ise.
«Qu'est-ce donc?» demanda Barbicane.
Le président s'approcha de la vitre, et aperçut
une sorte de sac aplati qui flottait extérieurement à quelques mètres du
projectile. Cet objet semblait immobile comme le boulet, et par conséquent,=
il était
animé du même mouvement ascensionnel que lui.
«Qu'est-ce que cette machine-là? répétait Mich=
el
Ardan. Est-ce un des corpuscules de l'espace, que notre projectile retient =
dans
son rayon d'attraction, et qui va l'accompagner jusqu'à la Lune?
--Ce qui m'étonne, répondit Nicholl, c'est que= la pesanteur spécifique de ce corps, qui est très certainement inférieure à ce= lle du boulet, lui permette de se maintenir aussi rigoureusement à son niveau!<= o:p>
--Nicholl, répondit Barbicane après un moment =
de
réflexion, je ne sais pas quel est cet objet, mais je sais parfaitement
pourquoi il se maintient par le travers du projectile.
--Et pourquoi?
--Parce que nous flottons dans le vide, mon ch=
er
capitaine, et que dans le vide, les corps tombent où se meuvent--ce qui est=
la
même chose--avec une vitesse égale, quelle que soit leur pesanteur ou leur
forme. C'est l'air qui, par sa résistance, crée des différences de poids. Q=
uand
vous faites pneumatiquement le vide dans un tube, les objets que vous y
projetez, grains de poussière ou grains de plomb, y tombent avec la même
rapidité. Ici, dans l'espace, même cause et même effet.
--Très juste, dit Nicholl, et tout ce que nous
lancerons au-dehors du projectile ne cessera de l'accompagner dans son voya=
ge
jusqu'à la Lune.
--Ah! bêtes que nous sommes! s'écria Michel.
--Pourquoi cette qualification? demanda Barbic=
ane.
--Parce que nous aurions dû remplir le project=
ile
d'objets utiles, livres, instruments, outils, etc. Nous aurions tout jeté, =
et
«tout» nous aurait suivi à la traîne! Mais j'y pense. Pourquoi ne nous prom=
enons-nous
pas au-dehors comme ce bolide? Pourquoi ne nous lançons-nous pas dans l'esp=
ace
par le hublot? Quelle jouissance ce serait de se sentir ainsi suspendu dans
l'éther, plus favorisé que l'oiseau qui doit toujours battre de l'aile pour=
se
soutenir!
--D'accord, dit Barbicane, mais comment respir=
er?
--Maudit air qui manque si mal à propos!
--Mais, s'il ne manquait pas, Michel, ta densi= té étant inférieure à celle du projectile, tu resterais bien vite en arrière.<= o:p>
--Alors, c'est un cercle vicieux.
--Tout ce qu'il y a de plus vicieux.
--Et il faut rester emprisonné dans son wagon?=
--Il le faut.
--Ah! s'écria Michel d'une voix formidable.
--Qu'as-tu? demanda Nicholl.
--Je sais, je devine ce que c'est que ce préte=
ndu
bolide! Ce n'est point un astéroïde qui nous accompagne! Ce n'est point un
morceau de planète.
--Qu'est-ce donc? demanda Barbicane.
--C'est notre infortuné chien! C'est le mari de
Diane!»
En effet, cet objet déformé, méconnaissable,
réduit à rien, c'était le cadavre de Satellite, aplati comme une cornemuse
dégonflée, et qui montait, montait toujours!
Un moment d'ivresse
Ainsi=
donc,
un phénomène curieux, mais logique, bizarre, mais explicable, se produisait
dans ces singulières conditions. Tout objet lancé au-dehors du projectile
devait suivre la même trajectoire et ne s'arrêter qu'avec lui. Il y eut là =
un
texte de conversation que la soirée ne put épuiser. L'émotion des trois
voyageurs s'accroissait, d'ailleurs, à mesure que s'approchait le terme de =
leur
voyage. Ils s'attendaient à l'imprévu, à des phénomènes nouveaux, et rien ne
les eût étonnés dans la disposition d'esprit où ils se trouvaient. Leur ima=
gination
surexcitée devançait ce projectile, dont la vitesse diminuait notablement s=
ans
qu'ils en eussent le sentiment. Mais la Lune grandissait à leurs yeux, et i=
ls
croyaient déjà qu'il leur suffisait d'étendre la main pour la saisir.
Le lendemain, 5 décembre, dès cinq heures du
matin, tous trois étaient sur pied. Ce jour-là devait être le dernier de le=
ur
voyage, si les calculs étaient exacts. Le soir même, à minuit, dans dix-huit
heures, au moment précis de la Pleine-Lune, ils atteindraient son disque re=
splendissant.
Le prochain minuit verrait s'achever ce voyage, le plus extraordinaire des
temps anciens et modernes. Aussi dès le matin, à travers les hublots argent=
és
par ses rayons, ils saluèrent l'astre des nuits d'un confiant et joyeux hur=
rah.
La Lune s'avançait majestueusement sur le
firmament étoilé. Encore quelques degrés, et elle atteindrait le point préc=
is
de l'espace où devait s'opérer sa rencontre avec le projectile. D'après ses
propres observations, Barbicane calcula qu'il l'accosterait par son hémisph=
ère nord,
là où s'étendent d'immenses plaines, où les montagnes sont rares. Circonsta=
nce
favorable, si l'atmosphère lunaire, comme on le pensait, était emmagasinée =
dans
les fonds seulement.
«D'ailleurs, fit observer Michel Ardan, une pl=
aine
est plutôt un lieu de débarquement qu'une montagne. Un Sélénite que l'on
déposerait en Europe sur le sommet du Mont-Blanc, ou en Asie sur le pic de =
l'Himalaya,
ne serait pas précisément arrivé!
--De plus, ajouta le capitaine Nicholl, sur un
terrain plat, le projectile demeurera immobile dès qu'il l'aura touché. Sur=
une
pente, au contraire, il roulerait comme une avalanche, et n'étant point écu=
reuils,
nous n'en sortirions pas sains et saufs. Donc, tout est pour le mieux.»
En effet, le succès de l'audacieuse tentative =
ne
paraissait plus douteux. Cependant, une réflexion préoccupait Barbicane; ma=
is,
ne voulant pas inquiéter ses deux compagnons, il garda le silence à ce suje=
t.
En effet, la direction du projectile vers
l'hémisphère nord de la Lune prouvait que sa trajectoire avait été légèreme=
nt
modifiée. Le tir, mathématiquement calculé, devait porter le boulet au cent=
re
même du disque lunaire. S'il n'y arrivait pas, c'est qu'il y avait eu dévia=
tion.
Qui l'avait produite? Barbicane ne pouvait l'imaginer, ni déterminer
l'importance de cette déviation, car les points de repère manquaient. Il
espérait pourtant qu'elle n'aurait d'autre résultat que de le ramener vers =
le
bord supérieur de la Lune, région plus propice à l'atterrage.
Barbicane se contenta donc, sans communiquer s=
es
inquiétudes à ses amis, d'observer fréquemment la Lune, cherchant à voir si=
la
direction du projectile ne se modifierait pas. Car la situation eût été ter=
rible
si le boulet, manquant son but et entraîné au-delà du disque, se fût élancé
dans les espaces interplanétaires.
En ce moment, la Lune, au lieu d'apparaître pl=
ate
comme un disque, laissait déjà sentir sa convexité. Si le Soleil l'eût obli=
quement
frappée de ses rayons, l'ombre portée aurait fait valoir les hautes montagn=
es
qui se seraient nettement détachées. Le regard aurait pu s'enfoncer dans
l'abîme béant des cratères, et suivre les capricieuses rainures qui zèbrent
l'immensité des plaines. Mais tout relief se nivelait encore dans un
resplendissement intense. On distinguait à peine ces larges taches qui donn=
ent
à la Lune l'apparence d'une figure humaine.
«Figure, soit, disait Michel Ardan, mais, j'en
suis fâché pour l'aimable soeur d'Apollon, figure grêlée!»
Cependant, les voyageurs, si rapprochés de leur
but, ne cessaient plus d'observer ce monde nouveau. Leur imagination les
promenait à travers ces contrées inconnues. Ils gravissaient les pics élevé=
s.
Ils descendaient au fond des larges cirques. Çà et là, ils croyaient voir de
vastes mers à peine contenues sous une atmosphère raréfiée, et des cours d'=
eau
qui versaient le tribut des montagnes. Penchés sur l'abîme, ils espéraient
surprendre les bruits de cet astre, éternellement muet dans les solitudes du
vide.
Cette dernière journée leur laissa des souveni=
rs
palpitants. Ils en notèrent les moindres détails. Une vague inquiétude les
prenait à mesure qu'ils s'approchaient du terme. Cette inquiétude eût encor=
e redoublé
s'ils avaient senti combien leur vitesse était médiocre. Elle leur eût paru
bien insuffisante pour les conduire jusqu'au but. C'est qu'alors le project=
ile
ne «pesait» presque plus. Son poids décroissait incessamment et devait
entièrement s'annihiler sur cette ligne où les attractions lunaires et
terrestres se neutralisant, provoqueraient de si surprenants effets.
Cependant, en dépit de ses préoccupations, Mic=
hel
Ardan n'oublia pas de préparer le repas du matin avec sa ponctualité
habituelle. On mangea de grand appétit. Rien d'excellent comme ce bouillon
liquéfié à la chaleur du gaz. Rien de meilleur que ces viandes conservées. =
Quelques
verres de bon vin de France couronnèrent ce repas. Et à ce propos, Michel A=
rdan
fit remarquer que les vignobles lunaires, chauffés par cet ardent soleil,
devaient distiller les vins les plus généreux,--s'ils existaient toutefois.=
En
tout cas, le prévoyant Français n'avait eu garde d'oublier dans son paquet
quelques précieux ceps du Médoc et de la Côte-d'Or, sur lesquels il comptai=
t particulièrement.
L'appareil Reiset et Regnault fonctionnait
toujours avec une extrême précision. L'air se maintenait dans un état de pu=
reté
parfaite. Nulle molécule d'acide carbonique ne résistait à la potasse, et q=
uant
à l'oxygène, disait le capitaine Nicholl, «il était certainement de première
qualité». Le peu de vapeur d'eau renfermé dans le projectile se mêlait à cet
air dont il tempérait la sécheresse, et bien des appartements de Paris, de
Londres ou de New York, bien des salles de théâtre ne se trouvent certainem=
ent
pas dans des conditions aussi hygiéniques.
Mais, pour fonctionner régulièrement, il falla=
it
que cet appareil fût tenu en parfait état. Aussi, chaque matin, Michel visi=
tait
les régulateurs d'écoulement, essayait les robinets, et réglait au pyromètr=
e la
chaleur du gaz. Tout marchait bien jusqu'alors, et les voyageurs, imitant le
digne J.-T. Maston, commençaient à prendre un embonpoint qui les eût rendus
méconnaissables, si leur emprisonnement se fût prolongé pendant quelques mo=
is.
Ils se comportaient, en un mot, comme se comportent des poulets en cage: ils
engraissaient.
En regardant à travers les hublots, Barbicane =
vit
le spectre du chien et les divers objets lancés hors du projectile qui
l'accompagnaient obstinément. Diane hurlait mélancoliquement en apercevant =
les
restes de Satellite. Ces épaves semblaient aussi immobiles que si elles eus=
sent
reposé sur un terrain solide.
«Savez-vous, mes amis, disait Michel Ardan, qu=
e si
l'un de nous eût succombé au contrecoup du départ, nous aurions été fort gê=
nés
pour l'enterrer, que dis-je, pour l'«éthérer», puisque ici l'éther remplace=
la
Terre! Voyez-vous ce cadavre accusateur qui nous aurait suivis dans l'espace
comme un remords!
--C'eût été triste, dit Nicholl.
--Ah! reprit Michel, ce que je regrette, c'est=
de
ne pouvoir faire une promenade à l'extérieur. Quelle volupté de flotter au
milieu de ce radieux éther, de se baigner, de se rouler dans ces purs rayon=
s de
soleil! Si Barbicane avait seulement pensé à se munir d'un appareil de
scaphandre et d'une pompe à air, je me serais aventuré au dehors, et j'aura=
is
pris des attitudes de chimère et d'hippogryphe sur le sommet du projectile.=
--Eh bien, mon vieux Michel, répondit Barbican=
e,
tu n'aurais pas fait longtemps l'hippogryphe, car, malgré ton habit de scap=
handre,
gonflé sous l'expansion de l'air contenu en toi, tu aurais éclaté comme un =
obus,
ou plutôt comme un ballon qui s'élève trop haut dans l'air. Donc ne regrette
rien, et n'oublie pas ceci: Tant que nous flotterons dans le vide, il faut
t'interdire toute promenade sentimentale hors du projectile!»
Michel Ardan se laissa convaincre dans une
certaine mesure. Il convint que la chose était difficile, mais non pas
«impossible», mot qu'il ne prononçait jamais.
La conversation, de ce sujet, passa à un autre=
, et
ne languit pas un instant. Il semblait aux trois amis que dans ces conditio=
ns
les idées leur poussaient au cerveau comme les feuilles poussent aux premiè=
res chaleurs
du printemps. Ils se sentaient touffus.
Au milieu des demandes et des réponses qui se =
croisèrent
pendant cette matinée, Nicholl posa une certaine question qui ne trouva pas=
de solution
immédiate.
«Ah çà! dit-il, c'est très bien d'aller dans la
Lune, mais comment en reviendrons-nous?»
Ses deux interlocuteurs se regardèrent d'un air
surpris. On eût dit que cette éventualité se formulait pour la première fois
devant eux.
«Qu'entendez-vous par-là, Nicholl? demanda
gravement Barbicane.
--Demander à revenir d'un pays, ajouta Michel,
quand on n'y est pas encore arrivé, me paraît inopportun.
--Je ne dis pas cela pour reculer, répliqua
Nicholl, mais je réitère ma question, et je demande: Comment reviendrons-no=
us?
--Je n'en sais rien, répondit Barbicane.
--Et moi, dit Michel, si j'avais su comment en
revenir, je n'y serais point allé.
--Voilà répondre, s'écria Nicholl.
--J'approuve les paroles de Michel, dit Barbic=
ane,
et j'ajoute que la question n'a aucun intérêt actuel. Plus tard, quand nous
jugerons convenable de revenir, nous aviserons. Si la Columbiad n'est plus =
là, le
projectile y sera toujours.
--Belle avance! Une balle sans fusil!
--Le fusil, répondit Barbicane, on peut le
fabriquer. La poudre, on peut la faire! Ni les métaux, ni le salpêtre, ni le
charbon ne doivent manquer aux entrailles de la Lune. D'ailleurs, pour reve=
nir,
il ne faut vaincre que l'attraction lunaire, et il suffit d'aller à huit mi=
lle
lieues pour retomber sur le globe terrestre en vertu des seules lois de la
pesanteur.
--Assez, dit Michel en s'animant. Qu'il ne soit
plus question de retour! Nous en avons déjà trop parlé. Quant à communiquer
avec nos anciens collègues de la Terre, cela ne sera pas difficile.
--Et comment?
--Au moyen de bolides lancés par les volcans
lunaires.
--Bien trouvé, Michel, répondit Barbicane d'un=
ton
convaincu. Laplace a calculé qu'une force cinq fois supérieure à celle de n=
os
canons suffirait à envoyer un bolide de la Lune à la Terre. Or, il n'est pa=
s de
volcan qui n'ait une puissance de propulsion supérieure.
--Hurrah! cria Michel. Voilà des facteurs comm=
odes
que ces bolides, et qui ne coûteront rien! Et comme nous rirons de
l'administration des postes! Mais, j'y pense...
--Que penses-tu?
--Une idée superbe! Pourquoi n'avons-nous pas
accroché un fil à notre boulet? Nous aurions échangé des télégrammes avec la
Terre!
--Mille diables! riposta Nicholl. Et le poids =
d'un
fil long de quatre-vingt-six mille lieues ne le comptes-tu pour rien?
--Pour rien! On aurait triplé la charge de la
Columbiad! On l'aurait quadruplée, quintuplée! s'écria Michel, dont le verbe
prenait des intonations de plus en plus violentes.
--Il n'y a qu'une petite objection à faire à t=
on
projet, répondit Barbicane: c'est que pendant le mouvement de rotation du
globe, notre fil se serait enroulé autour de lui comme une chaîne sur un
cabestan, et qu'il nous aurait inévitablement ramenés à terre.
--Par les trente-neuf étoiles de l'Union! dit
Michel, je n'ai donc que des idées impraticables aujourd'hui! des idées dig=
nes
de J.-T. Maston! Mais, j'y songe, si nous ne revenons pas sur la Terre, J.-=
T. Maston
est capable de venir nous retrouver!
--Oui! il viendra, répliqua Barbicane, c'est un
digne et courageux camarade. D'ailleurs, quoi de plus aisé? La Columbiad
n'est-elle pas toujours creusée dans le sol floridien! Le coton et l'acide
azotique manquent-ils pour fabriquer du pyroxyle? La Lune ne repassera-t-el=
le pas
au zénith de la Floride? Dans dix-huit ans n'occupera-t-elle pas exactement=
la
place qu'elle occupe aujourd'hui?
--Oui, répéta Michel, oui, Maston viendra, et =
avec
lui nos amis Elphiston, Blomsberry, tous les membres du Gun-Club, et ils se=
ront
bien reçus! Et plus tard, on établira des trains de projectiles entre la Te=
rre
et la Lune! Hurrah pour J.-T. Maston!»
Il est probable que, si l'honorable J.-T. Mast=
on
n'entendit pas les hurrahs poussés en son honneur, du moins les oreilles lui
tintèrent. Que faisait-il alors? Sans doute, posté dans les montagnes
Rocheuses, à la station de Long's-Peak, il cherchait à découvrir l'invisibl=
e boulet
gravitant dans l'espace. S'il pensait à ses chers compagnons, il faut conve=
nir
que ceux-ci n'étaient pas en reste avec lui, et que, sous l'influence d'une
exaltation singulière, ils lui consacraient leurs meilleures pensées.
Mais d'où venait cette animation qui grandissa=
it
visiblement chez les hôtes du projectile? Leur sobriété ne pouvait être mis=
e en
doute. Cet étrange éréthisme du cerveau, fallait-il l'attribuer aux circons=
tances
exceptionnelles ou ils se trouvaient, à cette proximité de l'astre des nuits
dont quelques heures les séparaient seulement, à quelque influence secrète =
de
la Lune qui agissait sur le système nerveux? Leur figure rougissait comme si
elle eût été exposée à la réverbération d'un four; leur respiration s'activ=
ait,
et leurs poumons jouaient comme un soufflet de forge; leurs yeux brillaient
d'une flamme extraordinaire; leur voix détonait avec des accents formidable=
s;
leurs paroles s'échappaient comme un bouchon de champagne chassé par l'acide
carbonique; leurs gestes devenaient inquiétants, tant il fallait d'espace p=
our
les développer. Et, détail remarquable, ils ne s'apercevaient aucunement de
cette excessive tension de leur esprit.
«Maintenant, dit Nicholl d'un ton bref, mainte=
nant
que je ne sais pas si nous reviendrons de la Lune, je veux savoir ce que no=
us y
allons faire.
--Ce que nous y allons faire? répondit Barbica=
ne,
frappant du pied comme s'il eût été dans une salle d'armes, je n'en sais ri=
en!
--Tu n'en sais rien! s'écria Michel avec un
hurlement qui provoqua dans le projectile un retentissement sonore.
--Non, je ne m'en doute même pas! riposta
Barbicane, se mettant à l'unisson de son interlocuteur.
--Eh bien, je le sais, moi, répondit Michel.
--Parle donc, alors, cria Nicholl, qui ne pouv=
ait
plus contenir les grondements de sa voix.
--Je parlerai si cela me convient, s'écria Mic=
hel
en saisissant violemment le bras de son compagnon.
--Il faut que cela te convienne, dit Barbicane,
l'oeil en feu, la main menaçante. C'est toi qui nous as entraînés dans ce
voyage formidable, et nous voulons savoir pourquoi!
--Oui! fit le capitaine, maintenant que je ne =
sais
pas où je vais, je veux savoir pourquoi j'y vais!
--Pourquoi? s'écria Michel, bondissant à la
hauteur d'un mètre, pourquoi? Pour prendre possession de la Lune au nom des
États-Unis! Pour ajouter un quarantième État à l'Union! Pour coloniser les =
régions
lunaires, pour les cultiver, pour les peupler, pour y transporter tous les
prodiges de l'art, de la science et de l'industrie! Pour civiliser les
Sélénites, à moins qu'ils ne soient plus civilisés que nous, et les constit=
uer
en république, s'ils n'y sont déjà!
--Et s'il n'y a pas de Sélénites! riposta Nich= oll, qui sous l'empire de cette inexplicable ivresse devenait très contrariant.<= o:p>
--Qui dit qu'il n'y a pas de Sélénites? s'écria
Michel d'un ton menaçant.
--Moi! hurla Nicholl.
--Capitaine, dit Michel, ne répète pas cette
insolence, ou je te l'enfonce dans la gorge à travers les dents!»
Les deux adversaires allaient se précipiter l'=
un
sur l'autre, et cette incohérente discussion menaçait de dégénérer en batai=
lle,
quand Barbicane intervint par un bond formidable.
«Arrêtez, malheureux, dit-il en mettant ses de=
ux
compagnons dos à dos, s'il n'y a pas de Sélénites, on s'en passera!
--Oui, s'exclama Michel, qui n'y tenait pas
autrement, on s'en passera. Nous n'avons que faire des Sélénites! A bas les
Sélénites!
--A nous l'empire de la Lune, dit Nicholl.
--A nous trois, constituons la république!
--Je serai le congrès, cria Michel.
--Et moi le sénat, riposta Nicholl.
--Et Barbicane le président, hurla Michel.
--Pas de président nommé par la nation! répond=
it Barbicane.
--Eh bien, un président nommé par le congrès,
s'écria Michel, et comme je suis le congrès, je te nomme à l'unanimité!
--Hurrah! hurrah! hurrah pour le président
Barbicane! cria Nicholl.
--Hip! hip! hip!» vociféra Michel Ardan.
Puis, le président et le sénat entonnèrent d'u=
ne
voix terrible le populaire Yankee =
Doodle
, tandis que le congrès faisait retentir les mâles accents de la Marseillaise .
Alors commença une ronde échevelée avec gestes
insensés, trépignements de fous, culbutes de clowns désossés. Diane, se mêl=
ant
à cette danse, hurlant à son tour, sauta jusqu'à la voûte du projectile. On
entendit d'inexplicables battements d'ailes, des cris de coq d'une sonorité=
bizarre.
Cinq ou six poules volèrent, en se frappant aux parois comme des chauves-so=
uris
folles...
Puis, les trois compagnons de voyage, dont les
poumons se désorganisaient sous une incompréhensible influence, plus qu'ivr=
es, brûlés
par l'air qui incendiait leur appareil respiratoire, tombèrent sans mouveme=
nt
sur le fond du projectile.
A soixante-dix-huit mille cent quatorze lieues=
Que
s'était-il passé? D'où provenait la cause de cette ivresse singulière dont =
les
conséquences pouvaient être désastreuses? Une simple étourderie de Michel, à
laquelle très heureusement, Nicholl put remédier à temps.
Après une véritable pâmoison qui dura quelques
minutes le capitaine, revenant le premier à la vie, reprit ses facultés
intellectuelles.
Bien qu'il eût déjeuné deux heures auparavant,=
il
ressentait une faim terrible qui le tiraillait comme s'il n'avait pas mangé
depuis plusieurs jours. Tout en lui, estomac et cerveau, était surexcité au=
plus
haut point.
Il se releva donc et réclama de Michel une
collation supplémentaire. Michel, anéanti, ne répondit pas. Nicholl voulut
alors préparer quelques tasses de thé destinées à faciliter l'absorption d'=
une douzaine
de sandwiches. Il s'occupa d'abord de se procurer du feu, et frotta vivement
une allumette.
Quelle fut sa surprise en voyant briller le so=
ufre
d'un éclat extraordinaire et presque insoutenable à la vue. Du bec de gaz q=
u'il
alluma jaillit une flamme comparable aux jets de la lumière électrique.
Une révélation se fit dans l'esprit de Nicholl.
Cette intensité de lumière, les troubles physiologiques survenus en lui, la
surexcitation de toutes ses facultés morales et passionnelles, il comprit t=
out.
«L'oxygène!» s'écria-t-il.
Et se penchant sur l'appareil à air, il vit qu=
e le
robinet laissait échapper à pleins flots ce gaz incolore, sans saveur, sans
odeur, éminemment vital, mais qui, à l'état pur, produit les désordres les =
plus
graves dans l'organisme. Par étourderie, Michel avait ouvert en grand le
robinet de l'appareil!
Nicholl se hâta de suspendre cet écoulement
d'oxygène, dont l'atmosphère était saturée, et qui eût entraîné la mort des
voyageurs, non par asphyxie, mais par combustion.
Une heure après, l'air moins chargé rendait aux
poumons leur jeu normal. Peu à peu, les trois amis revenaient de leur ivres=
se;
mais il leur fallut cuver leur oxygène, comme un ivrogne cuve son vin.
Quand Michel apprit quelle était sa part de
responsabilité dans cet incident, il ne s'en montra pas autrement déconcert=
é.
Cette ébriété inattendue rompait la monotonie du voyage. Bien des sottises
avaient été dites sous son influence, mais aussi vite oubliées que dites.
«Puis, ajouta le joyeux Français, je ne suis p=
as
fâché d'avoir goûté un peu de ce gaz capiteux. Savez-vous, mes amis, qu'il y
aurait un curieux établissement à fonder, avec cabinets d'oxygène, où les g=
ens dont
l'organisme est affaibli pourraient, pendant quelques heures, vivre d'une v=
ie
plus active! Supposez des réunions où l'air serait saturé de ce fluide
héroïque, des théâtres où l'administration l'entretiendrait à haute dose,
quelle passion dans l'âme des acteurs et des spectateurs, quel feu, quel
enthousiasme! Et si, au lieu d'une simple assemblée, on pouvait en saturer =
tout
un peuple, quelle activité dans ses fonctions, quel supplément de vie il
recevrait! D'une nation épuisée on referait peut-être une nation grande et
forte, et je connais plus d'un État de notre vieille Europe qui devrait se =
remettre
au régime de l'oxygène, dans l'intérêt de sa santé!»
Michel parlait et s'animait, à faire croire qu=
e le
robinet était encore trop ouvert. Mais, d'une phrase, Barbicane enraya son =
enthousiasme.
«Tout cela est bien, ami Michel, lui dit-il, m=
ais
nous apprendras-tu d'où viennent ces poules qui se sont mêlées à notre conc=
ert?
--Ces poules?
--Oui.»
En effet, une demi-douzaine de poules et un
superbe coq se promenaient çà et là, voletant et caquetant.
«Ah! les maladroites! s'écria Michel. C'est
l'oxygène qui les a mises en révolution!
--Mais que veux-tu faire de ces poules? demanda
Barbicane.
--Les acclimater dans la Lune, parbleu!
--Alors pourquoi les avoir cachées?
--Une farce, mon digne président, une simple f=
arce
qui avorte piteusement! Je voulais les lâcher sur le continent lunaire, san=
s vous
en rien dire! Hein! quel eût été votre ébahissement à voir ces volatiles
terrestres picorer les champs de la Lune!
--Ah! gamin! gamin éternel! répondit Barbicane=
, tu
n'as pas besoin d'oxygène pour te monter la tête! Tu es toujours ce que nous
étions sous l'influence de ce gaz! Tu es toujours fou!
--Eh! qui dit qu'alors nous n'étions pas sages=
!»
répliqua Michel Ardan.
Après cette réflexion philosophique, les trois
amis réparèrent le désordre du projectile. Poules et coq furent réintégrés =
dans
leur cage. Mais, en procédant à cette opération, Barbicane et ses deux comp=
agnons
eurent le sentiment très marqué d'un nouveau phénomène.
Depuis le moment où ils avaient quitté la Terr= e, leur propre poids, celui du boulet et des objets qu'il renfermait, avaient = subi une diminution progressive. S'ils ne pouvaient constater cette déperdition = pour le projectile, un instant devait arriver où cet effet serait sensible pour eux-mêmes et pour les ustensiles ou les instruments dont ils se servaient.<= o:p>
Il va sans dire qu'une balance n'eût pas indiq=
ué
cette déperdition, car le poids destiné à peser l'objet aurait perdu
précisément autant que l'objet lui-même; mais un peson à ressort, par exemp=
le,
dont la tension est indépendante de l'attraction, eût donné l'évaluation ex=
acte
de cette déperdition.
On sait que l'attraction, autrement dit la
pesanteur, est proportionnelle aux masses et en raison inverse du carré des=
distances.
De là cette conséquence: Si la Terre eût été seule dans l'espace, si les au=
tres
corps célestes se fussent subitement annihilés, le projectile, d'après la l=
oi
de Newton, aurait d'autant moins pesé qu'il se serait éloigné de la Terre, =
mais
sans jamais perdre entièrement son poids, car l'attraction terrestre se fût=
toujours
fait sentir à n'importe quelle distance.
Mais dans le cas actuel, un moment devait arri=
ver
où le projectile ne serait plus aucunement soumis aux lois de la pesanteur,=
en
faisant abstraction des autres corps célestes dont on pouvait considérer l'=
effet
comme nul.
En effet, la trajectoire du projectile se traç=
ait
entre la Terre et la Lune. A mesure qu'il s'éloignait de la Terre, l'attrac=
tion
terrestre diminuait en raison inverse du carré des distances, mais aussi l'=
attraction
lunaire augmentait dans la même proportion. Il devait donc arriver un point=
où,
ces deux attractions se neutralisant, le boulet ne pèserait plus. Si les ma=
sses
de la Lune et de la Terre eussent été égales, ce point se fût rencontré à u=
ne
égale distance des deux astres. Mais, en tenant compte de la différence des
masses, il était facile de calculer que ce point serait situé aux quarante-=
sept
cinquante-deuxièmes du voyage, soit, en chiffres, à soixante-dix-huit mille=
cent
quatorze lieues de la Terre.
A ce point, un corps n'ayant aucun principe de
vitesse ou de déplacement en lui, y demeurerait éternellement immobile, éta=
nt également
attiré par les deux astres, et rien ne le sollicitant plutôt vers l'un que =
vers
l'autre.
Or, le projectile, si la force d'impulsion ava=
it
été exactement calculée, le projectile devait atteindre ce point avec une
vitesse nulle, ayant perdu tout indice de pesanteur, comme tous les objets =
qu'il
portait en lui.
Qu'arriverait-il alors? Trois hypothèses se
présentaient.
Ou le projectile aurait encore conservé une
certaine vitesse, et, dépassant le point d'égale attraction, il tomberait s=
ur
la Lune en vertu de l'excès de l'attraction lunaire sur l'attraction terres=
tre.
Ou la vitesse lui manquant pour atteindre le p=
oint
d'égale attraction, il retomberait sur la Terre en vertu de l'excès de
l'attraction terrestre sur l'attraction lunaire.
Ou enfin, animé d'une vitesse suffisante pour
atteindre le point neutre, mais insuffisante pour le dépasser, il resterait
éternellement suspendu à cette place, comme le prétendu tombeau de Mahomet,
entre le zénith et le nadir.
Telle était la situation, et Barbicane en expl=
iqua
clairement les conséquences à ses compagnons de voyage. Cela les intéressai=
t au
plus haut degré. Or, comment reconnaîtraient-ils que le projectile avait at=
teint
ce point neutre situé à soixante-dix-huit mille cent quatorze lieues de la
Terre?
Précisément lorsque ni eux ni les objets enfer=
més
dans le projectile ne seraient plus aucunement soumis aux lois de la pesant=
eur.
Jusqu'ici, les voyageurs, tout en constatant q=
ue
cette action diminuait de plus en plus, n'avaient pas encore reconnu son
absence totale. Mais ce jour-là, vers onze heures du matin, Nicholl ayant l=
aissé
échapper un verre de sa main, le verre, au lieu de tomber, resta suspendu d=
ans
l'air.
«Ah! s'écria Michel Ardan, voilà donc un peu de
physique amusante!»
Et aussitôt, divers objets, des armes, des
bouteilles, abandonnés à eux-mêmes, se tinrent comme par miracle. Diane, el=
le
aussi, placée par Michel dans l'espace, reproduisit, mais sans aucun truc, =
la suspension
merveilleuse opérée par les Caston et les Robert-Houdin. La chienne,
d'ailleurs, ne semblait pas s'apercevoir qu'elle flottait dans l'air.
Eux-mêmes, surpris, stupéfaits, en dépit de le=
urs
raisonnements scientifiques, ils sentaient, ces trois aventureux compagnons
emportés dans le domaine du merveilleux, ils sentaient que la pesanteur man=
quait
à leur corps. Leurs bras, qu'ils étendaient, ne cherchaient plus à s'abaiss=
er.
Leur tête vacillait sur leurs épaules. Leurs pieds ne tenaient plus au fond=
du
projectile. Ils étaient comme des gens ivres auxquels la stabilité fait déf=
aut.
Le fantastique a créé des hommes privés de leurs reflets, d'autres privés de
leur ombre! Mais ici la réalité, par la neutralité des forces attractives,
faisait des hommes en qui rien ne pesait plus, et qui ne pesaient pas eux-m=
êmes!
Soudain Michel, prenant un certain élan, quitt=
a le
fond, et resta suspendu en l'air comme le moine de la Cuisine des Anges de Murillo.
Ses deux amis l'avaient rejoint en un instant,=
et
tous les trois, au centre du projectile, ils figuraient une ascension
miraculeuse.
«Est-ce croyable? Est-ce vraisemblable? Est-ce
possible? s'écria Michel. Non. Et pourtant cela est! Ah! si Raphaël nous av=
ait
vus ainsi, quelle «Assomption» il eût jetée sur sa toile!
--L'Assomption ne peut durer, répondit Barbica=
ne.
Si le projectile passe le point neutre, l'attraction lunaire nous attirera =
vers
la Lune.
--Nos pieds reposeront alors sur la voûte du
projectile, répondit Michel.
--Non, dit Barbicane, parce que le projectile,
dont le centre de gravité est très bas, se retournera peu a peu.
--Alors, tout notre aménagement va être boulev=
ersé
de fond en comble, c'est le mot!
--Rassure-toi, Michel, répondit Nicholl. Aucun
bouleversement n'est à craindre. Pas un objet ne bougera, car l'évolution du
projectile ne se fera qu'insensiblement.
--En effet, reprit Barbicane, et quand il aura
franchi le point d'égale attraction, son culot, relativement plus lourd,
l'entraînera suivant une perpendiculaire à la Lune. Mais, pour que ce phéno=
mène
se produise, il faut que nous ayons passé la ligne neutre.
--Passer la ligne neutre! s'écria Michel. Alors
faisons comme les marins qui passent l'Équateur. Arrosons notre passage!»
Un léger mouvement de côté ramena Michel vers =
la
paroi capitonnée. Là, il prit une bouteille et des verres, les plaça «dans
l'espace», devant ses compagnons, et, trinquant joyeusement, ils saluèrent =
la ligne
d'un triple hurrah.
Cette influence des attractions dura une heure=
à
peine. Les voyageurs se sentirent insensiblement ramenés vers le fond, et
Barbicane crut remarquer que le bout conique du projectile s'écartait un pe=
u de
la normale dirigée vers la Lune. Par un mouvement inverse, le culot s'en ra=
pprochait.
L'attraction lunaire l'emportait donc sur l'attraction terrestre. La chute =
vers
la Lune commençait, presque insensible encore; elle ne devait être que d'un
millimètre un tiers dans la première seconde, soit cinq cent quatre-vingt-d=
ix
millièmes de ligne. Mais peu à peu la force attractive s'accroîtrait, la ch=
ute
serait plus accentuée, le projectile, entraîné par le culot, présenterait s=
on
cône supérieur à la Terre et tomberait avec une vitesse croissante jusqu'à =
la
surface du continent sélénite. Le but serait donc atteint. Maintenant, rien=
ne
pouvait empêcher le succès de l'entreprise, et Nicholl et Michel Ardan
partagèrent la joie de Barbicane.
Puis ils causèrent de tous ces phénomènes qui =
les
émerveillaient coup sur coup. Cette neutralisation des lois de la pesanteur
surtout, ils ne tarissaient pas à son propos. Michel Ardan, toujours
enthousiaste, voulait en tirer des conséquences qui n'étaient que fantaisie
pure.
«Ah! mes dignes amis, s'écriait-il, quel progr=
ès
si l'on pouvait ainsi se débarrasser, sur Terre, de cette pesanteur, de cet=
te
chaîne qui vous rive à elle! Ce serait le prisonnier devenu libre! Plus de =
fatigues,
ni des bras ni des jambes. Et, s'il est vrai que pour voler à la surface de=
la
Terre, pour se soutenir dans l'air par le simple jeu des muscles, il faille=
une
force cent cinquante fois supérieure à celle que nous possédons, un simple =
acte
de la volonté, un caprice nous transporterait dans l'espace, si l'attraction
n'existait pas.
--En effet, dit Nicholl en riant, si l'on
parvenait à supprimer la pesanteur comme on supprime la douleur par
l'anesthésie, voilà qui changerait la face des sociétés modernes!
--Oui, s'écria Michel, tout plein de son sujet,
détruisons la pesanteur, et plus de fardeaux! Partant, plus de grues, de cr=
ics,
de cabestans, de manivelles et autres engins qui n'auraient pas raison d'êt=
re!
--Bien dit, répliqua Barbicane, mais si rien ne
pesait plus, rien ne tiendrait plus, pas plus ton chapeau sur ta tête, digne
Michel, que ta maison dont les pierres n'adhèrent que par leur poids! Pas de
bateaux dont la stabilité sur les eaux n'est qu'une conséquence de la pesan=
teur.
Pas même d'Océan, dont les flots ne seraient plus équilibrés par l'attracti=
on
terrestre. Enfin pas d'atmosphère, dont les molécules n'étant plus retenues=
se
disperseraient dans l'espace!
--Voilà qui est fâcheux, répliqua Michel. Rien=
de
tel que ces gens positifs pour vous ramener brutalement à la réalité.
--Mais console-toi, Michel, reprit Barbicane, =
car
si aucun astre n'existe d'où soient bannies les lois de la pesanteur, tu va=
s,
du moins, en visiter un où la pesanteur est beaucoup moindre que sur la Ter=
re.
--La Lune?
--Oui, la Lune, à la surface de laquelle les
objets pèsent six fois moins qu'à la surface de la Terre, phénomène très fa=
cile
à constater.
--Et nous nous en apercevrons? demanda Michel.=
--Évidemment, puisque deux cents kilogrammes n=
'en
pèsent que trente à la surface de la Lune.
--Et notre force musculaire n'y diminuera pas?=
--Aucunement. Au lieu de t'élever à un mètre en
sautant, tu t'élèveras à dix-huit pieds de hauteur.
--Mais nous serons des Hercules dans la Lune!
s'écria Michel.
--D'autant plus, répondit Nicholl, que si la
taille des Sélénites est proportionnelle à la masse de leur globe, ils sero=
nt
hauts d'un pied à peine.
--Des Lilliputiens! répliqua Michel. Je vais d=
onc
jouer le rôle de Gulliver! Nous allons réaliser la fable des géants! Voilà
l'avantage de quitter sa planète et de courir le monde solaire!
--Un instant, Michel, répondit Barbicane. Si tu
veux jouer les Gulliver ne visite que les planètes inférieures, telles que
Mercure, Vénus ou Mars, dont la masse est un peu moindre que celle de la Te=
rre.
Mais ne te hasarde pas dans les grandes planètes, Jupiter, Saturne, Uranus,
Neptune, car là les rôles seraient intervertis, et tu deviendrais Lilliputi=
en.
--Et dans le Soleil?
--Dans le Soleil, si sa densité est quatre fois
moindre que celle de la Terre, son volume est treize cent vingt-quatre mille
fois plus considérable, et l'attraction y est vingt-sept fois plus grande q=
u'à la
surface de notre globe. Toute proportion gardée, les habitants y devraient
avoir en moyenne deux cents pieds de haut.
--Mille diables! s'écria Michel. Je ne serais =
plus
qu'un pygmée, un mirmidon!
--Gulliver chez les géants, dit Nicholl.
--Juste! répondit Barbicane.
--Et il ne serait pas inutile d'emporter quelq=
ues
pièces d'artillerie pour se défendre.
--Bon! répliqua Barbicane, tes boulets ne fera=
ient
aucun effet dans le Soleil, et ils tomberaient sur le sol au bout de quelqu=
es
mètres.
--Voilà qui est fort!
--Voilà qui est certain, répondit Barbicane.
L'attraction est si considérable sur cet astre énorme, qu'un objet pesant
soixante-dix kilogrammes sur la Terre, en pèserait dix-neuf cent trente à l=
a surface
du Soleil. Ton chapeau, une dizaine de kilogrammes! Ton cigare, une demi-li=
vre.
Enfin si tu tombais sur le continent solaire, ton poids serait tel--deux mi=
lle
cinq cents kilos environ--, que tu ne pourrais pas te relever!
--Diable! fit Michel. Il faudrait alors avoir =
une
petite grue portative! Eh bien, mes amis, contentons-nous de la Lune pour a=
ujourd'hui.
Là, au moins, nous ferons grande figure! Plus tard, nous verrons s'il faut
aller dans ce Soleil, où l'on ne peut boire sans un cabestan pour hisser son
verre à sa bouche!»
Conséquences d'une déviation
Barbi=
cane
n'avait plus d'inquiétude, sinon sur l'issue du voyage, du moins sur la for=
ce
d'impulsion du projectile. Sa vitesse virtuelle l'entraînait au-delà de la
ligne neutre. Donc, il ne reviendrait pas à la Terre. Donc, il ne
s'immobiliserait pas sur le point d'attraction. Une seule hypothèse restait=
à
se réaliser, l'arrivée du boulet à son but sous l'action de l'attraction
lunaire.
En réalité, c'était une chute de huit mille de=
ux
cent quatre-vingt-seize lieues, sur un astre, il est vrai, où la pesanteur =
ne
doit être évaluée qu'au sixième de la pesanteur terrestre. Chute formidable
néanmoins, et contre laquelle toutes précautions voulaient être prises sans
retard.
Ces précautions étaient de deux sortes: les un=
es
devaient amortir le coup au moment où le projectile toucherait le sol lunai=
re;
les autres devaient retarder sa chute et, par conséquent, la rendre moins v=
iolente.
Pour amortir le coup, il était fâcheux que
Barbicane ne fût plus à même d'employer les moyens qui avaient si utilement
atténué le choc du départ, c'est-à-dire l'eau employée comme ressort et les
cloisons brisantes. Les cloisons existaient encore; mais l'eau manquait, ca=
r on
ne pouvait employer la réserve à cet usage, réserve précieuse pour le cas o=
ù,
pendant les premiers jours, l'élément liquide manquerait au sol lunaire.
D'ailleurs, cette réserve eût été très
insuffisante pour faire ressort. La couche d'eau emmagasinée dans le projec=
tile
au départ, et sur laquelle reposait le disque étanche, n'occupait pas moins=
de
trois pieds de hauteur sur une surface de cinquante-quatre pieds carrés. El=
le
mesurait en volume six mètres cubes et en poids cinq mille sept cent cinqua=
nte
kilogrammes. Or, les récipients n'en contenaient pas la cinquième partie. Il
fallait donc renoncer à ce moyen si puissant d'amortir le choc d'arrivée.
Fort heureusement, Barbicane, non content
d'employer l'eau, avait muni le disque mobile de forts tampons à ressort,
destinés à amoindrir le choc contre le culot après l'écrasement des cloisons
horizontales. Ces tampons existaient toujours; il suffisait de les rajuster=
et
de remettre en place le disque mobile. Toutes ces pièces, faciles à manier,
puisque leur poids était à peine sensible, pouvaient être remontées rapidem=
ent.
Ce fut fait. Les divers morceaux se rajustèrent
sans peine. Affaire de boulons et d'écrous. Les outils ne manquaient pas.
Bientôt le disque remanié reposa sur ses tampons d'acier, comme une table s=
ur
ses pieds. Un inconvénient résultait du placement de ce disque. La vitre in=
férieure
était obstruée. Donc, impossibilité pour les voyageurs d'observer la Lune p=
ar
cette ouverture, lorsqu'ils seraient précipités perpendiculairement sur ell=
e.
Mais il fallait y renoncer. D'ailleurs, par les ouvertures latérales, on
pouvait encore apercevoir les vastes régions lunaires comme on voit la Terr=
e de
la nacelle d'un aérostat.
Cette disposition du disque demanda une heure =
de
travail. Il était plus de midi quand les préparatifs furent achevés. Barbic=
ane
fit de nouvelles observations sur l'inclinaison du projectile; mais à son g=
rand
ennui, il ne s'était pas suffisamment retourné pour une chute; il paraissait
suivre une courbe parallèle au disque lunaire. L'astre des nuits brillait
splendidement dans l'espace, tandis qu'à l'opposé, l'astre du jour l'incend=
iait
de ses feux.
Cette situation ne laissait pas d'être
inquiétante.
«Arriverons-nous? dit Nicholl.
--Faisons comme si nous devions arriver, répon=
dit
Barbicane.
--Vous êtes des trembleurs, répliqua Michel Ar=
dan.
Nous arriverons, et plus vite que nous ne le voudrons.»
Cette réponse ramena Barbicane à son travail
préparatoire, et il s'occupa de la disposition des engins destinés à retard=
er
la chute.
On se rappelle la scène du meeting tenu à
Tampa-Town, dans la Floride, alors que le capitaine Nicholl se posait en en=
nemi
de Barbicane et en adversaire de Michel Ardan. Au capitaine Nicholl, souten=
ant
que le projectile se briserait comme verre, Michel avait répondu qu'il reta=
rderait
sa chute au moyen de fusées convenablement disposées.
En effet, de puissants artifices, prenant leur
point d'appui sur le culot et fusant à l'extérieur, pouvaient, en produisan=
t un
mouvement de recul, enrayer dans une certaine proportion, la vitesse du bou=
let.
Ces fusées devaient brûler dans le vide, il est vrai, mais l'oxygène ne leur
manquerait pas, car elles se le fournissaient elle-mêmes, comme les volcans
lunaires, dont la déflagration n'a jamais été empêchée par le défaut
d'atmosphère autour de la Lune.
Barbicane s'était donc muni d'artifices renfer=
més
dans de petits canons d'acier taraudés, qui pouvaient se visser dans le cul=
ot
du projectile. Intérieurement, ces canons affleuraient le fond. Extérieurem=
ent,
ils le dépassaient d'un demi-pied. Il y en avait vingt. Une ouverture, ména=
gée
dans le disque, permettait d'allumer la mèche dont chacun était pourvu. Tout
l'effet se produisait au-dehors. Les mélanges fusants avaient été forcés
d'avance dans chaque canon. Il suffisait donc d'enlever les obturateurs
métalliques engagés dans le culot, et de les remplacer par ces canons qui s=
'ajustaient
rigoureusement à leur place.
Ce nouveau travail fut achevé vers trois heure=
s,
et, toutes ces précautions prises, il ne s'agit plus que d'attendre.
Cependant, le projectile se rapprochait
visiblement de la Lune. Il subissait évidemment son influence dans une cert=
aine
proportion; mais sa propre vitesse l'entraînait aussi suivant une ligne
oblique. De ces deux influences, la résultante était une ligne qui deviendr=
ait peut-être
une tangente. Mais il était certain que le projectile ne tombait pas
normalement à la surface de la Lune, car sa partie inférieure, en raison mê=
me
de son poids, aurait dû être tournée vers elle.
Les inquiétudes de Barbicane redoublaient à vo=
ir
son boulet résister aux influences de la gravitation. C'était l'inconnu qui
s'ouvrait devant lui, l'inconnu à travers les espaces intra-stellaires. Lui=
, le
savant, il croyait avoir prévu les trois hypothèses possibles, le retour à =
la
Terre, le retour à la Lune, la stagnation sur la ligne neutre! Et voici qu'=
une
quatrième hypothèse, grosse de toutes les terreurs de l'infini, surgissait
inopinément. Pour ne pas l'envisager sans défaillance, il fallait être un
savant résolu comme Barbicane, un être flegmatique comme Nicholl, ou un
aventurier audacieux comme Michel Ardan.
La conversation fut mise sur ce sujet. D'autres
hommes auraient considéré la question au point de vue pratique. Ils se sera=
ient
demandé où les entraînait leur wagon-projectile. Eux, pas. Ils cherchèrent =
la
cause qui avait dû produire cet effet.
«Ainsi nous avons déraillé? dit Michel. Mais
pourquoi?
--Je crains bien, répondit Nicholl, que malgré
toutes les précautions prises, la Columbiad n'ait pas été pointée juste. Une
erreur, si petite qu'elle soit, devait suffire à nous jeter hors de
l'attraction lunaire.
--On aurait donc mal visé? demanda Michel.
--Je ne le crois pas, répondit Barbicane. La
perpendicularité du canon était rigoureuse, sa direction sur le zénith du l=
ieu incontestable.
Or, la Lune passant au zénith, nous devions l'atteindre en plein. Il y a une
autre raison, mais elle m'échappe.
--N'arrivons-nous pas trop tard? demanda Nicho=
ll.
--Trop tard? fit Barbicane.
--Oui, reprit Nicholl. La note de l'Observatoi=
re
de Cambridge porte que le trajet doit s'accomplir en quatre-vingt-dix-sept
heures treize minutes et vingt secondes. Ce qui veut dire que, plus tôt, la
Lune ne serait pas encore au point indiqué, et plus tard, qu'elle n'y serai=
t plus.
--D'accord, répondit Barbicane. Mais nous somm=
es
partis le 1er décembre, à onze heures moins treize minutes et vingt-cinq
secondes du soir, et nous devons arriver le 5 à minuit, au moment précis où=
la Lune
sera pleine. Or, nous sommes au 5 décembre. Il est trois heures et demie du
soir, et huit heures et demie devraient suffire à nous conduire au but. Pou=
rquoi
n'y arrivons-nous pas?
--Ne serait-ce pas un excès de vitesse? répond=
it
Nicholl, car nous savons maintenant que la vitesse initiale a été plus gran=
de
qu'on ne supposait.
--Non! cent fois non! répliqua Barbicane. Un e=
xcès
de vitesse, si la direction du projectile eût été bonne, ne nous aurait pas
empêchés d'atteindre la Lune. Non! il y a eu déviation. Nous avons été dévi=
és.
--Par qui? par quoi? demanda Nicholl.
--Je ne puis le dire, répondit Barbicane.
--Eh bien, Barbicane, dit alors Michel, veux-tu
connaître mon opinion sur cette question de savoir d'où provient cette
déviation?
--Parle.
--Je ne donnerais pas un demi-dollar pour
l'apprendre! Nous sommes déviés, voilà le fait. Où allons-nous, peu m'impor=
te!
Nous le verrons bien. Que diable! puisque nous sommes entraînés dans l'espa=
ce,
nous finirons bien par tomber dans un centre quelconque d'attraction!»
Cette indifférence de Michel Ardan ne pouvait
contenter Barbicane. Non que celui-ci s'inquiétât de l'avenir! Mais pourquoi
son projectile avait dévié, c'est ce qu'il voulait savoir à tout prix.
Cependant le boulet continuait à se déplacer
latéralement à la Lune, et avec lui le cortège d'objets jetés au-dehors.
Barbicane put même constater, par des points de repère relevés sur la Lune =
dont
la distance était inférieure à deux mille lieues, que sa vitesse devenait u=
niforme.
Nouvelle preuve qu'il n'y avait pas chute. La force d'impulsion l'emportait
encore sur l'attraction lunaire, mais la trajectoire du projectile le
rapprochait certainement du disque lunaire, et l'on pouvait espérer qu'à une
distance plus rapprochée, l'action de la pesanteur prédominerait et
provoquerait définitivement une chute.
Les trois amis n'ayant rien de mieux à faire,
continuèrent leurs observations. Cependant, ils ne pouvaient encore détermi=
ner
les dispositions topographiques du satellite. Tous ces reliefs se nivelaient
sous la projection des rayons solaires.
Ils regardèrent ainsi par les vitres latérales
jusqu'à huit heures du soir. La Lune avait alors tellement grossi à leurs y=
eux
qu'elle masquait toute une moitié du firmament. Le Soleil d'un côté, l'astr=
e des
nuits de l'autre, inondaient le projectile de lumière.
En ce moment, Barbicane crut pouvoir estimer à
sept cents lieues seulement la distance qui les séparait de leur but. La
vitesse du projectile lui parut être de deux cents mètres par seconde, soit=
environ
cent soixante-dix lieues à l'heure. Le culot du boulet tendait à se tourner
vers la Lune sous l'influence de la force centripète; mais la force centrif=
uge
l'emportant toujours, il devenait probable que la trajectoire rectiligne se
changerait en une courbe quelconque dont on ne pouvait déterminer la nature=
.
Barbicane cherchait toujours la solution de son
insoluble problème.
Les heures s'écoulaient sans résultat. Le
projectile se rapprochait visiblement de la Lune, mais il était visible aus=
si
qu'il ne l'atteindrait pas. Quant à la plus courte distance à laquelle il e=
n passerait,
elle serait la résultante des deux forces, attractive et répulsive, qui
sollicitaient le mobile.
«Je ne demande qu'une chose, répétait Michel:
passer assez près de la Lune pour en pénétrer les secrets!
--Maudite soit alors, s'écria Nicholl, la cause
qui a fait dévier notre projectile!
--Maudit soit alors, répondit Barbicane, comme=
si
son esprit eût été soudainement frappé, maudit soit le bolide que nous avons
croisé en route!
--Hein! fit Michel Ardan.
--Que voulez-vous dire? s'écria Nicholl.
--Je veux dire, répondit Barbicane d'un ton
convaincu, je veux dire que notre déviation est uniquement due à la rencont=
re
de ce corps errant!
--Mais il ne nous a pas même effleurés, répond=
it
Michel.
--Qu'importe. Sa masse, comparée à celle de no=
tre
projectile était énorme, et son attraction a suffi pour influer sur notre
direction.
--Si peu! s'écria Nicholl.
--Oui, Nicholl, mais si peu que ce soit, répon=
dit
Barbicane, sur une distance de quatre-vingt-quatre mille lieues, il n'en
fallait pas davantage pour manquer la Lune!»
Les observateurs de la lune
Barbi=
cane
avait évidemment trouvé la seule raison plausible de cette déviation. Si pe=
tite
qu'elle eût été, elle avait suffi à modifier la trajectoire du projectile.
C'était une fatalité. L'audacieuse tentative avortait par une circonstance
toute fortuite et, à moins d'événements exceptionnels, on ne pouvait plus
atteindre le disque lunaire. En passerait-on assez près pour résoudre certa=
ines
questions de physique ou de géologie insolubles jusqu'alors? C'était la que=
stion,
la seule qui préoccupât maintenant les hardis voyageurs. Quant au sort que =
leur
réservait l'avenir, ils n'y voulaient même pas songer. Cependant, que
deviendraient-ils au milieu de ces solitudes infinies, eux à qui l'air deva=
it
bientôt manquer? Quelques jours encore, et ils tomberaient asphyxiés dans ce
boulet errant à l'aventure. Mais quelques jours, c'étaient des siècles pour=
ces
intrépides, et ils consacrèrent tous leurs instants à observer cette Lune
qu'ils n'espéraient plus atteindre.
La distance qui séparait alors le projectile du
satellite fut estimée à deux cents lieues environ. Dans ces conditions, au
point de vue de la visibilité des détails du disque, les voyageurs se
trouvaient plus éloignés de la Lune que ne le sont les habitants de la Terr=
e,
armés de leurs puissants télescopes.
On sait, en effet, que l'instrument monté par =
John
Ross à Parson-town, dont le grossissement est de six mille cinq cents fois,
ramène la Lune à seize lieues; de plus avec le puissant engin établi à Long=
's
Peak, l'astre des nuits, grossi quarante-huit mille fois, était rapproché à=
moins
de deux lieues, et les objets ayant dix mètres de diamètre s'y montraient
suffisamment distincts.
Ainsi donc, à cette distance, les détails
topographiques de la Lune, observés sans lunette, n'étaient pas sensiblement
déterminés. L'oeil saisissait le vaste contour de ces immenses dépressions
improprement appelées «mers», mais il ne pouvait en reconnaître la nature. =
La saillie
des montagnes disparaissait dans la splendide irradiation que produisait la
réflexion des rayons solaires. Le regard, ébloui comme s'il se fût penché s=
ur
un bain d'argent en fusion, se détournait involontairement.
Cependant la forme oblongue de l'astre se
dégageait déjà. Il apparaissait comme un oeuf gigantesque dont le petit bout
était tourné vers la Terre. En effet, la Lune, liquide ou malléable aux
premiers jours de sa formation, figurait alors une sphère parfaite; mais, b=
ientôt
entraînée dans le centre d'attraction de la Terre, elle s'allongea sous
l'influence de la pesanteur. A devenir satellite, elle perdit la pureté nat=
ive
de ses formes; son centre de gravité se reporta en avant du centre de figur=
e,
et, de cette disposition, quelques savants tirèrent la conséquence que l'ai=
r et
l'eau avaient pu se réfugier sur cette surface opposée de la Lune qu'on ne =
voit
jamais de la Terre.
Cette altération des formes primitives du
satellite ne fut sensible que pendant quelques instants. La distance du
projectile à la Lune diminuait très rapidement sous sa vitesse considérable=
ment
inférieure à la vitesse initiale, mais huit à neuf fois supérieure à celles
dont sont animés les express de chemins de fer. La direction oblique du bou=
let,
en raison même de son obliquité, laissait à Michel Ardan quelque espoir de
heurter un point quelconque du disque lunaire. Il ne pouvait croire qu'il n=
'y
arriverait pas. Non! il ne pouvait le croire, et il le répétait souvent. Ma=
is
Barbicane, meilleur juge, ne cessait de lui répondre avec une impitoyable
logique:
«Non, Michel, non. Nous ne pouvons atteindre la
Lune que par une chute, et nous ne tombons pas. La force centripète nous
maintient sous l'influence lunaire, mais la force centrifuge nous éloigne i=
rrésistiblement.»
Cela fut dit d'un ton qui enleva à Michel Ardan
ses dernières espérances.
La portion de la Lune dont le projectile se
rapprochait était l'hémisphère nord, celui que les cartes sélénographiques
placent en bas, car ces cartes sont généralement dressées d'après l'image
fournie par les lunettes, et l'on sait que les lunettes renversent les obje=
ts. Telle
était la Mappa selenographica de Beer et Moedler que consultait Barbic=
ane.
Cet hémisphère septentrional présentait de vastes plaines, accidentées de
montagnes isolées.
A minuit, la Lune était pleine. A ce moment
précis, les voyageurs auraient dû y prendre pied, si le malencontreux bolide
n'eût pas dévié leur direction. L'astre arrivait donc dans les conditions r=
igoureusement
déterminées par l'Observatoire de Cambridge. Il se trouvait mathématiquemen=
t à
son périgée et au zénith du vingt-huitième parallèle. Un observateur placé =
au
fond de l'énorme Columbiad braquée perpendiculairement à l'horizon, eût enc=
adré
la Lune dans la bouche du canon. Une ligne droite figurant l'axe de la pièc=
e,
aurait traversé en son centre l'astre de la nuit.
Inutile de dire que pendant cette nuit du 5 au=
6
décembre, les voyageurs ne prirent pas un instant de repos. Auraient-ils pu
fermer les yeux, si près de ce monde nouveau? Non. Tous leurs sentiments se=
concentraient
dans une pensée unique: Voir! Représentants de la Terre, de l'humanité pass=
ée
et présente qu'ils résumaient en eux, c'est par leurs yeux que la race huma=
ine
regardait ces régions lunaires et pénétrait les secrets de son satellite! U=
ne
certaine émotion les tenait au coeur et ils allaient silencieusement d'une =
vitre
à l'autre.
Leurs observations, reproduites par Barbicane,=
furent
rigoureusement déterminées. Pour les faire, ils avaient des lunettes. Pour =
les contrôler,
ils avaient des cartes.
Le premier observateur de la Lune fut Galilée.=
Son
insuffisante lunette grossissait trente fois seulement. Néanmoins, dans ces
taches qui parsemaient le disque lunaire, «comme les yeux parsèment la queu=
e d'un
paon», le premier, il reconnut des montagnes et mesura quelques hauteurs
auxquelles il attribua exagérément une élévation égale au vingtième du diam=
ètre
du disque, soit huit mille huit cents mètres. Galilée ne dressa aucune cart=
e de
ses observations.
Quelques années plus tard, un astronome de
Dantzig, Hévélius--par des procédés qui n'étaient exacts que deux fois par
mois, lors des première et seconde quadratures--réduisit les hauteurs de
Galilée à un vingt-sixième seulement du diamètre lunaire. Exagération inver=
se. Mais
c'est à ce savant que l'on doit la première carte de la Lune. Les taches
claires et arrondies y forment des montagnes circulaires, et les taches som=
bres
indiquent de vastes mers qui ne sont en réalité que des plaines. A ces mont=
s et
à ces étendues d'eau, il donna des dénominations terrestres. On y voit figu=
rer
le Sinaï au milieu d'une Arabie, l'Etna au centre d'une Sicile, les Alpes, =
les
Apennins, les Karpathes, puis la Méditerranée, le Palus-Méotide, le Pont-Eu=
xin,
la mer Caspienne. Noms mal appliqués, d'ailleurs, car ni ces montagnes ni c=
es
mers ne rappellent la configuration de leurs homonymes du globe. C'est à pe=
ine
si dans cette large tache blanche, rattachée au sud à de plus vastes contin=
ents
et terminée en pointe, on reconnaîtrait l'image renversée de la péninsule
indienne, du golfe du Bengale et de la Cochinchine. Aussi ces noms ne
furent-ils pas conservés. Un autre cartographe, connaissant mieux le coeur
humain, proposa une nouvelle nomenclature que la vanité humaine s'empressa =
d'adopter.
Cet observateur fut le père Riccioli, contempo=
rain
d'Hévélius. Il dressa une carte grossière et grosse d'erreurs. Mais aux
montagnes lunaires, il imposa le nom des grands hommes de l'Antiquité et de=
s savants
de son époque, usage fort suivi depuis lors.
Une troisième carte de la Lune fut exécutée au
XVIIe siècle par Dominique Cassini; supérieure à celle de Riccioli par
l'exécution, elle est inexacte sous le rapport des mesures. Plusieurs
réductions en furent publiées, mais son cuivre, longtemps conservé à
l'Imprimerie royale, a été vendu au poids comme matière encombrante.
La Hire, célèbre mathématicien et dessinateur,
dressa une carte de la Lune, haute de quatre mètres, qui ne fut jamais grav=
ée.
Après lui, un astronome allemand, Tobie Mayer,
vers le milieu du XVIIIe siècle, commença la publication d'une magnifique c=
arte
sélénographique, d'après les mesures lunaires rigoureusement vérifiées par =
lui;
mais sa mort, arrivée en 1762, l'empêcha de terminer ce beau travail.
Viennent ensuite Schroeter, de Lilienthal, qui
esquissa de nombreuses cartes de la Lune, puis un certain Lorhmann, de Dres=
de,
auquel on doit une planche divisée en vingt-cinq sections, dont quatre ont =
été gravées.
Ce fut en 1830 que MM. Beer et Moedler composè=
rent
leur célèbre Mappa selenographica ,
suivant une projection orthographique. Cette carte reproduit exactement le
disque lunaire, tel qu'il apparaît; seulement les configurations de montagn=
es
et de plaines ne sont justes que sur sa partie centrale; partout ailleurs, =
dans
les parties septentrionales ou méridionales, orientales ou occidentales, ces
configurations, données en raccourci, ne peuvent se comparer à celles du
centre. Cette carte topographique, haute de quatre-vingt-quinze centimètres=
et divisée
en quatre parties, est le chef-d'oeuvre de la cartographie lunaire.
Après ces savants, on cite les reliefs
sélénographiques de l'astronome allemand Julius Schmidt, les travaux
topographiques du père Secchi, les magnifiques épreuves de l'amateur anglais
Waren de la Rue, et enfin une carte sur projection orthographique de MM.
Lecouturier et Chapuis, beau modèle dressé en 1860, d'un dessin très net et
d'une très claire disposition.
Telle est la nomenclature des diverses cartes
relatives au monde lunaire. Barbicane en possédait deux, celle de MM. Beer =
et
Moedler, et celle de MM. Chapuis et Lecouturier. Elles devaient-lui rendre =
plus
facile son travail d'observateur.
Quant aux instruments d'optique mis à sa dispo=
sition,
c'étaient d'excellentes lunettes marines, spécialement établies pour ce voy=
age.
Elles grossissaient cent fois les objets. Elles auraient donc rapproché la =
Lune
de la Terre à une distance inférieure à mille lieues. Mais alors, à une
distance qui vers trois heures du matin ne dépassait pas cent vingt kilomèt=
res,
et dans un milieu qu'aucune atmosphère ne troublait, ces instruments devaie=
nt
ramener le niveau lunaire à moins de quinze cents mètres.
Fantaisie et réalisme
«Avez=
-vous
jamais vu la Lune? demandait ironiquement un professeur à l'un de ses élève=
s.
--Non, monsieur, répliqua l'élève plus
ironiquement encore, mais je dois dire que j'en ai entendu parler.»
Dans un sens, la plaisante réponse de l'élève
pourrait être faite par l'immense majorité des êtres sublunaires. Que de ge=
ns
ont entendu parler de la Lune, qui ne l'ont jamais vue... du moins à traver=
s l'oculaire
d'une lunette ou d'un télescope! Combien n'ont même jamais examiné la carte=
de
leur satellite!
En regardant une mappemonde sélénographique, u=
ne
particularité frappe tout d'abord.
Contrairement à la disposition suivie pour la
Terre et Mars, les continents occupent plus particulièrement l'hémisphère s=
ud
du globe lunaire. Ces continents ne présentent pas ces lignes terminales, s=
i nettes
et si régulières qui dessinent l'Amérique méridionale, l'Afrique et la
péninsule indienne. Leurs côtes anguleuses, capricieuses, profondément
déchiquetées, sont riches en golfes et en presqu'îles. Elles rappellent
volontiers tout l'imbroglio des îles de la Sonde, où les terres sont divisé=
es à
l'excès. Si la navigation a jamais existé à la surface de la Lune, elle a dû
être singulièrement difficile et dangereuse, et il faut plaindre les marins=
et
les hydrographes sélénites, ceux-ci quand ils faisaient le levé de ces riva=
ges
tourmentés, ceux-là lorsqu'ils donnaient sur ces périlleux atterrages.
On remarquera aussi que sur le sphéroïde lunai=
re,
le pôle sud est beaucoup plus continental que le pôle nord. A ce dernier, il
n'existe qu'une légère calotte de terres séparées des autres continents par=
de vastes
mers.[Il est bien entendu que par ce mot «mers» nous désignons ces immenses
espaces, qui, probablement recouverts par les eaux autrefois, ne sont plus
actuellement que de vastes plaines.] Vers le sud, les continents revêtent
presque tout l'hémisphère. Il est donc possible que les Sélénites aient déjà
planté le pavillon sur l'un de leurs pôles, tandis que les Franklin, les Ro=
ss,
les Kane, les Dumont-d'Urville, les Lambert n'ont pas encore pu atteindre ce
point inconnu du globe terrestre.
Quant aux îles, elles sont nombreuses à la sur=
face
de la Lune. Presque toutes oblongues ou circulaires et comme tracées au com=
pas,
elles semblent former un vaste archipel, comparable à ce groupe charmant je=
té
entre la Grèce et l'Asie Mineure, que la mythologie a jadis animé de ses pl=
us
gracieuses légendes. Involontairement, les noms de Naxos, de Ténédos, de Mi=
lo,
de Carpathos, viennent à l'esprit, et l'on cherche des yeux le vaisseau
d'Ulysse ou le «clipper» des Argonautes. C'est, du moins, ce que réclamait
Michel Ardan; c'était un archipel grec qu'il voyait sur la carte. Aux yeux =
de
ses compagnons peu fantaisistes, l'aspect de ses côtes rappelait plutôt les
terres morcelées du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse, et là où le
Français retrouvait la trace des héros de la fable, ces Américains relevaie=
nt
les points favorables à l'établissement de comptoirs, dans l'intérêt du
commerce et de l'industrie lunaires.
Pour achever la description de la partie
continentale de la Lune, quelques mots sur sa disposition orographique. On y
distingue fort nettement des chaînes de montagnes, des montagnes isolées, d=
es
cirques et des rainures. Tout le relief lunaire est compris dans cette divi=
sion.
Il est extraordinairement tourmenté. C'est une Suisse immense, une Norvège
continue où l'action plutonique a tout fait. Cette surface, si profondément
raboteuse, est le résultat des contractions successives de la croûte, à
l'époque où l'astre était en voie de formation. Le disque lunaire est donc =
propice
à l'étude des grands phénomènes géologiques. Suivant la remarque de certain=
s astronomes,
sa surface, quoique plus ancienne que la surface de la Terre, est demeurée =
plus
neuve. Là, pas d'eaux qui détériorent le relief primitif et dont l'action
croissante produit une sorte de nivellement général, pas d'air dont l'influ=
ence
décomposante modifie les profils orographiques. Là, le travail plutonique, =
non
altéré par les forces neptuniennes, est dans toute sa pureté native. C'est =
la Terre,
telle qu'elle fut avant que les marais et les courants l'eussent empâtée de
couches sédimentaires.
Après avoir erré sur ces vastes continents, le
regard est attiré par les mers plus vastes encore. Non seulement leur
conformation, leur situation, leur aspect rappellent celui des océans
terrestres, mais encore, ainsi que sur la Terre, ces mers occupent la plus
grande partie du globe. Et cependant, ce ne sont point des espaces liquides=
, mais
des plaines dont les voyageurs espéraient bientôt déterminer la nature.
Les astronomes, il faut en convenir, ont décoré
ces prétendues mers de noms au moins bizarres que la science a respectés
jusqu'ici. Michel Ardan avait raison quand il comparait cette mappemonde à =
une
«carte du Tendre», dressée par une Scudéry ou un Cyrano de Bergerac.
«Seulement, ajoutait-il, ce n'est plus la cart=
e du
sentiment comme au XVIIe siècle, c'est la carte de la vie, très nettement
tranchée en deux parties, l'une féminine, l'autre masculine. Aux femmes, l'=
hémisphère
de droite. Aux hommes, l'hémisphère de gauche!»
Et quand il parlait ainsi, Michel faisait haus=
ser
les épaules à ses prosaïques compagnons. Barbicane et Nicholl considéraient=
la
carte lunaire à un tout autre point de vue que leur fantaisiste ami. Cepend=
ant
leur fantaisiste ami avait tant soit peu raison. Qu'on en juge.
Dans cet hémisphère de gauche s'étend la «mer =
des
Nuées», où va si souvent se noyer la raison humaine. Non loin apparaît «la =
mer
des Pluies», alimentée par tous les tracas de l'existence. Auprès se creuse=
«la
mer des Tempêtes» où l'homme lutte sans cesse contre ses passions trop souv=
ent
victorieuses. Puis, épuisé par les déceptions, les trahisons, les infidélit=
és
et tout le cortège des misères terrestres, que trouve-t-il au terme de sa
carrière? cette vaste «mer des Humeurs» à peine adoucie par quelques gouttes
des eaux du «golfe de la Rosée»! Nuées, pluies, tempêtes, humeurs, la vie d=
e l'homme
contient-elle autre chose et ne se résume-t-elle pas en ces quatre mots?
L'hémisphère de droite, «dédié aux dames»,
renferme des mers plus petites, dont les noms significatifs comportent tous=
les
incidents d'une existence féminine. C'est la «mer de la Sérénité» au-dessus=
de laquelle
se penche la jeune fille, et «le lac des Songes», qui lui reflète un riant
avenir! C'est «la mer du Nectar», avec ses flots de tendresse et ses brises
d'amour! C'est la «mer de la Fécondité», c'est «la mer des Crises», puis «la
mer des Vapeurs», dont les dimensions sont peut-être trop restreintes, et e=
nfin
cette vaste «mer de la Tranquillité», où se sont absorbés toutes les fausses
passions, tous les rêves inutiles, tous les désirs inassoupis, et dont les
flots se déversent paisiblement dans «le lac de la Mort»!
Quelle succession étrange de noms! Quelle divi=
sion
singulière de ces deux hémisphères de la Lune, unis l'un à l'autre comme
l'homme et la femme, et formant cette sphère de vie emportée dans l'espace!=
Et
le fantaisiste Michel n'avait-il pas raison d'interpréter ainsi cette fanta=
isie
des vieux astronomes?
Mais tandis que son imagination courait ainsi =
«les
mers», ses graves compagnons considéraient plus géographiquement les choses.
Ils apprenaient par coeur ce monde nouveau. Ils en mesuraient les angles et=
les
diamètres.
Pour Barbicane et Nicholl, la mer des Nuées ét=
ait
une immense dépression de terrain, semée de quelques montagnes circulaires,=
et couvrant
une grande portion de la partie occidentale de l'hémisphère sud; elle occup=
ait
cent quatre-vingt-quatre mille huit cents lieues carrées, et son centre se
trouvait par 15° de latitude sud et 20° de longitude ouest. L'océan des
Tempêtes, Oceanus Procellarum , la=
plus vaste
plaine du disque lunaire, embrassait une superficie de trois cent vingt-huit
mille trois cents lieues carrées, son centre étant par 10° de latitude nord=
et
45° de longitude est. De son sein émergeaient les admirables montagnes
rayonnantes de Képler et d'Aristarque.
Plus au nord et séparée de la mer des Nuées pa=
r de
hautes chaînes, s'étendait la mer des Pluies, Mare Imbrium , ayant son point central p=
ar 35°
de latitude septentrionale et 20° de longitude orientale; elle était de for=
me à
peu près circulaire et recouvrait un espace de cent quatre-vingt-treize mil=
le
lieues. Non loin, la mer des Humeurs, Mare
Humorum , petit bassin de quarante-quatre mille deux cents lieues carrées
seulement, était située par 25° de latitude sud et 40° de longitude est. En=
fin,
trois golfes se dessinaient encore sur le littoral de cet hémisphère: le go=
lfe
Torride, le golfe de la Rosée et le golfe des Iris, petites plaines resserr=
ées
entre de hautes chaînes de montagnes.
L'hémisphère «féminin», naturellement plus
capricieux, se distinguait par des mers plus petites et plus nombreuses.
C'étaient, vers le nord, la mer du Froid, Mare Frigoris , par 55° de latitude nord=
et 0°
de longitude, d'une superficie de soixante-seize mille lieues carrées, qui
confinait au lac de la Mort et au lac des Songes; la mer de la Sérénité, Mare Serenitatis , par 25° de latitude n=
ord et
20° de longitude ouest, comprenant une superficie de quatre-vingt-six mille=
lieues
carrées; la mer des Crises, Mare C=
risium
, bien délimitée, très ronde, embrassant, par 17° de latitude nord et 55° de
longitude ouest, une superficie de quarante mille lieues, véritable Caspien=
ne enfouie
dans une ceinture de montagnes. Puis à l'Équateur, par 5° de latitude nord =
et
25° de longitude ouest, apparaissait la mer de la Tranquillité, Mare Tranquillitatis , occupant cent vin=
gt et
un mille cinq cent neuf lieues carrées; cette mer communiquait au sud avec =
la mer
du Nectar, Mare Nectaris , étendue=
de
vingt-huit mille huit cents lieues carrées, par 15° de latitude sud et 35° =
de
longitude ouest, et à l'est avec la mer de la Fécondité, Mare Fecunditatis , la plus vaste de cet
hémisphère, occupant deux cent dix-neuf mille trois cents lieues carrées, p=
ar
3° de latitude sud et 50° de longitude ouest. Enfin, tout à fait au nord et
tout à fait au sud, deux mers se distinguaient encore, la mer de Humboldt, =
Mare Humboldtianum , d'une superficie de=
six
mille cinq cents lieues carrées, et la mer Australe, Mare Australe , sur une superficie de
vingt-six milles.
Au centre du disque lunaire, à cheval sur
l'Équateur et sur le méridien zéro, s'ouvrait le golfe du Centre, Sinus Medii , sorte de trait d'union ent=
re les
deux hémisphères.
Ainsi se décomposait aux yeux de Nicholl et de
Barbicane la surface toujours visible du satellite de la Terre. Quand ils
additionnèrent ces diverses mesures, ils trouvèrent que la superficie de ce=
t hémisphère
était de quatre millions sept cent trente-huit mille cent soixante lieues
carrées, dont trois millions trois cent dix-sept mille six cents lieues pour
les volcans, les chaînes de montagnes, les cirques, les îles, en un mot tou=
t ce
qui semblait former la partie solide de la Lune, et quatorze cent dix mille
quatre cents lieues pour les mers, les lacs, les marais, tout ce qui sembla=
it
en former la partie liquide. Ce qui, d'ailleurs, était parfaitement indiffé=
rent
au digne Michel.
Cet hémisphère, on le voit, est treize fois et
demi plus petit que l'hémisphère terrestre. Cependant, les sélénographes y =
ont
déjà compté plus de cinquante mille cratères. C'est donc une surface bourso=
uflée,
crevassée, une véritable écumoire, digne de la qualification peu poétique q=
ue
lui ont donnée les Anglais, de «green cheese», c'est-à-dire «fromage vert».=
Michel Ardan bondit quand Barbicane prononça ce
nom désobligeant.
«Voilà donc, s'écria-t-il, comment les
Anglo-Saxons, au XIXe siècle, traitent la belle Diane, la blonde Phoebé,
l'aimable Isis, la charmante Astarté, la reine des nuits, la fille de Laton=
e et
de Jupiter, la jeune soeur du radieux Apollon!»
Details orographiques
La
direction suivie par le projectile, on l'a déjà fait observer, l'entraînait
vers l'hémisphère septentrional de la Lune. Les voyageurs étaient loin de ce
point central qu'ils auraient dû frapper, si leur trajectoire n'eût pas subi
une déviation irrémédiable.
Il était minuit et demi. Barbicane estima alor=
s sa
distance à quatorze cents kilomètres, distance un peu supérieure à la longu=
eur
du rayon lunaire, et qui devait diminuer à mesure qu'il s'avancerait vers le
pôle nord. Le projectile se trouvait alors, non à la hauteur de l'Équateur,
mais par le travers du dixième parallèle, et depuis cette latitude,
soigneusement relevée sur la carte jusqu'au pôle, Barbicane et ses deux
compagnons purent observer la Lune dans les meilleures conditions.
En effet, par l'emploi des lunettes, cette
distance de quatorze cents kilomètres était réduite à quatorze, soit trois
lieues et demi. Le télescope des montagnes Rocheuses rapprochait davantage =
la
Lune, mais l'atmosphère terrestre amoindrissait singulièrement sa puissance=
optique.
Aussi Barbicane, posté dans son projectile, sa lorgnette aux yeux, percevai=
t-il
certains détails insaisissables aux observateurs de la Terre.
«Mes amis, dit alors le président d'une voix
grave, je ne sais où nous allons, je ne sais si nous reverrons jamais le gl=
obe
terrestre. Néanmoins, procédons comme si ces travaux devaient servir un jou=
r à nos
semblables. Ayons l'esprit libre de toute préoccupation. Nous sommes des
astronomes. Ce boulet est un cabinet de l'Observatoire de Cambridge, transp=
orté
dans l'espace. Observons.»
Cela dit, le travail fut commencé avec une
précision extrême, et il reproduisit fidèlement les divers aspects de la Lu=
ne
aux distances variables que le projectile occupa par rapport à cet astre.
En même temps que le boulet se trouvait à la
hauteur du dixième parallèle nord, il semblait suivre rigoureusement le
vingtième degré de longitude est.
Ici se place une remarque importante au sujet =
de
la carte qui servait aux observations. Dans les cartes sélénographiques où,=
en
raison du renversement des objets par les lunettes, le sud est en haut et l=
e nord
en bas, il semblerait naturel que par suite de cette inversion, l'est dût ê=
tre
placé à gauche et l'ouest à droite. Cependant, il n'en est rien. Si la carte
était retournée et présentait la Lune telle qu'elle s'offre aux regards, l'=
est
serait à gauche et l'ouest à droite, contrairement à ce qui existe dans les
cartes terrestres. Voici la raison de cette anomalie. Les observateurs situ=
és
dans l'hémisphère boréal, en Europe, si l'on veut, aperçoivent la Lune dans=
le
sud par rapport à eux. Lorsqu'ils l'observent, ils tournent le dos au nord,
position inverse de celle qu'ils occupent quand ils considèrent une carte
terrestre. Puisqu'ils tournent le dos au nord, l'est se trouve à leur gauch=
e et
l'ouest à leur droite. Pour des observateurs situés dans l'hémisphère austr=
al,
en Patagonie, par exemple, l'ouest de la Lune serait parfaitement à leur ga=
uche
et l'est à leur droite, puisque le midi est derrière eux.
Telle est la raison de ce renversement apparent
des deux points cardinaux, et il faut en tenir compte pour suivre les
observations du président Barbicane.
Aidé de la <=
/span>Mappa
selenographica de Beer et Moedler,=
les
voyageurs pouvaient sans hésiter reconnaître la portion du disque encadré d=
ans le
champ de leur lunette.
«Que voyons-nous en ce moment? demanda Michel.=
--La partie septentrionale de la mer des Nuées,
répondit Barbicane. Nous sommes trop éloignés pour en reconnaître la nature.
Ces plaines sont-elles composées de sables arides, ainsi que l'ont prétendu=
les
premiers astronomes? Ne sont-elles que des forêts immenses, suivant l'opini=
on
de M. Waren de la Rue, qui accorde à la Lune une atmosphère très basse mais
très dense, c'est ce que nous saurons plus tard. N'affirmons rien avant d'ê=
tre
en droit d'affirmer.»
Cette mer des Nuées est assez douteusement
délimitée sur les cartes. On suppose que cette vaste plaine est semée de bl=
ocs
de lave vomis par les volcans voisins de sa partie droite, Ptolémée, Purbac=
h,
Arzachel. Mais le projectile s'avançait et se rapprochait sensiblement, et =
bientôt
apparurent les sommets qui ferment cette mer à sa limite septentrionale. De=
vant
se dressait une montagne rayonnante de toute beauté, dont la cime semblait
perdue dans une éruption de rayons solaires.
«C'est?... demanda Michel.
--Copernic, répondit Barbicane.
--Voyons Copernic.»
Ce mont, situé par 9° de latitude nord et 20° =
de
longitude est, s'élève à une hauteur de trois mille quatre cent trente-huit
mètres au-dessus du niveau de la surface de la Lune. Il est très visible de=
la
Terre, et les astronomes peuvent l'étudier parfaitement, surtout pendant la
phase comprise entre le dernier quartier et la Nouvelle-Lune, parce qu'alors
les ombres se projettent longuement de l'est vers l'ouest et permettent de
mesurer ses hauteurs.
Ce Copernic forme le système rayonnant le plus
important du disque après Tycho, situé dans l'hémisphère méridional. Il s'é=
lève
isolément, comme un phare gigantesque sur cette portion de la mer des Nuées=
qui
confine à la mer des Tempêtes, et il éclaire sous son rayonnement splendide
deux océans à la fois. C'était un spectacle sans égal que celui de ces long=
ues
traînées lumineuses, si éblouissantes dans la pleine Lune, et qui dépassant=
au
nord les chaînes limitrophes, vont s'éteindre jusque dans la mer des Pluies=
. A une
heure du matin terrestre, le projectile, comme un ballon emporté dans l'esp=
ace,
dominait cette montagne superbe.
Barbicane put en reconnaître exactement les di=
spositions
principales. Copernic est compris dans la série des montagnes annulaires de
premier ordre, dans la division des grands cirques. De même que Képler et A=
ristarque,
qui dominent l'océan des Tempêtes, il apparaît quelquefois comme un point
brillant à travers la lumière cendrée et fut pris pour un volcan en activit=
é.
Mais ce n'est qu'un volcan éteint, ainsi que tous ceux de cette face de la
Lune. Sa circonvallation présentait un diamètre de vingt-deux lieues enviro=
n.
La lunette y découvrait des traces de stratifications produites par les
éruptions successives, et les environs paraissaient semés de débris volcani=
ques
dont quelques-uns se montraient encore au dedans du cratère.
«Il existe, dit Barbicane, plusieurs sortes de
cirques à la surface de la Lune, et il est facile de voir que Copernic
appartient au genre rayonnant. Si nous étions plus rapprochés, nous
apercevrions les cônes qui le hérissent à l'intérieur, et qui furent autref=
ois
autant de bouches ignivomes. Une disposition curieuse et sans exception sur=
le
disque lunaire, c'est que la surface intérieure de ces cirques est notablem=
ent
en contrebas de la plaine extérieure, contrairement à la forme que présente=
nt
les cratères terrestres. Il s'ensuit donc que la courbure générale du fond =
de
ces cirques donne une sphère d'un diamètre inférieur à celui de la Lune.
--Et pourquoi cette disposition spéciale? dema=
nda
Nicholl.
--On ne sait, répondit Barbicane.
--Quel splendide rayonnement, répétait Michel.
J'imagine difficilement que l'on puisse voir un plus beau spectacle!
--Que diras-tu donc, répondit Barbicane, si les
hasards de notre voyage nous entraînent vers l'hémisphère méridional?
--Eh bien, je dirai que c'est encore plus beau=
!»
répliqua Michel Ardan.
En ce moment, le projectile dominait le cirque
perpendiculairement. La circonvallation de Copernic formait un cercle presq=
ue
parfait, et ses remparts très escarpés se détachaient nettement. On disting=
uait
même une double enceinte annulaire. Autour s'étalait une plaine grisâtre,
d'aspect sauvage, sur laquelle les reliefs se détachaient en jaune. Au fond=
du
cirque, comme enfermés dans un écrin, scintillèrent un instant deux ou trois
cônes éruptifs, semblables à d'énormes gemmes éblouissantes. Vers le nord, =
les
remparts se rabaissaient par une dépression qui eût probablement donné accè=
s à
l'intérieur du cratère.
En passant au-dessus de la plaine environnante,
Barbicane put noter un grand nombre de montagnes peu importantes, et entre
autres une petite montagne annulaire nommée Gay-Lussac, et dont la largeur
mesure vingt-trois kilomètres. Vers le sud, la plaine se montrait très plat=
e,
sans une extumescence, sans un ressaut du sol. Vers le nord, au contraire,
jusqu'à l'endroit où elle confinait à l'océan des Tempêtes, c'était comme u=
ne
surface liquide agitée par un ouragan, dont les pitons et les boursouflures
figuraient une succession de lames subitement figées. Sur tout cet ensemble=
et
en toutes directions couraient les traînées lumineuses qui convergeaient au=
sommet
de Copernic. Quelques-uns offraient une largeur de trente kilomètres sur une
longueur inévaluable.
Les voyageurs discutaient l'origine de ces
étranges rayons, et pas plus que les observateurs terrestres, ils ne pouvai=
ent
en déterminer la nature.
«Mais pourquoi, disait Nicholl, ces rayons ne
seraient-ils pas tout simplement des contreforts de montagnes qui réfléchis=
sent
plus vivement la lumière du soleil?
--Non, répondit Barbicane, s'il en était ainsi,
dans certaines conditions de la Lune, ces arêtes projetteraient des ombres.=
Or,
elles n'en projettent pas.»
En effet, ces rayons n'apparaissent qu'à l'épo=
que où
l'astre du jour se place en opposition avec la Lune, et ils disparaissent d=
ès
que ses rayons deviennent obliques.
«Mais qu'a-t-on imaginé pour expliquer ces
traînées de lumières, demanda Michel, car je ne puis croire que des savants
restent jamais à court d'explications!
--Oui, répondit Barbicane, Herschel a formulé =
une
opinion, mais il n'osait l'affirmer.
--N'importe. Quelle est cette opinion?
--Il pensait que ces rayons devaient être des
courants de laves refroidis qui resplendissaient lorsque le soleil les frap=
pait
normalement. Cela peut être, mais rien n'est moins certain. Du reste, si no=
us
passons plus près de Tycho, nous serons mieux placés pour reconnaître la ca=
use
de ce rayonnement.
--Savez-vous, mes amis, à quoi ressemble cette
plaine vue de la hauteur où nous sommes? dit Michel.
--Non, répondit Nicholl.
--Eh bien, avec tous ces morceaux de laves
allongés comme des fuseaux, elle ressemble à un immense jeu de jonchets jet=
és
pêle-mêle. Il ne manque qu'un crochet pour les retirer un à un.
--Sois donc sérieux! dit Barbicane.
--Soyons sérieux, répliqua tranquillement Mich=
el,
et au lieu de jonchets, mettons des ossements. Cette plaine ne serait alors
qu'un immense ossuaire sur lequel reposeraient les dépouilles mortelles de =
mille
générations éteintes. Aimes-tu mieux cette comparaison à grand effet?
--L'une vaut l'autre, répliqua Barbicane.
--Diable! tu es difficile! répondit Michel.
--Mon digne ami, reprit le positif Barbicane, =
peu
importe de savoir à quoi cela ressemble, du moment que l'on ne sait pas ce =
que
cela est.
--Bien répondu, s'écria Michel. Cela m'apprend=
ra à
raisonner avec des savants!»
Cependant, le projectile s'avançait avec une
vitesse presque uniforme en prolongeant le disque lunaire. Les voyageurs, on
l'imagine aisément, ne songeaient pas à prendre un instant de repos. Chaque=
minute
déplaçait le paysage qui fuyait sous leurs yeux. Vers une heure et demie du
matin, ils entrevirent les sommets d'une autre montagne. Barbicane, consult=
ant
sa carte, reconnut Eratosthène.
C'était une montagne annulaire haute de quatre
mille cinq cents mètres, l'un de ces cirques si nombreux sur le satellite. =
Et,
à ce propos, Barbicane rapporta à ses amis la singulière opinion de Képler =
sur
la formation de ces cirques. Suivant le célèbre mathématicien, ces cavités
cratériformes avaient dû être creusées par la main des hommes.
«Dans quelle intention? demanda Nicholl.
--Dans une intention bien naturelle! répondit
Barbicane. Les Sélénites auraient entrepris ces immenses travaux et creusé =
ces énormes
trous pour s'y réfugier et se garantir des rayons solaires qui les frappent
pendant quinze jours consécutifs.
--Pas bêtes, les Sélénites! dit Michel.
--Singulière idée! répondit Nicholl. Mais il e=
st
probable que Képler ne connaissait pas les véritables dimensions de ces
cirques, car les creuser eût été un travail de géants, impraticable pour des
Sélénites!
--Pourquoi, si la pesanteur à la surface de la
Lune est six fois moindre que sur la Terre? dit Michel.
--Mais si les Sélénites sont six fois plus pet=
its?
répliqua Nicholl.
--Et s'il n'y a pas de Sélénites!» ajouta
Barbicane. Ce qui termina la discussion.
Bientôt Eratosthène disparut sous l'horizon sa=
ns
que le projectile s'en fût suffisamment approché pour permettre une observa=
tion
rigoureuse. Cette montagne séparait les Apennins des Karpathes.
Dans l'orographie lunaire, on a distingué quel= ques chaînes de montagnes qui sont principalement distribuées sur l'hémisphère s= eptentrional. Quelques-unes, cependant, occupent certaines portions de l'hémisphère sud.<= o:p>
Voici le tableau de ces diverses chaînes,
indiquées du sud au nord, avec leurs latitudes et leurs hauteurs rapportées=
aux
plus hautes cimes:
Monts
Doerfel....... 84° --- latitude S=
. 7603 mètres. ---
Leibnitz...... 65° --- ---
7600 --- ---
Rook.......... 20° à 30°
--- 1600 --- ---
Altaï......... 17° à 28°
--- 4047 --- ---
Cordillères... 10° à 20°
--- 3898 --- ---
Pyrénées...... 8° à 18° ---
3631 --- ---
Oural......... 5° à 13° ---
838 --- ---
Alembert...... 4° à 10° ---
5847 --- ---
Hoemus........ 8° à 21° lat=
itude
N. 2021
--- --- Karpathes..... 15° à 19° ---
1939 --- ---
Apennins...... 14° à 27°
--- 5501 --- ---
Taurus........ 21° à 28°
--- 2746 --- ---
Riphées....... 25° à 33°
--- 4171 --- ---
Hercyniens.... 17° à 33°
--- 1170 --- ---
Caucase....... 32° à 41°
--- 5567 --- ---
Alpes......... 42° à 49°
--- 3617 ---
De ces diverses chaînes, la plus importante est
celle des Apennins, dont le développement est de cent cinquante lieues,
développement inférieur, cependant, à celui des grands mouvements orographi=
ques
de la Terre. Les Apennins longent le bord oriental de la mer des Pluies, et=
se
continuent au nord par les Karpathes dont le profil mesure environ cent lie=
ues.
Les voyageurs ne purent qu'entrevoir le sommet=
de
ces Apennins qui se dessinent depuis 10° de longitude ouest à 16° de longit=
ude
est; mais la chaîne des Karpathes s'étendit sous leurs regards du dix-huiti=
ème au
trentième degré de longitude orientale, et ils purent en relever la distrib=
ution.
Une hypothèse leur parut très justifiée. A voir
cette chaîne des Karpathes affectant çà et là des formes circulaires et dom=
inée
par des pitons, ils en conclurent qu'elle formait autrefois des cirques imp=
ortants.
Ces anneaux montagneux avaient dû être en partie rompus par le vaste
épanchement auquel est due la mer des Pluies. Ces Karpathes étaient alors, =
par
leur aspect, ce que seraient les cirques de Purbach, d'Arzachel et de Ptolé=
mée,
si un cataclysme jetait bas leurs remparts de gauche et les transformait en
chaîne continue. Ils présentent une hauteur moyenne de trois mille deux cen=
ts
mètres, hauteur comparable à celle de certains points des Pyrénées, tels qu=
e le
port de Pinède. Leurs pentes méridionales s'abaissent brusquement vers
l'immense mer des Pluies.
Vers deux heures du matin, Barbicane se trouva=
it à
la hauteur du vingtième parallèle lunaire, non loin de cette petite montagne
élevée de quinze cent cinquante-neuf mètres, qui porte le nom de Pythias. L=
a distance
du projectile à la Lune n'était plus que de douze cents kilomètres, ramenée=
à
trois lieues au moyen des lunettes.
Le Ma=
re
Imbrium s'étendait sous les yeux d=
es
voyageurs, comme une immense dépression dont les détails étaient encore peu
saisissables. Près d'eux, sur la gauche, se dressait le mont Lambert, dont =
l'altitude
est estimée à dix-huit cent treize mètres, et plus loin, sur la limite de
l'océan des Tempêtes, par 23° de latitude nord et 29° de longitude est,
resplendissait la montagne rayonnante d'Euler. Ce mont, élevé de dix-huit c=
ent
quinze mètres seulement au-dessus de la surface lunaire, avait été l'objet =
d'un
travail intéressant de l'astronome Schroeter. Ce savant, cherchant à
reconnaître l'origine des montagnes de la Lune, s'était demandé si le volum=
e du
cratère se montrait toujours sensiblement égal au volume des remparts qui l=
e formaient.
Or, ce rapport existait généralement, et Schroeter en concluait qu'une seule
éruption de matières volcaniques avait suffi à former ces remparts, car des
éruptions successives eussent altéré ce rapport. Seul, le mont Euler dément=
ait
cette loi générale, et il avait nécessité pour sa formation plusieurs érupt=
ions
successives, puisque le volume de sa cavité était le double de celui de son=
enceinte.
Toutes ces hypothèses étaient permises à des
observateurs terrestres que leurs instruments servaient d'une manière
incomplète. Mais Barbicane ne voulait plus s'en contenter, et voyant que son
projectile se rapprochait régulièrement du disque lunaire, il ne désespérait
pas, ne pouvant l'atteindre, de surprendre au moins les secrets de sa forma=
tion.
Paysages lunaires
A deux
heures et demie du matin, le boulet se trouvait par le travers du trentième
parallèle lunaire à une distance effective de mille kilomètres réduite à dix
par les instruments d'optique. Il semblait toujours impossible qu'il pût
atteindre un point quelconque du disque. Sa vitesse de translation,
relativement médiocre, était inexplicable pour le président Barbicane. A ce=
tte
distance de la Lune, elle aurait dû être considérable pour le maintenir con=
tre
la force d'attraction. Il y avait donc là un phénomène dont la raison échap=
pait
encore. D'ailleurs, le temps manquait pour en chercher la cause. Le relief =
lunaire
défilait sous les yeux des voyageurs, et ils n'en voulaient pas perdre un s=
eul
détail.
Le disque apparaissait donc dans les lunettes à
une distance de deux lieues et demie. Un aéronaute, transporté à cette dist=
ance
de la Terre, que distinguerait-il à sa surface? On ne saurait le dire, puis=
que
les plus hautes ascensions n'ont pas dépassé huit mille mètres.
Voici, cependant, une exacte description de ce=
que
voyaient, de cette hauteur, Barbicane et ses compagnons.
Des colorations assez variées apparaissaient p=
ar
larges plaques sur le disque. Les sélénographes ne sont pas d'accord sur la
nature de ces colorations. Elles sont diverses et assez vivement tranchées.
Julius Schmidt prétend que si les océans terrestres étaient mis à sec, un o=
bservateur
sélénite lunaire ne distinguerait pas sur le globe, entre les océans et les
plaines continentales, des nuances aussi diversement accusées que celles qu=
i se
montrent sur la Lune à un observateur terrestre. Selon lui, la couleur comm=
une
aux vastes plaines connues sous le nom de «mers» est le gris sombre mélangé=
de
vert et de brun. Quelques grands cratères présentent aussi cette coloration=
.
Barbicane connaissait cette opinion du
sélénographe allemand, opinion partagée par MM. Beer et Moedler. Il constata
que l'observation leur donnait raison contre certains astronomes qui
n'admettent que la coloration grise à la surface de la Lune. En de certains
espaces, la couleur verte était vivement accusée, telle qu'elle ressort, se=
lon Julius
Schmidt, des mers de la Sérénité et des Humeurs. Barbicane remarqua égaleme=
nt
de larges cratères dépourvus de cônes intérieurs, qui jetaient une couleur
bleuâtre analogue aux reflets d'une tôle d'acier fraîchement polie. Ces
colorations appartenaient bien réellement au disque lunaire, et ne résultai=
ent
pas, suivant le dire de quelques astronomes, soit de l'imperfection de
l'objectif des lunettes, soit de l'interposition de l'atmosphère terrestre.
Pour Barbicane, aucun doute n'existait à cet égard. Il observait à travers =
le
vide et ne pouvait commettre aucune erreur d'optique. Il considéra le fait =
de
ces colorations diverses comme acquis à la science. Maintenant ces nuances =
de
vert étaient-elles dues à une végétation tropicale, entretenue par une
atmosphère dense et basse? Il ne pouvait encore se prononcer.
Plus loin, il nota une teinte rougeâtre, très
suffisamment accusée. Pareille nuance avait été observée déjà sur le fond d=
'une
enceinte isolée, connue sous le nom de cirque de Lichtenberg, qui est situé=
e près
des monts Hercyniens sur le bord de la Lune, mais il ne put en reconnaître =
la
nature.
Il ne fut pas plus heureux à propos d'une autre
particularité du disque, car il ne put en préciser exactement la cause. Voi=
ci
cette particularité.
Michel Ardan était en observation près du
président, quand il remarqua de longues lignes blanches, vivement éclairées=
par
les rayons directs du Soleil. C'était une succession de sillons lumineux tr=
ès
différents du rayonnement que Copernic présentait naguère. Ils s'allongeaie=
nt parallèlement
les uns aux autres.
Michel, avec son aplomb habituel, ne manqua pa=
s de
s'écrier:
«Tiens! des champs cultivés!
--Des champs cultivés? répondit Nicholl, hauss=
ant
les épaules.
--Labourés tout au moins, répliqua Michel Arda=
n.
Mais quels laboureurs que ces Sélénites, et quels boeufs gigantesques ils
doivent atteler à leur charrue pour creuser de tels sillons!
--Ce ne sont pas des sillons, dit Barbicane, ce
sont des rainures.
--Va pour des rainures, répondit docilement
Michel. Seulement qu'entend-on par des rainures dans le monde scientifique?=
»
Barbicane apprit aussitôt à son compagnon ce q=
u'il
savait des rainures lunaires. Il savait que c'étaient des sillons observés =
sur
toutes les parties non montagneuses du disque; que ces sillons, le plus sou=
vent
isolés, mesurent de quatre à cinquante lieues de longueur; que leur largeur
varie de mille à quinze cents mètres, et que leurs bords sont rigoureusement
parallèles; mais il n'en savait pas davantage, ni sur leur formation ni sur
leur nature.
Barbicane, armé de sa lunette, observa ces
rainures avec une extrême attention. Il remarqua que leurs bords étaient fo=
rmés
de pentes extrêmement raides. C'étaient de longs remparts parallèles, et av=
ec quelque
imagination on pouvait admettre l'existence de longues lignes de fortificat=
ions
élevées par les ingénieurs sélénites.
Des ces diverses rainures les unes étaient
absolument droites et comme tirées au cordeau. D'autres présentaient une lé=
gère
courbure tout en maintenant le parallélisme de leurs bords. Celles-ci s'ent=
recroisaient;
celles-là coupaient des cratères. Ici, elles sillonnaient des cavités
ordinaires, telles que Posidonius ou Petavius; là, elles zébraient les mers,
telles que la mer de la Sérénité.
Ces accidents naturels durent nécessairement
exercer l'imagination des astronomes terrestres. Les premières observations=
ne
les avaient pas découvertes, ces rainures. Ni Hévélius, ni Cassini, ni La H=
ire,
ni Herschel ne paraissent les avoir connues. C'est Schroeter qui, en 1789, =
les
signala pour la première fois à l'attention des savants. D'autres suivirent=
qui
les étudièrent, tels que Pastorff, Gruithuysen, Beer et Moedler. Aujourd'hui
leur nombre s'élève à soixante-dix. Mais si on les a comptées, on n'a pas
encore déterminé leur nature. Ce ne sont pas des fortifications à coup sûr,=
pas
plus que d'anciens lits de rivières desséchées, car d'une part, les eaux si
légères à la surface de la Lune n'auraient pu se creuser de tels déversoirs=
, et
de l'autre, ces sillons traversent souvent des cratères placés à une grande
élévation.
Il faut pourtant avouer que Michel Ardan eut u=
ne
idée, et que, sans le savoir, il se rencontra dans cette circonstance avec
Julius Schmidt.
«Pourquoi, dit-il, ces inexplicables apparence=
s ne
seraient-elles pas tout simplement des phénomènes de végétation?
--Comment l'entends-tu? demanda vivement
Barbicane.
--Ne t'emporte pas, mon digne président, répon=
dit
Michel. Ne pourrait-il se faire que ces lignes sombres qui forment
l'épaulement, fussent des rangées d'arbres disposés régulièrement?
--Tu tiens donc bien à ta végétation? dit
Barbicane.
--Je tiens, riposta Michel Ardan, à expliquer =
ce
que vous autres savants vous n'expliquez pas! Au moins, mon hypothèse aurai=
t l'avantage
d'indiquer pourquoi ces rainures disparaissent ou semblent disparaître à des
époques régulières.
--Et par quelle raison?
--Par la raison que ces arbres deviennent
invisibles lorsqu'ils perdent leurs feuilles, et visibles quand ils les
reprennent.
--Ton explication est ingénieuse, mon cher
compagnon, répondit Barbicane, mais elle est inadmissible.
--Pourquoi?
--Parce qu'il n'y a, pour ainsi dire, pas de
saison à la surface de la Lune, et que, par conséquent, les phénomènes de
végétation dont tu parles ne peuvent s'y produire.»
En effet, le peu d'obliquité de l'axe lunaire y
maintient le Soleil à une hauteur presque constante sous chaque latitude.
Au-dessus des régions équatoriales, l'astre radieux occupe presque
invariablement le zénith et ne dépasse guère la limite de l'horizon dans les
régions polaires. Donc, suivant chaque région, il règne un hiver, un printe=
mps,
un été ou un automne perpétuels, ainsi que dans la planète Jupiter, dont l'=
axe
est également peu incliné sur son orbite.
A quelle origine rapporter ces rainures? Quest=
ion
difficile à résoudre. Elles sont certainement postérieures à la formation d=
es cratères
et des cirques, car plusieurs s'y sont introduites en brisant leurs remparts
circulaires. Il se peut donc que, contemporaines des dernières époques
géologiques, elles ne soient dues qu'à l'expansion des forces naturelles.
Cependant, le projectile avait atteint la haut=
eur
du quarantième degré de latitude lunaire, à une distance qui ne devait pas
excéder huit cents kilomètres. Les objets apparaissaient dans le champ des =
lunettes,
comme s'ils eussent été placés à deux lieues seulement. A ce point, sous le=
urs
pieds, se dressait l'Hélicon, haut de cinq cent cinq mètres, et sur la gauc=
he
s'arrondissaient ces hauteurs médiocres qui enferment une petite portion de=
la
mer des Pluies sous le nom de golfe des Iris.
L'atmosphère terrestre devrait être cent
soixante-dix fois plus transparente qu'elle ne l'est, pour permettre aux
astronomes de faire des observations complètes à la surface de la Lune. Mais
dans ce vide où flottait le projectile, aucun fluide ne s'interposait entre=
l'oeil
de l'observateur et l'objet observé. De plus, Barbicane se trouvait ramené à
une distance que n'avaient jamais donnée les plus puissants télescopes, ni
celui de John Ross, ni celui des montagnes Rocheuses. Il était donc dans des
conditions extrêmement favorables pour résoudre cette grande question de
l'habitabilité de la Lune. Cependant, cette solution lui échappait encore. =
Il
ne distinguait que le lit désert des immenses plaines et, vers le nord,
d'arides montagnes. Pas un ouvrage ne trahissait la main de l'homme. Pas un=
e ruine
n'attestait son passage. Pas une agglomération d'animaux n'indiquait que la=
vie
s'y développât même à un degré inférieur. Nulle part le mouvement, nulle pa=
rt
une apparence de végétation. Des trois règnes qui se partagent le sphéroïde
terrestre, un seul était représenté sur le globe lunaire: le règne minéral.=
«Ah çà! dit Michel Ardan d'un air un peu
décontenancé, il n'y a donc personne?
--Non, répondit Nicholl, jusqu'ici. Pas un hom=
me,
pas un animal, pas un arbre. Après tout, si l'atmosphère s'est réfugiée au =
fond
des cavités, à l'intérieur des cirques, ou même sur la face opposée de la L=
une,
nous ne pouvons rien préjuger.
--D'ailleurs, ajouta Barbicane, même pour la v=
ue
la plus perçante, un homme n'est pas visible à une distance supérieure à se=
pt
kilomètres. Donc s'il y a des Sélénites, ils peuvent voir notre projectile,
mais nous ne pouvons les voir.»
Vers quatre heures du matin, à la hauteur du
cinquantième parallèle, la distance était réduite à six cents kilomètres. S=
ur
la gauche se développait une ligne de montagnes capricieusement contournées=
, dessinées
en pleine lumière. Vers la droite, au contraire, se creusait un trou noir c=
omme
un vaste puits, insondable et sombre, foré dans le sol lunaire.
Ce trou, c'était le lac Noir, c'était Platon,
cirque profond que l'on peut convenablement étudier de la Terre, entre le
dernier quartier et la Nouvelle-Lune, lorsque les ombres se projettent de
l'ouest vers l'est.
Cette coloration noire se rencontre rarement à=
la
surface du satellite. On ne l'a encore reconnue que dans les profondeurs du=
cirque
d'Endymion, à l'est de la mer du Froid, dans l'hémisphère nord, et au fond =
du
cirque de Grimaldi, sur l'Équateur, vers le bord oriental de l'astre.
Platon est une montagne annulaire, située par =
51°
de latitude nord et 9° de longitude est. Son cirque est long de
quatre-vingt-douze kilomètres et large de soixante et un. Barbicane regrett=
a de
ne point passer perpendiculairement au-dessus de sa vaste ouverture. Il y a=
vait
là un abîme à sonder, peut-être quelque mystérieux phénomène à surprendre. =
Mais
la marche du projectile ne pouvait être modifiée. Il fallait rigoureusement=
la
subir. On ne dirige point les ballons, encore moins les boulets, quand on e=
st
enfermé entre leurs parois.
Vers cinq heures du matin, la limite
septentrionale de la mer des Pluies était enfin dépassée. Les monts La
Condamine et Fontenelle restaient, l'un sur la gauche, l'autre sur la droit=
e.
Cette partie du disque, à partir du soixantième degré, devenait absolument =
montagneuse.
Les lunettes la rapprochaient à une lieue, distance inférieure à celle qui
sépare le sommet du mont Blanc du niveau de la mer. Toute cette région était
hérissée de pics et de cirques. Vers le soixante-dixième degré dominait
Philolaüs, à une hauteur de trois mille sept cents mètres, ouvrant un cratè=
re
elliptique long de seize lieues, large de quatre.
Alors, le disque, vu de cette distance, offrai=
t un
aspect extrêmement bizarre. Les paysages se présentaient au regard dans des
conditions très différentes de ceux de la Terre, mais très inférieures auss=
i.
La Lune n'ayant pas d'atmosphère, cette absence
d'enveloppe gazeuse a des conséquences déjà démontrées. Point de crépuscule=
à
sa surface, la nuit suivant le jour et le jour suivant la nuit, avec la
brusquerie d'une lampe qui s'éteint ou s'allume au milieu d'une obscurité p=
rofonde.
Pas de transition du froid au chaud, la température tombant en un instant du
degré de l'eau bouillante au degré des froids de l'espace.
Une autre conséquence de cette absence d'air e=
st
celle-ci: c'est que les ténèbres absolues règnent là où ne parviennent pas =
les
rayons du Soleil. Ce qui s'appelle lumière diffuse sur la Terre, cette mati=
ère lumineuse
que l'air tient en suspension, qui crée les crépuscules et les aubes, qui
produit les ombres, les pénombres et toute cette magie du clair-obscur,
n'existe pas sur la Lune. De là une brutalité de contrastes qui n'admet que
deux couleurs, le noir et le blanc. Qu'un Sélénite abrite ses yeux contre l=
es
rayons solaires, le ciel lui apparaît absolument noir, et les étoiles brill=
ent
à ses regards comme dans les nuits les plus sombres.
Que l'on juge de l'impression produite par cet
étrange aspect sur Barbicane et sur ses deux amis. Leurs yeux étaient dérou=
tés.
Ils ne saisissaient plus la distance respective des divers plans. Un paysag=
e lunaire
que n'adoucit point le phénomène du clair-obscur, n'aurait pu être rendu pa=
r un
paysagiste de la Terre. Des taches d'encre sur une page blanche, c'était to=
ut.
Cet aspect ne se modifia pas, même quand le
projectile, à la hauteur du quatre-vingtième degré, ne fut séparé de la Lune
que par une distance de cent kilomètres. Pas même quand, à cinq heures du
matin, il passa à moins de cinquante kilomètres de la montagne de Gioja, di=
stance
que les lunettes réduisaient à un demi-quart de lieue. Il semblait que la L=
une
pût être touchée avec la main. Il paraissait impossible que le boulet ne la
heurtât pas avant peu, ne fût-ce qu'à son pôle nord, dont l'arête éclatante=
se
dessinait violemment sur le fond noir du ciel. Michel Ardan voulait ouvrir =
un
des hublots et se précipiter vers la surface lunaire. Une chute de douze
lieues! Il n'y regardait pas. Tentative inutile d'ailleurs, car si le
projectile ne devait pas atteindre un point quelconque du satellite, Michel=
, emporté
dans son mouvement, ne l'eût pas atteint plus que lui.
En ce moment, à six heures, le pôle lunaire
apparaissait. Le disque n'offrait plus aux regards des voyageurs qu'une moi=
tié
violemment éclairée, tandis que l'autre disparaissait dans les ténèbres. So=
udain,
le projectile dépassa la ligne de démarcation entre la lumière intense et
l'ombre absolue, et fut subitement plongé dans une nuit profonde.
La nuit de trois cent cinquante-quatre heures =
et
demie
Au mo=
ment
où se produisit si brusquement ce phénomène, le projectile rasait le pôle n=
ord
de la Lune à moins de cinquante kilomètres. Quelques secondes lui avaient d=
onc
suffi pour se plonger dans les ténèbres absolues de l'espace. La transition
s'était si rapidement opérée, sans nuances, sans dégradation de lumière, sa=
ns
atténuation des ondulations lumineuses, que l'astre semblait s'être éteint =
sous
l'influence d'un souffle puissant.
«Fondue, disparue, la Lune!» s'était écrié Mic=
hel
Ardan tout ébahi.
En effet, ni un reflet, ni une ombre. Rien
n'apparaissait plus de ce disque naguère éblouissant. L'obscurité était
complète et rendue plus profonde encore par le rayonnement des étoiles. C'é=
tait
«ce noir» dont s'imprègnent les nuits lunaires qui durent trois cent cinqua=
nte-quatre
heures et demie pour chaque point du disque, longue nuit qui résulte de
l'égalité des mouvements de translation et de rotation de la Lune, l'un sur
elle-même, l'autre autour de la Terre. Le projectile, immergé dans le cône
d'ombre du satellite, ne subissait pas plus l'action des rayons solaires
qu'aucun des points de sa partie invisible.
A l'intérieur, l'obscurité était donc complète=
. On
ne se voyait plus. De là, nécessité de dissiper ces ténèbres. Quelque désir=
eux
que fût Barbicane de ménager le gaz dont la réserve était si restreinte, il=
dut
lui demander une clarté factice, un éclat dispendieux que le Soleil lui
refusait alors.
«Le diable soit de l'astre radieux! s'écria Mi=
chel
Ardan, qui va nous induire en dépense de gaz au lieu de nous prodiguer
gratuitement ses rayons.
--N'accusons pas le Soleil, reprit Nicholl. Ce
n'est pas sa faute, mais bien la faute à la Lune qui est venue se placer co=
mme
un écran entre nous et lui.
--C'est le Soleil! reprenait Michel.
--C'est la Lune!» ripostait Nicholl.
Une dispute oiseuse à laquelle Barbicane mit f=
in
en disant:
«Mes amis, ce n'est ni la faute au Soleil, ni =
la
faute à la Lune. C'est la faute au projectile qui, au lieu de suivre
rigoureusement sa trajectoire, s'en est maladroitement écarté. Et, pour être
plus juste, c'est la faute à ce malencontreux bolide qui a si déplorablement
dévié notre direction première.
--Bon! répondit Michel Ardan, puisque l'affaire
est arrangée, déjeunons. Après une nuit entière d'observations, il convient=
de
se refaire un peu.»
Cette proposition ne trouva pas de contradicte=
urs.
Michel, en quelques minutes, eut préparé le repas. Mais on mangea pour mang=
er, on
but sans porter de toasts, sans pousser de hurrahs. Les hardis voyageurs
entraînés dans ces sombres espaces, sans leur cortège habituel de rayons,
sentaient une vague inquiétude leur monter au coeur. L'ombre «farouche», si
chère à la plume de Victor Hugo, les étreignait de toutes parts.
Cependant ils causèrent de cette interminable =
nuit
de trois cent cinquante-quatre heures, soit près de quinze jours, que les l=
ois physiques
ont imposée aux habitants de la Lune. Barbicane donna à ses amis quelques
explications sur les causes et les conséquences de ce curieux phénomène.
«Curieux à coup sûr, dit-il, car si chaque
hémisphère de la Lune est privé de la lumière solaire pendant quinze jours,
celui au-dessus duquel nous flottons en ce moment ne jouit même pas, pendan=
t sa
longue nuit, de la vue de la Terre splendidement éclairée. En un mot, il n'=
y a
de Lune--en appliquant cette qualification à notre sphéroïde--que pour un c=
ôté
du disque. Or, s'il en était ainsi pour la Terre, si par exemple l'Europe ne
voyait jamais la Lune et qu'elle fût visible seulement à ses antipodes, vous
figurez-vous quel serait l'étonnement d'un Européen qui arriverait en
Australie?
--On ferait le voyage rien que pour aller voir=
la
Lune! répondit Michel.
--Eh bien, reprit Barbicane, cet étonnement es=
t réservé
au Sélénite qui habite la face de la Lune opposée à la Terre, face à jamais=
invisible
à nos compatriotes du globe terrestre.
--Et que nous aurions vue, ajouta Nicholl, si =
nous
étions arrivés ici à l'époque où la Lune est nouvelle, c'est-à-dire quinze
jours plus tard.
--J'ajouterai, en revanche, reprit Barbicane, =
que
l'habitant de la face visible est singulièrement favorisé de la nature au
détriment de ses frères de la face invisible. Ce dernier, comme vous le voy=
ez,
a des nuits profondes de trois cent cinquante-quatre heures, sans qu'aucun
rayon en rompe l'obscurité. L'autre, au contraire, lorsque le Soleil qui l'a
éclairé pendant quinze jours se couche sous l'horizon, voit se lever à
l'horizon opposé un astre splendide. C'est la Terre, treize fois grosse com=
me
cette Lune réduite que nous connaissons; la Terre qui se développe sur un
diamètre de deux degrés, et qui lui verse une lumière treize fois plus inte=
nse
que ne tempère aucune couche atmosphérique; la Terre dont la disparition
n'arrive qu'au moment où le Soleil reparaît à son tour!
--Belle phrase! dit Michel Ardan, un peu
académique peut-être.
--Il suit de là, reprit Barbicane, sans
sourciller, que cette face visible du disque doit être fort agréable à habi=
ter,
puisqu'elle regarde toujours, soit le Soleil quand la Lune est pleine, soit=
la Terre
quand la Lune est nouvelle.
--Mais, dit Nicholl, cet avantage doit être bi=
en
compensé par l'insoutenable chaleur que cette lumière entraîne avec elle.
--L'inconvénient, sous ce rapport, est le même=
pour
les deux faces, car la lumière reflétée par la Terre est évidemment dépourv=
ue
de chaleur. Cependant cette face invisible est encore plus éprouvée par la
chaleur que la face visible. Je dis cela pour vous, Nicholl, parce que Mich=
el
ne comprendra probablement pas.
--Merci, fit Michel.
--En effet, reprit Barbicane, lorsque cette fa=
ce
invisible reçoit à la fois la lumière et la chaleur solaire, c'est que la L=
une
est nouvelle, c'est-à-dire qu'elle est en conjonction, qu'elle est située e=
ntre
le Soleil et la Terre. Elle se trouve donc--par rapport à la situation qu'e=
lle
occupe en opposition, lorsqu'elle est pleine--plus rapprochée du Soleil du
double sa distance à la Terre. Or, cette distance peut être estimée à la
deux-centièmes partie de celle qui sépare le Soleil de la Terre, soit en
chiffres ronds, deux cent mille lieues. Donc cette face invisible est plus =
près
du Soleil de deux cent mille lieues, lorsqu'elle reçoit ses rayons.
--Très juste, répondit Nicholl.
--Au contraire..., reprit Barbicane.
--Un instant, dit Michel en interrompant son g=
rave
compagnon.
--Que veux-tu?
--Je demande à continuer l'explication.
--Pourquoi cela?
--Pour prouver que j'ai compris.
--Va, fit Barbicane en souriant.
--Au contraire, dit Michel, en imitant le ton =
et
les gestes du président Barbicane, au contraire, quand la face visible de la
Lune est éclairée par le Soleil, c'est que la Lune est pleine, c'est-à-dire=
située
à l'opposé du Soleil par rapport à la Terre. La distance qui la sépare de
l'astre radieux est donc accrue en chiffres ronds de deux cent mille lieues=
, et
la chaleur qu'elle reçoit doit être un peu moindre.
--Bien dit! s'écria Barbicane. Sais-tu, Michel,
que pour un artiste, tu es intelligent?
--Oui, répondit négligemment Michel, nous somm=
es
tous comme cela sur le boulevard des Italiens!»
Barbicane serra gravement la main de son aimab=
le
compagnon, et continua d'énumérer les quelques avantages réservés aux habit=
ants
de la face visible.
Entre autres, il cita l'observation des éclips=
es
de Soleil, qui n'a lieu que pour ce côté du disque lunaire, puisque, pour
qu'elles se produisent, il est nécessaire que la Lune soit en opposition. C=
es éclipses,
provoquées par l'interposition de la Terre entre la Lune et le Soleil, peuv=
ent
durer deux heures pendant lesquelles, en raison des rayons réfractés par son
atmosphère, le globe terrestre ne doit apparaître que comme un point noir s=
ur
le Soleil.
«Ainsi, dit Nicholl, voilà un hémisphère, cet
hémisphère invisible, qui est fort mal partagé, fort disgracié de la nature=
!
--Oui, répondit Barbicane, mais pas tout entie=
r.
En effet, par un certain mouvement de libration, par un certain balancement=
sur
son centre, la Lune présente à la Terre un peu plus que la moitié de son di=
sque.
Elle est comme un pendule dont le centre de gravité est reporté vers le glo=
be
terrestre et qui oscille régulièrement. D'où vient cette oscillation? De ce=
que
son mouvement de rotation sur son axe est animé d'une vitesse uniforme, tan=
dis
que son mouvement de translation suivant un orbe elliptique autour de la Te=
rre,
ne l'est pas. Au périgée, la vitesse de translation l'emporte, et la Lune m=
ontre
une certaine portion de son bord occidental. A l'apogée, la vitesse de rota=
tion
l'emporte au contraire, et un morceau du bord oriental apparaît. C'est un
fuseau de huit degrés environ qui apparaît tantôt à l'occident, tantôt à
l'orient. Il en résulte que, sur mille parties, la Lune en laisse apercevoir
cinq cent soixante-neuf.
--N'importe, répondit Michel, si nous devenons jamais Sélénites, nous habiterons la face visible. J'aime la lumière, moi!<= o:p>
--A moins, toutefois, répliqua Nicholl, que
l'atmosphère ne se soit condensée sur l'autre côté, comme le prétendent
certains astronomes.
--Ça, c'est une considération», répondit
simplement Michel.
Cependant le déjeuner terminé, les observateurs
avaient repris leur poste. Ils essayaient de voir à travers les sombres
hublots, en éteignant toute clarté dans le projectile. Mais pas un atome
lumineux ne traversait cette obscurité.
Un fait inexplicable préoccupait Barbicane. Co=
mment,
étant passé à une distance si rapprochée de la Lune--cinquante kilomètres
environ --, comment le projectile n'y était-il pas tombé? Si sa vitesse eût=
été
énorme, on aurait compris que la chute ne se fût pas produite. Mais avec une
vitesse relativement médiocre, cette résistance à l'attraction lunaire ne
s'expliquait plus. Le projectile était soumis à une influence étrangère? Un
corps quelconque le maintenait-il donc dans l'éther? Il était évident,
désormais, qu'il n'atteindrait aucun point de la Lune. Où allait-il?
S'éloignait-il, se rapprochait-il du disque? Etait-il emporté dans cette nu=
it
profonde à travers l'infini? Comment le savoir, comment le calculer au mili=
eu
de ces ténèbres? Toutes ces questions inquiétaient Barbicane, mais il ne
pouvait les résoudre.
En effet, l'astre invisible était là, peut-êtr=
e, à
quelques lieues seulement, à quelques milles, mais ni ses compagnons ni lui=
ne l'apercevaient
plus. Si quelque bruit se produisait à sa surface, ils ne pouvaient l'enten=
dre.
L'air, ce véhicule du son, manquait pour leur transmettre les gémissements =
de
la Lune, que les légendes arabes désignent comme «un homme déjà moitié gran=
it
et palpitant encore!»
Il y avait là de quoi agacer de plus patients
observateurs, on en conviendra. C'était précisément cet hémisphère inconnu =
qui
se dérobait à leurs yeux! Cette face qui, quinze jours plus tôt ou quinze j=
ours
plus tard, avait été ou serait splendidement éclairée par les rayons solair=
es,
se perdait alors dans l'absolue obscurité. Dans quinze jours, où serait le
projectile? Où les hasards des attractions l'auraient-ils entraîné? Qui pou=
vait
le dire?
On admet généralement, d'après les observations
sélénographiques, que l'hémisphère invisible de la Lune est, par sa
constitution, absolument semblable à son hémisphère visible. On en découvre=
, en
effet, la septième partie environ, dans ces mouvements de libration dont Ba=
rbicane
avait parlé. Or, sur ces fuseaux entrevus, ce n'étaient que plaines et
montagnes, cirques et cratères, analogues à ceux déjà relevés sur les carte=
s.
On pouvait donc préjuger la même nature, un même monde, aride et mort. Et
cependant, si l'atmosphère s'est réfugiée sur cette face? Si, avec l'air, l=
'eau
a donné la vie à ces continents régénérés? Si la végétation y persiste enco=
re?
Si les animaux peuplent ces continents et ces mers? Si l'homme, dans ces co=
nditions
d'habitabilité, y vit toujours? Que de questions il eût été intéressant de
résoudre! Que de solutions on eût tirées de la contemplation de cet hémisph=
ère!
Quel ravissement de jeter un regard sur ce monde que l'oeil humain n'a jama=
is
entrevu!
On conçoit donc le déplaisir éprouvé par les
voyageurs, au milieu de cette nuit noire. Toute observation du disque lunai=
re
était interdite. Seules, les constellations sollicitaient leur regard, et il
faut convenir que jamais astronomes, ni les Faye, ni les Chacornac, ni les
Secchi, ne s'étaient trouvés dans des conditions aussi favorables pour les
observer.
En effet, rien ne pouvait égaler la splendeur =
de
ce monde sidéral baigné dans le limpide éther. Ces diamants incrustés dans =
la
voûte céleste jetaient des feux superbes. Le regard embrassait le firmament=
depuis
la Croix du Sud jusqu'à l'Étoile du Nord, ces deux constellations qui, dans
douze mille ans, par suite de la précession des équinoxes, céderont leur rô=
le
d'étoiles polaires, l'une à Canopus, de l'hémisphère austral, l'autre à Vég=
a,
de l'hémisphère boréal. L'imagination se perdait dans cet infini sublime, au
milieu duquel gravitait le projectile, comme un nouvel astre créé de la main
des hommes. Par un effet naturel, ces constellations brillaient d'un éclat
doux; elles ne scintillaient pas, car l'atmosphère manquait, qui, par
l'interposition de ses couches inégalement denses et diversement humides,
produit la scintillation. Ces étoiles, c'étaient de doux yeux qui regardaie=
nt
dans cette nuit profonde, au milieu du silence absolu de l'espace.
Longtemps les voyageurs, muets, observèrent ai=
nsi
le firmament constellé, sur lequel le vaste écran de la Lune faisait un éno=
rme
trou noir. Mais une sensation pénible les arracha enfin à leur contemplatio=
n.
Ce fut un froid très vif, qui ne tarda pas à recouvrir intérieurement la vi=
tre
des hublots d'une épaisse couche de glace. En effet, le soleil n'échauffait
plus de ses rayons directs le projectile qui perdait peu à peu la chaleur
emmagasinée entre ses parois. Cette chaleur, par rayonnement, s'était
rapidement évaporée dans l'espace, et un abaissement considérable de
température s'était produit. L'humidité intérieure se changeait donc en gla=
ce
au contact des vitres, et empêchait toute observation.
Nicholl, consultant le thermomètre, vit qu'il
était tombé à dix-sept degrés centigrades au-dessous de zéro. Donc, malgré
toutes les raisons de s'en montrer économe, Barbicane, après avoir demandé =
au
gaz sa lumière, dut aussi lui demander sa chaleur. La température basse du
boulet n'était plus supportable. Ses hôtes eussent été gelés vivants.
«Nous ne nous plaindrons pas, fit observer Mic=
hel
Ardan, de la monotonie de notre voyage! Quelle diversité, au moins dans la =
température!
Tantôt nous sommes aveuglés de lumière et saturés de chaleur, comme les Ind=
iens
des Pampas! tantôt nous sommes plongés dans de profondes ténèbres, au milieu
d'un froid boréal, comme les Esquimaux du pôle! Non vraiment! nous n'avons =
pas
le droit de nous plaindre, et la nature fait bien les choses en notre honne=
ur.
--Mais, demanda Nicholl, quelle est la tempéra=
ture
extérieure?
--Précisément celle des espaces planétaires,
répondit Barbicane.
--Alors, reprit Michel Ardan, ne serait-ce pas=
l'occasion
de faire cette expérience que nous n'avons pu tenter, quand nous étions noy=
és dans
les rayons solaires?
--C'est le moment ou jamais, répondit Barbican=
e,
car nous sommes utilement placés pour vérifier la température de l'espace, =
et
voir si les calculs de Fourier ou de Pouillet sont exacts.
--En tout cas, il fait froid! répondit Michel.
Voyez l'humidité intérieure se condenser sur la vitre des hublots. Pour peu=
que
l'abaissement continue, la vapeur de notre respiration va retomber en neige
autour de nous!
--Préparons un thermomètre», dit Barbicane.
On le pense bien, un thermomètre ordinaire n'e=
ût
donné aucun résultat dans les circonstances où cet instrument allait être
exposé. Le mercure se fût gelé dans la cuvette, puisque sa liquidité ne se =
maintient
pas à quarante-deux degrés au-dessous de zéro. Mais Barbicane s'était muni =
d'un
thermomètre à déversement, du système Walferdin, qui donne des minima de
température excessivement bas.
Avant de commencer l'expérience, cet instrument
fut comparé à un thermomètre ordinaire, et Barbicane se disposa à l'employe=
r.
«Comment nous y prendrons-nous? demanda Nichol=
l.
--Rien n'est plus facile, répondit Michel Arda=
n,
qui n'était jamais embarrassé. On ouvre rapidement le hublot; on lance
l'instrument; il suit le projectile avec une docilité exemplaire; un quart
d'heure après, on le retire...
--Avec la main? demanda Barbicane.
--Avec la main, répondit Michel.
--Eh bien, mon ami, ne t'y expose pas, répondit
Barbicane, car la main que tu retirerais ne serait plus qu'un moignon gelé =
et
déformé par ces froids épouvantables.
--Vraiment!
--Tu éprouverais la sensation d'une brûlure
terrible, telle que serait celle d'un fer chauffé à blanc; car, que la chal=
eur
sorte brutalement de notre chair, ou qu'elle y entre, c'est identiquement la
même chose. D'ailleurs, je ne suis pas certain que les objets jetés par nou=
s au
dehors du projectile nous fassent encore cortège.
--Pourquoi? dit Nicholl.
--C'est que, si nous traversons une atmosphère,
quelque peu dense qu'elle soit, ces objets seront retardés. Or, l'obscurité
nous empêche de vérifier s'ils flottent encore autour de nous. Donc, pour ne
pas nous exposer à perdre notre thermomètre, nous l'attacherons et nous le
ramènerons plus facilement à l'intérieur.»
Les conseils de Barbicane furent suivis. Par le
hublot rapidement ouvert, Nicholl lança l'instrument que retenait une corde
très courte, afin qu'il pût être rapidement retiré. Le hublot n'avait été e=
ntrouvert
qu'une seconde, et cependant cette seconde avait suffi pour laisser un froid
violent pénétrer à l'intérieur du projectile.
«Mille diables! s'écria Michel Ardan, il fait =
un
froid à geler des ours blancs!»
Barbicane attendit qu'une demi-heure se fût
écoulée, temps plus que suffisant pour permettre à l'instrument de descendr=
e au
niveau de la température de l'espace. Puis, après ce temps, le thermomètre =
fut rapidement
retiré.
Barbicane calcula la quantité d'esprit-de-vin
déversée dans la petite ampoule soudée à la partie inférieure de l'instrume=
nt,
et dit:
«Cent quarante degrés centigrades au-dessous de
zéro!»
M. Pouillet avait raison contre Fourier. Telle
était la redoutable température de l'espace sidéral! Telle est, peut-être,
celle des continents lunaires, quand l'astre des nuits a perdu par rayonnem=
ent toute
cette chaleur que lui ont versée quinze jours de soleil!
Hyperbole ou parabole
On
s'étonnera peut-être de voir Barbicane et ses compagnons si peu soucieux de
l'avenir que leur réservait cette prison de métal emportée dans les infinis=
de
l'éther. Au lieu de se demander où ils allaient ainsi, ils passaient leur t=
emps
à faire des expériences, comme s'ils eussent été tranquillement installés d=
ans
leur cabinet de travail.
On pourrait répondre que des hommes si forteme=
nt
trempés étaient au-dessus de pareils soucis, qu'ils ne s'inquiétaient pas d=
e si
peu, et qu'ils avaient autre chose à faire que de se préoccuper de leur sort
futur.
La vérité est qu'ils n'étaient pas maîtres de =
leur
projectile, qu'ils ne pouvaient ni enrayer sa marche ni modifier sa directi=
on. Un
marin change à son gré le cap de son navire; un aéronaute peut imprimer à s=
on
ballon des mouvements verticaux. Eux, au contraire, ils n'avaient aucune ac=
tion
sur leur véhicule. Toute man=
œuvre
leur était interdite. De là cette
disposition à laisser faire, à «laisser courir», suivant l'expression marit=
ime.
Où se trouvaient-ils en ce moment, à huit heur=
es
du matin, pendant cette journée qui s'appelait le 6 décembre sur la Terre? =
Très
certainement dans le voisinage de la Lune, et même assez près pour qu'elle =
leur
parût comme un immense écran noir développé sur le firmament. Quant à la
distance qui les en séparait, il était impossible de l'évaluer. Le projecti=
le,
maintenu par des forces inexplicables, avait rasé le pôle nord du satellite=
à
moins de cinquante kilomètres. Mais, depuis deux heures qu'il était entré d=
ans le
cône d'ombre, cette distance, l'avait-il accrue ou diminuée? Tout point de
repère manquait pour estimer et la direction et la vitesse du projectile.
Peut-être s'éloignait-il rapidement du disque, de manière à bientôt sortir =
de
l'ombre pure. Peut-être, au contraire, s'en rapprochait-il sensiblement, au
point de heurter avant peu quelque pic élevé de l'hémisphère invisible: ce =
qui
eût terminé le voyage, sans doute au détriment des voyageurs.
Une discussion s'éleva à ce sujet, et Michel
Ardan, toujours riche d'explications, émit cette opinion que le boulet, ret=
enu
par l'attraction lunaire, finirait par y tomber comme tombe un aérolithe à =
la
surface du globe terrestre.
«D'abord, mon camarade, lui répondit Barbicane,
tous les aérolithes ne tombent pas sur la Terre; c'est le petit nombre. Don=
c,
de ce que nous serions passés à l'état d'aérolithe, il ne s'ensuivrait pas =
que
nous dussions atteindre nécessairement la surface de la Lune.
--Cependant, répondit Michel, si nous en
approchons assez près...
--Erreur, répliqua Barbicane. N'as-tu pas vu d=
es
étoiles filantes rayer le ciel par milliers à certaines époques?
--Oui.
--Eh bien, ces étoiles, ou plutôt ces corpuscu=
les,
ne brillent qu'à la condition de s'échauffer en glissant sur les couches
atmosphériques. Or, s'ils traversent l'atmosphère, ils passent à moins de s=
eize
lieues du globe, et cependant ils y tombent rarement. De même pour notre pr=
ojectile.
Il peut s'approcher très près de la Lune, et cependant n'y point tomber.
--Mais alors, demanda Michel, je serais assez
curieux de savoir comment notre véhicule errant se comportera dans l'espace=
.
--Je ne vois que deux hypothèses, répondit
Barbicane après quelques instants de réflexion.
--Lesquelles?
--Le projectile a le choix entre deux courbes
mathématiques, et il suivra l'une ou l'autre, suivant la vitesse dont il se=
ra
animé, et que je ne saurais évaluer en ce moment.
--Oui, dit Nicholl, il s'en ira suivant une
parabole ou suivant une hyperbole.
--En effet, répondit Barbicane. Avec une certa=
ine
vitesse il prendra la parabole, et l'hyperbole avec une vitesse plus
considérable.
--J'aime ces grands mots, s'écria Michel Ardan=
. On
sait tout de suite ce que cela veut dire. Et qu'est-ce que c'est que votre
parabole, s'il vous plaît?
--Mon ami, répondit le capitaine, la parabole =
est
une courbe du second ordre qui résulte de la section d'un cône coupé par un
plan, parallèlement à l'un de ses côtés.
--Ah! ah! fit Michel d'un ton satisfait.
--C'est à peu près, reprit Nicholl, la traject=
oire
que décrit une bombe lancée par un mortier.
--Parfait. Et l'hyperbole? demanda Michel.
--L'hyperbole, Michel, est une courbe du second
ordre, produite par l'intersection d'une surface conique et d'un plan paral=
lèle
à son axe, et qui constitue deux branches séparées l'une de l'autre et
s'étendant indéfiniment dans les deux sens.
--Est-il possible! s'écria Michel Ardan du ton=
le
plus sérieux, comme si on lui eût appris un événement grave. Alors retiens =
bien
ceci, capitaine Nicholl. Ce que j'aime dans ta définition de
l'hyperbole--j'allais dire de l'hyperblague--c'est qu'elle est encore moins
claire que le mot que tu prétends définir!»
Nicholl et Barbicane se souciaient peu des
plaisanteries de Michel Ardan. Ils s'étaient lancés dans une discussion
scientifique. Quelle serait la courbe suivie par le projectile, voilà ce qui
les passionnait. L'un tenait pour l'hyperbole, l'autre pour la parabole. Il=
s se
donnaient des raisons hérissées d' x . Leurs arguments étaient présentés da=
ns
un langage qui faisait bondir Michel. La discussion était vive, et aucun des
adversaires ne voulait sacrifier à l'autre sa courbe de prédilection.
Cette scientifique dispute, se prolongeant, fi=
nit
par impatienter Michel, qui dit:
«Ah çà! messieurs du cosinus, cesserez-vous en=
fin
de vous jeter des paraboles et des hyperboles à la tête? Je veux savoir, mo=
i,
la seule chose intéressante dans cette affaire. Nous suivrons l'une ou l'au=
tre de
vos courbes. Bien. Mais où nous ramèneront-elles?
--Nulle part, répondit Nicholl.
--Comment, nulle part!
--Évidemment, dit Barbicane. Ce sont des courb=
es
non fermées, qui se prolongent à l'infini!
--Ah! savants! s'écria Michel, je vous porte d=
ans
mon coeur! Eh! que nous importent la parabole ou l'hyperbole, du moment où
l'une et l'autre nous entraînent également à l'infini dans l'espace!»
Barbicane et Nicholl ne purent s'empêcher de
sourire. Ils venaient de faire «de l'art pour l'art!» Jamais question plus
oiseuse n'avait été traitée dans un moment plus inopportun. La sinistre vér=
ité,
c'était que le projectile, hyperboliquement ou paraboliquement emporté, ne =
devait
plus jamais rencontrer ni la Terre ni la Lune.
Or, qu'arriverait-il à ces hardis voyageurs da=
ns
un avenir très prochain? S'ils ne mouraient pas de faim, s'ils ne mouraient=
pas
de soif, c'est que, dans quelques jours, lorsque le gaz leur manquerait, ils
seraient morts faute d'air, si le froid ne les avait pas tués auparavant!
Cependant, si important qu'il fût d'économiser=
le
gaz, l'abaissement excessif de la température ambiante les obligea d'en
consommer une certaine quantité. Rigoureusement, ils pouvaient se passer de=
sa lumière,
non de sa chaleur. Fort heureusement, le calorique développé par l'appareil
Reiset et Regnaut élevait un peu la température intérieure du projectile, e=
t,
sans grande dépense, on put la maintenir à un degré supportable.
Cependant, les observations étaient devenues t=
rès
difficiles à travers les hublots. L'humidité intérieure du boulet se conden=
sait
sur les vitres et s'y congelait immédiatement. Il fallait détruire cette op=
acité
du verre par des frottements réitérés. Toutefois, on put constater certains
phénomènes du plus haut intérêt.
En effet, si ce disque invisible était pourvu
d'une atmosphère, ne devait-on pas voir des étoiles filantes la rayer de le=
urs trajectoires?
Si le projectile lui-même traversait ces couches fluides, ne pourrait-on
surprendre quelque bruit répercuté par les échos lunaires, les grondements =
d'un
orage, par exemple, les fracas d'une avalanche, les détonations d'un volcan=
en
activité? Et si quelque montagne ignivome se panachait d'éclairs n'en
reconnaîtrait-on pas les intenses fulgurations? De tels faits, soigneusemen=
t constatés,
eussent singulièrement élucidé cette obscure question de la constitution
lunaire. Aussi Barbicane, Nicholl, postés à leur hublot comme des astronome=
s,
observaient-ils avec une scrupuleuse patience.
Mais jusqu'alors, le disque demeurait muet et
sombre. Il ne répondait pas aux interrogations multiples que lui posaient c=
es
esprits ardents.
Ce qui provoqua cette réflexion de Michel, ass=
ez
juste en apparence:
«Si jamais nous recommençons ce voyage, nous
ferons bien de choisir l'époque où la Lune est nouvelle.
--En effet, répondit Nicholl, cette circonstan=
ce
serait plus favorable. Je conviens que la Lune, noyée dans les rayons solai=
res,
ne serait pas visible pendant le trajet, mais en revanche, on apercevrait la
Terre qui serait pleine. De plus, si nous étions entraînés autour de la Lun=
e,
comme cela arrive en ce moment, nous aurions au moins l'avantage d'en voir =
le
disque invisible magnifiquement éclairé!
--Bien dit, Nicholl, répliqua Michel Ardan. Qu=
'en
penses-tu, Barbicane?
--Je pense ceci, répondit le grave président: =
Si
jamais nous recommençons ce voyage, nous partirons à la même époque et dans=
les
mêmes conditions. Supposez que nous eussions atteint notre but, n'eût-il pas
mieux valu trouver des continents en pleine lumière au lieu d'une contrée
plongée dans une nuit obscure? Notre première installation ne se fût-elle p=
as
faite dans des circonstances meilleures? Oui, évidemment. Quant à ce côté
invisible, nous l'eussions visité pendant nos voyages de reconnaissance sur=
le
globe lunaire. Donc, cette époque de la Pleine-Lune était heureusement choi=
sie.
Mais il fallait arriver au but, et pour y arriver, ne pas être dévié de sa
route.
--A cela, rien à répondre, dit Michel Ardan. V=
oilà
pourtant une belle occasion manquée d'observer l'autre côté de la Lune! Qui
sait si les habitants des autres planètes ne sont pas plus avancés que les
savants de la Terre au sujet de leurs satellites?»
On aurait pu facilement, à cette remarque de
Michel Ardan, faire la réponse suivante: Oui, d'autres satellites, par leur
plus grande proximité, ont rendu leur étude plus facile. Les habitants de S=
aturne,
de Jupiter et d'Uranus, s'ils existent, ont pu établir avec leurs Lunes des
communications plus aisées. Les quatre satellites de Jupiter gravitent à une
distance de cent huit mille deux cent soixante lieues, cent soixante-douze
mille deux cents lieues, deux cent soixante-quatorze mille sept cents lieue=
s,
et quatre cent quatre-vingt mille cent trente lieues. Mais ces distances so=
nt
comptées du centre de la planète, et, en retranchant la longueur du rayon q=
ui
est de dix-sept à dix-huit mille lieues, on voit que le premier satellite e=
st moins
éloigné de la surface de Jupiter que la Lune ne l'est de la surface de la
Terre. Sur les huit Lunes de Saturne, quatre sont également plus rapprochée=
s;
Diane est à quatre-vingt-quatre mille six cents lieues, Thétys à soixante-d=
eux
mille neuf cent soixante-six lieues; Encelade à quarante-huit mille cent
quatre-vingt-onze lieues, et enfin Mimas à une distance moyenne de
trente-quatre mille cinq cents lieues seulement. Des huit satellites d'Uran=
us,
le premier, Ariel, n'est qu'à cinquante et un mille cinq cent vingt lieues =
de
la planète.
Donc, à la surface de ces trois astres, une
expérience analogue à celle du président Barbicane eût présenté des difficu=
ltés
moindres. Si donc leurs habitants ont tenté l'aventure, ils ont peut-être r=
econnu
la constitution de la moitié de ce disque, que leur satellite dérobe
éternellement à leurs yeux.[Herschel, en effet, a constaté que, pour les
satellites, le mouvement de rotation sur leur axe est toujours égal au
mouvement de révolution autour de la planète. Par conséquent, ils lui
présentent toujours la même face. Seul, le monde d'Uranus offre une différe=
nce
assez marquée: les mouvements de ses Lunes s'effectuent dans une direction
presque perpendiculaire au plan de l'orbite, et la direction de ses mouveme=
nts
est rétrograde, c'est-à-dire que ses satellites se meuvent en sens inverse =
des
autres astres du monde solaire.] Mais s'ils n'ont jamais quitté leur planèt=
e, ils
ne sont pas plus avancés que les astronomes de la Terre.
Cependant, le boulet décrivait dans l'ombre ce=
tte
incalculable trajectoire qu'aucun point de repère ne permettait de relever.=
Sa direction
s'était-elle modifiée, soit sous l'influence de l'attraction lunaire, soit =
sous
l'action d'un astre inconnu? Barbicane ne pouvait le dire. Mais un changeme=
nt
avait eu lieu dans la position relative du véhicule, et Barbicane le consta=
ta
vers quatre heures du matin.
Ce changement consistait en ceci, que le culot=
du
projectile s'était tourné vers la surface de la Lune et se maintenait suiva=
nt
une perpendiculaire passant par son axe. L'attraction, c'est-à-dire la pesa=
nteur,
avait amené cette modification. La partie la plus lourde du boulet inclinait
vers le disque invisible, exactement comme s'il fût tombé vers lui.
Tombait-il donc? Les voyageurs allaient-ils en=
fin
atteindre ce but tant désiré? Non. Et l'observation d'un point de repère, a=
ssez
inexplicable du reste, vint démontrer à Barbicane que son projectile ne se
rapprochait pas de la Lune, et qu'il se déplaçait en suivant une courbe à p=
eu
près concentrique.
Ce point de repère fut un éclat lumineux que
Nicholl signala tout à coup sur la limite de l'horizon formé par le disque
noir. Ce point ne pouvait être confondu avec une étoile. C'était une
incandescence rougeâtre qui grossissait peu à peu, preuve incontestable que=
le projectile
se déplaçait vers lui et ne tombait pas normalement à la surface de l'astre=
.
«Un volcan! c'est un volcan en activité! s'écr=
ia
Nicholl, un épanchement des feux intérieurs de la Lune! Ce monde n'est donc=
pas
encore tout à fait éteint.
--Oui! une éruption, répondit Barbicane, qui
étudiait soigneusement le phénomène avec sa lunette de nuit. Que serait-ce =
en
effet si ce n'était un volcan?
--Mais alors, dit Michel Ardan, pour entretenir
cette combustion, il faut de l'air. Donc, une atmosphère enveloppe cette pa=
rtie
de la Lune.
--Peut-être, répondit Barbicane, mais non pas
nécessairement. Le volcan, par la décomposition de certaines matières, peut=
se
fournir à lui-même son oxygène et jeter ainsi des flammes dans le vide. Il =
me semble
même que cette déflagration a l'intensité et l'éclat des objets dont la
combustion se produit dans l'oxygène pur. Ne nous hâtons donc pas d'affirmer
l'existence d'une atmosphère lunaire.»
La montagne ignivome devait être située environ
sur le quarante-cinquième degré de latitude sud de la partie invisible du d=
isque.
Mais, au grand déplaisir de Barbicane, la courbe que décrivait le projectile
l'entraînait loin du point signalé par l'éruption. Il ne put donc en déterm=
iner
plus exactement la nature. Une demi-heure après avoir été signalé, ce point
lumineux disparaissait derrière le sombre horizon. Cependant la constatatio=
n de
ce phénomène était un fait considérable dans les études sélénographiques. Il
prouvait que toute chaleur n'avait pas encore disparu des entrailles de ce
globe, et là où la chaleur existe, qui peut affirmer que le règne végétal, =
que
le règne animal lui-même, n'ont pas résisté jusqu'ici aux influences
destructives? L'existence de ce volcan en éruption, indiscutablement reconn=
ue
des savants de la Terre, aurait amené sans doute bien des théories favorabl=
es à
cette grave question de l'habitabilité de la Lune.
Barbicane se laissait entraîner par ses
réflexions. Il s'oubliait dans une muette rêverie où s'agitaient les
mystérieuses destinées du monde lunaire. Il cherchait à relier entre eux les
faits observés jusqu'alors, quand un incident nouveau le rappela brusquemen=
t à
la réalité.
Cet incident, c'était plus qu'un phénomène
cosmique, c'était un danger menaçant dont les conséquences pouvaient être
désastreuses.
Soudain, au milieu de l'éther, dans ces ténèbr= es profondes, une masse énorme avait apparu. C'était comme une Lune, mais une = Lune incandescente, et d'un éclat d'autant plus insoutenable qu'il tranchait nettement sur l'obscurité brutale de l'espace. Cette masse, de forme circulaire, jetait une lumière telle qu'elle emplissait le projectile. La figure de Barbicane, de Nicholl, de Michel Ardan, violemment baignée dans c= es nappes blanches, prenait cette apparence spectrale, livide, blafarde, que l= es physiciens produisent avec la lumière factice de l'alcool imprégné de sel.<= o:p>
«Mille diables! s'écria Michel Ardan, mais nous
sommes hideux! Qu'est-ce que cette Lune malencontreuse?
--Un bolide, répondit Barbicane.
--Un bolide enflammé, dans le vide?
--Oui.»
Ce globe de feu était un bolide, en effet.
Barbicane ne se trompait pas. Mais si ces météores cosmiques observés de la
Terre ne présentent généralement qu'une lumière un peu inférieure à celle d=
e la
Lune, ici, dans ce sombre éther, ils resplendissaient. Ces corps errants
portent en eux-mêmes le principe de leur incandescence. L'air ambiant n'est=
pas
nécessaire à leur déflagration. Et, en effet, si certains de ces bolides
traversent les couches atmosphériques à deux ou trois lieues de la Terre,
d'autres, au contraire, décrivent leur trajectoire à une distance où
l'atmosphère ne saurait s'étendre. Tels ces bolides, l'un du 27 octobre 184=
4,
apparu à une hauteur de cent vingt-huit lieues, l'autre du 18 août 1841,
disparu à une distance de cent quatre-vingt-deux lieues. Quelques-uns de ces
météores ont de trois à quatre kilomètres de largeur et possèdent une vites=
se
qui peut aller jusqu'à soixante-quinze kilomètres par seconde,[La vitesse m=
oyenne
du mouvement de la Terre, le long de l'écliptique, n'est que de 30 kilomètr=
es à
la seconde.] suivant une direction inverse du mouvement de la Terre.
Ce globe filant, soudainement apparu dans l'om=
bre
à une distance de cent lieues au moins, devait, suivant l'estime de Barbica=
ne,
mesurer un diamètre de deux mille mètres. Il s'avançait avec une vitesse de=
deux
kilomètres à la seconde environ, soit trente lieues par minute. Il coupait =
la
route du projectile et devait l'atteindre en quelques minutes. En s'approch=
ant,
il grossissait dans une proportion énorme.
Que l'on s'imagine, si l'on peut, la situation=
des
voyageurs. Il est impossible de la décrire. Malgré leur courage, leur
sang-froid, leur insouciance devant le danger, ils étaient muets, immobiles,
les membres crispés, en proie à un effarement farouche. Leur projectile, do=
nt
ils ne pouvaient dévier la marche, courait droit sur cette masse ignée, plus
intense que la gueule ouverte d'un four à réverbère. Il semblait se précipi=
ter
vers un abîme de feu.
Barbicane avait saisi la main de ses deux
compagnons, et tous trois regardaient à travers leurs paupières à demi ferm=
ées
cet astéroïde chauffé à blanc. Si la pensée n'était pas détruite en eux, si
leur cerveau fonctionnait encore au milieu de son épouvante, ils devaient se
croire perdus!
Deux minutes après la brusque apparition du
bolide, deux siècles d'angoisses! le projectile semblait prêt à le heurter,
quand le globe de feu éclata comme une bombe, mais sans faire aucun bruit au
milieu de ce vide où le son, qui n'est qu'une agitation des couches d'air, =
ne pouvait
se produire.
Nicholl avait poussé un cri. Ses compagnons et=
lui
s'étaient précipités à la vitre des hublots. Quel spectacle! Quelle plume s=
aurait
le rendre, quelle palette serait assez riche en couleurs pour en reproduire=
la
magnificence?
C'était comme l'épanouissement d'un cratère, c=
omme
l'éparpillement d'un immense incendie. Des milliers de fragments lumineux
allumaient et rayaient l'espace de leurs feux. Toutes les grosseurs, toutes=
les
couleurs, toutes s'y mêlaient. C'étaient des irradiations jaunes, jaunâtres,
rouges, vertes, grises, une couronne d'artifices multicolores. Du globe éno=
rme
et redoutable, il ne restait plus rien que ces morceaux emportés dans toutes
les directions, devenus astéroïdes à leur tour, ceux-ci flamboyants comme u=
ne
épée, ceux-là entourés d'un nuage blanchâtre, d'autres laissant après eux d=
es traînées
éclatantes de poussière cosmique.
Ces blocs incandescents s'entrecroisaient,
s'entrechoquaient, s'éparpillaient en fragments plus petits, dont quelques-=
uns
heurtèrent le projectile. Sa vitre de gauche fut même fendue par un choc vi=
olent.
Il semblait flotter au milieu d'une grêle d'obus dont le moindre pouvait
l'anéantir en un instant.
La lumière qui saturait l'éther se développait
avec une incomparable intensité, car ces astéroïdes la dispersaient en tous
sens. A un certain moment, elle fut tellement vive, que Michel, entraînant =
vers
sa vitre Barbicane et Nicholl, s'écria:
«L'invisible Lune, visible enfin!»
Et tous trois, à travers un effluve lumineux de
quelques secondes, entrevirent ce disque mystérieux que l'oeil de l'homme
apercevait pour la première fois.
Que distinguèrent-ils à cette distance qu'ils =
ne
pouvaient évaluer? Quelques bandes allongées sur le disque, de véritables
nuages formés dans un milieu atmosphérique très restreint, duquel émergeaie=
nt
non seulement toutes les montagnes, mais aussi les reliefs de médiocre impo=
rtance,
ces cirques, ces cratères béants capricieusement disposés, tels qu'ils exis=
tent
à la surface visible. Puis des espaces immenses, non plus des plaines aride=
s,
mais des mers véritables, des océans largement distribués, qui réfléchissai=
ent
sur leur miroir liquide toute cette magie éblouissante des feux de l'espace.
Enfin, à la surface des continents, de vastes masses sombres, telles qu'app=
araîtraient
des forêts immenses sous la rapide illumination d'un éclair...
Était-ce une illusion, une erreur des yeux, une
tromperie de l'optique? Pouvaient-ils donner une affirmation scientifique à
cette observation si superficiellement obtenue? Oseraient-ils se prononcer =
sur
la question de son habitabilité, après un si faible aperçu du disque invisi=
ble?
Cependant les fulgurations de l'espace
s'affaiblirent peu à peu; son éclat accidentel s'amoindrit; les astéroïdes
s'enfuirent par des trajectoires diverses et s'éteignirent dans l'éloigneme=
nt.
L'éther reprit enfin son habituelle ténébrosité; les étoiles, un moment écl=
ipsées,
étincelèrent au firmament, et le disque, à peine entrevu, se perdit de nouv=
eau
dans l'impénétrable nuit.
L'hémisphère méridional
Le
projectile venait d'échapper à un danger terrible, danger bien imprévu. Qui=
eût
imaginé une telle rencontre de bolides? Ces corps errants pouvaient susciter
aux voyageurs de sérieux périls. C'étaient pour eux autant d'écueils semés =
sur
cette mer éthérée, que, moins heureux que les navigateurs, ils ne pouvaient
fuir. Mais se plaignaient-ils, ces aventuriers de l'espace? Non, puisque la
nature leur avait donné ce splendide spectacle d'un météore cosmique éclata=
nt par
une expansion formidable, puisque cet incomparable feu d'artifice, qu'aucun
Ruggieri ne saurait imiter, avait éclairé pendant quelques secondes le nimbe
invisible de la Lune. Dans cette rapide éclaircie, des continents, des mers,
des forêts leur étaient apparus. L'atmosphère apportait donc à cette face
inconnue ses molécules vivifiantes? Questions encore insolubles, éternellem=
ent
posées devant la curiosité humaine!
Il était alors trois heures et demie du soir. =
Le
boulet suivait sa direction curviligne autour de la Lune. Sa trajectoire
avait-elle été encore une fois modifiée par le météore? On pouvait le crain=
dre.
Le projectile devait, cependant, décrire une courbe imperturbablement déter=
minée
par les lois de la mécanique rationnelle. Barbicane inclinait à croire que
cette courbe serait plutôt une parabole qu'une hyperbole. Cependant, cette
parabole admise, le boulet aurait dû sortir assez rapidement du cône d'ombre
projeté dans l'espace à l'opposé du Soleil. Ce cône, en effet, est fort étr=
oit,
tant le diamètre angulaire de la Lune est petit, si on le compare au diamèt=
re de
l'astre du jour. Or, jusqu'ici, le projectile flottait dans cette ombre
profonde. Quelle qu'eût été sa vitesse--et elle n'avait pu être médiocre--sa
période d'occultation continuait. Cela était un fait évident, mais peut-êtr=
e cela
n'aurait-il pas dû être dans le cas supposé d'une trajectoire rigoureusement
parabolique. Nouveau problème qui tourmentait le cerveau de Barbicane,
véritablement emprisonné dans un cercle d'inconnues qu'il ne pouvait dégage=
r.
Aucun des voyageurs ne pensait à prendre un
instant de repos. Chacun guettait quelque fait inattendu qui eût jeté une l=
ueur
nouvelle sur les études uranographiques. Vers cinq heures, Michel Ardan
distribua, sous le nom de dîner, quelques morceaux de pain et de viande fro=
ide,
qui furent rapidement absorbés, sans que personne eût abandonné son hublot,
dont la vitre s'encroûtait incessamment sous la condensation des vapeurs.
Vers cinq heures quarante-cinq minutes du soir,
Nicholl, armé de sa lunette, signala vers le bord méridional de la Lune et =
dans
la direction suivie par le projectile quelques points éclatants qui se déco=
upaient
sur le sombre écran du ciel. On eût dit une succession de pitons aigus, se
profilant comme une ligne tremblée. Ils s'éclairaient assez vivement. Tel
apparaît le linéament terminal de la Lune, lorsqu'elle se présente dans l'u=
n de
ses octants.
On ne pouvait s'y tromper. Il ne s'agissait pl=
us
d'un simple météore, dont cette arête lumineuse n'avait ni la couleur ni la
mobilité. Pas davantage, d'un volcan en éruption. Aussi Barbicane n'hésita-=
t-il
pas à se prononcer.
«Le Soleil! s'écria-t-il.
--Quoi! le Soleil! répondirent Nicholl et Mich=
el
Ardan.
--Oui, mes amis, c'est l'astre radieux lui-même
qui éclaire le sommet de ces montagnes situées sur le bord méridional de la
Lune. Nous approchons évidemment du pôle sud!
--Après avoir passé par le pôle nord, répondit
Michel. Nous avons donc fait le tour de notre satellite!
--Oui, mon brave Michel.
--Alors, plus d'hyperboles, plus de paraboles,
plus de courbes ouvertes à craindre!
--Non, mais une courbe fermée.
--Qui s'appelle?
--Une ellipse. Au lieu d'aller se perdre dans =
les
espaces interplanétaires, il est probable que le projectile va décrire un o=
rbe elliptique
autour de la Lune.
--En vérité!
--Et qu'il en deviendra le satellite.
--Lune de Lune! s'écria Michel Ardan.
--Seulement, je te ferai observer, mon digne a=
mi,
répliqua Barbicane, que nous n'en serons pas moins perdus pour cela!
--Oui, mais d'une autre manière, et bien autre=
ment
plaisante!» répondit l'insouciant Français avec son plus aimable sourire.
Le président Barbicane avait raison. En décriv=
ant
cet orbe elliptique, le projectile allait sans doute graviter éternellement
autour de la Lune, comme un sous-satellite. C'était un nouvel astre ajouté =
au
monde solaire, un microcosme peuplé de trois habitants--que le défaut d'air=
tuerait
avant peu. Barbicane ne pouvait donc se réjouir de cette situation définiti=
ve,
imposée au boulet par la double influence des forces centripète et centrifu=
ge.
Ses compagnons et lui allaient revoir la face éclairée du disque lunaire.
Peut-être même leur existence se prolongerait-elle assez pour qu'ils
aperçussent une dernière fois la Pleine-Terre superbement éclairée par les
rayons du Soleil! Peut-être pourraient-ils jeter un dernier adieu à ce globe
qu'ils ne devaient plus revoir! Puis, leur projectile ne serait plus qu'une
masse éteinte, morte, semblable à ces inertes astéroïdes qui circulent dans
l'éther. Une seule consolation pour eux, c'était de quitter enfin ces inson=
dables
ténèbres, c'était de revenir à la lumière, c'était de rentrer dans les zones
baignées par l'irradiation solaire!
Cependant les montagnes, reconnues par Barbica=
ne,
se dégageaient de plus en plus de la masse sombre. C'étaient les monts Doer=
fel
et Leibnitz qui hérissent au sud la région circompolaire de la Lune.
Toutes les montagnes de l'hémisphère visible o=
nt
été mesurées avec une parfaite exactitude. On s'étonnera peut-être de cette
perfection, et cependant, ces méthodes hypsométriques sont rigoureuses. On =
peut
même affirmer que l'altitude des montagnes de la Lune n'est pas moins exact=
ement
déterminée que celle des montagnes de la Terre.
La méthode le plus généralement employée est c=
elle
qui mesure l'ombre portée par les montagnes, en tenant compte de la hauteur=
du
Soleil au moment de l'observation. Cette mesure s'obtient facilement au moy=
en d'une
lunette pourvue d'un réticule à deux fils parallèles, étant admis que le
diamètre réel du disque lunaire est exactement connu. Cette méthode permet
également de calculer la profondeur des cratères et des cavités de la Lune.
Galilée en fit usage, et depuis, MM. Beer et Moedler l'ont employée avec le
plus grand succès.
Une autre méthode, dite des rayons tangents, p=
eut
être aussi appliquée à la mesure des reliefs lunaires. On l'applique au mom=
ent
où les montagnes forment des points lumineux détachés de la ligne de sépara=
tion
d'ombre et de lumière, qui brillent sur la partie obscure du disque. Ces po=
ints
lumineux sont produits par les rayons solaires supérieurs à ceux qui
déterminent la limite de la phase. Donc, la mesure de l'intervalle obscur q=
ue
laissent entre eux le point lumineux et la partie lumineuse de la phase la =
plus
rapprochée donnent exactement la hauteur de ce point. Mais, on le comprend,=
ce
procédé ne peut être appliqué qu'aux montagnes qui avoisinent la ligne de s=
éparation
d'ombre et de lumière.
Une troisième méthode consisterait à mesurer le
profil des montagnes lunaires qui se dessinent sur le fond, au moyen du
micromètre; mais elle n'est applicable qu'aux hauteurs rapprochées du bord =
de
l'astre.
Dans tous les cas, on remarquera que cette mes=
ure
des ombres, des intervalles ou des profils, ne peut être exécutée que lorsq=
ue
les rayons solaires frappent obliquement la Lune par rapport à l'observateu=
r. Quand
ils la frappent directement, en un mot, lorsqu'elle est pleine, toute ombre=
est
impérieusement chassée de son disque, et l'observation n'est plus possible.=
Galilée, le premier, après avoir reconnu
l'existence des montagnes lunaires, employa la méthode des ombres portées p=
our
calculer leurs hauteurs. Il leur attribua, ainsi qu'il a été dit déjà, une
moyenne de quatre mille cinq cents toises. Hévélius rabaissa singulièrement=
ces
chiffres, que Riccioli doubla au contraire. Ces mesures étaient exagérées de
part et d'autre. Herschel, armé d'instruments perfectionnés, se rapprocha
davantage de la vérité hypsométrique. Mais il faut la chercher, finalement,
dans les rapports des observateurs modernes.
MM. Beer et Moedler, les plus parfaits
sélénographes du monde entier, ont mesuré mille quatre-vingt-quinze montagn=
es
lunaires. De leurs calculs il résulte que six de ces montagnes s'élèvent
au-dessus de cinq mille huit cents mètres, et vingt-deux au-dessus de quatre
mille huit cents. Le plus haut sommet de la Lune mesure sept mille six cent=
trois
mètres; il est donc inférieur à ceux de la Terre, dont quelques-uns le
dépassent de cinq à six cents toises. Mais une remarque doit être faite. Si=
on
les compare aux volumes respectifs des deux astres, les montagnes lunaires =
sont
relativement plus élevées que les montagnes terrestres. Les premières forme=
nt
la quatre cent soixante-dixième partie du diamètre de la Lune, et les secon=
des,
seulement la quatorze cent quarantième partie du diamètre de la Terre. Pour
qu'une montagne terrestre atteignît les proportions relatives d'une montagne
lunaire, il faudrait que son altitude perpendiculaire mesurât six lieues et
demie. Or, la plus élevée n'a pas neuf kilomètres.
Ainsi donc, pour procéder par comparaison, la
chaîne de l'Himalaya compte trois pics supérieurs aux pics lunaires: le mont
Everest, haut de huit mille huit cent trente-sept mètres, le Kunchinjuga, h=
aut
de huit mille cinq cent quatre-vingt-huit mètres, et le Dwalagiri, haut de =
huit
mille cent quatre-vingt-sept mètres. Les monts Doerfel et Leibnitz de la Lu=
ne
ont une altitude égale à celle du Jewahir de la même chaîne, soit sept mille
six cent trois mètres. Newton, Casatus, Curtius, Short, Tycho, Clavius,
Blancanus, Endymion, les sommets principaux du Caucase et des Apennins, sont
supérieurs au mont Blanc, qui mesure quatre mille huit cent dix mètres. Sont
égaux au mont Blanc: Moret, Théophyle, Catharnia; au mont Rose, soit quatre
mille six cent trente-six mètres: Piccolomini, Werner, Harpalus; au mont Ce=
rvin,
haut de quatre mille cinq cent vingt-deux mètres: Macrobe, Eratosthène,
Albateque, Delambre; au pic de Ténériffe, élevé de trois mille sept cent dix
mètres: Bacon, Cysatus, Phitolaus et les pics des Alpes; au mont Perdu des
Pyrénées, soit trois mille trois cent cinquante et un mètres: Roemer et
Boguslawski; à l'Etna, haut de trois mille deux cent trente-sept mètres:
Hercule, Atlas, Furnerius.
Tels sont les points de comparaison qui permet=
tent
d'apprécier la hauteur des montagnes lunaires. Or, précisément, la trajecto=
ire suivie
par le projectile l'entraînait vers cette région montagneuse de l'hémisphère
sud, là où s'élèvent les plus beaux échantillons de l'orographie lunaire.
Tycho
A six
heures du soir, le projectile passait au pôle sud, à moins de soixante kilo=
mètres.
Distance égale à celle dont il s'était approché du pôle nord. La courbe
elliptique se dessinait donc rigoureusement.
En ce moment, les voyageurs rentraient dans ce
bienfaisant effluve des rayons solaires. Ils revoyaient ces étoiles qui se
mouvaient avec lenteur de l'orient à l'occident. L'astre radieux fut salué =
d'un
triple hurrah. Avec sa lumière, il envoyait sa chaleur qui transpira bientô=
t à
travers les parois de métal. Les vitres reprirent leur transparence accoutu=
mée.
Leur couche de glace se fondit comme par enchantement. Aussitôt, par mesure
d'économie, le gaz fut éteint. Seul, l'appareil à air dut en consommer sa
quantité habituelle.
«Ah! fit Nicholl, c'est bon, ces rayons de
chaleur! Avec quelle impatience, après une nuit si longue, les Sélénites
doivent-ils attendre la réapparition de l'astre du jour!
--Oui, répondit Michel Ardan, humant pour ainsi
dire cet éther éclatant, lumière et chaleur, toute la vie est là!»
En ce moment, le culot du projectile tendait à
s'écarter légèrement de la surface lunaire, de manière à suivre un orbe
elliptique assez allongé. De ce point, si la Terre eût été pleine, Barbican=
e et
ses compagnons auraient pu la revoir. Mais, noyée dans l'irradiation du Sol=
eil,
elle demeurait absolument invisible. Un autre spectacle devait attirer leurs
regards, celui que présentait cette région australe de la Lune, ramenée par=
les
lunettes à un demi-quart de lieue. Ils ne quittaient plus les hublots et
notaient tous les détails de ce continent bizarre.
Les monts Doerfel et Leibnitz forment deux gro=
upes
séparés qui se développent à peu près au pôle sud. Le premier groupe s'étend
depuis le pôle jusqu'au quatre-vingt-quatrième parallèle, sur la partie ori=
entale
de l'astre; le second, dessiné sur le bord oriental, va du soixante-cinquiè=
me
degré de latitude au pôle.
Sur leur arête capricieusement contournée
apparaissaient des nappes éblouissantes, telles que les a signalées le père
Secchi. Avec plus de certitude que l'illustre astronome romain, Barbicane p=
ut reconnaître
leur nature.
«Ce sont des neiges! s'écria-t-il.
--Des neiges? répéta Nicholl.
--Oui, Nicholl, des neiges dont la surface est
glacée profondément. Voyez comme elle réfléchit les rayons lumineux. Des la=
ves refroidies
ne donneraient pas une réflexion aussi intense. Il y a donc de l'eau, il y a
donc de l'air sur la Lune. Si peu que l'on voudra, mais le fait ne peut plus
être contesté!»
Non, il ne pouvait l'être! Et si jamais Barbic=
ane
revoit la Terre, ses notes témoigneront de ce fait considérable dans les
observations sélénographiques.
Ces monts Doerfel et Leibnitz s'élevaient au
milieu de plaines d'une étendue médiocre que bornait une succession indéfin=
ie
de cirques et de remparts annulaires. Ces deux chaînes sont les seules qui =
se rencontrent
dans la région des cirques. Peu accidentées relativement, elles projettent =
çà
et là quelques pics aigus dont la plus haute cime mesure sept mille six cent
trois mètres.
Mais le projectile dominait tout cet ensemble =
et
le relief disparaissait dans cet intense éblouissement du disque. Aux yeux =
des voyageurs
reparaissait cet aspect archaïque des paysages lunaires, crus de tons, sans
dégradation de couleurs, sans nuances d'ombres, brutalement blancs et noirs,
puisque la lumière diffuse leur manque. Cependant la vue de ce monde désolé=
ne
laissait pas de les captiver par son étrangeté même. Ils se promenaient
au-dessus de cette chaotique région, comme s'ils eussent été entraînés au
souffle d'un ouragan, voyant les sommets défiler sous leurs pieds, fouillant
les cavités du regard, dévalant les rainures, gravissant les remparts, sond=
ant
ces trous mystérieux, nivelant toutes ces cassures. Mais nulle trace de
végétation, nulle apparence de cités; rien que des stratifications, des cou=
lées
de laves, des épanchements polis comme des miroirs immenses qui reflétaient=
les
rayons solaires avec un insoutenable éclat. Rien d'un monde vivant, tout d'=
un
monde mort, où les avalanches, roulant du sommet des montagnes, s'abîmaient
sans bruit au fond des abîmes. Elles avaient le mouvement, mais le fracas l=
eur
manquait encore.
Barbicane constata par des observations réitér=
ées
que les reliefs des bords du disque, bien qu'ils eussent été soumis à des
forces différentes de celles de la région centrale, présentaient une confor=
mation
uniforme. Même agrégation circulaire, mêmes ressauts du sol. Cependant on
pouvait penser que leurs dispositions ne devaient pas être analogues. Au
centre, en effet, la croûte encore malléable de la Lune a été soumise à la
double attraction de la Lune et de la Terre, agissant en sens inverse suiva=
nt
un rayon prolongé de l'une à l'autre. Au contraire, sur les bords du disque,
l'attraction lunaire a été pour ainsi dire perpendiculaire à l'attraction
terrestre. Il semble que les reliefs du sol produits dans ces deux conditio=
ns auraient
dû prendre une forme différente. Or, cela n'était pas. Donc, la Lune avait
trouvé en elle seule le principe de sa formation et de sa constitution. Ell=
e ne
devait rien aux forces étrangères. Ce qui justifiait cette remarquable
proposition d'Arago: «Aucune action extérieure à la Lune n'a contribué à la
production de son relief.»
Quoi qu'il en soit et dans son état actuel, ce
monde, c'était l'image de la mort, sans qu'il fût possible de dire que la v=
ie
l'eût jamais animé.
Michel Ardan crut pourtant reconnaître une
agglomération de ruines qu'il signala à l'attention de Barbicane. C'était à=
peu
près sur le quatre-vingtième parallèle et par trente degrés de longitude. C=
et amoncellement
de pierres, assez régulièrement disposées, figurait une vaste forteresse, d=
ominant
une de ces longues rainures qui jadis servaient de lit aux fleuves des temps
antéhistoriques. Non loin s'élevait, à une hauteur de cinq mille six cent
quarante-six mètres, la montagne annulaire de Short, égale au Caucase
asiatique. Michel Ardan, avec son ardeur accoutumée, soutenait «l'évidence»=
de
sa forteresse. Au-dessous, il apercevait les remparts démantelés d'une vill=
e;
ici, la voussure encore intacte d'un portique; là, deux ou trois colonnes
couchées sous leur soubassement; plus loin, une succession de cintres qui
avaient dû supporter les conduits d'un aqueduc; ailleurs, les piliers effon=
drés
d'un gigantesque pont, engagé dans l'épaisseur de la rainure. Il distinguait
tout cela, mais avec tant d'imagination dans le regard, à travers une si
fantaisiste lunette, qu'il faut se défier de son observation. Et cependant,=
qui
pourrait affirmer, qui oserait dire que l'aimable garçon n'a pas réellement=
vu
ce que ses deux compagnons ne voulaient pas voir?
Les moments étaient trop précieux pour les
sacrifier à une discussion oiseuse. La cité sélénite, prétendue ou non, ava=
it
déjà disparu dans l'éloignement. La distance du projectile au disque lunaire
tendait à s'accroître, et les détails du sol commençaient à se perdre dans =
un mélange
confus. Seuls les reliefs, les cratères, les plaines, résistaient et
découpaient nettement leurs lignes terminales.
En ce moment se dessinait vers la gauche l'un =
des
plus beaux cirques de l'orographie lunaire, l'une des curiosités de ce
continent. C'était Newton que Barbicane reconnut sans peine, en se reportan=
t à
la Mappa Selenographica .
Newton est exactement situé par 77° de latitude
sud et 16° de longitude est. Il forme un cratère annulaire, dont les rempar=
ts, élevés
de sept mille deux cent soixante-quatre mètres, semblaient être infranchiss=
ables.
Barbicane fit observer à ses compagnons que la
hauteur de cette montagne au-dessus de la plaine environnante était loin
d'égaler la profondeur de son cratère. Cet énorme trou échappait à toute
mesure, et formait un sombre abîme dont les rayons solaires ne peuvent jama=
is atteindre
le fond. Là, suivant la remarque de Humboldt, règne l'obscurité absolue que=
la
lumière du soleil et de la Terre ne peuvent rompre. Les mythologistes en
eussent fait, avec raison, la bouche de leur enfer.
«Newton, dit Barbicane, est le type le plus
parfait de ces montagnes annulaires dont la Terre ne possède aucun échantil=
lon.
Elles prouvent que la formation de la Lune, par voie de refroidissement, est
due à des causes violentes, car, pendant que, sous la poussée des feux inté=
rieurs,
les reliefs se projetaient à des hauteurs considérables, le fond se retirai=
t et
s'abaissait beaucoup au-dessous du niveau lunaire.
--Je ne dis pas non», répondit Michel Ardan.
Quelques minutes après avoir dépassé Newton, le
projectile dominait directement la montagne annulaire de Moret. Il longea
d'assez loin les sommets de Blancanus, et, vers sept heures et demie du soi=
r,
il atteignait le cirque de Clavius.
Ce cirque, l'un des plus remarquables du disqu=
e,
est situé par 58° de latitude sud, et 15° de longitude est. Sa hauteur est
estimée à sept mille quatre-vingt-onze mètres. Les voyageurs, distants de
quatre cents kilomètres, réduits à quatre par les lunettes, purent admirer =
l'ensemble
de ce vaste cratère.
«Les volcans terrestres, dit Barbicane, ne sont
que des taupinières, comparés aux volcans de la Lune. En mesurant les ancie=
ns
cratères formés par les premières éruptions du Vésuve et de l'Etna, on leur=
trouve
à peine six mille mètres de largeur. En France, le cirque du Cantal compte =
dix
kilomètres; à Ceyland, le cirque de l'île, soixante-dix kilomètres, et il e=
st
considéré comme le plus vaste du globe. Que sont ces diamètres auprès de ce=
lui
de Clavius que nous dominons en ce moment?
--Quelle est donc sa largeur? demanda Nicholl.=
--Elle est de deux cent vingt-sept kilomètres,
répondit Barbicane. Ce cirque, il est vrai, est le plus important de la Lun=
e;
mais bien d'autres mesurent deux cents, cent cinquante, cent kilomètres!
--Ah! mes amis, s'écria Michel, vous figurez-v=
ous
ce que devait être ce paisible astre de la nuit, quand ces cratères,
s'emplissant de tonnerres, vomissaient tous à la fois des torrents de laves,
des grêles de pierres, des nuages de fumée et des nappes de flammes! Quel s=
pectacle
prodigieux alors, et maintenant quelle déchéance! Cette Lune n'est plus que=
la
maigre carcasse d'un feu d'artifice dont les pétards, les fusées, les
serpenteaux, les soleils, après un éclat superbe, n'ont laissé que de trist=
es
déchiquetures de carton. Qui pourrait dire la cause, la raison, la
justification de ces cataclysmes?»
Barbicane n'écoutait pas Michel Ardan. Il
contemplait ces remparts de Clavius formés de larges montagnes sur plusieurs
lieues d'épaisseur. Au fond de l'immense cavité se creusait une centaine de
petits cratères éteints qui trouaient le sol comme une écumoire, et que dom=
inait
un pic de cinq mille mètres.
Autour, la plaine avait un aspect désolé. Rien
d'aride comme ces reliefs, rien de triste comme ces ruines de montagnes, et=
, si
l'on peut s'exprimer ainsi, comme ces morceaux de pics et de monts qui jonc=
haient
le sol! Le satellite semblait avoir éclaté en cet endroit.
Le projectile s'avançait toujours, et ce chaos=
ne
se modifiait pas. Les cirques, les cratères, les montagnes éboulées, se
succédaient incessamment. Plus de plaines, plus de mers. Une Suisse, une
Norvège interminables. Enfin, au centre de cette région crevassée, à son po=
int
culminant, la plus splendide montagne du disque lunaire, l'éblouissant Tych=
o,
auquel la postérité conservera toujours le nom de l'illustre astronome du
Danemark.
En observant la Pleine-Lune, dans un ciel sans
nuages, il n'est personne qui n'ait remarqué ce point brillant de l'hémisph=
ère
sud. Michel Ardan, pour le qualifier, employa toutes les métaphores que put=
lui
fournir son imagination. Pour lui, ce Tycho, c'était un ardent foyer de
lumière, un centre d'irradiation, un cratère vomissant des rayons! C'était =
le
moyeu d'une roue étincelante, une astérie qui enserrait le disque de ses
tentacules d'argent, un oeil immense rempli de flammes, un nimbe taillé pou=
r la
tête de Pluton! C'était comme une étoile lancée par la main du Créateur, qu=
i se
serait écrasée contre la face lunaire!
Tycho forme une telle concentration lumineuse,=
que
les habitants de la Terre peuvent l'apercevoir sans lunette, quoiqu'ils en
soient à une distance de cent mille lieues. Que l'on imagine alors quelle
devait être son intensité aux yeux d'observateurs placés à cent cinquante l=
ieues
seulement! A travers ce pur éther, son étincellement était tellement
insoutenable, que Barbicane et ses amis durent noircir l'oculaire de leurs
lorgnettes à la fumée du gaz, afin de pouvoir en supporter l'éclat. Puis,
muets, émettant à peine quelques interjections admiratives, ils regardèrent,
ils contemplèrent. Tous leurs sentiments, toutes leurs impressions se
concentrèrent dans leur regard, comme la vie, qui, sous une émotion violent=
e,
se concentre tout entière au coeur.
Tycho appartient au système des montagnes
rayonnantes, comme Aristarque et Copernic. Mais de toutes la plus complète,=
la
plus accentuée, elle témoigne irrécusablement de cette effroyable action vo=
lcanique
à laquelle est due la formation de la Lune.
Tycho est situé par 43° de latitude méridional=
e,
et par 12° de longitude est. Son centre est occupé par un cratère large de =
quatre-vingt-sept
kilomètres. Il affecte une forme un peu elliptique, et se renferme dans une
enceinte de remparts annulaires, qui, à l'est et à l'ouest, dominent la pla=
ine
extérieure d'une hauteur de cinq mille mètres. C'est une agrégation de mont=
s Blancs,
disposés autour d'un centre commun, et couronnés d'une chevelure rayonnante=
.
Ce qu'est cette montagne incomparable, l'ensem=
ble
des reliefs qui convergent vers elle, les extumescences intérieures de son
cratère, jamais la photographie elle-même n'a pu les rendre. En effet, c'es=
t en
Pleine-Lune que Tycho se montre dans toute sa splendeur. Or, les ombres
manquent alors, les raccourcis de la perspective ont disparu, et lés épreuv=
es
viennent blanches. Circonstance fâcheuse, car cette étrange région eût été
curieuse à reproduire avec l'exactitude photographique. Ce n'est qu'une
agglomération de trous, de cratères, de cirques, un croisement vertigineux =
de
crêtes; puis, à perte de vue, tout un réseau volcanique jeté sur ce sol
pustuleux. On comprend alors que ces bouillonnements de l'éruption centrale
aient gardé leur forme première. Cristallisés par le refroidissement, ils o=
nt stéréotypé
cet aspect que présenta jadis la Lune sous l'influence des forces plutonien=
nes.
La distance qui séparait les voyageurs des cim=
es
annulaires de Tycho n'était pas tellement considérable qu'ils ne pussent en
relever les principaux détails. Sur le remblai même qui forme la
circonvallation de Tycho, les montagnes, s'accrochant sur les flancs des ta=
lus intérieurs
et extérieurs, s'étageaient comme de gigantesques terrasses. Elles paraissa=
ient
plus élevées de trois à quatre cents pieds à l'ouest qu'à l'est. Aucun syst=
ème
de castramétation terrestre n'était comparable à cette fortification nature=
lle.
Une ville, bâtie au fond de la cavité circulaire, eût été absolument
inaccessible.
Inaccessible et merveilleusement étendue sur ce
sol accidenté de ressauts pittoresques! La nature, en effet, n'avait pas la=
issé
plat et vide le fond de ce cratère. Il possédait son orographie spéciale, u=
n système
montagneux qui en faisait comme un monde à part. Les voyageurs distinguèrent
nettement des cônes, des collines centrales, de remarquables mouvements de
terrain, naturellement disposés pour recevoir les chefs-d'oeuvre de
l'architecture sélénite. Là se dessinait la place d'un temple, ici
l'emplacement d'un forum, en cet endroit, les soubassements d'un palais, en=
cet
autre, le plateau d'une citadelle. Le tout dominé par une montagne centrale=
de
quinze cents pieds. Vaste circuit, où la Rome antique eût tenu dix fois tou=
t entière!
«Ah! s'écria Michel Ardan, enthousiasmé à cette
vue, quelle ville grandiose on construirait dans cet anneau de montagnes! C=
ité tranquille,
refuge paisible, placé en dehors de toutes les misères humaines! Comme ils
vivraient là, calmes et isolés, tous ces misanthropes, tous ces haïsseurs de
l'humanité, tous ceux qui ont le dégoût de la vie sociale!
--Tous! Ce serait trop petit pour eux!» répond=
it
simplement Barbicane.
Questions graves
Cepen=
dant,
le projectile avait dépassé l'enceinte de Tycho. Barbicane et ses deux amis
observèrent alors avec la plus scrupuleuse attention ces raies brillantes q=
ue
la célèbre montagne disperse si curieusement à tous les horizons.
Qu'était cette rayonnante auréole? Quel phénom=
ène
géologique avait dessiné cette chevelure ardente? Cette question préoccupai=
t à
bon droit Barbicane.
Sous ses yeux, en effet, s'allongeaient dans
toutes les directions des sillons lumineux à bords relevés et à milieu conc=
ave,
les uns larges de vingt kilomètres, les autres larges de cinquante. Ces
éclatantes traînées couraient en de certains endroits jusqu'à trois cents
lieues de Tycho, et semblaient couvrir, surtout vers l'est, le nord-est et =
le nord,
la moitié de l'hémisphère méridional. L'un de ses jets s'étendait jusqu'au
cirque de Néandre, situé sur le quarantième méridien. Un autre allait, en
s'arrondissant, sillonner la mer du Nectar, et se briser contre la chaîne d=
es
Pyrénées, après un parcours de quatre cents lieues. D'autres, vers l'ouest,
couvraient d'un réseau lumineux la mer des Nuées et la mer des Humeurs.
Quelle était l'origine de ces rayons étincelan= ts qui apparaissaient sur les plaines comme sur les reliefs, à quelque hauteur qu'ils fussent? Tous partaient d'un centre commun, le cratère de Tycho. Ils= émanaient de lui. Herschel attribue leur brillant aspect à d'anciens courants de lave figés par le froid, opinion qui n'a pas été adoptée. D'autres astronomes on= t vu dans ces inexplicables raies des sortes de moraines, des rangées de blocs erratiques, qui auraient été projetés à l'époque de la formation de Tycho.<= o:p>
«Et pourquoi pas? demanda Nicholl à Barbicane,=
qui
relatait ces diverses opinions en les repoussant.
--Parce que la régularité de ces lignes
lumineuses, et la violence nécessaire pour porter à de telles distances les
matières volcaniques, sont inexplicables.
--Eh parbleu! répondit Michel Ardan, il me par=
aît
facile d'expliquer l'origine de ces rayons.
--Vraiment? fit Barbicane.
--Vraiment, reprit Michel. Il suffit de dire q=
ue
c'est un vaste étoilement, semblable à celui que produit le choc d'une ball=
e ou
d'une pierre sur un carreau de vitre!
--Bon! répliqua Barbicane en souriant. Et quel=
le
main eût été assez puissante pour lancer la pierre qui a fait un pareil cho=
c?
--La main n'est pas nécessaire, répondit Miche=
l,
qui ne se démontait pas, et, quant à la pierre, admettons que ce soit une
comète.
--Ah! les comètes! s'écria Barbicane, en
abuse-t-on! Mon brave Michel, ton explication n'est pas mauvaise, mais ta
comète est inutile. Le choc qui a produit cette cassure peut être venu de l=
'intérieur
de l'astre. Une contraction violente de la croûte lunaire, sous le retrait =
du
refroidissement, a pu suffire à imprimer ce gigantesque étoilement.
--Va pour une concentration, quelque chose com=
me
une colique lunaire, répondit Michel Ardan.
--D'ailleurs, ajouta Barbicane, cette opinion =
est
celle d'un savant anglais, Nasmyth, et elle me semble expliquer suffisammen=
t le
rayonnement de ces montagnes.
--Ce Nasmyth n'est point un sot!» répondit Mic=
hel.
Longtemps les voyageurs, qu'un tel spectacle ne
pouvait blaser, admirèrent les splendeurs de Tycho. Leur projectile, imprég=
né d'effluves
lumineux, dans cette double irradiation du Soleil et de la Lune, devait
apparaître comme un globe incandescent. Ils étaient donc subitement passés =
d'un
froid considérable à une chaleur intense. La nature les préparait ainsi à
devenir Sélénites.
Devenir Sélénites! Cette idée ramena encore une
fois la question d'habitabilité de la Lune. Après ce qu'ils avaient vu, les
voyageurs pouvaient-ils la résoudre? Pouvaient-ils conclure pour ou contre?=
Michel
Ardan provoqua ses deux amis à formuler leur opinion, et leur demanda carré=
ment
s'ils pensaient que l'animalité et l'humanité fussent représentées dans le
monde lunaire.
«Je crois que nous pouvons répondre, dit
Barbicane; mais, suivant moi, la question ne doit pas se présenter sous cet=
te
forme. Je demande à la poser autrement.
--A toi la pose, répondit Michel.
--Voici, reprit Barbicane. Le problème est dou=
ble
et exige une double solution. La Lune est-elle habitable? La Lune a-t-elle =
été
habitée?
--Bien, répondit Nicholl. Cherchons d'abord si=
la
Lune est habitable.
--A vrai dire, je n'en sais rien, répliqua Mic=
hel.
--Et moi, je réponds négativement, reprit
Barbicane. Dans l'état où elle est actuellement, avec cette enveloppe
atmosphérique certainement très réduite, ses mers pour la plupart desséchée=
s,
ses eaux insuffisantes, sa végétation restreinte, ses brusques alternatives=
de chaud
et de froid, ses nuits et ses jours de trois cent cinquante-quatre heures, =
la
Lune ne me paraît pas habitable, et elle ne me semble pas propice au
développement du règne animal, ni suffisante aux besoins de l'existence, te=
lle
que nous la comprenons.
--D'accord, répondit Nicholl. Mais la Lune
n'est-elle pas habitable pour des êtres organisés autrement que nous?
--A cette question, répliqua Barbicane, il est
plus difficile de répondre. J'essayerai cependant, mais je demanderai à Nic=
holl
si le mouvement lui paraît être le résultat nécessaire d=
e la
vie, quelle que soit son organisation?
--Sans nul doute, répondit Nicholl.
--Eh bien, mon digne compagnon, je vous répond=
rai
que nous avons observé les continents lunaires à une distance de cinq cents
mètres au plus, et que rien ne nous a paru se mouvoir à la surface de la Lu=
ne. La
présence d'une humanité quelconque se fût trahie par des appropriations, par
des constructions diverses, par des ruines même. Or, qu'avons-nous vu? Part=
out
et toujours le travail géologique de la nature, jamais le travail de l'homm=
e. Si
donc les représentants du règne animal existent sur la Lune, ils seraient d=
onc
enfouis dans ces insondables cavités que le regard ne peut atteindre. Ce qu=
e je
ne puis admettre, car ils auraient laissé des traces de leur passage sur ces
plaines que doit recouvrir la couche atmosphérique, si peu élevée qu'elle s=
oit.
Or, ces traces ne sont visibles nulle part. Reste donc la seule hypothèse d=
'une
race d'êtres vivants auxquels le mouvement, qui est la vie, serait étranger=
!
--Autant dire des créatures vivantes qui ne
vivraient pas, répliqua Michel.
--Précisément, répondit Barbicane, ce qui pour
nous n'a aucun sens.
--Alors, nous pouvons formuler notre opinion, =
dit
Michel.
--Oui, répondit Nicholl.
--Eh bien, reprit Michel Ardan, la Commission
scientifique, réunie dans le projectile du Gun-Club, après avoir appuyé son
argumentation sur les faits nouvellement observés, décide à l'unanimité des
voix sur la question de l'habitabilité actuelle de la Lune: Non, la Lune n'=
est pas
habitable.»
Cette décision fut consignée par le président
Barbicane sur son carnet de notes où figure le procès-verbal de la séance d=
u 6
décembre.
«Maintenant, dit Nicholl, attaquons la seconde
question, complément indispensable de la première. Je demanderai donc à
l'honorable Commission: Si la Lune n'est pas habitable, a-t-elle été habité=
e?
--Le citoyen Barbicane a la parole, dit Michel
Ardan.
--Mes amis, répondit Barbicane, je n'ai pas
attendu ce voyage pour me faire une opinion sur cette habitabilité passée de
notre satellite. J'ajouterai que nos observations personnelles ne peuvent q=
ue
me confirmer dans cette opinion. Je crois, j'affirme même que la Lune a été
habitée par une race humaine organisée comme la nôtre, qu'elle a produit des
animaux conformés anatomiquement comme les animaux terrestres, mais j'ajoute
que ces races humaines ou animales ont fait leur temps, et qu'elles sont à
jamais éteintes!
--Alors, demanda Michel, la Lune serait donc un
monde plus vieux que la Terre?
--Non, répondit Barbicane avec conviction, mai=
s un
monde qui a vieilli plus vite, et dont la formation et la déformation ont é=
té
plus rapides. Relativement, les forces organisatrices de la matière ont été
beaucoup plus violentes à l'intérieur de la Lune qu'à l'intérieur du globe
terrestre. L'état actuel de ce disque crevassé, tourmenté, boursouflé, le
prouve surabondamment. La Lune et la Terre n'ont été que des masses gazeuse=
s à
leur origine. Ces gaz sont passés à l'état liquide sous diverses influences=
, et
la masse solide s'est formée plus tard. Mais très certainement, notre sphér=
oïde
était gazeux ou liquide encore, que la Lune, déjà solidifiée par le
refroidissement, devenait habitable.
--Je le crois, dit Nicholl.
--Alors, reprit Barbicane, une atmosphère
l'entourait. Les eaux, contenues par cette enveloppe gazeuse, ne pouvaient
s'évaporer. Sous l'influence de l'air, de l'eau, de la lumière, de la chale=
ur solaire,
de la chaleur centrale, la végétation s'emparait des continents préparés à =
la
recevoir, et certainement la vie se manifesta vers cette époque, car la nat=
ure
ne se dépense pas en inutilités, et un monde si merveilleusement habitable =
a dû
être nécessairement habité.
--Cependant, répondit Nicholl, bien des phénom=
ènes
inhérents aux mouvements de notre satellite devaient gêner l'expansion des
règnes végétal et animal. Ces jours et ces nuits de trois cent cinquante-qu=
atre
heures par exemple?
--Aux pôles terrestres, dit Michel, ils durent=
six
mois!
--Argument de peu de valeur, puisque les pôles=
ne
sont pas habités.
--Remarquons, mes amis, reprit Barbicane, que =
si,
dans l'état actuel de la Lune, ces longues nuits et ces longs jours créent =
des différences
de température insupportables pour l'organisme, il n'en était pas ainsi à c=
ette
époque des temps historiques. L'atmosphère enveloppait le disque d'un mante=
au
fluide. Les vapeurs s'y disposaient sous forme de nuages. Cet écran naturel
tempérait l'ardeur des rayons solaires et contenait le rayonnement nocturne=
. La
lumière comme la chaleur pouvaient se diffuser dans l'air. De là, un équili=
bre
entre ces influences qui n'existe plus, maintenant que cette atmosphère a
presque entièrement disparu. D'ailleurs, je vais bien vous étonner...
--Étonne-nous, dit Michel Ardan.
--Mais je crois volontiers qu'à cette époque o=
ù la
Lune était habitée, les nuits et les jours ne duraient pas trois cent
cinquante-quatre heures!
--Et pourquoi? demanda vivement Nicholl.
--Parce que, très probablement alors, le mouve=
ment
de rotation de la Lune sur son axe n'était pas égal à son mouvement de
révolution, égalité qui présente chaque point du disque pendant quinze jour=
s à l'action
des rayons solaires.
--D'accord, répondit Nicholl, mais pourquoi ces
deux mouvements n'auraient-ils pas été égaux, puisqu'ils le sont actuelleme=
nt?
--Parce que cette égalité n'a été déterminée q=
ue
par l'attraction terrestre. Or, qui nous dit que cette attraction ait eu as=
sez
de puissance pour modifier les mouvements de la Lune, à l'époque où la Terre
n'était encore que fluide?
--Au fait, répliqua Nicholl, et qui nous dit q=
ue
la Lune ait toujours été satellite de la Terre?
--Et qui nous dit, s'écria Michel Ardan, que la
Lune n'ait pas existé bien avant la Terre?»
Les imaginations s'emportaient dans le champ
infini des hypothèses. Barbicane voulut les refréner.
«Ce sont là, dit-il, de trop hautes spéculatio=
ns,
des problèmes véritablement insolubles. Ne nous y engageons pas. Admettons =
seulement
l'insuffisance de l'attraction primordiale, et alors, par l'inégalité des d=
eux
mouvements de rotation et de révolution, les jours et les nuits ont pu se
succéder sur la Lune comme ils se succèdent sur la Terre. D'ailleurs, même =
sans
ces conditions, la vie était possible.
--Ainsi donc, demanda Michel Ardan, l'humanité
aurait disparu de la Lune?
--Oui, répondit Barbicane, après avoir sans do=
ute
persisté pendant des milliers de siècles. Puis peu à peu, l'atmosphère se
raréfiant, le disque sera devenu inhabitable, comme le globe terrestre le
deviendra un jour, par le refroidissement.
--Par le refroidissement?
--Sans doute, répondit Barbicane. A mesure que=
les
feux intérieurs se sont éteints, que la matière incandescente s'est concent=
rée,
l'écorce lunaire s'est refroidie. Peu à peu les conséquences de ce phénomèn=
e se
sont produites: disparition des êtres organisés, disparition de la végétati=
on.
Bientôt l'atmosphère s'est raréfiée, très probablement soutirée par
l'attraction terrestre; disparition de l'air respirable, disparition de l'e=
au
par voie d'évaporation. A cette époque la Lune, devenue inhabitable, n'était
plus habitée. C'était un monde mort, tel qu'il nous apparaît aujourd'hui.
--Et tu dis que pareil sort est réservé à la
Terre?
--Très probablement.
--Mais quand?
--Quand le refroidissement de son écorce l'aura
rendue inhabitable.
--Et a-t-on calculé le temps que notre malheur=
eux
sphéroïde mettrait à se refroidir?
--Sans doute.
--Et tu connais ces calculs?
--Parfaitement.
--Mais parle donc, savant maussade, s'écria Mi=
chel
Ardan, car tu me fais bouillir d'impatience!
--Eh bien, mon brave Michel, répondit
tranquillement Barbicane, on sait quelle diminution de température la Terre
subit dans le laps d'un siècle. Or, d'après certains calculs, cette tempéra=
ture
moyenne sera ramenée à zéro après une période de quatre cent mille ans!
--Quatre cent mille ans! s'écria Michel. Ah! je
respire! Vraiment, j'étais effrayé! A t'entendre, je m'imaginais que nous
n'avions plus que cinquante mille années à vivre!»
Barbicane et Nicholl ne purent s'empêcher de r=
ire
des inquiétudes de leur compagnon. Puis Nicholl, qui voulait conclure, posa=
de
nouveau la seconde question qui venait d'être traitée.
«La Lune a-t-elle été habitée?» demanda-t-il.<= o:p>
La réponse fut affirmative, à l'unanimité.
Mais pendant cette discussion, féconde en théo=
ries
un peu hasardées, bien qu'elle résumât les idées générales acquises à la
science sur ce point, le projectile avait couru rapidement vers l'Équateur
lunaire, tout en s'éloignant régulièrement du disque. Il avait dépassé le c=
irque
de Willem, et le quarantième parallèle à une distance de huit cents kilomèt=
res.
Puis, laissant à droite Pitatus sur le trentième degré, il prolongeait le s=
ud
de cette mer des Nuées, dont il avait déjà approché le nord. Divers cirques
apparurent confusément dans l'éclatante blancheur de la Pleine-Lune: Bouill=
aud,
Purbach, de forme presque carrée avec un cratère central, puis Arzachel, do=
nt
la montagne intérieure brille d'un éclat indéfinissable.
Enfin, le projectile s'éloignant toujours, les
linéaments s'effacèrent aux yeux des voyageurs, les montagnes se confondire=
nt
dans l'éloignement, et de tout cet ensemble merveilleux, bizarre, étrange, =
du
satellite de la Terre, il ne leur resta bientôt plus que l'impérissable
souvenir.
Lutte contre l'impossible
Penda=
nt un
temps assez long, Barbicane et ses compagnons, muets et pensifs, regardèren=
t ce
monde, qu'ils n'avaient vu que de loin, comme Moïse la terre de Chanaan, et
dont ils s'éloignaient sans retour. La position du projectile, relativement=
à
la Lune, s'était modifiée, et, maintenant, son culot était tourné vers la
Terre.
Ce changement, constaté par Barbicane, ne lais=
sa
pas de le surprendre. Si le boulet devait graviter autour du satellite suiv=
ant
un orbe elliptique, pourquoi ne lui présentait-il pas sa partie la plus lou=
rde,
comme fait la Lune vis-à-vis de la Terre? Il y avait là un point obscur.
En observant la marche du projectile, on pouva=
it
reconnaître qu'il suivait, en s'écartant de la Lune, une courbe analogue à
celle qu'il avait tracée en s'en rapprochant. Il décrivait donc une ellipse
très allongée, qui s'étendrait probablement jusqu'au point d'égale attracti=
on,
là où se neutralisent les influences de la Terre et de son satellite.
Telle fut la conclusion que Barbicane tira
justement des faits observés, conviction que ses deux amis partagèrent avec
lui.
Aussitôt les questions de pleuvoir.
«Et rendus à ce point mort, que deviendrons-no=
us?
demanda Michel Ardan.
--C'est l'inconnu! répondit Barbicane.
--Mais on peut faire des hypothèses, je suppos=
e?
--Deux, répondit Barbicane. Ou la vitesse du
projectile sera insuffisante, et alors il restera éternellement immobile sur
cette ligne de double attraction...
--J'aime mieux l'autre hypothèse, quelle qu'el=
le
soit, répliqua Michel.
--Ou sa vitesse sera suffisante, reprit Barbic=
ane,
et il reprendra sa route elliptique pour graviter éternellement autour de
l'astre des nuits.
--Révolution peu consolante, dit Michel. Passe=
r à
l'état d'humbles serviteurs d'une Lune que nous sommes habitués à considérer
comme une servante! Et voilà l'avenir qui nous attend.»
Ni Barbicane ni Nicholl ne répondirent.
«Vous vous taisez? reprit l'impatient Michel.<= o:p>
--Il n'y a rien à répondre, dit Nicholl.
--N'y a-t-il donc rien à tenter?
--Non, répondit Barbicane. Prétendrais-tu lutt=
er
contre l'impossible?
--Pourquoi pas? Un Français et deux Américains
reculeraient-ils devant un pareil mot?
--Mais que veux-tu faire?
--Maîtriser ce mouvement qui nous emporte!
--Le maîtriser?
--Oui, reprit Michel en s'animant, l'enrayer o=
u le
modifier, l'employer enfin à l'accomplissement de nos projets.
--Et comment?
--C'est vous que cela regarde! Si des artilleu=
rs
ne sont maîtres de leurs boulets, ce ne sont plus des artilleurs. Si le
projectile commande au canonnier, il faut fourrer à sa place le canonnier d=
ans
le canon! De beaux savants, ma foi! Les voilà qui ne savent plus que deveni=
r,
après m'avoir induit...
--Induit! s'écrièrent Barbicane et Nicholl.
Induit! Qu'entends-tu par là?
--Pas de récriminations! dit Michel. Je ne me
plains pas! La promenade me plaît! Le boulet me va! Mais faisons tout ce qu=
'il
est humainement possible de faire pour retomber quelque part, ce n'est sur =
la
Lune.
--Nous ne demandons pas autre chose, mon brave
Michel, répondit Barbicane, mais les moyens nous manquent.
--Nous ne pouvons pas modifier le mouvement du
projectile?
--Non.
--Ni diminuer sa vitesse?
--Non.
--Pas même en l'allégeant comme on allège un
navire trop chargé!
--Que veux-tu jeter! répondit Nicholl. Nous
n'avons pas de lest à bord. Et d'ailleurs, il me semble que le projectile
allégé marcherait plus vite.
--Moins vite, dit Michel.
--Plus vite, répliqua Nicholl.
--Ni plus ni moins vite, répondit Barbicane po=
ur
mettre ses deux amis d'accord, car nous flottons dans le vide, où il ne faut
plus tenir compte de la pesanteur spécifique.
--Eh bien, s'écria Michel Ardan d'un ton
déterminé, il n'y a plus qu'une chose à faire.
--Laquelle? demanda Nicholl.
--Déjeuner!» répondit imperturbablement
l'audacieux Français, qui apportait toujours cette solution dans les plus
difficiles conjonctures.
En effet, si cette opération ne devait avoir
aucune influence sur la direction du projectile, on pouvait la tenter sans
inconvénient, et même avec succès au point de vue de l'estomac. Décidément,=
ce
Michel n'avait que de bonnes idées.
On déjeuna donc à deux heures du matin; mais
l'heure importait peu. Michel servit son menu habituel, couronné par une
aimable bouteille tirée de sa cave secrète. Si les idées ne leur montaient =
pas
au cerveau, il fallait désespérer du chambertin de 1863.
Ce repas terminé, les observations recommencèr=
ent.
Autour du projectile se maintenaient à une
distance invariable les objets qui avaient été jetés au-dehors. Évidemment,=
le
boulet, dans son mouvement de translation autour de la Lune, n'avait traver=
sé aucune
atmosphère, car le poids spécifique de ces divers objets eût modifié leur
marche relative.
Du côté du sphéroïde terrestre, rien à voir. La
Terre ne comptait qu'un jour, ayant été nouvelle la veille à minuit, et deux
jours devaient s'écouler encore avant que son croissant, dégagé des rayons =
solaires,
vînt servir d'horloge aux Sélénites, puisque dans son mouvement de rotation,
chacun de ses points repasse toujours vingt-quatre heures après au même
méridien de la Lune.
Du côté de la Lune, le spectacle était différe=
nt.
L'astre brillait dans toute sa splendeur, au milieu d'innombrables constell=
ations
dont ses rayons ne pouvaient troubler la pureté. Sur le disque, les plaines
reprenaient déjà cette teinte sombre qui se voit de la Terre. Le reste du n=
imbe
demeurait étincelant, et au milieu de cet étincellement général, Tycho se
détachait encore comme un Soleil.
Barbicane ne pouvait en aucune façon apprécier=
la
vitesse du projectile, mais le raisonnement lui démontrait que cette vitess=
e devait
uniformément diminuer, conformément aux lois de la mécanique rationnelle.
En effet, étant admis que le boulet allait déc=
rire
une orbite autour de la Lune, cette orbite serait nécessairement elliptique=
. La
science prouve qu'il doit en être ainsi. Aucun mobile circulant autour d'un=
corps
attirant ne faillit à cette loi. Toutes les orbites décrites dans l'espace =
sont
elliptiques, celles des satellites autour des planètes, celles des planètes
autour du Soleil, celle du Soleil autour de l'astre inconnu qui lui sert de
pivot central. Pourquoi le projectile du Gun-Club échapperait-il à cette
disposition naturelle?
Or, dans les orbes elliptiques, le corps attir=
ant
occupe toujours un des foyers de l'ellipse. Le satellite se trouve donc à un
moment plus rapproché et à un autre moment plus éloigné de l'astre autour
duquel il gravite. Lorsque la Terre est plus voisine du Soleil, elle est da=
ns
son périhélie, et dans son aphélie, à son point le plus éloigné. S'agit-il =
de
la Lune, elle est plus près de la Terre dans son périgée, et plus loin dans=
son
apogée. Pour employer des expressions analogues dont s'enrichira la langue =
des
astronomes, si le projectile demeure à l'état de satellite de la Lune, on d=
evra
dire qu'il se trouve dans son «aposélène» à son point le plus éloigné, et à=
son
point le plus rapproché, dans son «périsélène».
Dans ce dernier cas, le projectile devait atte=
indre
son maximum de vitesse; dans le premier cas, son minimum. Or, il marchait
évidemment vers son point aposélénitique, et Barbicane avait raison de pens=
er
que sa vitesse décroîtrait jusqu'à ce point, pour reprendre peu à peu, à me=
sure
qu'il se rapprocherait de la Lune. Cette vitesse même serait absolument nul=
le,
si ce point se confondait avec celui d'égale attraction.
Barbicane étudiait les conséquences de ces
diverses situations, et il cherchait quel parti on en pourrait tirer, quand=
il
fut brusquement interrompu par un cri de Michel Ardan.
«Pardieu! s'écria Michel, il faut avouer que n=
ous
ne sommes que de francs imbéciles!
--Je ne dis pas non, répondit Barbicane, mais
pourquoi?
--Parce que nous avons un moyen bien simple de
retarder cette vitesse qui nous éloigne de la Lune, et que nous ne l'employ=
ons
pas!
--Et quel est ce moyen?
--C'est d'utiliser la force de recul renfermée
dans nos fusées.
--Au fait! dit Nicholl.
--Nous n'avons pas encore utilisé cette force,
répondit Barbicane, c'est vrai, mais nous l'utiliserons.
--Quand? demanda Michel.
--Quand le moment en sera venu. Remarquez, mes
amis, que dans la position occupée par le projectile, position encore obliq=
ue
par rapport au disque lunaire, nos fusées, en modifiant sa direction, pourr=
aient
l'écarter au lieu de le rapprocher de la Lune. Or, c'est bien la Lune que v=
ous
tenez à atteindre?
--Essentiellement, répondit Michel.
--Attendez alors. Par une influence inexplicab=
le,
le projectile tend à ramener son culot vers la Terre. Il est probable qu'au
point d'égale attraction, son chapeau conique se dirigera rigoureusement ve=
rs
la Lune. A ce moment, on peut espérer que sa vitesse sera nulle. Ce sera
l'instant d'agir, et sous l'effort de nos fusées, peut-être pourrons-nous
provoquer une chute directe à la surface du disque lunaire.
--Bravo! fit Michel.
--Ce que nous n'avons pas fait, ce que nous ne
pouvions faire à notre premier passage au point mort, parce que le projecti=
le
était encore animé d'une vitesse trop considérable.
--Bien raisonné, dit Nicholl.
--Attendons patiemment, reprit Barbicane. Mett=
ons
toutes les chances de notre côté, et après avoir tant désespéré, je me repr=
ends
à croire que nous atteindrons notre but!»
Cette conclusion provoqua les hip et les hurra=
h de
Michel Ardan. Et pas un de ces fous audacieux ne se souvenait de cette ques=
tion
qu'ils avaient eux-mêmes résolue négativement: Non! la Lune n'est pas habit=
ée.
Non! la Lune n'est probablement pas habitable! Et cependant, ils allaient t=
out
tenter pour l'atteindre!
Une seule question restait à résoudre: A quel
moment précis le projectile aurait-il atteint ce point d'égale attraction où
les voyageurs joueraient leur va-tout?
Pour calculer ce moment à quelques secondes pr=
ès,
Barbicane n'avait qu'à se reporter à ses notes de voyage et à relever les
différentes hauteurs prises sur les parallèles lunaires. Ainsi, le temps
employé à parcourir la distance située entre le point mort et le pôle sud d=
evait
être égal à la distance qui séparait le pôle nord du point mort. Les heures
représentant les temps parcourus étaient soigneusement notées, et le calcul
devenait facile.
Barbicane trouva que ce point serait atteint p=
ar
le projectile à une heure du matin dans la nuit du 7 au 8 décembre. Or, il
était en ce moment trois heures du matin, de la nuit du 6 au 7 décembre. Do=
nc,
si rien ne troublait sa marche, le projectile atteindrait le point voulu da=
ns
vingt-deux heures.
Les fusées avaient été primitivement disposées
pour ralentir la chute du boulet sur la Lune, et maintenant les audacieux a=
llaient
les employer à provoquer un effet absolument contraire. Quoi qu'il en soit,
elles étaient prêtes, et il n'y avait plus qu'à attendre le moment d'y mett=
re
le feu.
«Puisqu'il n'y a rien à faire, dit Nicholl, je
fais une proposition.
--Laquelle? demanda Barbicane.
--Je propose de dormir.
--Par exemple! s'écria Michel Ardan.
--Voilà quarante heures que nous n'avons fermé=
les
yeux, dit Nicholl. Quelques heures de sommeil nous rendront toutes nos forc=
es.
--Jamais, répliqua Michel.
--Bon, reprit Nicholl, que chacun agisse à sa
guise! Moi je dors!»
Et s'étendant sur un divan, Nicholl ne tarda p=
as à
ronfler comme un boulet de quarante-huit.
«Ce Nicholl est plein de sens, dit bientôt
Barbicane. Je vais l'imiter.»
Quelques instants après, il soutenait de sa ba=
sse
continue le baryton du capitaine.
«Décidément, dit Michel Ardan, quand il se vit
seul, ces gens pratiques ont quelquefois des idées opportunes.»
Et, ses longues jambes allongées, ses grands b=
ras
repliés sous sa tête, Michel s'endormit à son tour.
Mais ce sommeil ne pouvait être ni durable, ni
paisible. Trop de préoccupations roulaient dans l'esprit de ces trois homme=
s,
et quelques heures après, vers sept heures du matin, tous trois étaient sur
pied au même instant.
Le projectile s'éloignait toujours de la Lune,
inclinant de plus en plus vers elle sa partie conique. Phénomène inexplicab=
le
jusqu'ici, mais qui servait heureusement les desseins de Barbicane.
Encore dix-sept heures, et le moment d'agir se=
rait
venu.
Cette journée parut longue. Quelque audacieux
qu'ils fussent, les voyageurs se sentaient vivement impressionnés à l'appro=
che
de cet instant qui devait tout décider, ou leur chute vers la Lune, ou leur=
éternel
enchaînement dans un orbe immutable. Ils comptèrent donc les heures, trop l=
entes
à leur gré, Barbicane et Nicholl obstinément plongés dans leurs calculs, Mi=
chel
allant et venant entre ces parois étroites, et contemplant d'un oeil avide
cette Lune impassible.
Parfois, des souvenirs de la Terre traversaient
rapidement leur esprit. Ils revoyaient leurs amis du Gun-Club, et le plus c=
her
de tous, J.-T. Maston. En ce moment, l'honorable secrétaire devait occuper =
son
poste dans les montagnes Rocheuses. S'il apercevait le projectile sur le mi=
roir
de son gigantesque télescope, que penserait-il? Après l'avoir vu disparaître
derrière le pôle sud de la Lune, il le voyait réapparaître par le pôle nord!
C'était donc le satellite d'un satellite! J.-T. Maston avait-il lancé dans =
le
monde cette nouvelle inattendue? Etait-ce donc là le dénouement de cette gr=
ande
entreprise?...
Cependant, la journée se passa sans incident. =
Le
minuit terrestre arriva. Le 8 décembre allait commencer. Une heure encore, =
et
le point d'égale attraction serait atteint. Quelle vitesse animait alors le
projectile? On ne savait l'estimer. Mais aucune erreur ne pouvait entacher =
les
calculs de Barbicane. A une heure du matin, cette vitesse devait être et se=
rait
nulle.
Un autre phénomène devait, d'ailleurs, marquer=
le
point du projectile sur la ligne neutre. En cet endroit les deux attractions
terrestres et lunaires seraient annulées. Les objets ne «pèseraient» plus. =
Ce fait
singulier, qui avait si curieusement surpris Barbicane et ses compagnons à
l'aller, devait se reproduire au retour dans des conditions identiques. C'e=
st à
ce moment précis qu'il faudrait agir.
Déjà le chapeau conique du projectile était
sensiblement tourné vers le disque lunaire. Le boulet se présentait de mani=
ère
à utiliser tout le recul produit par la poussée des appareils fusants. Les
chances se prononçaient donc pour les voyageurs. Si la vitesse du projectil=
e était
absolument annulée sur ce point mort, un mouvement déterminé vers la Lune
suffirait, si léger qu'il fût, pour déterminer sa chute.
«Une heure moins cinq minutes, dit Nicholl.
--Tout est prêt, répondit Michel Ardan en
dirigeant une mèche préparée vers la flamme du gaz.
--Attends», dit Barbicane, tenant son chronomè=
tre
à la main.
En ce moment, la pesanteur ne produisait plus
aucun effet. Les voyageurs sentaient en eux-mêmes cette complète disparitio=
n.
Ils étaient bien près du point neutre, s'ils n'y touchaient pas!...
«Une heure!» dit Barbicane.
Michel Ardan approcha la mèche enflammée d'un
artifice qui mettait les fusées en communication instantanée. Aucune détona=
tion
ne se fit entendre à l'intérieur où l'air manquait. Mais, par les hublots, =
Barbicane
aperçut un fusement prolongé dont la déflagration s'éteignit aussitôt.
Le projectile éprouva une certaine secousse qui
fut très sensiblement ressentie à l'intérieur.
Les trois amis regardaient, écoutaient sans
parler, respirant à peine. On aurait entendu battre leur coeur au milieu de=
ce
silence absolu.
«Tombons-nous? demanda enfin Michel Ardan.
--Non, répondit Nicholl, puisque le culot du
projectile ne se retourne pas vers le disque lunaire!»
En ce moment, Barbicane, quittant la vitre des
hublots, se retourna vers ses deux compagnons. Il était affreusement pâle, =
le
front plissé, les lèvres contractées.
«Nous tombons! dit-il.
--Ah! s'écria Michel Ardan, vers la Lune?
--Vers la Terre! répondit Barbicane.
Diable!» s'écria Michel Ardan, et il ajouta
philosophiquement: «Bon! en entrant dans ce boulet, nous nous doutions bien
qu'il ne serait pas facile d'en sortir!»
En effet, cette chute épouvantable commençait.=
La
vitesse conservée par le projectile l'avait porté au-delà du point mort.
L'explosion des fusées n'avait pu l'enrayer. Cette vitesse, qui à l'aller a=
vait
entraîné le projectile en dehors de la ligne neutre, l'entraînait encore au
retour. La physique voulait que, dans son orbe elliptique, il repassât par tous les points par lesq=
uels
il avait déjà passé .
C'était une chute terrible, d'une hauteur de
soixante-dix-huit mille lieues, et qu'aucun ressort ne pourrait amoindrir.
D'après les lois de la balistique, le projectile devait frapper la Terre av=
ec
une vitesse égale à celle qui l'animait au sortir de la Columbiad, une vite=
sse
de «seize mille mètres dans la dernière seconde»!
Et, pour donner un chiffre de comparaison, on a
calculé qu'un objet lancé du haut des tours de Notre-Dame, dont l'altitude
n'est que de deux cents pieds, arrive au pavé avec une vitesse de cent vingt
lieues à l'heure. Ici, le projectile devait frapper la Terre avec une vites=
se
de cinquante-sept mille six cents =
lieues
à l'heure .
«Nous sommes perdus, dit froidement Nicholl.
--Eh bien, si nous mourons, répondit Barbicane
avec une sorte d'enthousiasme religieux, le résultat de notre voyage sera m=
agnifiquement
élargi! C'est son secret lui-même que Dieu nous dira! Dans l'autre vie, l'â=
me
n'aura besoin, pour savoir, ni de machines ni d'engins! Elle s'identifiera =
avec
l'éternelle sagesse!
--Au fait, répliqua Michel Ardan, l'autre monde
tout entier peut bien nous consoler de cet astre infime qui s'appelle la Lu=
ne!
Barbicane croisa ses bras sur sa poitrine par =
un
mouvement de sublime résignation.
«A la volonté du Ciel!» dit-il
Les sondages de la susquehanna
«Eh b=
ien,
lieutenant, et ce sondage?
--Je crois, monsieur, que l'opération touche à=
sa
fin, répondit le lieutenant Bronsfield. Mais qui se serait attendu à trouver
une telle profondeur si près de terre, à une centaine de lieues seulement d=
e la
côte américaine?
--En effet, Bronsfield, c'est une forte
dépression, dit le capitaine Blomsberry. Il existe en cet endroit une vallée
sous-marine creusée par le courant de Humboldt qui prolonge les côtes de
l'Amérique jusqu'au détroit de Magellan.
--Ces grandes profondeurs, reprit le lieutenan=
t,
sont peu favorables à la pose des câbles télégraphiques. Mieux vaut un plat=
eau
uni, tel que celui qui supporte le câble américain entre Valentia et
Terre-Neuve.
--J'en conviens, Bronsfield. Et, avec votre
permission, lieutenant, où en sommes-nous maintenant?
--Monsieur, répondit Bronsfield, nous avons en=
ce
moment, vingt et un mille cinq cents pieds de ligne dehors, et le boulet qui
entraîne la sonde n'a pas encore touché le fond, car la sonde serait remont=
ée d'elle-même.
--Un ingénieux appareil que cet appareil Brook,
dit le capitaine Blomsberry. Il permet d'obtenir des sondages d'une grande
exactitude.
--Touche!» cria en ce moment un des timoniers =
de
l'avant qui surveillait l'opération.
Le capitaine et le lieutenant se rendirent sur=
le
gaillard.
«Quelle profondeur avons-nous? demanda le
capitaine.
--Vingt et un mille sept cent soixante-deux pi=
eds,
répondit le lieutenant en inscrivant ce nombre sur son carnet.
--Bien, Bronsfield, dit le capitaine, je vais
porter ce résultat sur ma carte. Maintenant, faites haler la sonde à bord.
C'est un travail de plusieurs heures. Pendant cet instant, l'ingénieur allu=
mera
ses fourneaux, et nous serons prêts à partir dès que vous aurez terminé. Il=
est
dix heures du soir, et, avec votre permission, lieutenant, je vais aller me
coucher.
Faites donc, monsieur, faites donc!» répondit
obligeamment le lieutenant Bronsfield.
Le capitaine de la Susquehanna , un brave homme s'il en fut=
, le
très humble serviteur de ses officiers, regagna sa cabine, prit un grog au =
brandy
qui valut d'interminables témoignages de satisfaction à son maître d'hôtel,=
se
coucha non sans avoir complimenté son domestique sur sa manière de faire les
lits, et s'endormit d'un paisible sommeil.
Il était alors dix heures du soir. La onzième
journée du mois de décembre allait s'achever dans une nuit magnifique.
La Su=
squehanna
, corvette de cinq cents chevaux, de la marine nationale des États-Unis,
s'occupait d'opérer des sondages dans le Pacifique, à cent lieues environ d=
e la
côte américaine, par le travers de cette presqu'île allongée qui se dessine=
sur
la côte du Nouveau-Mexique.
Le vent avait peu à peu molli. Pas une agitati=
on
ne troublait les couches de l'air. La flamme de la corvette, immobile, iner=
te,
pendait sur le mât de perroquet.
Le capitaine Jonathan Blomsberry--cousin germa=
in
du colonel Blomsberry, l'un des plus ardents du Gun-Club, qui avait épousé =
une Horschbidden,
tante du capitaine et fille d'un honorable négociant du Kentucky--le capita=
ine
Blomsberry n'aurait pu souhaiter un temps meilleur pour mener à bonne fin s=
es
délicates opérations de sondage. Sa corvette n'avait même rien ressenti de
cette vaste tempête qui, balayant les nuages amoncelés sur les montagnes
Rocheuses, devait permettre d'observer la marche du fameux projectile. Tout
allait à son gré, et il n'oubliait point d'en remercier le ciel avec la fer=
veur
d'un presbytérien.
La série de sondages exécutés par la Susquehanna avait pour but de reconnaître les fonds =
les
plus favorables à l'établissement d'un câble sous-marin qui devait relier l=
es
îles Hawaï à la côte américaine.
C'était un vaste projet dû à l'initiative d'une
compagnie puissante. Son directeur, l'intelligent Cyrus Field, prétendait m=
ême
couvrir toutes les îles de l'Océanie d'un vaste réseau électrique, entrepri=
se immense
et digne du génie américain.
C'était à la corvette la Susquehanna qu'avaient été confiées les premières
opérations de sondage. Pendant cette nuit du 11 au 12 décembre, elle se
trouvait exactement par 27° 7' de latitude nord, et 41° 37' de longitude à
l'ouest du méridien de Washington.[Exactement 119° 55' de longitude à l'oue=
st
du méridien de Paris.]
La Lune, alors dans son dernier quartier,
commençait à se montrer au-dessus de l'horizon.
Après le départ du capitane Blomsberry, le
lieutenant Bronsfield et quelques officiers s'étaient réunis sur la dunette=
. A
l'apparition de la Lune, leurs pensées se portèrent vers cet astre que les =
yeux
de tout un hémisphère contemplaient alors. Les meilleures lunettes marines
n'auraient pu découvrir le projectile errant autour de son demi-globe, et
cependant toutes se braquèrent vers son disque étincelant que des millions =
de
regards lorgnaient au même moment.
«Ils sont partis depuis dix jours, dit alors le
lieutenant Bronsfield. Que sont-ils devenus?
--Ils sont arrivés, mon lieutenant, s'écria un
jeune midshipman, et ils font ce que fait tout voyageur arrivé dans un pays
nouveau, ils se promènent!
--J'en suis certain, puisque vous me le dites,=
mon
jeune ami, répondit en souriant le lieutenant Bronsfield.
--Cependant, reprit un autre officier, on ne p=
eut
mettre leur arrivée en doute. Le projectile a dû atteindre la Lune au momen=
t où
elle était pleine, le 5 à minuit. Nous voici au 11 décembre, ce qui fait six
jours. Or, en six fois vingt-quatre heures, sans obscurité, on a le temps de
s'installer confortablement. Il me semble que je les vois, nos braves
compatriotes, campés au fond d'une vallée, sur le bord d'un ruisseau séléni=
te,
près du projectile à demi enfoncé par sa chute au milieu des débris
volcaniques, le capitaine Nicholl commençant ses opérations de nivellement,=
le
président Barbicane mettant au net ses notes de voyage, Michel Ardan embaum=
ant
les solitudes lunaires du parfum de ses londrès...
--Oui, cela doit être ainsi, c'est ainsi! s'éc=
ria
le jeune midshipman, enthousiasmé par la description idéale de son supérieu=
r.
--Je veux le croire, répondit le lieutenant
Bronsfield, qui ne s'emportait guère. Malheureusement, les nouvelles direct=
es
du monde lunaire nous manqueront toujours.
--Pardon, mon lieutenant, dit le midshipman, m=
ais
le président Barbicane ne peut-il écrire?»
Un éclat de rire accueillit cette réponse.
«Non pas des lettres, reprit vivement le jeune
homme. L'administration des postes n'a rien à voir ici.
--Serait-ce donc l'administration des lignes
télégraphiques? demanda ironiquement un des officiers.
--Pas davantage, répondit le midshipman qui ne=
se
démontait pas. Mais il est très facile d'établir une communication graphique
avec la Terre.
--Et comment?
--Au moyen du télescope de Long's peak. Vous s=
avez
qu'il ramène la Lune à deux lieues seulement des montagnes Rocheuses, et qu=
'il
permet de voir, à sa surface, les objets ayant neuf pieds de diamètre. Eh b=
ien,
que nos industrieux amis construisent un alphabet gigantesque! qu'ils écriv=
ent
des mots longs de cent toises et des phrases longues d'une lieue, et ils
pourront ainsi nous envoyer de leurs nouvelles!»
On applaudit bruyamment le jeune midshipman qu=
i ne
laissait pas d'avoir une certaine imagination. Le lieutenant Bronsfield con=
vint
lui-même que l'idée était exécutable. Il ajouta que par l'envoi de rayons
lumineux groupés en faisceaux au moyen de miroirs paraboliques, on pouvait
aussi établir des communications directes; en effet, ces rayons seraient au=
ssi
visibles à la surface de Vénus ou de Mars, que la planète Neptune l'est de =
la
Terre. Il finit en disant que des points brillants déjà observés sur les
planètes rapprochées, pourraient bien être des signaux faits à la Terre. Ma=
is
il fit observer que si, par ce moyen, on pouvait avoir des nouvelles du mon=
de lunaire,
on ne pouvait en envoyer du monde terrestre, à moins que les Sélénites
n'eussent à leur disposition des instruments propres à faire des observatio=
ns
lointaines.
«Évidemment, répondit un des officiers, mais ce
que sont devenus les voyageurs, ce qu'ils ont fait, ce qu'ils ont vu, voilà
surtout ce qui doit nous intéresser. D'ailleurs, si l'expérience a réussi, =
ce
dont je ne doute pas, on la recommencera. La Columbiad est toujours encastr=
ée
dans le sol de la Floride. Ce n'est donc plus qu'une question de boulet et =
de
poudre, et toutes les fois que la Lune passera au zénith, on pourra lui env=
oyer
une cargaison de visiteurs.
--Il est évident, répondit le lieutenant
Bronsfield, que J.-T. Maston ira l'un de ces jours rejoindre ses amis.
--S'il veut de moi, s'écria le midshipman, je =
suis
prêt à l'accompagner.
--Oh! les amateurs ne manqueront pas, répliqua
Bronsfield, et, si on les laisse faire, la moitié des habitants de la Terre
aura bientôt émigré dans la Lune!»
Cette conversation entre les officiers de la <=
span
style=3D'mso-spacerun:yes'> Susquehanna se soutint jusqu'à une heure du matin en=
viron.
On ne saurait dire quels systèmes étourdissants, quelles théories renversan=
tes
furent émis par ces esprits audacieux. Depuis la tentative de Barbicane, il
semblait que rien ne fût impossible aux Américains. Ils projetaient déjà d'=
expédier,
non plus une commission de savants, mais toute une colonie vers les rivages
sélénites, et toute une armée avec infanterie, artillerie et cavalerie, pour
conquérir le monde lunaire.
A une heure du matin, le halage de la sonde
n'était pas encore achevé. Dix mille pieds restaient dehors, ce qui nécessi=
tait
encore un travail de plusieurs heures. Suivant les ordres du commandant, les
feux avaient été allumés, et la pression montait déjà. La Susquehanna aurait pu partir à l'instant même.
En ce moment--il était une heure dix-sept minu=
tes
du matin--le lieutenant Bronsfield se disposait à quitter le quart et à
regagner sa cabine, quand son attention fut attirée par un sifflement loint=
ain
et tout à fait inattendu.
Ses camarades et lui crurent tout d'abord que =
ce
sifflement était produit par une fuite de vapeur; mais, relevant la tête, i=
ls
purent constater que ce bruit se produisait vers les couches les plus recul=
ées
de l'air.
Ils n'avaient pas eu le temps de s'interroger,=
que
ce sifflement prenait une intensité effrayante, et soudain, à leurs yeux
éblouis, apparut un bolide énorme, enflammé par la rapidité de sa course, p=
ar son
frottement sur les couches atmosphériques.
Cette masse ignée grandit à leurs regards,
s'abattit avec le bruit du tonnerre sur le beaupré de la corvette qu'elle b=
risa
au ras de l'étrave, et s'abîma dans les flots avec une assourdissante rumeu=
r!
Quelques pieds plus près, et la Susquehanna sombrait corps et biens.
A cet instant, le capitaine Blomsberry se mont=
ra à
demi vêtu, et s'élançant sur le gaillard d'avant vers lequel s'étaient
précipités ses officiers:
«Avec votre permission, messieurs, qu'est-il
arrivé?» demanda-t-il.
Et le midshipman, se faisant pour ainsi dire
l'écho de tous, s'écria:
«Commandant, ce sont «eux» qui reviennent!»
J.-T. Maston rappelé
L'émo=
tion
fut grande à bord de la Susquehann=
a .
Officiers et matelots oubliaient ce danger terrible qu'ils venaient de cour=
ir, cette
possibilité d'être écrasés et coulés par le fond. Ils ne songeaient qu'à la
catastrophe qui terminait ce voyage. Ainsi donc, la plus audacieuse entrepr=
ise
des temps anciens et modernes coûtait la vie aux hardis aventuriers qui
l'avaient tentée.
«Ce sont «eux» qui reviennent», avait dit le j=
eune
midshipman, et tous l'avaient compris. Nul ne mettait en doute que ce bolid=
e ne
fût le projectile du Gun-Club. Quant aux voyageurs qu'il renfermait, les op=
inions
étaient partagées sur leur sort.
«Ils sont morts! disait l'un.
--Ils vivent, répondait l'autre. La couche d'e=
au
est profonde, et leur chute a été amortie.
--Mais l'air leur a manqué, reprenait celui-ci=
, et
ils ont dû mourir asphyxiés!
--Brûlés! répliquait celui-là. Le projectile
n'était plus qu'une masse incandescente en traversant l'atmosphère.
--Qu'importe! répondait-on unanimement. Vivant=
s ou
morts, il faut les tirer de là!»
Cependant le capitaine Blomsberry avait réuni =
ses
officiers, et, avec leur permission, il tenait conseil. Il s'agissait de
prendre immédiatement un parti. Le plus pressé était de repêcher le project=
ile.
Opération difficile, non impossible, pourtant. Mais la corvette manquait des
engins nécessaires, qui devaient être à la fois puissants et précis. On rés=
olut
donc de la conduire au port le plus voisin et de donner avis au Gun-Club de=
la
chute du boulet.
Cette détermination fut prise à l'unanimité. Le
choix du port dut être discuté. La côte voisine ne présentait aucun atterra=
ge
sur le vingt-septième degré de latitude. Plus haut, au-dessus de la presqu'=
île
de Monterey, se trouvait l'importante ville qui lui a donné son nom. Mais,
assise sur les confins d'un véritable désert, elle ne se reliait point à
l'intérieur par un réseau télégraphique, et l'électricité seule pouvait
répandre assez rapidement cette importante nouvelle.
A quelques degrés au-dessus s'ouvrait la baie =
de
San Francisco. Par la capitale du pays de l'or, les communications seraient
faciles avec le centre de l'Union. En moins de deux jours, la Susquehanna , forçant sa vapeur, pouvait=
être
arrivée au port de San Francisco. Elle dut donc partir sans retard.
Les feux étaient poussés. On pouvait appareill=
er
immédiatement. Deux mille brasses de sonde restaient encore par le fond. Le
capitaine Blomsberry, ne voulant pas perdre un temps précieux à les haler, =
résolut
de couper sa ligne.
«Nous fixerons le bout sur une bouée, dit-il, =
et
cette bouée nous indiquera le point précis où le projectile est tombé.
--D'ailleurs, répondit le lieutenant Bronsfiel=
d,
nous avons notre situation exacte: 27° 7' de latitude nord et 41° 37' de
longitude ouest.
--Bien, monsieur Bronsfield, répondit le
capitaine, et, avec votre permission, faites couper la ligne.»
Une forte bouée, renforcée encore par un
accouplement d'espars, fut lancée à la surface de l'Océan. Le bout de la li=
gne
fut solidement frappé dessus, et, soumise seulement au va-et-vient de la ho=
ule,
cette bouée ne devait pas sensiblement dériver.
En ce moment, l'ingénieur fit prévenir le
capitaine qu'il avait de la pression, et que l'on pouvait partir. Le capita=
ine
le fit remercier de cette excellente communication. Puis il donna la route =
au nord-nord-est.
La corvette, évoluant, se dirigea à toute vapeur vers la baie de San Franci=
sco.
Il était trois heures du matin.
Deux cent vingt lieues à franchir, c'était peu=
de
chose pour une bonne marcheuse comme la <=
/span>Susquehanna
. En trente-six heures, elle eut dévoré cet intervalle, et le 14 décembre, à
une heure vingt-sept minutes du soir, elle donnait dans la baie de San
Francisco.
A la vue de ce bâtiment de la marine nationale,
arrivant à grande vitesse, son beaupré rasé, son mât de misaine étayé, la
curiosité publique s'émut singulièrement. Une foule compacte fut bientôt ra=
ssemblée
sur les quais, attendant le débarquement.
Après avoir mouillé, le capitaine Blomsberry e=
t le
lieutenant Bronsfield descendirent dans un canot armé de huit avirons, qui =
les transporta
rapidement à terre.
Ils sautèrent sur le quai.
«Le télégraphe!» demandèrent-ils sans répondre
aucunement aux mille questions qui leur étaient adressées.
L'officier de port les conduisit lui-même au
bureau télégraphique, au milieu d'un immense concours de curieux.
Blomsberry et Bronsfield entrèrent dans le bur=
eau,
tandis que la foule s'écrasait à la porte.
Quelques minutes plus tard, une dépêche, en
quadruple expédition, était lancée: 1° au secrétaire de la Marine, Washingt=
on;
2° au vice-président du Gun-Club, Baltimore; 3° à l'honorable J.-T. Maston,=
Long's
Peak, montagnes Rocheuses; 4° au sous-directeur de l'Observatoire de Cambri=
dge,
Massachusetts.
Elle était conçue en ces termes:
«Par 20 degrés 7 minutes de latitude nord et 41
degrés 37 minutes de longitude ouest, ce 12 décembre, à une heure dix-sept
minutes du matin, projectile de la Columbiad tombé dans le Pacifique. Envoy=
ez instructions
Blomsberry, commandant Susquehanna=
.»
Cinq minutes après, toute la ville de San
Francisco connaissait la nouvelle. Avant six heures du soir, les divers Éta=
ts
de l'Union apprenaient la suprême catastrophe. Après minuit, par le câble, =
l'Europe
entière savait le résultat de la grande tentative américaine.
On renoncera à peindre l'effet produit dans le
monde entier par ce dénouement inattendu.
Au reçu de la dépêche, le secrétaire de la Mar=
ine
télégraphia à la Susquehanna l'ordre d'attendre dans la baie de San
Francisco, sans éteindre ses feux. Jour et nuit, elle devait être prête à
prendre la mer.
L'Observatoire de Cambridge se réunit en séance
extraordinaire, et, avec cette sérénité qui distingue les corps savants, il
discuta paisiblement le point scientifique de la question.
Au Gun-Club, il y eut explosion. Tous les
artilleurs étaient réunis. Précisément, le vice-président, l'honorable Wilc=
ome,
lisait cette dépêche prématurée, par laquelle J.-T. Maston et Belfast
annonçaient que le projectile venait d'être aperçu dans le gigantesque
réflecteur de Long's Peak. Cette communication portait, en outre, que le
boulet, retenu par l'attraction de la Lune, jouait le rôle de sous-satellit=
e dans
le monde solaire.
On connaît maintenant la vérité sur ce point.<= o:p>
Cependant, à l'arrivée de la dépêche de
Blomsberry, qui contredisait si formellement le télégramme de J.-T. Maston,
deux partis se formèrent dans le sein du Gun-Club. D'un côté, le parti des =
gens
qui admettaient la chute du projectile, et par conséquent le retour des voy=
ageurs.
De l'autre, le parti de ceux qui, s'en tenant aux observations de Long's Pe=
ak,
concluaient à l'erreur du commandant de la Susquehanna . Pour ces derniers, le prét=
endu
projectile n'était qu'un bolide, rien qu'un bolide, un globe filant qui, da=
ns
sa chute, avait fracassé l'avant de la corvette. On ne savait trop que répo=
ndre
à leur argumentation, car la vitesse dont il était animé avait dû rendre tr=
ès
difficile l'observation de ce mobile. Le commandant de la Susquehanna et ses officiers avaient certainement pu=
se
tromper de bonne foi. Un argument, néanmoins, militait en leur faveur: c'es=
t que,
si le projectile était tombé sur la Terre, sa rencontre avec le sphéroïde
terrestre n'avait pu s'opérer que sur ce vingt-septième degré de latitude n=
ord,
et--en tenant compte du temps écoulé et du mouvement de rotation de la Terr=
e--,
entre le quarante et unième et le quarante-deuxième degré de longitude oues=
t.
Quoi qu'il en soit, il fut décidé à l'unanimit=
é,
dans le Gun-Club, que Blomsberry frère, Bilsby et le major Elphiston
gagneraient sans retard San Francisco, et aviseraient au moyen de retirer le
projectile des profondeurs de l'Océan.
Ces hommes dévoués partirent sans perdre un
instant, et le rail-road, qui doit traverser bientôt toute l'Amérique centr=
ale,
les conduisit à Saint-Louis, où les attendaient de rapides coachs-mails.
Presque au même instant où le secrétaire de la
Marine, le vice-président du Gun-Club et le sous-directeur de l'Observatoir=
e recevaient
la dépêche de San Francisco, l'honorable J.-T. Maston éprouvait la plus
violente émotion de toute son existence, émotion que ne lui avait même pas
procuré l'éclatement de son célèbre canon, et qui faillit, une fois de plus,
lui coûter la vie.
On se rappelle que le secrétaire du Gun-Club é=
tait
parti quelques instants après le projectile--et presque aussi vite que
lui--pour le poste de Long's Peak dans les montagnes Rocheuses. Le savant J=
. Belfast,
directeur de l'Observatoire de Cambridge, l'accompagnait. Arrivés à la stat=
ion,
les deux amis s'étaient installés sommairement, et ne quittaient plus le so=
mmet
de leur énorme télescope.
On sait, en effet, que ce gigantesque instrume=
nt avait
été établi dans les conditions des réflecteurs appelés «front view» par les
Anglais. Cette disposition ne faisait subir qu'une seule réflexion aux obje=
ts, et
en rendait, conséquemment, la vision plus claire. Il en résultait que J.-T.
Maston et Belfast, quand ils observaient, étaient placés à la partie supéri=
eure
de l'instrument et non à la partie inférieure. Ils y arrivaient par un esca=
lier
tournant, chef-d'oeuvre de légèreté, et au-dessous d'eux s'ouvrait ce puits=
de
métal terminé par le miroir métallique, qui mesurait deux cent quatre-vingts
pieds de profondeur.
Or, c'était sur l'étroite plate-forme disposée
au-dessus du télescope, que les deux savants passaient leur existence,
maudissant le jour qui dérobait la Lune à leurs regards, et les nuages qui =
la
voilaient obstinément pendant la nuit.
Quelle fut donc leur joie, quand, après quelqu=
es
jours d'attente, dans la nuit du 5 décembre, ils aperçurent le véhicule qui
emportait leurs amis dans l'espace! A cette joie succéda une déception
profonde, lorsque, se fiant à des observations incomplètes, ils lancèrent, =
avec
leur premier télégramme à travers le monde, cette affirmation erronée qui
faisait du projectile un satellite de la Lune gravitant dans un orbe immuta=
ble.
Depuis cet instant, le boulet ne s'était plus
montré à leurs yeux, disparition d'autant plus explicable, qu'il passait al=
ors
derrière le disque invisible de la Lune. Mais quand il dut réapparaître sur=
le disque
visible, que l'on juge alors de l'impatience du bouillant J.-T. Maston et de
son compagnon, non moins impatient que lui! A chaque minute de la nuit, ils
croyaient revoir le projectile, et ils ne la revoyaient pas! De là, entre e=
ux,
des discussions incessantes, de violentes disputes. Belfast affirmant que le
projectile n'était pas apparent, J.-T. Maston soutenant qu'il «lui crevait =
les
yeux!».
«C'est le boulet! répétait J.-T. Maston.
--Non! répondait Belfast. C'est une avalanche =
qui
se détache d'une montagne lunaire!
--Eh bien, on le verra demain.
--Non! on ne le verra plus! Il est entraîné da=
ns
l'espace.
--Si!
--Non!»
Et dans ces moments où les interjections
pleuvaient comme grêle, l'irritabilité bien connue du secrétaire du Gun-Club
constituait un danger permanent pour l'honorable Belfast.
Cette existence à deux serait bientôt devenue
impossible; mais un événement inattendu coupa court à ces éternelles
discussions.
Pendant la nuit du 14 au 15 décembre, les deux
irréconciliables amis étaient occupés à observer le disque lunaire. J.-T.
Maston injuriait, suivant sa coutume, le savant Belfast, qui se montait de =
son
côté. Le secrétaire du Gun-Club soutenait pour la millième fois qu'il venai=
t d'apercevoir
le projectile, ajoutant même que la face de Michel Ardan s'était montrée à
travers un des hublots. Il appuyait encore son argumentation par une série =
de
gestes que son redoutable crochet rendait fort inquiétants.
En ce moment, le domestique de Belfast apparut=
sur
la plate-forme--il était dix heures du soir--, et il lui remit une dépêche.
C'était le télégramme du commandant de la Susquehanna .
Belfast déchira l'enveloppe, lut, et poussa un
cri.
«Hein! fit J.-T. Maston.
--Le boulet!
--Eh bien?
--Il est retombé sur la Terre!»
Un nouveau cri, un hurlement cette fois, lui
répondit.
Il se tourna vers J.-T. Maston. L'infortuné,
imprudemment penché sur le tube de métal, avait disparu dans l'immense
télescope! Une chute de deux cent quatre-vingts pieds! Belfast, éperdu, se
précipita vers l'orifice du réflecteur.
Il respira, J.-T. Maston, retenu par son croch=
et
de métal, se tenait à l'un des étrésillons qui maintenaient l'écartement du
télescope. Il poussait des cris formidables.
Belfast appela. Ses aides accoururent. Des pal=
ans
furent installés, et on hissa, non sans peine, l'imprudent secrétaire du
Gun-Club.
Il reparut sans accident à l'orifice supérieur=
.
«Hein! dit-il, si j'avais cassé le miroir!
--Vous l'auriez payé, répondit sévèrement Belf=
ast.
--Et ce damné boulet est tombé?» demanda J.-T.
Maston.
--Dans le Pacifique!
--Partons.»
Un quart d'heure après, les deux savants desce=
ndaient
la pente des montagnes Rocheuses, et deux jours après, en même temps que le=
urs
amis du Gun-Club, ils arrivaient à San Francisco, ayant crevé cinq chevaux =
sur
leur route.
Elphiston, Blomsberry frère, Bilsby, s'étaient
précipités vers eux à leur arrivée.
«Que faire? s'écrièrent-ils.
--Repêcher le boulet, répondit J.-T. Maston, e=
t le
plus tôt possible!»
XXII<= o:p>
Le sauvetage
L'end=
roit
même où le projectile s'était abîmé sous les flots était connu exactement. =
Les
instruments pour le saisir et le ramener à la surface de l'Océan manquaient
encore. Il fallait les inventer, puis les fabriquer. Les ingénieurs américa=
ins
ne pouvaient être embarrassés de si peu. Les grappins une fois établis et la
vapeur aidant, ils étaient assurés de relever le projectile, malgré son poi=
ds,
que diminuait d'ailleurs la densité du liquide au milieu duquel il était
plongé.
Mais repêcher le boulet ne suffisait pas. Il
fallait agir promptement dans l'intérêt des voyageurs. Personne ne mettait =
en
doute qu'ils ne fussent encore vivants.
«Oui! répétait incessamment J.-T. Maston, dont=
la
confiance gagnait tout le monde, ce sont des gens adroits que nos amis, et =
ils
ne peuvent être tombés comme des imbéciles. Ils sont vivants, bien vivants,
mais il faut se hâter pour les retrouver tels. Les vivres, l'eau, ce n'est =
pas
ce qui m'inquiète! Ils en ont pour longtemps! Mais l'air, l'air! Voilà ce q=
ui
leur manquera bientôt. Donc vite, vite!»
Et l'on allait vite. On appropriait la Susquehanna pour sa nouvelle destination. Ses puissa=
ntes
machines furent disposées pour être mises sur les chaînes de halage. Le
projectile en aluminium ne pesait que dix-neuf mille deux cent cinquante
livres, poids bien inférieur à celui du câble transatlantique qui fut relevé
dans des conditions pareilles. La seule difficulté était donc de repêcher un
boulet cylindro-conique que ses parois lisses rendaient difficile à crocher=
.
Dans ce but, l'ingénieur Murchison, accouru à =
San
Francisco, fit établir d'énormes grappins d'un système automatique qui ne
devaient plus lâcher le projectile, s'ils parvenaient à le saisir dans leur=
s pinces
puissantes. Il fit aussi préparer des scaphandres qui, sous leur enveloppe
imperméable et résistante, permettaient aux plongeurs de reconnaître le fon=
d de
la mer. Il embarqua également à bord de la Susquehanna des appareils à air comprimé, très
ingénieusement imaginés. C'étaient de véritables chambres, percées de hublo=
ts,
et que l'eau, introduite dans certains compartiments, pouvait entraîner à de
grandes profondeurs. Ces appareils existaient à San Francisco, où ils avaie=
nt
servi à la construction d'une digue sous-marine. Et c'était fort heureux, c=
ar
le temps eût manqué pour les construire.
Cependant, malgré la perfection de ces apparei=
ls,
malgré l'ingéniosité des savants chargés de les employer, le succès de
l'opération n'était rien moins qu'assuré. Que de chances incertaines, puisq=
u'il
s'agissait de reprendre ce projectile à vingt mille pieds sous les eaux! Pu=
is,
lors même que le boulet serait ramené à la surface, comment ses voyageurs
auraient-ils supporté ce choc terrible que vingt mille pieds d'eau n'avaient
peut-être pas suffisamment amorti?
Enfin, il fallait agir au plus vite. J.-T. Mas=
ton
pressait jour et nuit ses ouvriers. Il était prêt, lui, soit à endosser le
scaphandre, soit à essayer les appareils à air, pour reconnaître la situati=
on
de ses courageux amis.
Cependant, malgré toute la diligence déployée =
pour
la confection des divers engins, malgré les sommes considérables qui furent
mises à la disposition du Gun-Club par le gouvernement de l'Union, cinq lon=
gs jours,
cinq siècles! s'écoulèrent avant que ces préparatifs fussent terminés. Pend=
ant
ce temps, l'opinion publique était surexcitée au plus haut point. Des
télégrammes s'échangeaient incessamment dans le monde entier par les fils et
les câbles électriques. Le sauvetage de Barbicane, de Nicholl et de Michel
Ardan était une affaire internationale. Tous les peuples qui avaient souscr=
it à
l'emprunt du Gun-Club s'intéressaient directement au salut des voyageurs.
Enfin, les chaînes de halage, les chambres à a=
ir,
les grappins automatiques furent embarqués à bord de la Susquehanna . J.-T. Maston, l'ingénieur
Murchison, les délégués du Gun-Club occupaient déjà leur cabine. Il n'y ava=
it
plus qu'à partir.
Le 21 décembre, à huit heures du soir, la corv=
ette
appareilla par une belle mer, une brise de nord-est et un froid assez vif.
Toute la population de San Francisco se pressait sur les quais, émue, muett=
e cependant,
réservant ses hurrahs pour le retour.
La vapeur fut poussée à son maximum de tension=
, et
l'hélice de la Susquehanna l'entraîna rapidement hors de la baie.
Inutile de raconter les conversations du bord
entre les officiers, les matelots, les passagers. Tous ces hommes n'avaient
qu'une seule pensée. Tous ces coeurs palpitaient sous la même émotion. Pend=
ant que
l'on courait à leur secours, que faisaient Barbicane et ses compagnons? Que
devenaient-ils? Étaient-ils en état de tenter quelque audacieuse manoeuvre =
pour
conquérir leur liberté? Nul n'eût pu le dire. La vérité est que tout moyen =
eût
échoué! Immergé à près de deux lieues sous l'Océan, cette prison de métal
défiait les efforts de ses prisonniers.
Le 23 décembre, à huit heures du matin, après =
une
traversée rapide, la Susquehanna <=
span
style=3D'mso-spacerun:yes'> devait être arrivée sur le lieu du sinis=
tre.
Il fallut attendre midi pour obtenir un relèvement exact. La bouée sur laqu=
elle
était frappée la ligne de sonde n'avait pas encore été reconnue.
A midi, le capitaine Blomsberry, aidé de ses
officiers qui contrôlaient l'observation, fit son point en présence des
délégués du Gun-Club. Il y eut alors un moment d'anxiété. Sa position déter=
minée,
la Susquehanna se trouvait dans l'ouest, à quelques min=
utes
de l'endroit même où le projectile avait disparu sous les flots.
La direction de la corvette fut donc donnée de
manière à gagner ce point précis.
A midi quarante-sept minutes, on eut connaissa=
nce
de la bouée. Elle était en parfait état et devait avoir peu dérivé.
«Enfin! s'écria J.-T. Maston.
--Nous allons commencer? demanda le capitaine
Blomsberry.
--Sans perdre une seconde», répondit J.-T. Mas=
ton.
Toutes les précautions furent prises pour
maintenir la corvette dans une immobilité complète.
Avant de chercher à saisir le projectile,
l'ingénieur Murchison voulut d'abord reconnaître sa position sur le fond
océanique. Les appareils sous-marins, destinés à cette recherche, reçurent =
leur
approvisionnement d'air. Le maniement de ces engins n'est pas sans danger, =
car,
à vingt mille pieds au-dessous de la surface des eaux et sous des pressions
aussi considérables, ils sont exposés à des ruptures dont les conséquences
seraient terribles.
J.-T. Maston, Blomsberry frère, l'ingénieur
Murchison, sans se soucier de ces dangers, prirent place dans les chambres à
air. Le commandant placé sur sa passerelle, présidait à l'opération, prêt à
stopper ou à haler ses chaînes au moindre signal. L'hélice avait été
désembrayée, et toute la force des machines portée sur le cabestan eut
rapidement ramené les appareils à bord.
La descente commença à une heure vingt-cinq mi=
nutes
du soir, et la chambre, entraînée par ses réservoirs remplis d'eau, disparut
sous la surface de l'Océan.
L'émotion des officiers et des matelots du bor=
d se
partageait maintenant entre les prisonniers du projectile et les prisonnier=
s de
l'appareil sous-marin. Quant à ceux-ci, ils s'oubliaient eux-mêmes, et, col=
lés
aux vitres des hublots, ils observaient attentivement ces masses liquides
qu'ils traversaient.
La descente fut rapide. A deux heures dix-sept
minutes, J.-T. Maston et ses compagnons avaient atteint le fond du Pacifiqu=
e.
Mais ils ne virent rien, si ce n'est cet aride désert que ni la faune ni la
flore marine n'animaient plus. A la lumière de leurs lampes munies de réfle=
cteurs
puissants, ils pouvaient observer les sombres couches de l'eau dans un rayon
assez étendu, mais le projectile restait invisible à leurs yeux.
L'impatience de ces hardis plongeurs ne saurai=
t se
décrire. Leur appareil étant en communication électrique avec la corvette, =
ils firent
un signal convenu, et la Susquehan=
na promena sur l'espace d'un mille leur cha=
mbre
suspendue à quelques mètres au-dessus du sol.
Ils explorèrent ainsi toute la plaine sous-mar=
ine,
trompés à chaque instant par des illusions d'optique qui leur brisaient le
coeur. Ici un rocher, là une extumescence du fond, leur apparaissaient comm=
e le
projectile tant cherché; puis, ils reconnaissaient bientôt leur erreur et se
désespéraient.
«Mais où sont-ils? où sont-ils?» s'écriait J.-=
T.
Maston.
Et le pauvre homme appelait à grands cris Nich=
oll,
Barbicane, Michel Ardan, comme si ses infortunés amis eussent pu l'entendre=
ou
lui répondre à travers cet impénétrable milieu!
La recherche continua dans ces conditions,
jusqu'au moment où l'air vicié de l'appareil obligea les plongeurs à remont=
er.
Le halage commença vers six heures du soir, et=
ne
fut pas terminé avant minuit.
«A demain, dit J.-T. Maston, en prenant pied s=
ur
le pont de la corvette.
--Oui, répondit le capitaine Blomsberry.
--Et à une autre place.
--Oui.»
J.-T. Maston ne doutait pas encore du succès, =
mais
déjà ses compagnons, que ne grisait plus l'animation des premières heures, =
comprenaient
toute la difficulté de l'entreprise. Ce qui semblait facile à San Francisco,
paraissait ici, en plein Océan, presque irréalisable. Les chances de réussi=
te
diminuaient dans une grande proportion, et c'est au hasard seul qu'il falla=
it
demander la rencontre du projectile.
Le lendemain, 24 décembre, malgré les fatigues=
de
la veille, l'opération fut reprise. La corvette se déplaça de quelques minu=
tes dans
l'ouest, et l'appareil, pourvu d'air, entraîna de nouveau les mêmes
explorateurs dans les profondeurs de l'Océan.
Toute la journée se passa en infructueuses
recherches. Le lit de la mer était désert. La journée du 25 n'amena aucun
résultat. Aucun, celle du 26.
C'était désespérant. On songeait à ces malheur=
eux
enfermés dans le boulet depuis vingt-six jours! Peut-être, en ce moment,
sentaient-ils les premières atteintes de l'asphyxie, si toutefois ils avaie=
nt échappé
aux dangers de leur chute! L'air s'épuisait, et, sans doute, avec l'air, le
courage, le moral!
«L'air, c'est possible, répondait invariableme=
nt
J.-T. Maston, mais le moral, jamais.»
Le 28, après deux autres jours de recherches, =
tout
espoir était perdu. Ce boulet, c'était un atome dans l'immensité de la mer!=
Il
fallait renoncer à le retrouver.
Cependant, J.-T. Maston ne voulait pas entendre
parler de départ. Il ne voulait pas abandonner la place sans avoir au moins
reconnu le tombeau de ses amis. Mais le commandant Blomsberry ne pouvait s'=
obstiner
davantage, et, malgré les réclamations du digne secrétaire, il dut donner
l'ordre d'appareiller.
Le 29 décembre, à neuf heures du matin, la
Il était dix heures du matin. La corvette s'él=
oignait
sous petite vapeur et comme à regret du lieu de la catastrophe, quand le
matelot, monté sur les barres du perroquet, qui observait la mer, cria tout=
à coup:
«Une bouée par le travers sous le vent à nous.=
»
Les officiers regardèrent dans la direction
indiquée. Avec leurs lunettes, ils reconnurent que l'objet signalé avait, en
effet, l'apparence de ces bouées qui servent à baliser les passes des baies=
ou
des rivières. Mais, détail singulier, un pavillon, flottant au vent, surmon=
tait
son cône qui émergeait de cinq à six pieds. Cette bouée resplendissait sous=
les
rayons du soleil, comme si ses parois eussent été faites de plaques d'argen=
t.
Le commandant Blomsberry, J.-T. Maston, les
délégués du Gun-Club, étaient montés sur la passerelle, et ils examinaient =
cet
objet errant à l'aventure sur les flots.
Tous regardaient avec une anxiété fiévreuse, m=
ais
en silence. Aucun n'osait formuler la pensée qui venait à l'esprit de tous.=
La corvette s'approcha à moins de deux encâblu=
res
de l'objet.
Un frémissement courut dans tout son équipage.=
Ce pavillon était le pavillon américain!
En ce moment, un véritable rugissement se fit
entendre. C'était le brave J.-T. Maston, qui venait de tomber comme une mas=
se.
Oubliant d'une part, que son bras droit était remplacé par un crochet de fe=
r, de
l'autre, qu'une simple calotte en gutta-percha recouvrait sa boîte crânienn=
e,
il venait de se porter un coup formidable.
On se précipita vers lui. On le releva. On le
rappela à la vie. Et quelles furent ses premières paroles?
«Ah! triples brutes! quadruples idiots! quintu=
ples
boobys que nous sommes!
--Qu'y a-t-il? s'écria-t-on autour de lui.
--Ce qu'il y a?...
--Mais parlez donc.
--Il y a, imbéciles, hurla le terrible secréta=
ire,
il y a que le boulet ne pèse que dix-neuf mille deux cent cinquante livres!=
--Eh bien!
--Et qu'il déplace vingt-huit tonneaux, autrem=
ent
dit cinquante-six mille livres, et que, par conséquent, il surnage! »
Ah! comme le digne homme souligna ce verbe
«surnager!» Et c'était la vérité! Tous, oui! tous ces savants avaient oublié
cette loi fondamentale: c'est que par suite de sa légèreté spécifique, le p=
rojectile,
après avoir été entraîné par sa chute jusqu'aux plus grandes profondeurs de
l'Océan, avait dû naturellement revenir à la surface! Et maintenant, il
flottait tranquillement au gré des flots...
Les embarcations avaient été mises à la mer. J=
.-T.
Maston et ses amis s'y étaient précipités. L'émotion était portée au comble.
Tous les coeurs palpitaient, tandis que les canots s'avançaient vers le pro=
jectile.
Que contenait-il? Des vivants ou des morts? Des vivants, oui! des vivants, à
moins que la mort n'eût frappé Barbicane et ses deux amis depuis qu'ils ava=
ient
arboré ce pavillon!
Un profond silence régnait sur les embarcation=
s.
Tous les coeurs haletaient. Les yeux ne voyaient plus. Un des hublots du
projectile était ouvert. Quelques morceaux de vitre, restés dans
l'encastrement, prouvaient qu'elle avait été cassée. Ce hublot se trouvait =
actuellement
placé à la hauteur de cinq pieds au-dessus des flots.
Une embarcation accosta, celle de J.-T. Maston.
J.-T. Maston se précipita à la vitre brisée...
En ce moment, on entendit une voix joyeuse et
claire, la voix de Michel Ardan, qui s'écriait avec l'accent de la victoire=
:
«Blanc partout, Barbicane, blanc partout!»
Barbicane, Michel Ardan et Nicholl jouaient aux
dominos.
Pour finir
On se rappelle l'immense sympathie qui avait
accompagné les trois voyageurs à leur départ. Si au début de l'entreprise i=
ls
avaient excité une telle émotion dans l'ancien et le nouveau monde, quel en=
thousiasme
devait accueillir leur retour? Ces millions de spectateurs qui avaient enva=
hi
la presqu'île floridienne ne se précipiteraient-ils pas au-devant de ces
sublimes aventuriers? Ces légions d'étrangers, accourus de tous les points =
du
globe vers les rivages américains, quitteraient-elles le territoire de l'Un=
ion
sans avoir revu Barbicane, Nicholl et Michel Ardan? Non, et l'ardente passi=
on
du public devait dignement répondre à la grandeur de l'entreprise. Des
créatures humaines qui avaient quitté le sphéroïde terrestre, qui revenaient
après cet étrange voyage dans les espaces célestes, ne pouvaient manquer d'=
être
reçus comme le sera le prophète Élie quand il redescendra sur la Terre. Les
voir d'abord, les entendre ensuite, tel était le voeu général.
Ce voeu devait être réalisé très promptement p=
our
la presque unanimité des habitants de l'Union.
Barbicane, Michel Ardan, Nicholl, les délégués=
du
Gun-Club, revenus sans retard à Baltimore, y furent accueillis avec un enth=
ousiasme
indescriptible. Les notes de voyage du président Barbicane étaient prêtes à
être livrées à la publicité. Le Ne=
w York
Herald acheta ce manuscrit à un pr=
ix qui
n'est pas encore connu, mais dont l'importance doit être excessive. En effe=
t,
pendant la publication du Voyage à=
la Lune
, le tirage de ce journal monta jusqu'à cinq millions d'exemplaires. Trois
jours après le retour des voyageurs sur la Terre, les moindres détails de l=
eur
expédition étaient connus. Il ne restait plus qu'à voir les héros de cette
surhumaine entreprise.
L'exploration de Barbicane et de ses amis auto=
ur
de la Lune avait permis de contrôler les diverses théories admises au sujet=
du satellite
terrestre. Ces savants avaient observé =
span>de
visu , et dans des conditions toutes particulières. On savait maintenant qu=
els systèmes
devaient être rejetés, quels admis, sur la formation de cet astre, sur son
origine, sur son habitabilité. Son passé, son présent, son avenir, avaient =
même
livré leurs derniers secrets. Que pouvait-on objecter à des observateurs
consciencieux qui relevèrent à moins de quarante kilomètres cette curieuse
montagne de Tycho, le plus étrange système de l'orographie lunaire? Que
répondre à ces savants dont les regards s'étaient plongés dans les abîmes du
cirque de Platon? Comment contredire ces audacieux que les hasards de leur
tentative avaient entraînés au-dessus de cette face invisible du disque, qu=
'aucun
oeil humain n'avait entrevue jusqu'alors? C'était maintenant leur droit
d'imposer ses limites à cette science sélénographique qui avait recomposé le
monde lunaire comme Cuvier le squelette d'un fossile, et de dire: La Lune f=
ut
ceci, un monde habitable et habité antérieurement à la Terre! La Lune est c=
ela,
un monde inhabitable et maintenant inhabité!
Pour fêter le retour du plus illustre de ses
membres et de ses deux compagnons, le Gun-Club songea à leur donner un banq=
uet,
mais un banquet digne de ces triomphateurs, digne du peuple américain, et d=
ans des
conditions telles que tous les habitants de l'Union pussent directement y
prendre part.
Toutes les têtes de ligne des rails-roads de
l'État furent réunies entre elles par des rails volants. Puis, dans toutes =
les
gares, pavoisées des mêmes drapeaux, décorées des mêmes ornements, se dress=
èrent
des tables uniformément servies. A certaines heures, successivement calculé=
es,
relevées sur des horloges électriques qui battaient la seconde au même inst=
ant,
les populations furent conviées à prendre place aux tables du banquet.
Pendant quatre jours, du 5 au 9 janvier, les
trains furent suspendus, comme ils le sont le dimanche, sur les railways de
l'Union, et toutes les voies restèrent libres.
Seule une locomotive à grande vitesse, entraîn=
ant
un wagon d'honneur, eut le droit de circuler pendant ces quatre jours sur l=
es
chemins de fer des États-Unis.
La locomotive, montée par un chauffeur et un
mécanicien, portait, par grâce insigne, l'honorable J.-T. Maston, secrétair=
e du
Gun-Club.
Le wagon était réservé au président Barbicane,=
au
capitaine Nicholl et à Michel Ardan.
Au coup de sifflet du mécanicien, après les
hurrah, les hip et toutes les onomatopées admiratives de la langue américai=
ne,
le train quitta la gare de Baltimore. Il marchait avec une vitesse de
quatre-vingts lieues à l'heure. Mais qu'était cette vitesse comparée à cell=
e qui
avait entraîné les trois héros au sortir de la Columbiad?
Ainsi, ils allèrent d'une ville à l'autre,
trouvant les populations attablées sur leur passage, les saluant des mêmes
acclamations, leur prodiguant les mêmes bravos. Ils parcoururent ainsi l'es=
t de
l'Union à travers la Pennsylvanie, le Connecticut, le Massachusetts, le Ver=
mont,
le Maine et le Nouveau-Brunswick; ils traversèrent le nord et l'ouest par le
New York, l'Ohio, le Michigan et le Wisconsin; ils redescendirent au sud par
l'Illinois, le Missouri, l'Arkansas, le Texas et la Louisiane; ils coururen=
t au
sud-est par l'Alabama et la Floride; ils remontèrent par la Georgie et les
Carolines; ils visitèrent le centre par le Tennessee, le Kentucky, la Virgi=
nie,
l'Indiana; puis, après la station de Washington, ils rentrèrent à Baltimore=
, et
pendant quatre jours, ils purent croire que les États-Unis d'Amérique, atta=
blés
à un unique et immense banquet, les saluaient simultanément des mêmes hurra=
hs!
L'apothéose était digne de ces trois héros que=
la
Fable eût mis au rang des demi-dieux.
Et maintenant, cette tentative sans précédents
dans les annales des voyages amènera-t-elle quelque résultat pratique?
Établira-t-on jamais des communications directes avec la Lune? Fondera-t-on=
un service
de navigation à travers l'espace, qui desservira le monde solaire? Ira-t-on
d'une planète à une planète, de Jupiter à Mercure, et plus tard d'une étoil=
e à
une autre, de la Polaire à Sirius? Un mode de locomotion permettra-t-il de
visiter ces soleils qui fourmillent au firmament?
A ces questions, on ne saurait répondre. Mais,
connaissant l'audacieuse ingéniosité de la race anglo-saxonne, personne ne =
s'étonnera
que les Américains aient cherché à tirer parti de la tentative du président
Barbicane.
Aussi, quelque temps après le retour des
voyageurs, le public accueillit-il avec une faveur marquée les annonces d'u=
ne
Société en commandite (limited), au capital de cent millions de dollars, di=
visé
en cent mille actions de mille dollars chacune, sous le nom de Société nationale des Communications
interstellaires . Président, Barbicane; vice-président, le capitaine Nichol=
l;
secrétaire de l'administration, J.-T. Maston; directeur des mouvements, Mic=
hel Ardan.
Et comme il est dans le tempérament américain =
de
tout prévoir en affaires, même la faillite, l'honorable Harry Troloppe, jug=
e commissaire,
et Francis Dayton, syndic, étaient nommés d'avance!
FIN